Dépassant les distanciations méthodologiques, l'herméneutique vise une connaissance immédiate - "allant aux choses mêmes" - du texte. Elle est une attitude ouverte qui nous mène au coeur de ce que nous cherchons à connaître au cours d'une confrontation entre l'altérité du monde et nos préconcepts. D'une certaine manière, la démarche herméneutique va à contre-pied d'une certaine tradition critique dans les sciences humaines. Loin de porter le soupçon sur le texte (et son auteur), l'herméneutique l'aborde tel qu'il se présente et se défie des préventions méthodologiques et va jusqu'à considérer les préjugés comme nécessaires à la connaissance. Un cercle s'installe entre le sujet et l'objet dont l'appréhension est conditionnée par l'ensemble des préconcepts hérités de la tradition qui fonde une connaissance première sans laquelle il serait impossible d'intégrer les données nouvelles dans leur contexte. Gadamer a esquissé ce "cercle herméneutique" en réhabilitant ces "préjugés" si discrédités par l'Aufklärung. Une question fondamentale fut soulevée sous la forme d'un défi adressé à la théorie critique : la reconnaissance de l'autorité de la tradition deviendrait, contre la volonté émancipatoire des Lumières, la condition première de la connaissance. On aura compris que la question ne s'adresse pas seulement au positivisme mais aussi, et surtout, aux héritiers de Kant et de la gauche hégélienne, à toute une démarche philosophique soucieuse de re-centrer la pensée sur l'homme en tant que maître de son destin et appréhendant lucidement, par le biais d'une théorie critique des idéologies, le monde et l'histoire.
Notre propos est ici d'esquisser les grandes lignes de la controverse entre Gadamer et J. Habermas que la publication de "Vérité et méthode" souleva. Nous chercherons dans un premier temps à dégager d'une lecture des textes critiques de Habermas les points essentiels de divergence entre Gadamer et Habermas. Mais bien que cette lecture soit indépendante de celle de Paul Ricoeur, nous ne saurions par la suite ignorer la démarche médiatrice de l'auteur des "Essais d'herméneutique". L'analyse que Ricoeur a effectué de la controverse Gadamer/Habermas s'ouvre en effet sur des chemins susceptibles de nous mener à une "herméneutique critique" que nous aborderons en conclusion.
Habermas a examiné dans "Connaissance et intérêt" (note1) les diverses modalités de la connaissance humaine en gardant sans cesse à l'esprit qu'elles sont étroitement liées à des intérêts parfois contradictoires. Dans cette première étape de sa réflexion, le projet de Habermas se dessine sur deux axes : politique et épistémologique.
En premier lieu, il cherche à élucider les conditions de l'émancipation humaine. La recherche qu'il poursuit vise à une lucidité totale des sujets historiques qu'une théorie critique rend capables de décrypter les discours qui masquent, d'une manière ou de l'autre, la violence intrinsèque des rapports sociaux.
Mais la réalisation de ce projet, qui fait de Habermas un héritier de l'Aufklärung, nécessite une compréhension rigoureuse et critique des diverses modalités du savoir. Nous avons ici l'axe épistémologique, c'est-à-dire une élaboration d'une théorie de la connaissance.
Ce programme le conduisit à appréhender les sciences en trois catégories :
La critique doit être comprise comme l'élucidation d'un non-dit que la théorie doit déceler au sein d'une communication biaisée par l'une ou l'autre forme de fausse conscience. Dans la mesure où la connaissance est un des enjeux des sciences critiques, elles empruntent d'une certaine manière la démarche interprétative propre aux sciences herméneutiques.
La psychanalyse, considérée en dehors des présupposés naturalistes sous-jacents dans la doctrine freudienne des instincts et des pulsions, est un paradigme d'un tel savoir herméneutique.
La démarche plus récente de Habermas vise à étudier l'activité communicationnelle (à travers un examen fouillé des sciences sociales) en vue de définir les conditions d'une intersubjectivité dégagée de toute aliénation. L'élaboration d'un espace social où s'exercerait une communication intersubjective dissociée des enjeux et des intérêts autres qu'émancipatoires (c'est-à-dire visant à une connaissance plus lucide de soi et du monde) semble être un de ses objectifs majeurs. Nous devons garder à l'esprit cette perspective présente dans les oeuvres tels que "Morale et communication" , "Théorie de l'agir communicationnel", écrits que prépare la "Logique des sciences sociales" note 2
Dans cet ouvrage, Habermas cherche à dégager les acquis et les limites de différents courants de la sociologie. De l'examen critique des théories fonctionnalistes de l'action sociale, il dégage que la sociologie doit appréhender aussi bien le niveau comportemental (adaptatif) que le niveau communicationnel, sous peine de laisser le poids de l'institution étouffer les désirs d'individuation des personnes. C'est dans la perspective de cette approche des activités communicationnelles que Habermas aborde l'herméneutique.
Dans la réflexion de Habermas trois questions sont explicitement posées à Gadamer :
Dans un premier temps, nous chercherons à resituer la critique de Gadamer dans le contexte plus global d'une réflexion sur la compréhension au cours de laquelle Habermas examine le problème de la compréhension du sens dans les "sciences praxéologiques empirico-analytiques" (note 3). Sous ce vocable, Habermas désigne les sciences analysant les faits empiriques, dont les faits sociaux et événements historiques, en vue de guider les décisions futures (l'action, la praxis).
Il constate en premier lieu l'opposition entre la pensée analytique et l'approche herméneutique : la démarche analytique, propre aux sciences sociales courantes, ignore la problématique de la compréhension du sens. Le sens d'un fait social est soit défini à priori par la théorie, soit délibérément ignoré au profit d'une approche purement comportementaliste réduisant les données à un nombre réduit d'éléments observables.
A cette approche pragmatiste, qui considère le phénomène social comme un objet séparé de l'observateur, s'oppose l'approche phénoménologique où le sujet est partie prenante de l'objet d'investigation. Dans cette mesure, la question herméneutique devient centrale mais Habermas distingue cependant entre :
Wittgenstein a tenté d'élaborer un langage "universel", sorte de métalangage qui permettrait d'élaborer et de comprendre les règles régissant tout langage empirique. Mais il lui fallut bien reconnaître que l'universalité d'un langage idéal était mis en défaut face à la pluralité des langues naturelles correspondants à des mondes vécus différents. Ce qui implique que le langage, tout en restant constitutif d'une logique, s'enracine dans la vie en tant qu'élément historique. A chaque éthique correspond une logique propre.
