série : art

body-marchandising

de l'instrumentalisation du corps dans l'art contemporain.

P. Deramaix


Gilbert & George (fragment) Gilbert & George se présentent sur un piédestal : vêtus d'un trois-pièces compassé, la peau dorée, ils chantent... s'offrant au regard du public. Peu importe ce qu'ils chantent, ils ne se considèrent pas comme des chansonniers mais comme des sculptures vivantes... ils s'exposent, ils se vendent, du moins, ils vendent le droit de regard posé sur leur corps ... Dans leurs monumentales oeuvres graphiques, Gilbert & George s'exposent et présentent en contrepoint les travailleurs, en une sémiotique visuelle intermédiaire entre le réalisme socialiste, militant et exalté, et le romantisme d'une imagerie saint-sulpicienne. Rarement des artistes auront confondu à ce point existence et oeuvre : devenant leurs propre modèles, ils se conçoivent comme les matériaux d'une scénographie où tout contact avec le public se trouve régi par l'attitude sculpturale où l'artiste se confond avec l'oeuvre même. C'est en dandies qu'ils agissent, c'est à dire en esthètes préoccupés de maitriser, jour après jour, la forme de leur existence quotidienne, dans le vain espoir d'échapper à la deliquescence du temps.

le corps problématisé

Prenant ses distances avec la figuration, l'art contemporain oblitère toute fonction représentatived'un signifié au bénéfice d'une monstration immédiate de l'oeuvre pour elle-même. L'art devient son propre objet, et avec le ready-made, l'art se confond avec l'objet. Certains critiques s'en préoccuppent, déplorant l'oubli de la figuration et l'inhumanisation d'un art exclusivement dévolu au vide d'une existence réduite à ses seules composantes matérielles. Je pense, au contraire, que le corps - la figure humaine - reste de nos jours au centre de l'art vivant, mais que ce corps y est problématisé de la même manière qu'est problématisé notre rapport à l'univers de la marchandise. Et la question qui se livre à notre regard est précisément celle de la connivence de l'usage artistique du corps et de l'asservissement de ce dernier, au point que l'on peut ré-interroger - à l'instar des traditions éthico-religieuses qui refusent l'idolâtrie du corps humain - la légitimité morale de la figuration humaine.

Je garde en mémoire l'image fugitive d'une photographie de presse, de cette presse à scandale qui sous le prétexte d'en dévoiler la turpitude nous rend voyeur, sinon complice, des crimes de ce monde. L'image est celle de femmes dénudées et littéralement entassées, des prostituées russes réduites à l'esclavage. Immédiatement, l'image renvoie à celle des charniers, mais aussi à celle des abattoirs (n'appelle-t-on pas abattage cet usage sériel du corps prostitué), mettant en évidence la proximité du sexe et de la mort, mais aussi de la chair, du corps et de la marchandise. Indépassable encore à l'horizon de notre fin de siècle, Marx avait mieux que quiconque saisi le rapport entre la chair et la valeur, la médiation passant par l'usage sériel du corps asservi à la machinerie industrielle et économique du capital. Comme l'artiste, le prolétaire informe la matière première lui donner sens, c'est à dire valeur d'usage et valeur marchande, mais si l'artiste se targue de son autonomie petite-bourgeoise, le prolétaire se voit, quant à lui, instrumentalisé, le corps usé à la mesure du temps volé. Et la plus-value ainsi extraite de la chair ouvrière alimente le capital et perfectionne la machine, qui au gré des automatisations et des autorégulations, en arrive à se passer du prolétaire pour devenir, à l'instar de l'humain, autoreproductrice, autonome et autoréférencielle.

