Presque certainement déclenchée dans les prochaines semaines, la guerre américaine contre l'Irak ne sera pas sans conséquence pour l'Afrique australe, et plus généralement, dans les relations entre les pays industrialisés et les pays pauvres du monde.
Il ne s'agit pas pour nous de défendre l'Irak, ni d'excuser sa politique intérieure de son despote, ou une politique extérieure qui a démontré en 1991 son agressivité, mais de discuter la nécessité et la légitimité de cette guerre voulue par les USA et d'en mesurer l'impact sur les relations Nord-Sud.
Quelles seraient les raisons pour nous de s'opposer aux entreprises guerrières des USA ?
Les justifications morales et politique de ce conflit sont pour nous fallacieuses. Plus que d'idéologie, il s'agit de propagande, mensonges et mauvaise foi. Non pas que le régime irakien ne soit point criticable, mais ces justifications servent plus de prétexte que de raison à une guerre qui sera, sur les plans même où elle prétend se situer, contreproductive.
Dans son libelle intitulé "pour la guerre", publié dans "le monde" du mardi 11 février, Serge Klarsfeld synthétise ces arguments qui en deviennent, sous sa plume, franchements caricaturaux. Comme de coutume dans ces querelles, la seconde guerre mondiale, paradigme de la guerre juste, est convoquée pour justifier l'intervention américaine : Saddam Hussein est un nouvel Hitler, prêt à lancer le feu nucléaire sur Tel-Aviv si... L'alliance entre Saddam Hussein et le terrorisme est évoqué comme une menace imminente et surtout, depuis 1945, nous devons une éternelle allégeance aux USA sans lesquels nous serions nazifiés. Est oblitérée dans cet argumentaire à l'emporte-pièce toute la politique extérieure américaine, est oblitérée toute analyse de l'émergence de l'islamisme terroriste, est oblitérée aussi toute approche réellement politique de la crise du moyen-orient. Pour les va-t-en-guerre, nous n'aurions d'autre choix que de marcher au pas ou de passer pour les successeurs des signataires de la paix de Munich .
Les dépêches tombent rapidement, il nous revient que Saddam Hussein triche - on peut s'y attendre - et qu'il aurait produit des missiles en violation d'une résolution des NU et produit des missiles dont la portée excède ... de 40 km la portée maximale autorisée ("L'Irak a développé au cours des dernières années des missiles Al-Soumoud interdits car d'une portée de 180 à 190 kilomètres excèdant la distance maximale de 150 km autorisée par les Nations Unies, selon les conclusions d'un comité d'experts de l'Onu citées mercredi par la radio publique belge RTBF., mercredi 12 février 2003, 10h33, Yahoo actualité ). De quoi justifier, disent les va-t-en-guerre, bombardements et invasions.
On ne peut nier que le contrôle et l'interdiction des armes de destruction massives soient une nécessité. Mais, pour que l'argument ne tombe pas à plat, une telle interdiction devrait être appliquée sans distinction. Irak est le voisin d'un Etat détenteur, au mépris lui aussi du droit international, de l'arme nucléaire. Les armes chimiques, fournies par les puissances occidentales, ont été largement utilisée lors de la guerre Iran/Irak - l'Irak était alors activement soutenu par les USA qui craignaient le fondamentalisme chiite - et, sans que la communauté internationale ait été capable de l'empêcher, Inde et Pakistan, dotées toutes deux de l'arme nucléaire, se sont récemment confrontés au Cachemire. La possession d'armes de destruction massive répond à une logique de la dissuasion dont la "moralité" a été défendue par les superpuissances détentrices de l'arme nucléaire.
Si l'interdiction de la prolifération de ces armes est nécessaire, elle ne doit pas aboutir, parce qu'elle est imposée sous la menace par les puissances détentrices du droit de Veto au Conseil de Sécurité, à un monopole de la violence guerrière détenu des seuls pays riches. Pour que le désarmement soit effectif, il doit impérativement concerner en premier lieu, non pas seulement les USA, mais tous les Etats industrialisés et fortement militarisés : Russie et Chine comprises.
La guerre contre l'Irak n'est pas menée pour désarmer. Cette question des violations des résolutions des NU, prises à la suite de la défaite irakienne de 1991, est plus un prétexte qu'une raison réfléchie... Voulue par le gouvernement américain (contre une large part de l'opinion américaine et mondiale), la guerre contre l'Irak a au contraire pour fonction de relancer l'industrie américaine d'armement, relance perçue comme une nécessité pour sortir d'une crise économique qui semble perdurer. C'est, au contraire, à un effort de surarmement, des pays riches, que nous assistons.