Le premier constat que nous devons faire est que l'herméneutique ne s'assimile pas à une simple science du langage : la compréhension n'est pas une traduction. Sur ce point, les divergences entre Gadamer et Wittgenstein sont profondes. Pour ce dernier, le jeu de langage est une forme de vie et la compréhension peut se limiter à la conscience des règles de ce jeu langagier. Pour Gadamer, la compréhension n'apparaît à la conscience que dans la mesure où le jeu de langage est problématisé, c'est-à-dire là où la distance temporelle ou culturelle interdit une compréhension spontanée, immédiate qui ferait directement référence au vécu.
Habermas est, dans son oeuvre, constamment préoccupé par l'existence de situations existentielles où la communication est biaisée. Ce fait démontre pour lui l'impossibilité d'assimiler l'herméneutique à une simple compréhension grammaticale. Ainsi il en est du discours névrotique qui apparaît lors d'une psychanalyse. Prise au premier degré, celle de la compréhension purement langagière, le sens véritable, qui est celui des conflits refoulés, n'apparaît pas.
Habermas cite Gadamer pour décrire une communication réussie:
" L'entente dans la conversation implique que les partenaires y soient disposés et qu'il essaient de faire droit à ce qui lui est étranger et opposé. Lorsque cela se produit de part et d'autre, et que chacun des partenaires pèse les raisons de l'autre tout en maintenant les siennes propres, on peut finalement, par un transfert imperceptible et involontaire des points de vue (c'est ce que nous appelons l'échange d'opinions) parvenir à un langage commun et à une énonciation commune " (Gadamer, Vérité et méthode, p. 233)
Pour Habermas, Wittgenstein a raison de constater que la langue ne se résume pas à des règles grammaticales mais qu'elle est une pratique liée à des formes de vie. Mais contrairement à Wittgenstein, et avec Gadamer, Habermas voit dans la langue un processus historiquement ouvert dans la mesure où les règles qui la régissent sont évolutives. C'est là aussi la condition essentielle d'une ouverture sociale dans la mesure où chaque individu peut construire, en élaborant son propre langage, son identité (pensons au langage des jeunes branchés, aux connotations propres à une profession, voire à une entreprise) :
"Les langages qui ont perdu leur porosité intérieure et qui se figent en un système rigide abolissent les fractures de l'intersubjectivité en même temps que l'écart herméneutique entre les individus. Ils ne permettent plus l'équilibre précaire entre séparation et union, que l'identité de tout égo doit établir ". (Habermas, Logique des sciences sociales, p. 192)
Ainsi, Habermas s'accorde avec Gadamer quant à l'importance de l'herméneutique dans l'établissement d'un consensus social et dans la médiation entre le présent et le passé. Tous deux reconnaissent les faiblesses de l'appréhension purement positiviste du monde, et se détournent de l'historicisme totalisant. En premier lieu, ils soulignent l'importance du concept de "fusion des horizons" dans la saisie non historiciste des événements. Gadamer a raison de renoncer à une appréhension totalisante du passé qui supposerait comme préconcept l'idée d'un achèvement de l'Histoire. En fait, tout historien vise implicitement à cette clôture en jouant "le rôle du dernier historien", mais cet espoir se révèle, pour l'herméneute, vain même si l'on prend conscience que le sens de l'action présente, considérée sur le plan historique, n'émerge que du point de vue de l'avenir. L'interprète se voit obligé de considérer "la fin provisoire" de son cadre de référence à partir de son vécu actuel.
Dès lors l'historien devient un interprète des faits présents autant que des faits passés, entendons par là qu'il articule la compréhension des actes/événements passés à la compréhension de soi comme acteur historique dans le monde présent.
L'herméneutique ne vise pas seulement au dévoilement d'une vérité occultée par l'apparence des faits. Elle vise tout autant à l'application de ce savoir nouveau, application qui dépend étroitement des enjeux (sociaux, économiques, politiques) du savoir historique : c'est en vue de guider l'action présente, nécessairement orientée vers le futur, que l'Histoire se constitue comme science.
Gadamer explicite cet aspect en se référant à ce savoir éthico-politique que Aristote désigne par phronésis (note 4) Ni contemplation pure, ni technique utilitaire, la phronésis est cette prudence particulière qui guide l'homme dans l'action. Dérivée de l'expérience du passé, elle spécule sur la portée de l'acte pour en pressentir les conséquences probables. Ce savoir pratique prend une forme réflexive - il se double d'une connaissance de soi ; il est intériorisé et est globalisant, c'est-à-dire qu'il rend capable d'évaluer l'adéquation des moyens par rapport aux fins en tant qu'ils sont les éléments de la même forme de vie sociale.
La phronésis porte en fait sur l'activité communicationnelle.
L'assimilation de l'herméneutique à la phronésis permet de rendre compte des enjeux sociaux qui restent présents à l'esprit de Habermas : "selon sa structure, la compréhension herméneutique est faite pour éclairer, à partir des traditions, la possibilité pour les groupes sociaux de se comprendre eux-mêmes et ainsi de s'orienter dans l'action". Pour Habermas, l'herméneutique "conjure les dangers d'une rupture de la communication" à la fois sur le plan des rapports traditionnels avec le passé et sur le plan de la médiation interculturelle.
C'est une condition élémentaire sans laquelle la possibilité d'un accord intersubjectif, établi sans violence entre deux personnes libres et autonomes, est détruite.
Habermas n'est pas sans réserve à l'égard du traditionalisme de Gadamer. Ce dernier constate bien que l'expérience herméneutique "outrepasse le cadre strict de la méthodologie scientifique". L'herméneutique se refuse à considérer l'Histoire comme un objet que l'on appréhenderait du bout des pincettes méthodologiques sans tenir compte de notre propre insertion socio-historico-culturelle. Cependant, pour Habermas, c'est dans ce refus de la méthode que l'herméneutique de Gadamer trouve sa faiblesse.