Au terme du processus, l'exclusion du travail, conjointe à l'expulsion du corps social. Mais nous en sommes pas encore à ce stade de déshumanisation de l'économie : le capital a encore besoin des hommes, comme marchandise, non seulement à titre de "force de travail", de main d'oeuvre salariés, mais aussi - dans un futur assez proche pour en envisager la présence immédiate - comme matière première d'une production que la biotechnologie, le clonage, la reproduction artificielle et la génétique appliquées rendent techniquement possibles.

ligature du modèle

Michel-Ange Houasse nous peint en 1715 une "Académie de dessin" où l'on voit un modèle masculin poser à l'intention des élèves. L'homme dresse le bras, immobile et soutenu par la ligature d'une cordelette pendue au plafond. Pour réduire la peine de ces poses tétanisantes, le modèle s'aidait de ces suspensoirs, rendant ces scéances académiques parfois proche, visuellement, d'une séance de "bondage" : Vénus aux poignets liés, Eros suspendu en l'air, Mars levant son épée à l'aide d'un harnais... En fait, le modèle est d'emblée ligaturé, il se plie à une volonté externe, celle de l'artiste, qui le manipule et lui fait prendre ces poses convenues que l'art classique impose à ses personnages mythologiques ou historiques. Ce n'est qu'au 19e siècle que la photographie le délivrera de ces supplices.

Prendre la pose, c'est se livrer à une théâtralisation de soi : se faire acteur, emprunter la peau d'un autre, faire sienne la pensée d'autrui. Le cabotinage est proche, celle du garçon de café sartrien qui, assumant sa fonction sociale, nie son identité propre, ou plutôt ne l'affirme qu'à travers l'attente d'autrui. L'altérité est au coeur du rapport de l'artiste et son modèle, car ce n'est pas le modèle en soi que cherche le peintre, du moins, avant Monet. La femme ou le garçon qui posent ne sont que les supports, transitoires, d'une fonction sémiotique exprimant pour ainsi dire l'idéal platonicien du beau. Ainsi le modèle humain guide la modélisation de la matéria prima, modélisation qui emprunte les voies idéales du logos et à ce titre, le modèle se trouve être l'instrument passif d'une quête qui lui est proprement étrangère. Il n'empêche qu'une relation concrète se tisse entre le modèle vivant et l'artiste : ce dernier le choisit parmi diverses candidates, à l'instar de Zeuxis qui écarte, d'un revers de main, la jeune femme jugée indigne de la Beauté qu'il veut représenter. On décèle immédiatement la proximité relationnelle entre l'usage du modèle et la prostitution... Que la relation, artistique, au modèle se rapproche suffisamment de la relation charnelle pour que la caresse du peinceau se mue, plus qu'occasionnellement, en caresses de la main est une évidence, mais il ne s'agit pas ici de simple érotisation de la relation entre le peintre et son modèle. Au départ est une sélection, donc une sérialisation des êtres qui se montrent nus, en attente d'être choisis, suivie d'une location du corps qui se prête à la volonté d'autrui, et le symptôme de cette aliénation physique reste, en dépit de tout ce qu'on peut invoquer en matière de convention artistique, le dénudement et l'immobilisation dans la contrainte, à peine allégée par la ligature, d'un temps figé, parce que hétéronome.

L'instrumentalisation du corps franchit une étape lorsque Yves Klein utilise ses modèles non plus comme support visuel d'une information, mais comme vecteur physique de son art, qui consistera à imprimer sur la toile l'empreinte corporelle, du modèle couvert de pigment. L'anthropométrie de Klein utilise le corps comme tampon, marque, outil prolongeant la main de l'artiste... il est banal de relever que le modèle devient le peinceau, mais le titre même des oeuvres usant de ce procédé - Anthropométries - nous renvoie à l'objectivation policière des corps - ceux des prévenus ou des condamnés - mesurés, photographiés, imprimés, fichés. Le corps ne conduit plus à une représentation de lui-même mais à une trace, pur signe de la réification : la suite des silhouettes obtenues forgent une sémiotique visuelle nous ramenant à ces stimulis élémentaires qui, conséquence d'une évolution purement physiologique, suscite le regard et les pulsions génésiques. La corporalité animale s'offre à l'évidence ici dans ces représentations anthropométriques où la femme voit son identité sociale, culturelle, réduite à néant au profit de la marque anonyme de ses caractères sexuels secondaires.