En 2003, nous sommes dans une situation différente des circonstances qui pourraient justifier l'intervention internationale en 1991 : l'Irak n'agresse ou n'envahit aucun Etat voisin et n'est pas à même de menacer de manière sérieuse la souveraineté des Etats-Unis ou de leurs alliés. Dans ces circonstances, la guerre bushienne pose de sérieux problèmes en matière de droit international.
Envisageons la question sous l'angle de la souveraineté des peuples :
Le droit international repose sur le principe de la souveraineté des Etats et condamne le recours à la guerre pour abattre un régime politique, pour autant que ce dernier n'agresse pas une autre nation. Il ne saurait admettre une intervention militaire que sous le constat, par le conseil de sécurité, d'une menace sérieuse, pour la paix mondiale, justifiant une action sous l'égide de l'ONU. Sans dédouaner totalement l'Irak, nous devons bien constater que la principale menace réside dans l'intrangisance bushienne.
Les résolutions du Conseil de sécurité imposent le désarmement de l'Irak et les mesures d'inspection ne permettent pas pour autant une action militaire unilatérale de la part des USA. Certes, la menace d'une action militaire peut légitimement être brandie, mais elle ne devrait n'être le fait que de forces dûment mandatées par l'ONU (en mettant de côté toute considération critique quant à son mode de fonctionnement). Nous sommes ici mis au pied du mur par l'unilatéralisme américain.
L'invasion du Koweit en 1991 devait être jugulée, mais s'ensuivit un châtiment de 10 ans : un embargo dont le principal effet fut d'affamer les pauvres et d'enrichir les spéculateurs, et des bombardements réguliers des zones sous contrôle. De quoi ressembler le peuple autour du tyran et exacerber les ressentiments à l'égard des vainqueurs. De quoi préparer les guerres futures. Plutôt que de créer les conditions de la restauration de la démocratie, et d'une réelle autonomie de l'Irak, les vainqueurs de 1991 se sont efforcés de vider l'Irak de toute vitalité économique, mais ce faisant, ils consolident considérablement la position politique des dirigeants. Or une dictature ne peut être renversée que par un peuple libre, et cette liberté n'est effective qu'à deux conditions : une prospérité économique suffisante et l'absence de menaces extérieures sur le régime.
Qu'on ne se méprenne pas, le respect de la souveraineté n'est pas un blanc-seing accordé aux violateurs des droits humains (à cet égard on ne peut que mesurer l'hypocrisie des va-t-en-guerre-contre-l'irak en constatant leur silence à l'égard du quasi-génocide commis par la Russie en Tchétchénie ) : contre la dictature, le respect du droit d'asile (si méprisé en Europe si prompte à refouler les exilés) et le soutien politique aux forces d'oppositions démocratiques sont les voies légitimes et adéquate de solidarité internationale contre les tyrannies... mais une telle solidarité ne peut, sauf cas très exceptionnel de crime contre l'humanité effectivement commis par un Etat, prendre la forme d'une ingérence étatique unilatérale, sans mandat explicite de l'ONU, et particulièrement la forme d'une intervention militaire, contre un Etat souverain.
Sur le plan des relations extérieures, les USA interprètent de manière très extensive la notion de leur propre souveraineté qu'il étend au concept d'intérêts vitaux : ceux ci comportent aussi bien les intérêts stratégiques que économiques, et concernent tant les personnes ou les biens américains que le libre accès aux ressources énergétiques et aux marchés. Ainsi l'intérêt géostratégique se conjugue étroitement avec l'intérêt économique d'un Etat subordonnant la libre circulation des marchandises, des capitaux, et des hommes (en témoigne les blocus économiques qu'il impose ainsi que les entraves au commerce extérieur à l'encontre de l'Europe ou des pays pauvres) aux intérêts particuliers des USA, ou plus précisément, des secteurs économiques - industrie du pétrole et des armements - qui soutiennent activement le " clan Bush ". Les USA se sentent menacés, et donc légitimés dans leur riposte militaire, dès lors que leurs intérêts économiques sont menacés en un endroit quelconque de la planète.
Conséquence de la globalisation économique, les souverainetés nationales se voient réduites à une double allégeance : au système économique mondial et à ses régles, aux Etats-Unis qui se présentent comme les garants et les défenseurs de cet ordre mondial. Quiconque s'écarte de cette logique se voit considéré comme "Etat-voyou".