Car il s'agit en fait de trouver une distinction juste entre la compréhension "naïve" - l'expérience quotidienne - de la vie, qui ne nécessite qu'une connaissance spontanée de la langue (de la culture) et la compréhension réfléchie. Entre l'expérience de la vie, simple réception de la tradition, et la connaissance subsiste une distance que l'on doit bien appeler critique.
Gadamer ne s'est pas proposé d'élaborer les règles méthodologiques des sciences humaines dans la mesure où son intention est de mettre en lumière dans le processus herméneutique "ce qui survient avec nous par delà notre vouloir et notre faire" (note 5). Dès lors le sujet se voit, dans cette démarche, oblitéré au profit de l'émergence d'un sens que l'on pourrait sans doute assimiler à l'Etre.
A ce point, Gadamer se situe dans le prolongement de la pensée de Heidegger. En effet, la démarche de Heidegger est un acheminement patient vers l'Etre, dont on ne retrouve la trace - en creux, dans la mesure où l'être est en retrait, oublié, voilé - qu'en interprétant les divers discours métaphysiques. Guidé par l'objet de sa recherche, l'être humain se définit en tant que présence au monde, par le fait même qu'il tente de comprendre le monde et lui donne sens. L'herméneutique, telle que Gadamer la comprend, devient ontologie.
Habermas décèle ici une confusion entre la tradition et la recherche herméneutique pour y opposer une réflexion critique sur la tradition susceptible de modifier la position du sujet par rapport à elle. Sans doute l'herméneutique, en tant que discipline, émerge à la faveur d'un déclin du traditionalisme religieux : le texte sacré (passé) n'est plus immédiatement compréhensible sinon par le biais d'une tradition que l'Aufklärung (ou le libre-examen protestant) remet en question. Cette remise en question oblige paradoxalement à l'examen critique du texte, sous peine d'effondrement total de toute doctrine, pour faire émerger dans le présent la parole originaire. On peut reconnaître que "l'idée herméneutique, selon laquelle même une compréhension parfaitement contrôlée ne peut se contenter de faire abstraction du contexte des traditions dans lequel se trouve l'interprète, est finalement plus juste" (note 6) mais cela n'empêche pas que la tradition elle-même se voit "profondément transformée par la réflexion scientifique".
Là où Gadamer semble voir la primauté de la tradition, de l'autorité, sur la Raison, Habermas veut, tout en reconnaissant l'existence d'un héritage "traditionnel", préserver la primauté de cette dernière. Gadamer sait avec raison que l'autorité, loin de s'identifier à la violence sociale, est surtout reconnaissance d'un statut, d'une maîtrise, d'une primauté dont l'antériorité (la tradition est l'héritage du passé) n'est qu'un aspect. Mais ce faisant, il fait du sujet historique et philosophique un "éternel adolescent" convié à la réception passive du savoir. Or dans la pédagogie des faits (le monde est un ensemble de fait) l'élève prend ses distances vis-à-vis du maître pour conquérir son autonomie, c'est-à-dire pour modifier cet héritage en lui apportant ses propres ressources et même si le disciple ne se pose pas en adversaire déclaré du maître, il advient que l'héritage devienne si profondément altéré que le maître ne s'y retrouve plus. Certes la raison trouve ses limites dans le fait qu'elle est, pour reprendre l'expression de Habermas, condamnée à "l'après-coup" mais sa force rétroactive agit comme médiation supplémentaire, future tradition, entre le passé et l'avenir. Dans la mesure où la Raison applique avec prudence sa méthodologie, la tradition se voit remise à sa vraie place, celle d'un élément d'analyse du monde, confrontée à l'expérience nouvelle, et susceptible d'être librement relativisée au terme d'une discussion rationnelle entre sujets libres et conscients.
Cherchant à restituer à la Raison une légitimité ébranlée par l'identification gadamérienne de l'anticipation herméneutique au préjugé non soumis à la critique, Habermas considère que la structure préjudicielle, dès qu'elle est devenue consciente (à la suite de la confrontation/fusion des horizons), ne peut fonctionner comme préjugé. La raison dès lors peut être à même, y compris dans le processus herméneutique, de briser des préjugés invalidés par les faits.
Mais, Habermas devra reconnaître que cette volonté critique est elle-même "traditionnelle" : le droit de la réflexion critique demande un système de référence que seule la tradition (à savoir la tradition philosophique de l'examen critique dissociant la sophia de la doxa) permet de légitimer.
En 1970, Habermas a consacré un essai sur l'universalité de l'herméneutique philosophique (La prétention à l'universalité de l'herméneutique, in "la logique des sciences sociales", pp. 239 et sqq. ). Nous allons en relever ici quelques points essentiels qui n'ont pas été abordés jusqu'à présent.
Nous connaissons déjà les liens étroits qui rattachent l'herméneutique au langage ainsi que le poids déterminant que Gadamer donne à la tradition. On sait aussi que Habermas relativise la portée de cet héritage en laissant à la Raison la possibilité de modifier l'horizon historique par l'établissement d'un consensus nouveau résultant d'une communication intersubjective réussie. D'une certaine manière, l'herméneutique n'est pas sans lien avec les applications concrètes du langage, à savoir à l'art de convaincre et de persuader. La rhétorique peut être un art du consensus qui nous instruit aussi sur les rapports entre le sujet parlant et le langage. Elle ouvre les chemins qui permettent de modifier les schèmes interprétatifs traditionnels. L'autoréflexion permet au sujet de prendre conscience de cette tension entre la tradition, qui tisse un réseau de préconcepts, et l'innovation à laquelle la rhétorique donne accès en imposant un sens nouveau.
Si l'herméneutique doit être distinguée de la simple connaissance linguistique et de la compréhension courante, on peut s'interroger sur la signification de la conscience herméneutique. Il est un fait que Habermas ne prétend pas conférer une quelconque hégémonie à l'herméneutique. Pour lui l'intérêt que présente cette démarche, en matière de sciences humaines, se présente en quatre points :
La remise en question de l'universalité de l'herméneutique repose sur deux arguments dont l'importance dans le texte n'est pas égale.
En premier lieu, Habermas, se référant à Piaget, interroge les sources du langage naturel dans ses liens avec la pensée rationnelle.