La maitrise picturale du corps passe par sa connaissance, la conscience intime de ses ressorts internes. Le corps sera donc écorché, dilacéré, dissequé, dépouillé de toute apparence humaine pour devenir pièce anatomique. Que la représentation scientifique en usage chez Ambroise Paré et ses disciples se pare de l'académisme ne relève pas seulement d'une esthétisation du cadavre : l'artiste voulait, par la compréhension de l'anatomie, mettre en évidence la concrétude charnelle des modèles. Une ambiguité semble ainsi traverser l'art figuratif qui, tout en se référant, conceptuellement, à un idéal esthétique, emprunte au monde physique, les formes de son expression sensible. Ce faisant, l'artiste se voit obligé d'entretenir avec le réel un rapport marqué des apories de la représentation : le signe, dans sa concrétude physique mais aussi en ce qu'il induit comme reconstruction catégorielle du monde, établit une distance avec l'être, le voilant, au bénéfice de l'étant, voire du phénomène. L'art se conjugue ainsi avec la science, qui se veut aussi une re-présentation exacte, modélisée, du réel. Est-ce utile dès lors de rappeler comment l'imagerie scientifique a dès la Renaissance marqué l'histoire de l'art ? Le quadrillage du monde, et sa mise en perspective, précède les mensurations anthropométriques dont on trouve les traces aujourd'hui dans les oeuvres de Bacon ou de Velickovic : entre Léonard de Vinci et Bacon, il y a eu, il faut le reconnaitre, la chronophotographie sérialisée de Muybridge ou de Marey, la radiographie et l'imagerie médicale... la microscopie se retrouve, par ailleurs, dans les fresques de Gilbert & Georges.

body-art

Plus que jamais, l'art se trouve aux prises avec la mort, qu'elle veut vaincre mais ne réussit en fait qu'à la mettre en évidence. Si l'Origine du Monde, de Courbet fait, aujourd'hui encore, scandale, c'est parce qu'elle rappelle crûment notre organicité, notre enracinement dans la physis et par là, notre finitude. Le sexe dévoilé et ouvert tel un sillon, évoque la blessure du scalpel, le traumatisme natal, la scène primitive de la défloration, le viol de la terre. Souffrance et mort avoisine l'extase érotique, ce qui inspire Bataille, mais aussi d'innombrables artistes qui, non contents d'évoquer cette proximité, le mettent en scène dans des performances-limites, expériences où le corps est confronté avec la perspective de sa mutilation. Gina Pane, par exemple, se livre à des autoscarifications, des greffes végétales insérant, sous la peau, des épines de rose, Stuart Brisley se retrouve macérant dans une baignoire souillée de déchets animaux, Nitsch manipule le sang et les viscères de taureaux sacrifiés... ritualisation de soi, ritualisation de la mort, ces performances cherchent à renouer avec l'expérience primitive du sacré, celle d'une initiation qui - afin de transgresser les frontières du visible - impose au corps l'épreuve de la souffrance.

Le corps devient, dans le body art, le subjectile où se grave, à même la chair, le logos. La loi, celle du clan, celle de la tribu, s'inscrit dans la circoncision, les scarifications et les tatouages... la modernité réifiant les corps sous l'emprise de la raison technicienne ne fait que prolonger cette inscription charnelle de la Loi - métaphorisée par Kafka dans "la colonie pénitentiaire". On peut interroger l'ambiguité sociale du tatouage : le marquage de la peau est, dans les sociétés urbaines, l'indice d'une stigmatisation sociale. On marque au fer rouge l'esclave comme le bétail, mais aussi le galérien, la prostituée, le condamné à la flétrissure... les exclus sociaux se réapproprient ces ratures du corps en se tatouant et la littérature psychomédicale décrit le cas de masochistes couverts d'obscénités, marquant dans la chair une volonté tenace d'autodénigrement. Autre versant du body-art, est la quête d'identité par l'intégration dans le clan : le tatouage devient un signe d'appartenance contre-culturelle, renouant ainsi avec la pratique première des scarifications claniques.

