Feinte dignorance, lironie socratique produit paradoxalement du savoir. La maïeutique conduit, sous couvert de la naïveté simulée, à la philosophie, cest-à-dire à une réflexion consciente delle-même et des conditions de son advenue. Lironie artistique procède de même. Par son retrait du savoir-faire, elle déconstruit lhabilité technique de lartiste, révèle le surcodage des matériaux, de lesthétique et de linstitution artistique, afin de mettre en évidence - de manière éclatée - lessence de lart. On peut affirmer que lart contemporain, en raison de lémiettement des avant-gardismes, ne peut être qu'ironique sil entend maintenir sa fonction critique. Cependant, cette poly-fracture du discours critique et la dispersion des courants nous obligent à réexaminer les stratégies plurielles de lironie artistique qui porte tour à tour sur le matériau, le style, liconographie ou lencadrement institutionnel. Globalement, nous pourrions la définir comme attitude déconstructive, une mise à plat de la forme, langage surajouté à un matériau que le savoir-faire dissimule par le geste même de sa mise en valeur. Lart conceptuel dévoile lart en jouant sur le matériau qui lui est propre, la langue, dont la composante physique - phonème ou morphème - surgit à la conscience à travers les jeux gratuits de langage : les dadaïstes et surréalistes y excellent mettant à nu le cadavre exquis du concept. De sorte quon ne devra pas sétonner de la proximité ironique dun Magritte avec Kosuth que tout, formellement, semblait opposer. Par détournement, piratage ou recontextualisation, lironiste frappe lart dune dérision révélatrice du caractère purement conventionnel de son formalisme. Il lattaque aussi sur le plan sociologique en mettant en lumière les déterminations extrinsèques de la reconnaissance esthétique : la Fontaine de Duchamp, paradigme du ready-made, évacue lirréductibilité du génie artistique et le mythe de loeuvre unique (ramené à un processus industriel) tout en compissant laristocratie du matériau noble. Duchamp, en nominaliste, ramène méthodiquement loeuvre à sa dimension prosaïque dexistant social, quitte à en vider lessence de toute signification. En clair, lart ne surgit quà la mesure dun processus de reconnaissance et de validation. La réaction ne tarde pas : la prise de conscience du conventionnalisme sociologique noblitère nullement la production artistique qui, sans sourciller, renoue avec le réalisme illusionniste avec dautant plus defficacité que lartiste agit dès lors en toute lucidité. Le désenchantement critique que Duchamp entendait provoquer devient cynisme et sophistication postmodernes. Le travail ironique devra en conséquence porter sur le dernier carré de lart, à savoir lartiste lui-même et sa production. A ce titre, Jacques Lizène nous apparaît emblématique. Se présentant comme un « petit maître liégeois médiocre », Lizène adopte délibérément la posture de léchec. Nous voyons apparaître, marginalement à lépoque, 1965-1970, un travail opiniâtrement sous-tendu par une volonté dauto-dénigrement. Il restait cependant dans la ligne dune production picturale mettant en évidence le subjectile - la toile - et son support matériel - le châssis. Le public était en présence dun détourage au noir sur fond jaune des châssis ; oeuvres minimalistes - mais sans perfection formelle - parfois malhabilement complétée dune silhouette humaine, frêle ombre portée. Par la réalisation de tableaux inachevés, montées de temps à autre sur un châssis volontairement voilé, Lizène exprimait sans ambiguïté sa volonté de biaiser la peinture en exposant linexposable. Mais rapidement, sa pratique aboutit au renoncement. Lautodestruction de lartiste commença avec la poursuite dobjectifs impossibles tels la représentation statique du continuum temporel : deux photographies dhorloge, prises à 24 heures dintervalle, restent indiscernables, mais sont censées illustrer le temps. Lincertitude subvertit les oeuvres : de deux tableaux, lune est de taille légèrement supérieure, Lizène prend soin de spécifier que lune est la copie de lautre, en laissant délibérément le doute sur lidentité de loriginal. Sa production cinématographique est parsemée de projets inaboutis, jugés par leur auteur « inintéressants », « médiocres », « irréalisables », « nuls »... On nen connaît que leur synopsis élémentaire, séries de propositions énoncées comme gestes artistiques dans les catalogues et les chronologies, et lorsquun scénario prend forme, on nen peut que constater leur caractère dérisoire : un remake jamais concrétisé de lentrée du train à la Ciotat apparaît comme lanéantissement de lart cinématographique puisquelle naboutit quau ressassement du film des frères Lumière. En 1975, sa proposition est de frustrer les visiteurs de la Neue Galerie en fermant du musée au public. Il filme lintérieur du musée et en projette à lextérieur, en vidéo, limage morcelée, fragmentée des oeuvres qui y sont conservées. Ce nihilisme que constitue cette pratique continue de la médiocrité, à la fois dans et hors du champ artistique, devient une réelle violence lorsquil expose le schéma de sa stérilisation : la vasectomie quil sest fait pratiquer est présentée comme une « sculpture interne », déjouant ainsi le caractère productif de lart en renonçant délibérément à toute procréation. Nihilisme antihumaniste qui affirme espérer que lhumanité séteigne, doucement, en cessant de procréer. Le coup devait porter sans doute puisque sa « vasectomie », un schéma sommaire de la ligature des canaux déférents, fut retirée de lexposition sous ordre du Parquet. Cest dire que lironie esthétique que Lizène met en oeuvre ne peut sassimiler à lhumour. Lizène, tout en se jouant de sa propre renommée, sengage totalement et la posture nihiliste quil adopte vise lartiste plus que lart. Sa mise en scène de soi, quil qualifie dart dattitude, dépasse en subversion lautodestructivité théâtralisée des actionnistes viennois dans la mesure où