Les sciences se fondent sur un système linguistique clos, monologiques (mathématique, logique formelle) qu'il faut traduire dans la langue naturelle si l'on veut les rendre intelligible. Cette transposition dépasse le cadre traditionnel de l'herméneutique, qui, on le sait, se pense à l'intérieur des langues naturelles. Il faut donc mettre en lumière la manière de passer du langage ordinaire pour l'employer de manière monologique. Ce fut une des préoccupations de Piaget. Or, Piaget fait ressortir les sources non linguistiques de la pensée opératoire. Le langage ne ferait que se superposer à des catégories - l'espace, le temps, la causalité - qui joueraient le rôle de schèmes cognitifs prélinguistiques permettant l'instrumentalisation du langage. L'herméneutique gadamérienne trouverait ici sa limite dans la mesure où certains fondements de la pensée opératoire ne se réduisent pas au langage.
Le second argument sera déterminant dans la remise en question de l'universalité de l'herméneutique. Il concerne l'existence, dans les faits, de phénomènes pseudo-communicationnels.
La psychanalyse et la théorie critique de l'idéologie ont affaire "à des objectivations du langage ordinaire dans lesquelles le sujet qui produit ces manifestations vitales ne reconnaît pas ses propres intentions". La communication se trouve systématiquement déformée. Dans ces cas la compréhension herméneutique, basée seulement sur l'empathie, ne suffit pas : une théorie métacommunicationnelle doit permettre l'accès au sens occulté.
Habermas constate que le domaine d'application de l'herméneutique coïncide avec les limites de la communication normale, laissant échapper de son domaine la pathologie mentale (psychotique). Mais il apparaît que des discours apparemment non pathologiques présentent des déformations systématiques : le cas des malentendus est courant. Dans la mesure où l'herméneutique conçoit le sujet comme impliqué étroitement dans la compréhension en tant que participant réfléchissant, nous ne disposons d'aucun moyen de déterminer si nous sommes pris dans la fausse conscience d'une communication pseudo-normale.
C'est ici que l'on conçoit l'importance de la psychanalyse comme instrument d'élucidation. On sait que Freud s'est attaché à des manifestations vitales spontanées : rêves, actes manqués. L'analyse porte sur un discours où les associations libres sont prédominantes. Le discours névrotique se distingue en gros par la dissociation entre le symbolisme linguistique et leur application. Les actions, les expressions ne correspondent plus au discours et renvoie à un contenu "excommunié", refoulé qu'il s'agit de porter à la conscience. L'analyse rend intelligible le discours-comportement pathologique par le biais du transfert qui répète, dans le cadre de la cure, la scène infantile traumatisante. Cette reconstruction de la scène primitive transposée dans le comportement névrotique peut être conduite de manière à ce qu'elle soit reconnue et authentifiée par le malade. La guérison est à ce prix. L'analyse doit cependant reconstituer le "lexique" forgé inconsciemment par le patient permettant, au-delà de la désymbolisation linguistique, de mettre en relation le comportement conscient et le traumatisme inconscient. Nous avons là une forme non herméneutique de compréhension qui s'appuie sur des présuppositions théoriques qui ne dépendent nullement de la connaissance courante de la langue naturelle.
Habermas parle à ce propos de "métaherméneutique". Il reste à savoir si cette "métaherméneutique" ne s'appuie pas sur autre chose que le langage ordinaire considéré comme ultime métalangage, ce qui aurait pour conséquence de réhabiliter l'herméneutique dans sa prétention à l'universalité. Pour Habermas la connaissance implicite des conditions d'une communication déformée que la théorie critique met en évidence remet en question cette universalité.
Le malentendu illustre cette problématique : pour Gadamer tout malentendu se construit sur une "entente fondamentale" qui trouve son origine dans la tradition langagière. Mais dans la mesure où la compréhension se fonde nécessairement sur le préjugé, l'entente fondamentale qui est à la source du malentendu ne peut être remise en question. Soustraire à la critique ce fondement nous conduirait à maintenir vivace les malentendus qui trouvent leur source dans une mécompréhension du langage. Si pour Gadamer nombre de traditions particulières peuvent être remises en question, c'est dans la stricte mesure qu'elles sont confrontées au langage considéré comme source de toute interprétation ; la primauté de la tradition langagière est ici clairement affirmée. Cette position est fragilisée par le fait que des consensus "rationnels" peuvent être le résultat de pseudo-communications. Doutant que tout consensus établi à l'intérieur de la tradition langagière soit totalement libre de contrainte, Habermas met en relief le caractère répressif qui régit la constitution du Moi social : le langage ordinaire serait un facteur d'oblitération de pulsions jugées socialement indésirables. Ce qui le conduit à exiger de l'herméneutique qu'elle distingue la prise de conscience et l'aveuglement, et qu'elle recoure, dans ce but, à une vision critique d'elle-même. Pour Habermas (qui rejoint ici Apel), la "vérité ne serait garantie que par un consensus qui serait établi dans les conditions idéalisées d'une communication illimitée et soustraite à toute domination". On est, dans la pratique, loin d'une telle situation.
La critique de Habermas se résume donc en deux points:
1. Si Gadamer ne voit aucune opposition entre autorité et raison, du fait que l'autorité résulte plus de la libre reconnaissance que de la contrainte, Habermas estime que la reconnaissance dogmatique de la tradition ne peut être identifiée à la connaissance à moins que la tradition soit à même de garantir une intercompréhension illimitée et libre de toute contrainte. C'est-à-dire qu'elle soit elle-même ouverte à la critique. Or l'expérience concrète de communications systématiquement déformées, légitimant la violence sociale ou la répression des instincts sous le couvert d'une non-violence résultant d'une entente pseudo-communicationnelle, contredit cette exigence. Habermas définit donc l'existence dans les faits d'une communication illimitée et libre de toute contrainte comme un préalable à l'universalité de l'herméneutique.
2. En cela Habermas rejoint les Lumières dans leur exigence d'une transparence communicationnelle : la "tentative d'imposer des restrictions de principe à la prétention élucidante de l'interprète devient elle-même problématique". Or si Gadamer estime que l'Aufklärung se fonde sur un préjugé qui réduit la raison à l'horizon des convictions sociales en vigueur, Habermas porte le soupçon sur la rationalité même du consensus social. Ce dernier étant - du fait du caractère violent des rapports interhumains - susceptible d'être fondé sur une pseudo-communication. Ce n'est que dans cette mesure que Habermas souligne la nécessité de mettre en relief les limites d'une herméneutique orientée vers l'ontologie même s'il admet la légitimité d'une critique de la raison critique.