On constate en outre une évolution très inquiétante des doctrines stratégiques. Elles développent une justification de la guerre préventive, supposant une intervention armée à l'encontre d'Etats jugés (unilatéralement) menaçants avant même toute agression effective de leur part. Nous sommes face, au dire des experts, à une véritable régression en matière de droit international. Bien plus, les stratèges évoquent l'emploi de d'armes nucléaires tactiques contre des Etats susceptibles d'utiliser " des armes de destruction massive ". Il s'agit certes d'armes nucléaires de faible puissance qui seraient destinées à détruire des installations militaires souterraines… mais la cible ici importe peu, car nous sommes ici en présence d'un estompement de la ligne de partage entre les armes " conventionnelles " et les armes nucléaires dont l'usage n'était conçu que dans le cadre d'une doctrine de la dissuasion et d'un équilibre de la terreur. Quoiqu'il en soit, le signal est clair : les Etats-Unis entendent rechercher et maintenir leur " leadership ", en clair il s'agit d'un projet de domination globale qui fait fi des frontières et des souverainetés des peuples.
A l'aube du 21e siècle, la politique internationale s'assimile à une intrigue mafieuse : un " parrain " entend conquérir une position dominante sur le marché et doit se réserver un territoire où puiser et écouler sa marchandise. Dans ce désordre mondial, l'ONU fait office de simple relais sans puissance réelle, les nations perdent leur souveraineté à mesure de la désagrégation des pouvoirs politiques face à la toute-puissance d'un marché globalisé.
Un des arguments les plus souvent avancés contre les "pacifistes" est la dénonciation de l'antiaméricanisme, qui pousserait à des alliances perverses avec le terrorisme ou des état non démocratiques. La haine contre les USA mobilise certes Al Qaïda qui en appelle à une alliance musulmane avec l'Irak, mais le point de vue que nous partageons est radicalement différent. Al Qaïda, et leurs alliés, sont à nos yeux des forces réactionnaires qui présentent un danger réel pour les démocraties, meme si l'adhésion à l'islamiste trouve, en partie, sa source dans un ressentiment généré par rapports inégaux que les pays riches entretiennent avec les pays du sud et le monde arabe.
Nous nous réclamons au contraire de ce qu'il y a de plus positif dans les valeurs américaines : l'aspiration au bonheur et à la liberté. Mais pour nous, ces valeurs ne s'identifient pas à la domination impériale d'une nation, elles ne s'identifient pas à la conquête de la puissance économique ni même à la libre-concurrence. Nous réclamons, contre les visées bellicistes, le droit à la paix et à la souveraineté des peuples. Nous reprochons aux Etats-Unis de n'être pas assez eux-mêmes, de ne pas retourner aux fondements de leur démocratie et de ne pas reconnaître que dans le monde d'autres peuples peuvent suivre, vers ce bonheur garanti par la constitution américaine, d'autres voies que le libéralisme économique et l'allégeance aux intérêts du capitalisme mondial.
Deux lignes de forces sous-tendent la résistance à la guerre.
Il ne s'agit pas de désarmer contre le terrorisme, mais la lutte antiterroriste, qui nécessite certes une concertation et une coordination des états démocratiques, est avant tout affaire de sécurité intérieure, de police et de défense, et non une entreprise de destruction d'Etats arbitrairement qualifiés de "voyous" (pourquoi eux et pas d'autres aussi brutaux). Elle est aussi affaire de politique internationale, mais dans un sens bien différent que celle conçue par les Etats-Unis. Plutôt que de chercher à dominer militairement le monde, il convient, par la voie diplomatique et par des mesures de justice économique et sociale, de résoudre les causes des conflits et des ressentiments.
Les opposants américains à la politique bushienne sont nombreux. Le mouvement "pas en notre nom", naquit au lendemain des attentats de 11 septembre, est une résistance du peuple américain au désir de vengeance : la lutte contre le terrorisme, justifiée quant il s'agit de préserver la sécurité des Etats, des personnes et des biens, ne doit pas se transformer en une guerre préventive contre des peuples tout en laissant libre cours à d'autres terreurs d'Etat lorsqu'ils confortent les intérêts des dominants.