Faut-il voir dans la mode actuelle du body-art, incluant le piercing et le branding (marquage au fer rouge), le symptôme d'une déliquescence sociale où la Loi du clan, inscrite dans la chair et le sang, remplace celle exprimée par le logos, la raison commune dont l'Etat est l'expression historico-sociale ? On relevera la proximité sociologique et historique de la résurgence des idéologies racialisantes, des purifications ethnico-culturelles, avec la pratique - fréquente chez les skinheads ou les hell's angels - du marquage dermique... Le nazisme marquait d'infamie, sur le vêtement et sur la peau, les individus "racialement" impurs dont l'humanité était déniée : l'étoile vestimentaire précédent et accompagnant ensuite le tatouage concentrationnaire sur le bras. A l'inverse, le tatouage d'aujourd'hui, ceux des rockers et des jeunes pas toujours marginalisés - trop souvent perçu comme une mode anodine - s'avère symboliquement comme l'expression d'un retrait, social, par rapport à la Loi : le jeune tatoué ne s'exclut pas de l'humanité, loin s'en faut, mais il se définit, irréversiblement, comme l'Autre de la communauté dont il fait partie.

L'altérité le désigne d'office comme suspect, sinon marginal... et cette distanciation par rapport à la Loi, celle de l'Etat où il vit, s'opère au profit d'une intégration sociale de nature clanique, primitiviste... on se rencontre, on se reconnaît entre tatoués, au corps illustré de dessins appartenant à un patrimoine graphique commun. Nous sommes ici en présence d'un symptôme, certes incontrôlable en raison de la liberté individuelle, d'une contre-modernité idéologique : la conscience de soi s'acquérant non plus dans le partage rationnel d'une parole commune mais dans la concrétude physique et charnelle d'un corps marqué et auto-stigmatisé.

La sculpture de soi fait partie intégrante de l'art corporel, comme la manifestation d'un dandysme radical. Anarchiste, le dandy vit par soi et pour soi, choisissant d'esthétiser son existence, c'est-à-dire, de se dégager aristocratiquement des contraintes économiques et de la morale du sacrifice qui les sous-tend, tout en se forgeant une identité sociale par le biais d'une maitrise comportementale rigoureuse. L'esthétisme corporel et vestimentaire se conjugue avec le culte de la sensation, de l'expérience inédite, dans une démarche confine tout naturellement dans la transgression nietzschéenne des valeurs, la vie elle-même devient un jeu de signes et de langages, le terreau d'une virtuosité pure dont la légitimité ne réside qu'en elle-même.

Mais au raffinement fin de siècle du dandy, on pourra opposer le body building : asservissement mécanique du corps - vu ici comme pure mécanique osseuse et musculaire - dans une perspective d'accroissement de la résistance physique. La musculation est d'essence prolétarienne, comme en témoigne les figurations ouvrières du réalisme socialiste : la force de travail se doit d'être athlétique. Et l'on pourra ressentir dans les salles de musculation, équipées de poids, contrepoids, leviers et poulies, l'équivalent hygiénique des jeux de bielles et de piston qui entrainent le corps ouvrier dans la cadence "infernale" des cycles économiques. Le corps du gymnaste est un corps résistant, musculeux parce que productif... la force de travail s'acquiert dans la souffrance, celle-là même assumée sous le couvert d'une dénégation virile, par Jünger qui voyait dans l'abnégation sacrificielle du peuple allemand la condition de son héroïsme historique. Au terme du processus, les masses avancent au pas cadencé, gesticulant en rythme parfait, agençant dans l'espace les corps comme les esprits au gré des stratèges politiques et militaires : l'art du corps se collectivise dans ces représentations de masse que furent les jeux et assemblées de Nuremberg, mais aussi les défilés et spectacles gymniques de Moscou, Pékin ou Cuba...

