série philosophie

Bien et transcendance

Patrice Deramaix


Pour d'aucuns, l'accomplissement du bien se ramène à l'exécution d'une volonté divine, ou de la subordination de ses propres désirs à une représentation d'une perfection transcendant l'existence concrète. Le recours à la transcendance semble conditionner la morale, dont la pratique serait à la fois vaine et impossible sans la référence à Dieu. Les termes dans lesquelles la question est posée semblent indiquer une problématisation de la morale, qui ne pourrait être fondée sans le recours à une volonté transcendante qui nous imposerait sa loi. Sous le mode platonicien on pourrait dire que "faire le Bien" consisterait précisément à opérer un retournement de la conscience de manière à orienter sa volonté vers une réalité transcendante elle-même identifiée au Bien, c'est- à-dire vers un état de perfection d'où la totalité de l'univers, notre existence y comprise, découlerait. Pour le (néo)platonicien, Dieu et Bien ne font qu'un et toute la morale revient, dès lors, à agir selon la volonté divine, ou plutôt à laisser agir la volonté divine en nous... c'est là une perspective qui nous éloigne de la philosophie, ou du moins qui ne peut considérer l'essence humaine que comme créature et interroger l'être sous un mode plus théo-logique - entendons par là que l'essence des choses sera le Logos divin, la parole divine, se manifestant dans la création - que logique.

Dès lors, la question ainsi posée induit trois champs d'investigation : le premier est l'identification et la discussion du Bien, notamment dans ses rapports avec la morale. Le deuxième est la pensée de Dieu et enfin, le lien de nécessité pouvant s'établir entre Dieu, comme référent ultime de la pensée et de la volonté humaines, et le Bien, comme finalité des actes.

Nous voyons immédiatement dans quelles problématiques nous nous engageons : à la récurrente question du relativisme moral, s'ajoute les arguments et contre-arguments classiques sur l'existence de Dieu, débat hanté par la preuve ontologique, tandis que la question de la nécessité suppose naturellement celle de la liberté et de la contingence...

Quels que soient les termes du questionnement, nous revenons toujours à ce référentiel qu'est, pour nous, le "Bien" qui se présente comme le lieu d'émergence de toute morale comprise comme un souci de perfection. Ce perfectionnisme s'inscrit dans la conscience comme une rupture de fait avec le monde, qui étant imparfait, ne peut revendiquer une quelconque légitimité dans la conduite de nos actions. La mesure de toutes choses se trouvera donc ailleurs que dans la réalité, et se situera au-delà de nos existences, en cette transcendance divine que l'opacité du monde nous dissimule, ne nous le laissant deviner que comme cause originaire d'une réalité fugace et mouvante. L'homme, comme le monde, se trouve réduit à l'imperfection d'une créature exilée de la lumière originaire par sa propre pesanteur. C'est dire que la condition même de créature qui nous sépare du créateur. Aussi la vie ne prend sens que par le biais d'une référence constante à cette perfection originaire, mais d'autre part, un infini nous sépare de celle-ci puisque toute imperfection aussi minime soit-elle constitue une rupture d'une radicalité telle qu'elle nous entraîne dans le néant. L'idée de Dieu détruit celle de l'homme, sauf à supposer une rédemption divine, de nature sacrificielle, dans laquelle la perfection elle-même s'anéantit dans l'humain, permettant à ce dernier de progresser. Mais même ce geste salvateur n'abolit pas l'idée d'une perfection, concrétisée dans la figure du rédempteur.

Le geste moral devient dès lors imitation. Un comportement dont la source se situe dans l'extériorité d'une conscience aliénée puis qu'elle ne se constitue qu'en référence à autrui : l'ordre moral s'incarne dans une loi dont l'inspiration divine est affirmée mais qui se trouve concrètement imposée par de très humaines institutions. La conscience ne peut qu'introjecter cette volonté extérieure, s'aliénant ses propres désirs et aspirations. Le geste moral trouve sa justification ailleurs qu'en lui-même, et ailleurs que dans ses résultats tangibles. Le bonheur humain se trouve en conséquence subordonné à ce bien suprême qu'est la perfection de soi, des autres, du corps social ou, en termes théologiques, en la réalisation de la volonté divine. Car dans la mesure où l'un s'identifie à l'autre, Dieu et Bien ne faisant qu'un, tout ce qui est, concrètement, peut et doit être sacrifié au bénéfice d'une idée de la perfection.