Dans un remarquable et puissant article publié dans le Monde du 13 février, A. Glucksmann dénonce avec raison la terreur exercée par l'armée russe contre les Tchétchènes. Il dénonce à juste titre l'indifférence des pays occidentaux, mais il se trompe de cible lorsqu'il fustige un "antiaméricanisme" prompt à dénoncer l'intervention en Irak et aveugle à la répression contre les Tchétchènes... Au nom de la guerre contre le terrorisme, les pays occidentaux dans leur ensemble mettent une sourdine dans leur critique contre la Russie, aujourd'hui allié du camp occidental et l'on pourrait plutôt dénoncer l'obstination anti-irakienne alors que d'autres peuples sont aujourd'hui menacés de génocide par les alliés des USA. Inutile d'insister, nous sommes ici face à la raison du plus fort : la Russie est épargnée de la vindicte internationale parce qu'elle détient, elle, les armes dissuasives que l'on refuse à l'Irak.
A terme, ce serait donner raison à la force et donner crédit à la volonté des Etats du tiers-monde de se doter d'armes de destruction massive : un potentiel militaire puissant garantit le respect international, même si pour cela il faut sacrifier la prospérité et la justice sociale. Dès lors, si nous acceptons l'injustice imposée par les puissants, nous incitons les pays dominé à prendre le chemin du Pakistan, de l'Inde, d'Israël, de l'Irak... à défaut d'armes nucléaires capables de garantir l'équilibre de la terreur, les armes chimiques ou bactériologiques ouvrent la possibilité d'une dissuasion du faible au fort, quitte à ce qu'elle soit une dissuasion du fou - suicidaire - au fort. La prolifération des armes non conventionnelles ne fait que répandre, à l'échelle du globe, la logique qui prévaut dans les pays industrialisés qui s'avèrent en réalité plus soucieux de monopole de la destruction que de désarmement.
L'ordre présent du monde génère un paradoxe. La domination de fait d'une minorité d'Etat surpuissants, qui aspire au monopole de la violence guerrière, ne fait que donner crédit moral à la prolifération d'armes dissuasives. Si la force est la condition de la souveraineté nationale, les Etats du tiers-monde ont raison de se doter d'armes non conventionnelles, s'ils veulent peser sur les décisions qui les concernent. Il conviendrait, dans cette optique (que je ne partage pas), de dénoncer les traités de non prolifération et d'interdiction des armes ABC, qui ne font que confirmer le déséquilibre géostratégique en faveur des pays industrialisés.
Mais ce n'est pas le point de vue des pacifistes. Le désarmement doit être au contraire généralisé, imposé par une autorité internationale et supranationale et doit concerner en priorité les Etats dominant actuellement le monde. On peut s'interroger sur les inquiétudes générées par les trublions de la scène internationale quand on constate que le commerce international des armements, qui sont surtout le fait des pays industrialisés, favorise la prolifération anarchique des armes. Ici encore, la paix et la justice est incompatible avec le libre-échange et la subordination de l'éthique à la raison économique.
Les USA avancent leur pion au Moyen-Orient, cherchant à s'assurer le contrôle des acheminements pétroliers depuis la mer Caspienne jusqu'à la mer Rouge, et pour ce, ils doivent impérativement abattre les Etats qui - au nom de l'unité arabe ou de l'islamisme anti-occidental - refusent d'investir les bénéfices de l'exploitation pétrolière au service des intérêts occidentaux.
Cette implantation a ses bases arrières en Afrique puisque les troupes américaines sont installées à Djibouti. Mais si l'on considère que l'objectif des USA est de garder la main mise sur les pays producteurs de pétrole et d'accéder en toute liberté aux ressources existantes, on conçoit aisément l'intérêt que suscite le continent africain, riche en gisements minéraux et pétroliers.
L'économie américaine subit, comme le reste du monde, les effets de la crise prolongée. La grappe d'innovation que constituaient, dans les années 80-90, les nouvelles technologies n'a pas entraîné une accélération de la reprise, attendue par les analystes à la fin du 20e siècle et l'on constate récession, chômage endémique, inadéquation des politiques de soutien aux innovations.
Comme les autres pays capitalistes, les Etats-Unis s'inscrivent dans une logique d'une économie libérale largement dominée par le capital financier pour qui un marché globalisé, ouvert, dynamique et reposant sur le secteur privé serait la condition de la prospérité et de la paix. La réalité concrète est bien différente de cette vision utopique : le tout libéral et son cortège de privatisation des services publics, de délocalisation des entreprises, de licenciement et de dérégulation sociale aggrave les inégalités et génère l'insécurité.
Il est désormais impossible de séparer le succès économique du leadership politique. Si le maintien d'une économie américaine forte devient une question de sécurité nationale, on ne peut en conséquence que concevoir les relations extérieures qu'en terme de domination. La définition des menaces est claire : " les menaces proviennent de plusieurs facteurs, que sont les Etats " renégats " qui ignorent les règles du droit international, la prolifération des armes de destruction massive, les barrières commerciales artificielles et l'interruption de la distribution des approvisionnements cruciaux tels que le pétrole " note 1 .