D'emblée, Ricoeur centre le débat sur l'enjeu philosophique essentiel : celui de la place du sujet. Considérer le geste philosophique comme "l'aveu des conditions historiques auxquelles toutes compréhension humaine est soumise sous le régime de la finitude" (note 7) ramènerait le sujet au statut d'un être dépassé par son destin, soit en tant qu'héritier obligé d'une tradition, soit en raison des déterminations historiques et des contraintes de la temporalité. Cette approche s'oppose au projet émancipatoire de l'Aufklärung au nom duquel est exigé de la philosophie un "geste critique" de déconstruction des discours idéologiques de légitimation du pouvo
Ricoeur cherche à dépasser les termes de l'alternative tout en sachant que son entreprise est conditionnée par la possibilité même d'une herméneutique qui "rendrait justice à la critique des idéologies". Encore faudrait-il que cette dernière soit possible sans l'apport de l'herméneutique. C'est dans la perspective d'une mise en relation étroite de l'herméneutique et de la théorie critique que Ricoeur entreprend une lecture attentive des points de vue respectifs de Gadamer et Habermas. Nous n'allons pas ici reprendre point par point les termes du débat, nous contentant de relever l'originalité de la position médiatrice adoptée par Ricoeur.
Le noeud du problème réside dans l'apparente antinomie entre la distanciation radicalement critiquée par Gadamer et la relation d'appartenance à la tradition qui constitue le fondement préjudiciel de la connaissance et en lequel Habermas voit la dénégation du sens critique. L'antinomie resterait insoluble, rendant inutile l'examen de la controverse, si Ricoeur ne voyait la possibilité d'un dépassement de l'aporie dans les exigences propres de l'analyse textuelle. Pour mieux comprendre la position de Ricoeur, il conviendrait ici de revenir au coeur de l'argumentation de Gadamer et de se référer aux sources heideggeriennes de sa pensée.
Le cercle herméneutique, qui établit une corrélation irréductible entre l'objet de la compréhension et l'acte de comprendre, se révèle être la condition essentielle de l'élucidation de l'être, en raison même de la structure ontologique du Dasein. Ce dernier est selon le mot de Ricoeur un "être dans l'être", il est la manifestation de l'être en tant qu'il comprend l'être : "il appartient à sa structure comme être d'avoir une précompréhension ontologique de l'être" (note 8). Dans cette perspective, l'herméneutique ne peut se comprendre comme une épistémologie, "une réflexion sur les sciences de l'esprit" mais comme une "explicitation du sol ontologique sur lequel ces sciences peuvent s'édifier" (note 9).
La perspective ouverte par Heidegger qui voit dans le rapport de l'être au monde le chemin de la compréhension de l'être émergeant en nous confère à l'herméneutique une potentialité critique que ni Dilthey, ni Gadamer n'ont sans doute mis pleinement en lumière. Dilthey voit l'herméneutique comme une transposition au sein d'un psychisme étranger, il pense l'esprit humain comme transparent, ignorant l'inauthenticité de nos rapports à autrui.
Heidegger nous met, lui, face au monde, un monde englobant qui nous entoure, nous détermine et nous définit comme habitant le monde. C'est à la faveur de cette présence que nous émergeons à l'être dans un acte de compréhension qui n'est menée à bien que si nous nous saisissons comme partie prenante de ce qui est à comprendre. Cette compréhension se présente moins comme un discours, toujours aliénant, que sous la forme d'une manière d'être telle qu'elle laisse l'être se dévoiler à nous. La structure ontologique du comprendre est celle d'une ouverture contemplative qui rélègue au second plan la pensée du langage. En fait, chez Heidegger, les déterminations premières du dire résident dans le silence et l'écoute de ce qui est dit plutôt que dans l'acte de parler. Comprendre est avant tout se taire et écouter le bruissement de l'être.
En assimilant l'herméneutique à une ontologie du connaître, et par là, à l'analytique du Dasein, Heidegger situe l'opposition entre l'ontologie et l'épistémologie, ce qui conduit à une rupture bien plus radicale entre la philosophie, qui ne pourrait s'adresser qu'à elle-même pour accéder au vrai, et la science, fût-elle "science de l'esprit".
Réexaminant la distinction que fait Heidegger entre l'anticipation selon "les choses mêmes" et celle "issue des idées de traverse et des concepts populaires", Ricoeur constate que la question épistémologique est chez Heidegger proprement éludée puisque "les présupposés ontologiques de toute connaissance historique transcendent essentiellement l'idée de rigueur propre aux sciences exactes"( note 10 ). Soucieux d'éviter cette rupture, Ricoeur conserve intact l'exigence d'un double mouvement : une montée, d'ordre ontologique, vers l'être (ici l'herméneutique heideggérienne conserve ses droits) et une repensée critique des sciences de l'esprit renouant ainsi avec l'épistémologie.
Le retour vers l'épistémologie est paradoxalement amorcé par Gadamer lui-même dans son opposition à la distanciation aliénante propre à l'objectivisme positiviste. Il cherche certes à réhabiliter le préjugé comme la forme privilégiée et nécessaire de la pré-compréhension herméneutique, mais cette reprise du thème heideggérien du cercle herméneutique ne repose pas seulement sur la réfutation de la prétention critique de l'Aufklärung, elle est conditionnée par la conscience d'être exposé aux effets de l'histoire. Cette thématisation de la Wirkungsgeschichtliches Bewusstsein, "conscience d'être exposé à l'histoire et à son action" resitue le Dasein comme sujet historique indissociablement inséré dans un continuum temporel (note 11). Il est indéniable que cette exposition aux effets de l'histoire confirme la structure préjudicielle de la compréhension historique : notre regard posé sur le passé est conditionné par les préoccupations présentes, elles-mêmes déterminées par les événements passés. Mais dans la mesure où l'expérience de l'efficace de l'histoire ne surgit à notre conscience qu'à la faveur de la distance temporelle (qui rend un événement "historique") une tension subsiste entre l'appartenance et la distance.