Or c'est précisément cette idée de perfection, ou cette subordination de la volonté et du désir à ce Bien indéfinissable, qui pose problème. D'une part, l'infini nous sépare de la perfection, la vouloir ne peut que conduire à la déception et nous enferrer dans l'imperfection d'une souffrance indéfectible proportionnée à l'intensité de nos désirs. D'autre part, le désir d'une perfection pré-suppose sa connaissance, connaissance qui, en raison même de notre imperfection, ne peut être qu'imparfaite. Dès lors la représentation de cette "perfection" s'avère illusoire - comme imperfection - et mensongère, en tant qu'elle s'affirme véridique, adéquate à la perfection elle-même et par là, s'identifiant à cette perfection. En d'autre termes, tout discours de la perfection, ainsi que toute morale visant à l'accomplissement du Bien, se doit de faire l'objet du soupçon le plus radical. Nous pourrions même affirmer que la perfection réside dans le renoncement à celle-ci, afin d'aligner nos désirs et nos actes à la réalité du monde plus que sur un improbable, et inconnaissable en tout cas, Bien.

Quant à questionner les rapports entre la morale et la transcendance, je préfère poser la question dans les termes que Sartre énonça dans ses "cahiers pour une morale" :

"Tant qu'on croit en Dieu, il est loisible de faire le Bien pour être moral. La moralité devient un certain mode d'être ontologique et même métaphysique auquel il nous faut atteindre. Et comme il s'agit d'être moral aux yeux de Dieu, pour le louer, pour l'aider dans sa création, la subordination du faire à l'être est légitime. Car en pratiquant la charité nous ne servons que les hommes, mais en étant charitable, nous servons Dieu. "L'être" supérieur auquel nous atteignons est encore un être-pour-autrui. De là à ce que j'appellerai un individualisme ontologique du chrétien. Il s'enrichit et se pare, il devient une belle maison, spacieuse et bien meublée : la maison de Dieu. Il est légitime d'être le plus beau, le meilleur possible. L'égoïsme du saint est sanctionné. Mais que Dieu meure et le Saint n'est plus qu'un égoïste : à quoi sert qu'il ait l'âme belle, qu'il soit beau sinon à lui-même ? A ce moment, la maxime "faire la moralité pour être moral" est empoisonnée. De même "faire la moralité pour faire la moralité". Il faut que la moralité se dépasse vers un but qui n'est pas elle. Donner à boire à celui qui a soif non pour donner à boire ni pour être bon mais pour supprimer la soif. La moralité se supprime en se posant, elle se pose en se supprimant. Elle doit être choix du monde, non de soi" (Sartre, Cahiers pour une morale, éd. Gallimard, 1983, p. 11)
Si l'on prend en considération cette perspective, on voit sans peine que non seulement ce n'est pas en Dieu que l'on doit fonder une morale, mais que toute morale orientée vers la obéissance à la volonté divine devient suspecte : l'intention de la démarche éthique devenant la perfection de soi, l'amélioration de la condition humaine se voit reléguée au rang de moyen subordonné à une fin en définitive égoïste.

Nous pourrions catégoriser trois modalités de la conscience morale, que je qualifierais respectivement de "prémoderne", de "moderne" et de "postmoderne".

La première serait la subordination de la volonté humaine à une volonté divine, faisant ainsi de la morale l'instrument d'une aliénation existentielle qui ne pourrait être tolérable qu'à la mesure d'une foi irrationnelle en un Dieu considéré comme créateur et garant d'un bonheur hypothétique qui ne serait accessible qu'à la condition d'accepter le sacrifice et la souffrance présente. Le Bien s'identifie donc à ce qui n'est pas humain, à une réalité transcendante vers laquelle on peut et doit se tourner, devenant ainsi le référentiel obligé de toute représentation du monde. Monde et hommes sont dévoilés comme l'ombre d'une réalité, illusions d'être, dont nous ne pouvons nous départir qu'au prix du sacrifice de nos représentations, d'un retournement (metanoïa) de la conscience qui nous fait désormais considérer notre liberté humaine comme la marque d'un enchaînement au monde, et l'aliénation de notre vouloir au bénéfice du divin identifié au Bien, comme la condition de notre libération.