Les Américains sont à terme confrontés à une crise pétrolière en raison de leur dépendance énergétique : détenteur de 3% des ressources pétrolières, ils en consomment 25 % de la production mondiale. Pour mesurer à terme les conséquences de la crise du Moyen-Orient, nous devons garder à l'esprit que la Russie, actuellement deuxième producteur mondial au monde, verra ses sources se tarir dans moins de 30 ans, de plus, les installations russes vieillissent, et les investisseurs étrangers hésitent à investir dans un pays qui ne maîtrise pas la libéralisation de son économie.(note 2) La Chine, de son côté, voit sa demande énergétique croître à un rythme accéléré pour atteindre, sans doute, le quart de la consommation mondiale d'ici 2020. Or la Chine est un pays importateur de pétrole qui craint l'hégémonie maritime américaine. Une alliance de raison s'esquisse entre ces trois puissances (la Russie s'est rapprochée cependant des positions critiques franco-allemande) qui sont chacune, à leur manière, confrontées à des mouvements terroristes ou autonomistes islamiques. Ici on mesure d'ailleurs l'inconséquence morale des USA, prompte à dénoncer le caractère despotique du régime irakien mais silencieux devant l'oppression des Tchétchènes - un quasi génocide - et complaisante, realpolitik et raison économique obligent, devant la Chine.
Les américains espèrent de la victoire sur l'Irak, une sécurisation de la région qui aurait comme conséquence une stabilisation de l'approvisionnement pétrolier. Mais quelle serait la conséquence d'une réintégration de l'Irak dans l'OPEP. Elle risquerait de déstabiliser l'Arabie Saoudite qui dépend fortement de son principal client : les USA. L'Irak, second possesseur des réserves au monde, pourrait multiplier sa production annuelle par 3 ou 4, au prix d'une modernisation de son infrastructure et de sa technologie. On comprend dès lors qu'un changement de régime en Irak, dans le sens libéral ou pro-occidental, qui intégrerait les ressources irakiennes dans le marché mondial nuirait aux intérêts pétroliers de l'Arabie Saoudite.
Le conflit israélo-arabe, la crise du Proche-orient, la menace de Al-Qaïda, mais aussi la rébellion tchétchène, ont mis le contrôle de l'Asie centrale et du Proche-orient au premier rang des priorités stratégiques américaines, mais la poursuite de la domination mondiale ne peut s'arrêter à ces régions… cet assaut américain sur le monde ne fait que commencer et se poursuivra plus vraisemblablement dans d'autres régions du globe.
En raison de sa proximité géographique et de la forte influence musulmane, le continent africain se trouve être directement concerné, d'autant plus que ses ressources pétrolières et minières sont convoitées par les USA qui se trouvent, en la matière, en rivalité avec les autres puissances ex-coloniales d'Europe.
L'offensive contre les peuples africains est aussi bien culturelle que politique, elle est aussi économique, encore que l'empoignade s'effectue plus par le biais d'acteurs privés qui font largement appel à des mercenaires et instrumentalisent les groupes armés locaux en utilisant les conflits ethniques, que par l'intermédiaires des Etats. Force est de constater que la souveraineté de ces derniers est ébranlée du fait de la corruption et de l'absence d'autorité qui permettent tous les pillages. On ne saurait cependant voir la main des grandes puissances dans tous les conflits africains, nombre de ceux-ci impliquent des Etats et des intérêts proprement africains, mais il n'empêche que les zones conflictuelles sont aussi le théâtre de confrontations sourdes entre les Etats occidentaux.
On devrait par exemple analyser par exemple ce qui se passe en Côte d'Ivoire qui vit actuellement une période de quasi guerre civile sur fond d'ethnicisme et de xénophobie à l'égard des burkinabè. Les rébellions ivoiriennes et le réaménagement politique qu'elles imposent serviraient, selon le point de vue des pro-gouvernementaux, les intérêts privés français. Ce point de vue se reflète dans le quotidien ivoirien " Fraternité matin " (note 3). Le Burkina Faso et le Liberia seraient les défenseurs vigilants de ces intérêts dans les différents conflits qui secouent l'Afrique de l'Ouest depuis 1989 et sont considérés avec hostilité par Washington et Londres. Ces pays ont soutenu les sanctions contre le Liberia mais ont échoué à les mettre en oeuvre contre le Burkina Faso. Ici la rivalité entre la Grande-Bretagne et la France se montre clairement si considère le rôle de la France. Cette dernière, qui a cherché à aplanir le conflit se voit discréditée par l'opinion ivoirienne. Comme par hasard, un rapport des services secrets de la Grande-Bretagne qui attesterait d'une coopération entre les présidents burkinabè et libérien et Al-Qaïda a été révélé par le Washington Post (note 4) . L'intervention des GI américains, appelés aussi à la rescousse pour protéger les ressortissants américains, montre que la prééminence française est, dans cette région, devenue problématique.