L'asservissement prolétarien des corps instrumentalisés a son pendant bourgeois : l'hygiénisme puritain du jogger, plus soucieux de sveltesse que de musculation, témoigne de cette tyrannie de la beauté qui rélègue l'obèse candidat aux souffrances cardiovasculaires comme le freluquet asthénique potentiellement dépressif aux marges de la réussite sociale. L'entreprise, qui a besoin de cadres dynamiques et résistants aux stress, expulse volontiers ceux que les écarts tabagiques et nutritionnels prédestinent aux absences médicales. Ainsi le corps devient objet de marchandising. En premier lieu parce que l'hygiène privée dont il fait l'objet est l'occasion d'un équipement, mécanique, médical, sportif constituant un secteur économique des plus rentables : il ne suffit plus de courir en pleine nature, il faut se vêtir en conséquence, s'équiper de chaussures testées en laboratoire, se nourrir d'aliments médicalement dosés et ingurgiter les désaltérants les plus efficaces...

La technique, et l'on pense aussi à la chirurgie esthétique, impose au corps ses lois, selon le modèle esthétique induit par le regard de l'autre. Celui qui recourt à la chirurgie plastique, en dehors de toute réparation, vise une conformité du corps et d'une image, mais d'où peut venir cet image sinon d'une normalisation sociale de ce qui est "présentable" ou non. L'absence de rides, la minceur du ventre, l'opulence de la poitrine deviennent, pour de nombreuses femmes, des atouts de séduction et, de plus en plus souvent, de promotion sociale. La libération de la femme, la projetant de plein pied sur le marché du travail, impose de nouvelles aliénations et, l'asservissement esthétique - qui rejette la laideur en bas de l'échelle sociale - se manifeste, pour les dames, par une patiente domestication de la chair, des régimes alimentaires, massages, corsetages, hydrothérapies, prothèses et accessoires de contention contribuaient au siècle dernier, en même temps que les règles de bienséance, à imposer aux corps la tenue signifiant la dignité sociale de la bourgeoisie. Faire-valoir de l'époux, la bourgeoise se devait de plaire pour représenter. L'intégration féminine dans le monde du travail n'a pas réellement modifié cette servitude, de sorte que le besoin esthétique s'est accru au point de banaliser la chirurgie plastique de pure convenance.

la transgression chirurgicale

La chirurgie offre de nouveaux espaces d'expression : tel est le défi lancé par Orlan, qui y recourt en toute lucidité, d'une manière théatralisée et ritualisée, pour modeler son corps selon les canons esthétiques présents dans l'histoire de l'art. Il y a dans son entreprise une volonté quasi prométhéenne d'outrepasser les déterminations physiques, celles imposées par l'hérédité. Mais Orlan transgresse aussi les conventions sociale de l'esthétisme corporel : la modélisation de son visage ne vise pas à rétablir une beauté faussement "naturelle" : redoublement des pommettes, poses de prothèses osseuses, allongement du nez, transforment un visage en toute indépendance. Pour Michel Onfray, le corps d'Orlan

"échappe au marché, aux lois capitalistes qui proposent puis imposent une allure particulière, des canons, des modèles, des artifices fabriqués de toute pièce pour solliciter et créer une demande de mise en conformité avec ces artefacts avant de mettre en oeuvre ce qu'il faut de marché et de libre échangisme pour satisfaire ces besoins aliénants" note 1

Mais paradoxalement, cet échappatoire fait du corps un objet fabriqué, un objet technique, modifié artificiellement par les techniques de pointe. Ici, le corps devient, délibérément et volontairement dans le cas de Orlan, un produit. Certes, l'épreuve - car c'en est un - qu'Orlan s'impose et nous impose nous questionne sur nos propres limites, mais peut-on ici entrevoir le devenir, tout proche, de l'humain potentiellement amené au statut de produit technologique ?