Cette même tension dialectique se retrouve dans le concept de fusion des horizons : l'acceptation préjudicielle de notre tradition nous rend d'autant plus conscience de l'altérité d'une expérience nouvelle qui ne trouve son sens qu'en regard de nos présupposés. Inversement, l'intégration du nouveau confronté à l'héritage traditionnel nous oblige à réévaluer nos présupposés au cours d'une "fusion des horizons" qui laisse possible la pensée de l'innovation. Cette confrontation des deux champs d'expérience ne peut aboutir à un savoir neuf que dans la mesure où l'un et l'autre se fondent sur un "logos commun" que Gadamer nomme, avec Heidegger, "entente sur la chose même". Dans une première appréhension superficielle on pourrait considérer que cette exigence nous ramènerait à l'utopie d'un savoir globalisant qui appréhenderait d'un point de vue universel le sol commun aux deux horizons fusionnés. En laissant de côté cette prétention hégélienne, dont la stérilité est dévoilée par la conscience de notre finitude et de la singularité de notre expérience du monde, nous devons cependant garder à l'esprit que la possibilité d'une fusion des horizons reste la réponse nécessaire à un relativisme stérile qui empêcherait toute communication. Dès lors il nous appartient de penser "la chose même" évoquée par Heidegger et Gadamer. Identifier le processus cognitif à l'expérience commune du rapport au monde nous obligerait à chercher l'entente sur la chose même dans l'expérience de l'enracinement physique et la conscience de la finitude, ce qui nous ferait oublier la spécificité de l'herméneutique comme un savoir du texte. Revenant avec Ricoeur à la problématique de l'interprétation du texte, nous remettons en évidence le rôle central du langage dans la constitution du savoir. L'entente commune devient une intercompréhension du langage, la conscience que le langage émerge à la réalité en tant qu'être autonome, fermé sur elle-même en tant que réseau de structures et ouvert au monde en tant qu'outil référentiel.
Dans cette perspective le texte redevient le médiateur obligé de notre rapport à l'être : de ce constat apparait la "composante positive de l'être pour le texte". La distanciation n'est plus oblitération de l'être mais une médiation nécessaire qui prend le texte comme outil référentiel susceptible, par sa matérialité et sa signification, de nous mener à "la chose même". Ricoeur constate en premier lieu une triple autonomie du texte : à l'égard de l'intention de l'auteur, à l'égard du destinataire originel, à l'égard du contexte de sa production et de sa réception. Cette autonomie pourrait refléter celle du langage que son statut an-historique rend accessible à l'analyse structurale, mais Ricoeur, tout en admettant la rigueur analytique du structuralisme, se refuse à une clôture du texte sur lui-même. Le rapport à l'histoire subsiste dans une confrontation du texte ancien au vécu préjudiciel du lecteur. Certes l'herméneutique transcende la relation déterministe du texte et de son contexte, ce qui ne veut pas dire que le travail philologique d'établissement du texte et la recherche historiciste des circonstances de sa production ne soient pas nécessaires à une compréhension exacte. Mais cet examen objectif maintient le texte dans son étrangeté, alors qu'il importe non seulement de savoir ce qui a été dit, mais bien plus de nous préoccuper de ce que le texte nous dit.
Le texte est pour Ricoeur le paradigme de la distanciation, il est le lieu
où l'expérience humaine se voit inscrite dans la mémoire humaine
comme récit. Mais si le texte transcrit de manière temporalisée
(sous forme de récit) un événement lui-même situé
dans le temps et mémorisé comme événement historique
(autrement dit : comme ayant eu lieu), il n'est la manifestation en tant qu'oeuvre
d'une relation effective entre le monde et l'être-là dans lequel
l'homme agit sur le monde par la médiation de la parole.
Ricoeur pense le texte dans ses rapports avec le langage en considérant
comme noyau de toute compréhension l'articulation entre le dire et le
dit, entre le dit et le compris. Pour ce faire, il se réfère à
la distinction opérée par Benveniste entre la langue - de nature
intemporelle - et le discours qui surgit à l'histoire comme événement
concret. Mais le discours ne peut cependant être considéré
comme événement pur, comme le serait un phénomène
naturel, il agit, comme événement, mais agit en fonction du sens
que l'on lui apporte.
Cette appréhension de l'acte discursif nous conduit naturellement à considérer le texte comme une superposition de niveaux sémiologiques différenciés.
Au texte considéré au niveau purement linguistique comme un ensemble de prédicats se superpose un message implicite "illocutionnaire" que des éléments non textuels traduisent, et un niveau perlocutionnaire qui rend pleinement compte de l'aspect événementiel du discours en ce qu'il met l'accent sur le retentissement sur le monde. Ces deux derniers niveaux, mis en évidence par Austin et Searle, renvoient au non dit, au non textuel, intonations, gestes, mimiques, et au contextuel, tel que le cadre sociologique et culturel d'un discours qui peut être rituel, législatif, public (officiel), privé (officieux), fictionnel... On peut dès lors considérer que le discours s'extériorise comme praxis et technè. L'aspect technique intervient dans la codification du discours qui l'institutionnalise comme oeuvre relevant d'un genre littéraire déterminé. L'aspect pratique renvoie à l'intentionnalité du discours, à l'aspect perlocutionnaire et contextuel, "aux conditions sociales qui lui donnent signification dans un monde effectivement vécu"(note 12), et finalement, à la production d'une oeuvre structurée, construite selon des modalités telles qu'un sens nouveau et implicite se dégage souvent des rapports structuraux internes au discours. Le succès de l'analyse structurale pourrait nous rendre quitte de la référence dilthéyenne à la génialité et à la compréhension de l'herméneutique comme mise en relation entre deux esprits.
Pourtant si Ricoeur s'éloigne de cette interprétation romantique, il ne s'identifie pas avec le structuralisme pour autant, dans la mesure où, pour lui, la clôture du texte n'est jamais complète. Ricoeur reprend à son compte la distinction frégéenne entre le sens, immanent au discours, et la référence, qui renvoie au contexte mondain et permet au discours d'atteindre la réalité. Le discours (et le texte) prend alors une fonction ostensive : il révèle, montre, démontre... Mais si le discours verbal ne peut que renvoyer à l'ici et maintenant de l'interlocution, la mise en écrit établit une distance nouvelle entre le producteur et le récepteur du discours permettant l'émergence de la fiction, d'une déconstruction du monde rendue possible par l'abolition de la référence immédiate à la réalité. De sorte qu'il convient de repenser le rapport du texte à la réalité. La notion de référence pourrait nous amener à voir dans le texte un indice, ou un reflet, d'une réalité qui lui précède.