Aussi on peut se demander si la guerre irakienne n'est pas le prémisse d'une confrontation globale à visée néocoloniale. D'une guerre nord/sud dans lequel les pays industrialisés - Russie et Chine y comprises - risquent d'être rivaux. Les conditions d'un éclatement des alliances stratégiques nouées durant la guerre froide pouvant mener à une conflagration mondiale seraient réunies surtout si les lieux de tension politico-militaire se multiplient, comme la crise coréenne le fait craindre.
La domination visée par les USA est clairement militaire : " le rôle des forces armées américaines sera de maintenir le monde sûr pour notre économie et ouvert à notre assaut culturel. A ces fins, nous commettrons une bonne quantité de tueries "… ainsi s'exprimait en 1997 le major Ralph Peeters, alors attaché à l'Office of the Deputy Chieff of Staff for Intelligence (note 5) . La multiplication des bases militaires américaines, non seulement dans le Moyen-orient mais aussi en Europe de l'Est, où les pays ex-communistes constituent désormais la tête de pont de la géopolitique américaine et des dévoués alliés des USA au sein de la future communauté européenne élargie, témoigne de la gestion impériale du monde où les nations libérales s'inféodent aux USA.
Une victoire américaine sur l'Irak serait perçue comme un avertissement, voire une menace, pour toute nation du tiers-monde, et de l'Afrique en particulier, qui refuserait, au nom de la souveraineté nationale et en vertu des intérêts et les désirs propres de la population, la domination du marché et les dictats du FMI et de la banque mondiale.
Il est intéressant de porter l'attention sur la perception que l'on peut avoir, de ce conflit et de la politique américaine, d'un pays parmi les plus pauvres du globe. Le Mozambique, qui en 1991 sortait, humainement et économiquement épuisée, d'une atroce guerre civile de 10 ans (et qui faisait suite à la guerre de décolonisation), en est un exemple.
Dans un article datant de 1991, Sergio Vieira (note 6), de l'Université Eduardo Mondlane, à Maputo, donnait son point de vue sur la guerre du Golfe. A l'époque, la situation géopolitique était radicalement différente : nous étions au sortir de la guerre froide, et l'abolition de l'apartheid était, pour l'Afrique australe, la question la plus urgente. La guerre du Golfe y est perçue comme l'expression de la domination des pays industrialisés, qui ne compte que sur la force pour infliger " une nouvelle humiliation aux peuples arabes " et imposer " un diktat additionnel aux peuples du tiers-monde ".
" Vue de l'Afrique australe, vue du Mozambique, de la périphérie cette guerre ne peut être perçue que par les lourdes conséquences qu'elle entraîne sur des pays ayant besoin de l'attention internationale pour parachever des fragiles processus de paix et d'édification de sociétés pluralistes "… et l'on y suit " le cœur serré ", l'évolution des cours du pétrole et la réduction des aides financières aux victimes de la guerre et du sous-développement. L'auteur relève l'unilatéralisme d'une coalition se scandalisant de l'agression contre le Koweit et pourtant largement indifférente à de nombreuses autres violations du droit international, insistant sur les conséquences subies alors par le Mozambique de sa détermination à l'égard des régimes racistes d'Afrique du Sud et de la Rhodésie.
" La politique sud-africaine de déstabilisation militaire et économique a provoqué au Mozambique seul, un million de morts, cinq millions de déplacés (I/3 de la population), plus de quinze milliards de dollars de destructions (plus de trois fois le total de la dette mozambicaine et plus de sept fois le PNB), et cela sans grande réaction de la communauté internationale. "
Il relève, dans une argumentation ad hominem classique mais juste, les agressions et violations du droit international commis en Amérique latine ou en Asie par les USA, violation qui ne firent l'objet d'aucune sanction onusienne.