La seconde est l'identification de la volonté à la raison, c'est-à-dire la mise en lumière critique des rapports entre la passion - comme vecteur d'asservissement - et la raison, capable d'établir une distance critique entre le vécu passionnel et la conscience de soi. La morale consistera donc à sortir de sa subjectivité pour subordonner sa volonté particulière à l'universalité d'un principe à la fois accessible et concevable par le seul recours à la raison. L'autonomie de l'individu se voit ainsi conditionnée par la conscience lucide d'impératifs catégoriques déduits d'une analyse conséquentialiste des maximes que l'on se propose de suivre. Dans cette perspective, la volonté ne peut se désaliéner des passions et de la subjectivité qu'à travers l'établissement d'une césure critique, une distance qui, à terme entraîne une nouvelle forme d'aliénation, paradoxalement nécessaire à l'autonomie du sujet. La raison devient le référent ultime de l'acte moral : dans la mesure où les normes éthiques sont déductibles logiquement, le Bien s'identifie au rationnel. Si nous transposons cette problématique dans le champ social, on s'aperçoit que les subjectivités individuelles peuvent et doivent être transcendées par une rationalité collective qui, historiquement, se concrétise - par le biais du contrat social - dans l'Etat. La Raison devient donc un instrument de contrôle et de domination sociale qui, dans la mesure où l'Etat trouve dans légitimité dans le contrat social faisant l'objet d'un consensus implicite, garantit l'autonomie individuelle et collective par l'exercice d'un pouvoir dont il détient le monopole. Mais ici encore, le Bien s'identifie à un transcendance qui, contrairement à la transcendance divine, reste dans le champ historique : la perfection est l'utopie d'une conscience historique où la morale se ramène à l'intériorisation d'un désir de progrès.

Mais, dans la mesure où la concrétisation du bonheur humain, ou de la rationalité ultime des rapports sociaux, se situe dans une transcendance historique, le rapport du présent au futur - ou de la subjectivité d'un vécu effectif par rapport à la rationalité d'un devoir être - se voit, de ce fait, entaché d'une aliénation semblable à celle qui marque la morale sacrificielle de la prémodernité. En fait, le présent - à savoir les désirs, les volontés et les besoins subjectifs d'une humanité concrètement insérée dans des conditions socio-historiques transitoires - se voit le plus souvent sacrifié au bénéfice d'une représentation - elle-même problématique parce que déterminée par ces mêmes contingences historiques - d'une perfection future.

De sorte qu'une critique de la morale, passant par une critique de la raison, est la voie obligée d'une morale critique, d'une éthique qui prend en compte les déterminations historiques concrète et part de l'existence humaine effective plutôt que d'impératifs catégoriques "purs" qui ne sont, en fin de compte, que les représentations dominantes propres à la modernité. La critique de la modernité pourrait conduire à une refondation de l'éthique par le biais d'une déconstruction critique de la morale. Mais dans ce cas, on s'écarte absolument de toute idée de nécessité (divine, rationnelle, ou historique), en affirmant la contingence des normes morales. Nous aboutissons au relativisme postmoderne dont le principal mérite est de rendre justice à la diversité des conditions existentielles et de ne pas faire l'économie d'une critique radicale des rapports de domination induits par la modernité. Cependant ce relativisme ne résous pas la question du subjectivisme puisqu'elle substitue à l'universalisme, soupçonné d'être le vecteur de l'hégémonie culturelle, économique et politique des sociétés industrielles, le culturalisme instituant comme norme éthique universalisable la reconnaissance "polie" et réciproque des subjectivités culturelles coexistant dans un monde pourtant homogénéisé sous la houlette de la raison instrumentale. L'éthique abandonne son universalisme, mais surtout son fondement rationnel et critique, pour se réduire au conventionnalisme de relations intersubjectives codifiées sous la forme d'une tolérance purement formelle.

