textes

textes - philosophie

Logos/Physis

le dualisme en question

P. Deramaix


1. Le sentir du singe nu et le cogito.

1.1. du cerveau à la pensée.

La question de l'identité corporelle pose avec une acuité particulière la question des rapports entre le physique et ce qu'il est convenu d'appeler "mental". Dans sa tentative de fondation du savoir, Descartes entreprit de faire passer le sens commun au crible du doute. seul le cogito resta dans les mailles du filet. "Je pense donc je suis".. quiconque s'est frotté un tant soit peu à la philosophie connaît cette assertion.
Nous pouvons entamer notre réflexion sur ce rapport entre le fait de penser et l'être, étant entendu que le je suis ne recouvre pas seulement une pensée pure : mais aussi, et peut- être avant tout, un corps. Nous avons rarement conscience d'être un corps : certes, nous nous regardons quotidiennement devant le miroir, et nous nous reconnaissons d'emblée dans ce "singe nu" qui nous fait face... mais cela n'empêche que lorsqu'on parle de soi on désigne rarement notre corps : l'identité qui vient à notre conscience est un "je" global étant implicitement entendu qu'il s'agit d'un je pensant, du cogito. Mais pourquoi ne dirions-nous pas "je sens, donc je suis", entendant par là, que le "je" est tout autant un corps qu'une pensée consciente d'elle-même ? Poussons la logique matérialiste aux confins du cynisme pour dire tout de go : nous sommes avant tout ... un tube digestif. Nous mangeons et nous excrétons, et tout ce qui s'organise autour de ce tube, cervelle y comprise, ne vise en fait qu'à rendre plus efficace la recherche et la consommation de nourriture.

De même, la relation entre le corps et la pensée pose problème lorsqu'on considère l'existence de troubles psychiques. Pour donner un exemple courant, la dépression nerveuse est attribuée à un dysfonctionnement des transmissions neurochimiques qui altère à la fois la conscience et l'humeur. Les fonctions cognitives sont ralenties, le sujet dépressif acquiert une image dévalorisante de soi souvent accompagnée d'un sentiment de culpabilité. Les symptômes de la dépression nerveuse - altération de la perception de soi et du monde, troubles du sommeil, mélancolie et aboulie - sont incontrôlables, c'est-à-dire qu'ils échappent à la volonté. Il est bien connu que les bons conseils de l'entourage appelant le malade à se "ressaisir" ne servent à rien sinon qu'à l'enfermer plus encore dans le cercle vicieux de la culpabilité et de l'autodépréciation, de sorte que l'effort exigé devient non seulement inutile mais impossible.

Le traitement adéquat consiste le plus souvent en une chimiothérapie accompagnée d'entretiens C'est-à-dire qu'il suppose la médiation d'un thérapeute agissant à la fois sur la physiologie et sur la conscience.

Les antidépresseurs stimulent les transmissions neurochimiques. Subjectivement, le sujet ressent au début du traitement un certain nombre d'effets secondaires, qui impliquent le fonctionnement du système nerveux sympathique (sueurs, sécheresse de la bouche, tremblement. palpitations cardiaques ). S'il poursuit le traitement pendant quelques jours, voire une ou deux semaines, ces effets s'atténuent tandis que l'antidépresseur montre son efficacité thérapeutique : amélioration de l'humeur et redynamisation des fonctions cognitives altérées telles que la concentration et la mémoire. Ce n'est qu'au bout de plusieurs mois de traitement que la guérison est effective.

L'exemple que nous donnons ici nous permettra de reposer la question philosophique de la relation entre, pour reprendre l'expression de Descartes, l'âme et le corps. Nous dirions actuellement, l'interaction entre la pensée et la matière. La question posée est : qui commande, cerveau ou pensée ? Autrement dit, si le cerveau est considéré comme source de pensée, comment la volonté humaine peut-elle agir si les fonctions physiologiques du cerveau sont altérées. L'existence de maladies mentales ayant sa source dans le dysfonctionnement biochimique du cerveau semble confirmer le monisme matérialiste : le cerveau (comme organe) produit la pensée (comme le foie sécrète la bile, dirait Claude Bernard) et de son intégrité physiologique dépend notre capacité à élaborer cet ensemble de concepts et de représentations que l'on nomme pensée. Dans ces conditions qu'advient-il de la pensée si elle se "réduit" à des réactions biochimiques ? Dans l'hypothèse contraire : la pensée commande le cerveau. Comment se peut-il dès lors que le cerveau n'obéit plus à la volonté humaine, voire que cette volonté elle-même ne se manifeste plus, lors de dépressions nerveuses, par exemple.

Quoi qu'il en soit, que l'on adopte la thèse matérialiste ou spiritualiste, l'identification du soi, passe toujours par la pensée : il est désignation de soi, mais ce soi est nécessairement un corps qui s'impose à nous et pourtant, nous ne nous pensons pas comme corps en premier lieu et, par ailleurs, notre image corporelle ne coïncide pas avec la réalité sensible de notre corps vu par autrui.