Mais l'analyse va plus loin :
" Outre donc le contrôle des moyens financiers, scientifiques et technologiques, le Nord prétendrait alors renforcer son emprise sur les seules ressources du Sud, les ressources naturelles. Lorsque les murs et rideaux séparant l'Europe s'effondrent on pourrait, avec amertume, se dire qu'un nouveau mur et rideau bâti d'indifférence et de mépris s'érige entre le Nord et le Sud et que cette guerre est ainsi la première pierre du mur de l'ostracisme. L'évolution des buts de la guerre, de la libération du Koweït à l'anéantissement de la base économique et militaire de l'Irak, la création conséquente d'un nouveau facteur grave de déséquilibre régional que, seule la présence continuelle des Etats-Unis pourra limiter, laissent entendre que le nouvel ordre annoncé pourrait remettre sous tutelle un Sud affaibli. "
Nous pourrions reprendre cette analyse que la décennie écoulée n'a pas réussi à vieillir. Les vainqueurs de 1991 avaient, contre toute attente, laissé en place le régime, se contentant d'objectifs stratégiques limités à l'application des résolutions onusiennes : libération du Koweit, contrôle strict des potentialités militaires de l'Irak… mais les sanctions économiques, qui pèsent lourdement sur une population (près de deux millions de morts - par famine, misère ou manque de soins - peuvent être considérées comme la conséquence de ces sanctions ) appauvrie et humiliée, n'ont fait que renforcer, paradoxalement, l'emprise du régime baassiste sur la société civile. Loin d'être divisé, le peuple Irakien se rassemble, menacé de l'extérieur mais aussi subjugué par l'emprise idéologique et politique d'un régime dictatorial qui se présente comme garant de la fierté et de la souveraineté nationale.
L'abandon de l'embargo économique aurait permis beaucoup plus efficacement, mais au détriment des intérêts géopolitiques et économiques américain, la pénétration occidentale des marchés et dégagé la société civile de l'emprise de Saddam Hussein : la satisfaction des besoins essentiels étant une condition nécessaire (mais peut être pas suffisante) à l'émergence d'une opposition politique indépendante des influences étrangères.
La politique adoptée fut au contraire de maintenir artificiellement le régime tout en affaiblissant les possibilités de résistance interne, qui aurait, en cas de succès, déstabilisé la région. L'objectif présent est sans doute de substituer à Saddam Hussein un régime fantoche, acceptant une occupation militaire prolongée, qui marquerait une présence définitive des USA dans la région. Paradoxalement, cette situation conforterait les positions des fondamentalistes islamistes qui trouveraient dans la présence américaine en Irak une cible de choix. Provoquer une telle réaction, n'est-elle pas l'objectif voilé des USA qui pourraient justifier, à la suite d'attentats terroristes prévisibles, d'autres interventions sans les pays voisins. On voit se profiler ici le danger d'une réaction en chaîne incontrôlable, risque dans lequel l'existence d'un islamisme africain et la présence de larges communautés musulmanes en Afrique de l'Est (et ce y compris le Mozambique) doivent être prises en considération.
Les vrais perdants de la guerre à venir sont les mêmes que désignait Sergio Vieira en 1991. Ce seront les peuples des pays pauvres.
L'enlisement du conflit se traduira sans doute par une hausse du cours du pétrole et aura des conséquences économiques, et donc sociales, sur l'Afrique australe. L'Afrique ne pourra plus bénéficier du même soutien des pays occidentaux, eux-mêmes astreints à des efforts supplémentaires en matière de sécurité et de défense. En 1991, le coût économique de la guerre du Golfe se révéla dramatique pour les pays d'Afrique australe et particulièrement pour le Mozambique, qui ne bénéficiait plus, à la suite de l'effondrement du communisme, des conditions avantageuses sur le pétrole en provenance de URSS.
Une victoire rapide américaine aura pour effet de déstabiliser économiquement et politiquement la région. Cette instabilité se répercutera sur l'Arabie Saoudite qui devra compter avec l'Irak comme concurrent économique direct. D'autre part, le ressentiment et l'humiliation des peuples arabes conduira à une radicalisation de l'opposition islamiste.
Les pléthoriques industries d'armement des pays occidentaux tireront profit de la guerre contre l'Irak. Cela aggravera le fossé entre les pays industrialisés et les pays pauvres. Dans ces conditions, la tentation nihiliste du fondamentalisme terroriste croîtra d'autant plus facilement dans des régions africaines sous influence musulmane que le diktat américain sur l'ensemble de la planète sera vécue comme une humiliation supplémentaire infligée aux peuples du Sud. L'Afrique subira le contrecoup de ce choc, mais les peuples africains comprendront surtout qu'ils ne pourront plus rechercher une souveraineté véritable et qu'ils seront, surtout si les implantations de Al Qaïda se confirment au sein de l'Afrique noire musulmane, potentiellement le prochain théâtre des opérations antiterroristes américaines.