D'une certaine manière Orlan rejoint l'utopie extropienne, celle d'un surpassement de la condition humaine par la transformation contrôlée de l'organisme. Si les extropians rêvent de l'immortalité physique et se font cryogéniser en conséquence, s'ils escomptent sur la nanotechnologie et la cybernétique, associée à l'intelligence artificielle pour accroitre leurs potentialités physiques et mentales, ils négligent peut-être les conséquences sociales d'une telle entreprise, dans les conditions actuelles de la répartition des rôles économiques. En se transformant, physiquement, l'homme perd son statut de sujet pour devenir objet - produit conçu en fonction d'une valeur d'usage et peut-être marchande. En tout cas, il s'avèrerait d'ore et déjà - bien qu'il ne s'agit sans doute que d'une rumeur - que des organes soient prélevés sur les corps (vivants parfois) de pauvres - ceux d'Amérique latine - ou de prisonniers - Chinois en l'occurrence - pour le bénéfice de chirurgiens tout dévoués aux maîtres du monde. Gardant en mémoire les faits divers relatifs à l'usage marchand des corps d'enfants et de femmes du tiers-monde, nous persisterons à voir en les pratiques d'une bourgeoisie cyniquement mafieuse les manifestations d'un néo-esclavagisme.

En se posant comme objet d'art, l'artiste s'offre au regard d'autrui de la même manière que l'esclave ou le prostitué : enfermement en cage, enchainement, suspension dans le vide, ligature du corps... autant de signes d'une réification de l'artiste qui affiche clairement son statut de marchandise... non pas tant qu'il veuille aliéner sa liberté, mais parce qu'il a pleine conscience que les rapports marchands qui président à la fonction sociale de l'artiste fait de lui un prostitué, à l'instar du prolétaire.

Tout comme l'oeuvre d'art, la sculpture humaine pourrait fort bien, avec le clonage et les manipulations génétiques, accéder à l'ère de la reproduction mécanisée. Au profit de quelle esthétique ? Ce n'est pas en vertu de ce moralisme décrié par Onfray qu'il convient d'interroger cette potentialité : l'art contemporain, pose la question des limites et de la transgression : c'est là toute la liberté de l'artiste et sa légitimité. Mais si l'art, comme l'industrie, forge l'homme à son image, n'assistons-nous pas ici à l'émergence d'une idolâtrie - terme que nous accepterons dans son sens étymologique et non religieux , un culte de l'image - du corps ? Devrions-nous, avec les abstraits, les conceptuels, les minimalistes, les informels, donner gré à l'iconoclasme, pour déréifier l'homme corporel et réhabiliter sa parole ?

Le travail artistique sur le corps nous conduit aussi à une autre question, qui est celle de l'identité humaine et de son rapport au Logos. L'homme est homme parce qu'il parle, et en parlant, forge les conventions rationnelles qui régissent son être social. Animal politique, l'homo sapiens trouve son identité dans la loi, c'est-à-dire dans le logos commun. Les drames du XXe siècle montrent les désastres produits par le délire raciologique inscrivant l'identité humaine hors du logos, l'inscrivant dans la chair, enfermant chacun dans son destin biologique. Nous devons garder en l'esprit que l'utopie nazie marque une volonté de modelage collectif des corps : l'eugénisme nazi relève, au-delà de ses légitimations pseudo-scientifiques, d'une esthétisation de la vie sociale porté au paroxysme d'une réification collective d'un peuple par son identification raciale. Ce n'est plus tel ou tel individu qui devient matériau, mais l'humanité elle-même dont une part fut sacrifiée comme rebut. Qu'en sera-t-il lorsque la technique triomphante dans un monde homogénéisé par la rationalité marchande agira, sans les entraves morales qui prévalent jusqu'à nos jours, sur les corps ? Dénierons-nous notre fidélité à la raison, celle qui se montre capable de suspendre nos désirs et nos passions pour assigner des limites à nos actes ? Ou laisserons-nous prévaloir ces nouvelles sangles qui corsettent l'esprit en l'inscrivant dans la chair, nous liant à tout jamais à la dictature d'un corps objectivé, réifié, et instrumentalisé par une quelconque irrationnalité technicienne ?

notes

note 1
M. Onfray
,
Orlan, esthétique de la chirurgie, in Art Press, n° 207, novembre 1995

14 octobre 1997



© P. Deramaix, 1997
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