linachèvement, léchec, la procrastination se donnent comme les matériaux propres de son projet. Sur un plan strictement technique, les procédés quil utilise restent élémentaires - peinture,dessins, vidéos, scénarios - et ne peuvent démontrer quun manque rédhibitoire de talent. Mais une telle monstration est paradoxale car elle ne peut aboutir quavec la complicité du public, du marché et de linstitution, capables - ruse ultime - de renverser la négativité de loeuvre de Lizène par leur acceptation dans le champ artistique. Ironie du jeu : limproductivité subversive se mue en production artistique légitimée par le jeu critique quelle met en oeuvre. Le marché de lart se nourrit de son dénigrement. Certes, on ne peut sattendre à ce que loeuvre de Lizène soit portée au pinacle de la cotation, mais linstitution de lart sénonce sur le mode ironique en intégrant dans son jeu de langage la radicalité dune critique supposée définitive. Ne voyons pas là ruse ou mensonge, mais paradoxe inhérente à toute production humaine : le discours de la négativité se concrétise dans une oeuvre affirmant positivement son existence. Mais chez Lizène, loeuvre sefface sous lattitude : lartiste se réduit à être le dandy de la médiocrité banlieusarde. Nous sommes, en fin de compte, devant une des figures de lesthétisation de la vie : cest « dans lart et dans la vie » que Lizène affiche sa nullité. Serions-nous devant une simple mise en évidence de la banalité dun quotidien où tous les actes se trouvent vidés de leur substance, réifiés sous le poids de léconomie toute-puissante ? Lizène sautoproclame, dans une démarche publicitaire, qui nest peut être pas étrangère au kitsch de la réclame pour électroménager, affirmant de ses « médiocres peintures » quelles mettront « en valeur », dans les salons bourgeois, « le mobilier de qualité ». Lart médiocre, produit dune activité artistique, mettrait en évidence la qualité dune vie non productive, cest à dire dune vie non inféodée à la rationalité marchande. Nous connaissons la diversité des stratégies dartiste pour échapper à cette contradiction fondamentale de lartiste vecteur de valeurs non marchande mais producteurs de biens marchands à haute valeur ajoutée : proclamations incendiaires, échappatoires extra-institutionnels, production doeuvres invendables (mais financées par les sponsors privés ou les institutions culturelles), pratiques de la performance - qui opère un glissement de lart plastique vers lart du spectacle - confinant à lascèse, dénonciation critique, sous le mode pédagogique ou ironique. Dans le meilleur des cas, ces manoeuvres conduisent à une élucidation de la fonction sociale de lartiste, sans pouvoir - faute dune pratique politique intentionnelle - déjouer pleinement les ruses du marché. La plus radicale des protestations sera « cioranesque », énonçant linconvénient dêtre né et tirant les conséquences de ce constat : mieux vaut ne pas naître comme artiste, mieux vaut ne pas faire de lart... Lizène accomplit lacte suicidaire, tout en contournant prudemment le geste léthal, en une improductivité, symbolisée par sa vasectomie, plus simulée que réelle : car en fin de compte, un catalogue, une chronologie et une bibliographie existent de ses oeuvres, déniant et défiant le projet lizénien. Même léchec lizénien échoue. La subversion ironique de lart est donc une feinte, un détournement du code destinée en dernière analyse à renforcer la position de lartiste. Tout comme le philosophe simule lignorance pour mieux jouer les torpilles, lartiste déconcerte le spectateur en descendant de son piédestal. Pour ce, il se fait maladroit, improductif, paresseux, feignant doublier que cest son existence elle-même qui, à la faveur de ce simulacre dinhabileté, devient lattitude artistique par excellence. Lizène est peut être plus proche de lesthétisme fin-de-siècle des dandies, que lon pourrait le croire. Cependant, si le dandy cherche à esthétiser sa vie au nom de lart, cest au gré dun retournement dialectique de la négativité en positivité que Lizène redevient lartiste quil cherche à nier.
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Bibliographie
WODEK MAJEWSKI, site web : |
Lefficace de la subversion se mesure aux obstacles que rencontrera Lizène pour se faire reconnaître (les refus dexposition et dintégration muséales furent nombreux) et à diverses tentatives de censure à lencontre doeuvres sexuellement incorrectes, la « vasectomie » ou « sexe marionnette ». Elle provient moins de la violence du geste que de lacharnement lizénien à se déconstruire comme sujet. Laboutissement de la négation de soi confine à lidentification totale avec le matériau que le peintre utilise : il devient « son propre tube de couleur » lorsquil use délibérément ses fèces comme pigment, contrôlant son alimentation pour obtenir les nuances chromatiques quil désire. Ce faisant, lartiste ne met pas seulement à plat la jouissance anale de la production artistique, il met en demeure le spectateur de contempler, de toucher, dacquérir - à prix dor - limmondice. Cest toute la production, comme processus dassimilation et de dégradation du vivant, dailleurs mis en scène de manière plus efficace que la commercialisation par Manzoni des boîtes (vides paraît-il) de « mierda dartista » qui restent dans le champ du simulacre. Avec Lizène, nous nous trouvons face à une oeuvre littéralement « emmerdante ». Le badaud conclura immédiatement et sera tenté de reléguer lart contemporain - et ses artistes - dans lanus mundi dun siècle trop fertile en exterminations, mais Lizène évite cette dénonciation trop facile : son ironie ne débouche pas en cynisme. Sil nous emmerde, cest sous le mode dun décalage rusé du discours de la réussite et de léchec, ironie certes déconcertante mais qui nous met face, en fin de compte, à lennui profond que distille lillusion dorée et proprette de la culture productrice de nos idoles.
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