Incapables de faire prévaloir le droit international sur la force des superpuissances, les institutions internationales se verront discréditées dans leurs tentatives de résoudre les nombreux et meurtriers conflits intra-africains. D'un autre côté, les efforts régionaux - au sein de l'OUA - resteront vaines si la souveraineté des nations africaines, à l'égard des nations industrialisées et des entreprises multinationales (américaines, françaises ou autres) n'est pas garantie. Dans ce contexte, la victoire américaine contre l'Irak ne ferait que multiplier les occasions et les zones de conflits.
C'est pourquoi, une opposition résolue à la domination américaine et aux entreprises guerrières des USA est une nécessité pour tous ceux qui entendent établir des liens de solidarité avec les peuples du Sud. La reconquête de la dignité et de la souveraineté des nations pauvres, épuisées par le pillage occidental et la servitude de la dette, menacées par le chantage impérial des USA, par le nihilisme terroriste de Al Qaïda, par les fondamentalistes réactionnaires (note 7) , ou les tentations despotiques, est une des conditions majeures d'un ordre mondial plus juste et plus égalitaire.
La guerre contre l'Irak aura lieu, demain ou après-demain, les USA ne voudront pas avoir déployé leur armada sans coup férir. Mais ce conflit, quelle qu'en soit l'issue, sera l'occasion et la raison de la montée des résistances. Mais il conviendra d'être très clair sur la signification de cette opposition à la guerre.
Tout pouvoir aussi tyrannique soit-il, aussi hégémonique soit-il, ne se maintient qu'avec l'assentiment passif ou actif des populations assujetties. L'action des résistants à la guerre doit démontrer l'illégitimité de la guerre américaine, tout en adoptant une position politique ferme à l'égard des dictatures et des extrémismes.
Il faut refuser de percevoir le conflit comme une confrontation entre l'islam et la civilisation occidentale. Les raisons de la guerre en Irak sont tout autres : il ne faut pas oublier que le régime irakien aussi despotique soit-il n'est pas un régime islamiste et que le soutien supposé de Al Qaïda à l'Irak est très relatif. Pour les fondamentalistes musulmans et pour Al Qaïda, le régime irakien est un régime d'apostat et pour un musulman, l'apostasie est le pire des crimes. Pour Al Qaida, la guerre antiirakienne n'est un prétexte pour susciter d'autres actions de terreur et il espère que le monde musulman suivra la voie apocalyptique qu'il préconise. D'une victoire américaine, ou d'un plus probable enlisement, Al Qaïda espère une radicalisation et un basculement d'un derniers bastions laicistes arabes dans le camp islamiste.
La véritable cause de ce conflit réside plutôt dans l'antagonisme entre les pays riches et les pays pauvres, dans le contexte de la globalisation économique, qui amène une domination de fait des états industrialisés sur le reste du monde. Dans cette analyse, la guerre présente est une guerre impérialiste visant le contrôle des ressources énergétiques et pouvant déboucher plus sur une confrontation entre des pays industrialisés autour de l'enjeu pétrolier plutôt que sur une guerre de civilisation opposant l'occident à l'islam. Certes la crainte d'une telle confrontation culturelle existe, mais elle existe surtout dans l'imaginaire induit par les propagandes auxquelles il nous faut résister.
La résistance à la guerre d'inscrit dans un cadre plus large. Celui de la construction d'un ordre international plus juste, plus égalitaire, dans lequel la souveraineté des peuples et l'intégrité des nations sont respectées, dans lequel la violence religieuse, ethnique, raciale et économique n'aurait plus de place.
On ne peut que saluer les efforts consentis par les pays européens qui refusent de s'aligner sur la conduite américaine et préconisent des solutions dans le cadre strict de l'ONU. La Belgique, la France et l'Allemagne ont montré, malgré les contradictions que l'on peut constater, qu'il est possible d'opposer un veto à l'unilatéralisme américain, et démontre aux USA que la communauté internationale n'est pas prête à faire allégeance aux superpuissances. Mais d'un autre côté, les gouvernements européens s'empêtrent dans des contradictions internes ou ne tirent pas toutes les conséquences logiques de l'opposition à la guerre : la nécessité d'une refonte globale, même au prix de ruptures douloureuses, de l'ordre mondial actuel.
Le chemin est long, mais nous sommes en marche.