L'oeuvre renvoie dans cette perspective au monde propre du créateur et l'on reviendrait à l'exigence, en vue de la compréhension du texte, d'une herméneutique non ouverte sur l'avenir. Or l'existence du fictionnel dans l'univers littéraire rend impossible une telle référence, à moins de réintroduire dans l'herméneutique une quelconque "théorie du reflet". Il nous faut reconnaître que le rapport au réel concret n'est plus exigible comme dans les discours démonstratifs, constatifs, didactiques... Mais si l'on ne peut se référer à l'instar de l'herméneutique romantique à l'âme du créateur, ou à son intention psychologique (considérant que l'oeuvre comme l'indice, la trace, le symptôme, d'un état psychique) et si l'on ne peut clôturer le texte en une structure immanente, il ne nous reste qu'à chercher le sens du texte dans le monde, non pas comme référence directe, mais par la médiation de l'être-au-monde, comme outil d'élucidation du comprendre même.
L'action à distance du texte est tout le contraire d'une saisie immédiate du psychisme de l'auteur, le texte est une médiation qui marque la distance temporelle, certes, mais permet la communication à travers la constitution d'un univers immanent au texte (et cependant non clos) qui nous ouvre à un monde nouveau dans la mesure où la confrontation au texte modifie notre présence au monde présent et nous modifie par là comme être-au-monde. Cette ouverture au monde du texte ne doit donc pas être comprise comme la mise en évidence d'un préalable au texte, mais comme une potentialité nouvelle qui se révèle, par le texte, à nous. Ce qui ramène l'herméneutique à une compréhension de soi comme agi par le texte... : "dès lors comprendre, c'est se comprendre devant le texte" ... "non pas imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre mais s'exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d'existence répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde" (note 13).
En abordant l'herméneutique sous l'angle de la réception critique du texte, et dans la perspective d'une transformation de l'être-au-monde, Ricoeur laisse au sujet la possibilité d'une critique radicale. La compréhension est dès lors autant une désappropriation d'un moi illusionné que l'acquisition d'un regard nouveau. La critique des idéologies reprend ici ses droits, même si elle ne vise pas à la déconstruction totale du préjugé qui conditionne une compréhension englobant aussi le contextuel d'une culture que traduisent implicitement les aspects illocutionnaires et perlocutionnaires du discours. En sauvegardant la validité d'une approche critique dans la compréhension, Ricoeur réouvre les voies oblitérées par le rejet de l'Aufklärung par Gadamer, en apportant cependant une dimension nouvelle à la déconstruction des idéologies. En revenant à l'argumentation de Heidegger, on met en évidence la force libératrice de l'imaginaire dans la mesure où le mode d'être de cette "chose même" auquel le texte fait référence est le mode du pouvoir-être, des potentialités de l'être en tant qu'il pourrait advenir s'il n'était occulté sous le fardeau des facticités. La déconstruction de l'idéologie prend ainsi l'allure d'un dévoilement herméneutique de l'être. Mais ces propos mettent en relief une dimension émancipatrice de l'oeuvre d'art - qui nie l'aliénation propre au monde réel - que l'école de Francfort, plus particulièrement sous le chef de Adorno, a pu évoquer. L'oeuvre elle-même prend une dimension utopique, elle apporte ce que E. Bloch a pu appeler le "novum", la perspective d'un monde désaliéné et réconcilié avec lui-même, et permet de prendre conscience de notre condition aliénée en faisant prendre conscience d'un monde autre. Cette "appropriation des propositions de monde offerte par le texte" passe par la "désappropriation de soi" qui n'est autre que la critique de la fausse conscience. Nous ne saurions ici assimiler l'herméneutique de Ricoeur à une reconstitution, même médiatisée par Heidegger, d'une théorie critique. Les propos de Ricoeur conservent cependant une dimension eschatologique qui trouve naturellement ses sources dans l'exégèse biblique : la thématique de l'exode, de la chute, mais aussi de la libération et de la sotériologie chrétienne fondent le souci d'une lecture désaliénante du monde qui n'est pas sans rappeler l'eschatologie utopiste de Ernst Bloch.
Nous avons vu que Habermas remet radicalement en question la prétention à l'universalité de l'herméneutique. Un des points forts de son argument est la persistance d'une distorsion communicationnelle qui trouve son origine dans la violence des rapports sociaux. Dans cette perspective, la théorie critique permettrait au sujet historique d'élucider sa propre situation en plaçant les discours idéologiques sous le regard critique d'un méta-savoir absolu. On comprendra que Ricoeur soucieux de sauvegarder le droit à la critique dans le cadre herméneutique se voit amené à réévaluer les positions respectives de cette dernière et de la critique des idéologies tout en se gardant "de fondre l'herméneutique des traditions et la critique des idéologies dans un super-système qui les engloberait".
La dénégation de la critique des préjugés chez Gadamer ferait aisément oublier le travail de déconstruction de la métaphysique entrepris par Heidegger dans son analytique du Dasein. Mais cette entreprise peut conduire à surévaluer l'expérience primitive d'appartenance au monde et ainsi à oblitérer tout effort critique. Partant de ce constat, Ricoeur cherchera dès lors à déplacer le débat en dialectisant l'opposition entre "l'expérience d'appartenance et la distanciation aliénante". Nous avons vu comment le texte apparaît comme une médiation dont la matérialité sauvegarde, dans l'acte de compréhension herméneutique même, la distance nécessaire à l'approche critique : la distanciation apparaît "comme une composante positive de l'être pour le texte" susceptible de se "décontextualiser" et de se "recontextualiser" dans l'acte de lecture (note 14).