La post-modernité se défie de ce qui ne s'enracine pas dans l'existence concrète mais son rejet du transcendant ne s'accompagne pas d'un regard critique sur le vécu : l'épanouissement individuel ou social devient la référence d'une éthique a-critique où la subjectivité - soucieuse de bien être, de bonheur ou d'harmonie relationnelle - prévaut sur une objectivité qui exigerait une prise de distance à l'égard de ses désirs. Mais dans la mesure où ces revendications ne passent pas l'épreuve de l'universalisation qui les permettrait de s'imposer sous la forme d'impératifs catégoriques, elles induisent, globalement, une fragmentation sociale, substituant à la société unifiée par une volonté et une rationalité commune, l'anomie d'une agrégation multiple de cultures juxtaposées (qui peuvent aussi bien trouver leur racine dans l'identité ethnique que dans ce qui est convenu d'appeler une "culture d'entreprise", c'est à dire dans le partage supposé s'intérêts communs dictés par une rationalité technico-économique) ou d'individus réduits à leur fonction économique de producteur/consommateur.

Retrouver une norme d'existence commune qui ne soit pas la résultante des rapports de domination économiques et/ou techniques semble être la tâche prioritaire de l'éthicien. Cependant, elle ne peut être accomplie dans le seul champ philosophique, et sa mise en oeuvre ne doit pas concerner que les préposés institués à la production du discours normatif. C'est à ce point stratégique que s'affirme la nécessité d'imposer, du lieu même où s'exerce la citoyenneté, c'est à dire dans et par l'espace public, la réflexion critique dont la nature est, et ne peut être, que politique.

L'éthique se dissout ainsi dans la politique dans la mesure où son discours n'apparaît plus que comme la légitimation consacrant une situation de fait. Or si nous prenons en compte, à partir du postulat relativiste, que "tout se vaut", ou tout discours subjectif peut se prévaloir d'une légitimité à exister, nous ne pouvons qu'adopter une position pragmatique visant à forger, collectivement, les normes de convivialité et d'établir les modalités d'une existence commune... mais un tel travail, qui ne vise à rien d'autre qu'à refonder le contrat social, doit, pour être efficace, partir de la réalité sociale concrète, et faire l'économie de tout recours à la transcendance... Ce que rend possible le recours à une théorie critique portant à la fois sur le fait social et sur sa justification éthique.

Nous aurions intérêt à nous méfier de la morale et de l'éthique, qui, sans l'apport de la critique sociale, se réduisent à n'être que les aboiements réitérés des chiens de garde des pouvoirs en place. Il nous faut aussi rejeter toute transcendance, prétexte et l'autel du sacrifice de nos désirs. Mais un tel rejet se paye d'une responsabilité accrue. Paradoxalement, l'athéisme n'abolit pas la morale, nous chargeant au contraire d'une responsabilité infinie dès qu'une souffrance est infligée par l'homme à d'autres hommes. En effet, aucune rédemption n'est possible, le bonheur sacrifié étant perdu à jamais. Dès lors rien ne peut justifier, si ce n'est une nécessité matérielle incontournable - mais qui peut se prévaloir d'une certitude en la matière - la violence faite aux hommes et à tout être souffrant. Il est sans doute vain de vouloir abolir souffrance et violence, mais nous pouvons rendre l'imperfection de nos existence moins cruelle en reconnaissant que la fin de nos actions ne se trouve pas ailleurs que dans l'homme, non point une humanité imaginaire - celle qui émergerait d'un projet social - mais des existences concrètes qui nous entourent ici et maintenant. Cependant, notre subjectivité - qui nous amène à appréhender autrui en fonction de nos désirs, nos craintes et nos besoins - est utilement subordonnée à l'établissement d'un contrat - de nature politique - instituant la (co)citoyenneté de tout être doué de rationalité et de sensibilité, avec lequel il est possible de trouver un langage commun, permettant l'élaboration effective d'un contrat social dans lequel l'égalité de tous et de chacun est affirmée comme postulat.

P. Deramaix

© P. Deramaix, 1999
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