Le niveau textuel, où l'analyse procède des modèles sémiologiques, se prolonge d'un niveau discursif qui place le texte dans la catégorie de l'oeuvre. C'est en tant qu'oeuvre que le texte agit en nous ouvrant au monde mais, dans la mesure où elle se présente sous la matérialité du texte et s'offre à la compréhension dans un horizon sans cesse renouvelé, l'oeuvre se voit objectivée en une structure accessible à l'analyse critique. Cependant, l'analyse ne permet l'accès à la compréhension que dans la mesure où "transgressant la clôture du texte", l'interrogation se porte sur "la sorte de monde ouvert par lui". C'est à ce stade que l'herméneutique, attachée à mettre en évidence le pouvoir être, est à même de rendre justice à la théorie critique ainsi qu'à la force subversive de l'imaginaire. En question se trouve aussi le statut du sujet. La théorie critique cherchera à conférer au sujet l'autonomie absolue d'une position distanciée et globalisante.
Au contraire, l'herméneutique gadamérienne fera du sujet l'héritier et le dépositaire d'une tradition (culturelle, langagière, historique) qui le dépasse. En se centrant sur le texte, l'herméneutique relèguera effectivement le sujet au second plan par rapport à la relation du texte au monde. Mais Ricoeur insiste sur la fonction re-créatrice de la lecture ouverte : le texte est recontextualisé dans l'horizon propre du lecteur, de sorte que l'ouverture au monde que l'oeuvre permet est plus une transformation agissante de l'être-au-monde du lecteur que l'accès à un monde révolu ou irréel. La mise en garde contre le danger "d'introduire prématurément un concept d'appropriation dont la pointe est dirigée contre la distanciation aliénante" (ce qui aurait comme conséquence d'empêcher cette "variation imaginative" que la lecture distanciée permet) permettra de reconsidérer la critique de la conscience fausse comme pratique de l'herméneutique ou plutôt, comme métaherméneutique. Cette mise en situation de la théorie critique répond d'une manière favorable aux critiques de Habermas en rendant pleinement justice à sa préoccupation fondamentale de désaliénation de la communication intersubjective.
Cette impression persiste lorsque nous examinons le regard herméneutique porté sur la critique lorsque Ricoeur met à l'épreuve la prétention à l'universalité de la théorie critique. Certes, cette universalité n'est nullement exclusive : la théorie critique apparaît le plus souvent comme une forme particulière d'herméneutique ou, en tout cas, elle fait appel à ses ressources en mettant en lumière la proximité étroite entre l'anthropologie de l'aliénation (qui se dégage de la théorie habermassienne des intérêts cognitifs) et l'analytique du Dasein. D'un autre côté et dans la mesure où la critique des idéologies porte essentiellement sur les distorsions de la communication aliénée, l'intérêt pour l'émancipation s'inscrit sur le même plan que l'herméneutique et repose sur l'expérience, inscrite dans les textes fondateurs de notre tradition culturelle, de la communication. Il en résulte que l'appréhension, par le biais de l'herméneutique, de cette tradition, permettant une réinterprétation du passé et l'abolition de la distance temporelle/culturelle, est une voie obligée de la désaliénation. L'analyse de Ricoeur débouche en fin de compte sur un revalorisation de la théorie critique à travers sa réinsertion dans une tradition critique et eschatologique à laquelle l'herméneutique nous ouvre l'accès.
2 Théorie de l'agir communicationnel, 2 vol., Paris, éd. Fayard, 1987. (éd. allemande, 1985)
Morale et communication, Paris, éd. Cerf, 1986. (éd. allemande, 1983)
Logique des sciences sociales et autres essais. Paris, PUF, 1987. Cette édition est la traduction de deux recueils d'essais, publiés en 1982 et 1984, dont le texte "Logique des sciences sociales" date de 1967 et "La prétention à l'universalité de l'herméneutique" de 1970..
3 in Logique des sciences sociales et autres essais, op.cit., p. 118 et sq, et plus particulièrement à propos de Gadamer, p. 196 et sq.
4 Gadamer, Vérité et Méthode, op. cit., p. 153 et sq. et Aristote, Ethique de Nicomaque, Livre VI, ch. V et sq., Garnier/Flammarion, p.157 et sq.. Aristote, Ethique de Nicomaque, Livre VI, ch. V et sq., Garnier/Flammarion, p.157 et sq..
5 Habermas, op. cit, p. 212.
6 Habermas, op. cit, p. 213.
7 Ricoeur, Du texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, p. 333.
8 Ricoeur, Du texte à l'action, op. cit., p. 89.
9 Ricoeur, op. cit., p. 90
10 Heidegger, "Sein und Zeit", cité par Ricoeur, op. cit. p. 95. F. Vézin traduit le passage comme suit: "le cercle ne doit pas être taxé de circulus vitiosus et, en serait-il un, il ne doit pas être ramené à un cercle auquel on ne peut que se résigner. En lui s'abrite une possibilité de connaître le plus original qui est positive, il est vrai qu'elle n'est correctement saisie que lorsque l'explication a entendu que sa première, sa constante et ultime tâche demeure non se laisser chaque fois préalablement doter d'acquis préalable, de visée préalable et de saisie préalable par des coups de tête et des concepts qui courent les rues mais au contraire de s'assurer son thème scientifique en l'élaborant à partir des choses mêmes. Parce que l'entendre est, de par son sens existentiel, le pouvoir-être du Dasein lui-même, les présupposés ontologiques de la connaissance historienne débordent par principe l'idée de rigueur des sciences les plus exactes. La mathématique n'est pas plus rigoureuse que la science historienne, elle est au contraire seulement plus mince au regard des soubassements existentiaux qui sont relevants pour elle." (Heidegger, Etre et Temps, éd. Gallimard, 1986, p. 199)
11 Littéralement, "conscience de l'histoire des effets", ou selon la traduction de E. Sacre, éd. Seuil, "conscience de l'histoire de l'efficience". Dans ses "Kleine Schriften", cité par Ricoeur, op. cit., p. 98, Gadamer définit la conscience des effets de l'histoire comme suit: "nous ne pouvons nous extraire du devenir historique, nous mettre à distance de lui, pour que le passé soit pour nous un objet ... je veux dire d'une part qu'il s'agit toujours de prendre conscience de l'action qui s'exerce ainsi sur nous, en sorte que tout passé dont nous venons à faire l'expérience nous contraint de la prendre totalement en charge, d'assumer en quelque sorte sa vérité ...".
12 Granger, Essai d'une philosophie du style, cité par Ricoeur, op. cit., p. 108
13 Ricoeur, op. cit., p. 117.
14 Ricoeur, op. cit., p. 336.