1.2. paradoxes cartésiens

Mettons le doigt sur quelques paradoxes :

Premier paradoxe : celui de la volonté. Est-elle en définitive opérante sur le fonctionnement cerébral ? quel est exactement le champ d'action de notre vouloir ? De la réponse à cette question découlera la résolution du problème du libre arbitre

Deuxième paradoxe : un adjuvant médicamenteux parvient à modifier un état de conscience, le malade ne guérit pas volontairement, mais sa guérison a pour effet d'améliorer les performances, et en particulier, la volonté, accroissant ainsi sa liberté par rapport au monde, à lui-même, à la maladie. Or l'action médicamenteuse est involontaire (je dis l'action médicamenteuse, mais pas la décision de suivre une thérapeutique). Le paradoxe à résoudre se pose en ces termes : la volonté peut-elle découler d'un processus involontaire ? Si c'est le cas, quel jugement moral peut-on porter sur autrui ?

Le problème des relations entre le corps et la pensée est une interrogation constante de la philosophie. Déjà Héraclite assignait au philosophe la tâche de se "chercher lui-même", et affirmait le logos comme la vérité de l'âme. Un de ses doxographes, Hisdosus Scholasticus, lui prête ces mots, comparant l'âme à une araignée sentant sa toile rompue, " l'âme de l'homme, lorsqu'une quelconque partie du corps auquel elle est solidement et harmonieusement attachée " note 1. En traversant quelques siècles nous rencontrons Descartes. Dans sa lettre à la princesse Elisabeth du 21 mai 1643, il définit trois notions fondamentales : celle de l'âme (nous dirons "esprit"), celle de corps et celle de l'union entre l'âme et le corps.

"Je remarque une grande différence entre ces trois sortes de notions, en ce que l'âme ne se conçoit que par l'entendement pur : le corps, c'est-à-dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connaître par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aidé de l'imagination : et enfin les choses qui appartiennent à l'union de l'âme et du corps, ne se connaissent qu'obscurément par l'entendement seul, ni même par l'entendement aidé de l'imagination, mais elles ne se connaissent très aisément par les sens"note 2

Si Descartes se fie à l'intelligence (entendement) logique pour saisir la notion de l'âme, et à l'imagination pour rendre compte du corps (particulièrement en ses propriétés mathématiques), les sens, autrement dit, la médiation physique, lui paraissent nécessaires pour comprendre la relation corps-esprit. Il poursuit en affirmant

"D'où vient que ceux qui ne philosophent jamais et qui ne se servent que de leur sens, ne doutent point que l'âme ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'âme, mais ils considèrent l'un et l'autre comme une seule chose, c'esdt-à-dire qu'ils conçoivent leur union".

Spinoza va dans le même sens. Nous lisons dans son Ethique (Livre III) :

Proposition 2 : "ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement, ou au repos, ou à quelque chose d'autre" note 3

Sa démonstration consiste en se référer à la cause première de l'âme et du corps, à savoir, Dieu, considéré seIon le cas sous le mode du Penser, ou sous le mode de l'Etendue Ce qui lui permet d'affirmer dans la scolie qui suit que le corps et l'âme "sont une seule et même chose".

Nous nous trouvons devant un paradoxe : le sujet philosophique, homme, corps vivant et esprit lucide, n'est un que par l'union de l'âme et du corps... Le dualisme oblige l'esprit humain à se concevoir comme uni et double à la fois : comment une âme immatérielle peut-il mouvoir un corps matériel ? Comment un corps matériel peut-il susciter les mouvements de l'âme ? Comment l'âme peut-il éprouver des passions d'origine charnelles ?

En cette fin de millénaire, nous aurions tendance à formuler la question de la sorte : comment peut-on définir la pensée par rapport aux divers phénomènes physico-chimiques que nous observons dans un cerveau en fonctionnement ? Ou, inversément, en quoi la physiologie cérébrale peut-il induire de la pensée ? Ou encore : qu'est-ce, pour un neurobiologiste, la pensée ?

Retournons la question, à l'intention du philosophe : quelle place prennent la physiologie et la biochimie du cerveau dans la représentation philosophique de 1'être humain ?

Or, observons-nous, il n'est pas de pensée sans cerveau, et il n'est pas de cerveau vivant sans pensée. Est-ce à dire, faute de pouvoir résoudre l'aporie évoqué à propos de Descartes (penser en même temps une union et une dualité), que nous sommes contraints au monisme et au choix entre ces deux positions extrêmes : tout matière (matérialisme) ou tout esprit (spiritualisme) ?

Notre propos est de rendre compte - sans prétendre apporter une solution définitive - des difficultés que rencontre le dualisme. Nous proposerons certes un matérialisme mais restera ouverte la question de l'autonomie de la pensée par rapport à son substrat matériel. Il ne faudra pas négliger par ailleurs l'autre pôle du monisme : un spiritualisme radical qui aboutirait au solipsisme En fait, dans la discussion centrée sur les rapports entre l'organe "cerveau" et sa fonction "la pensée" se dessine le problème philosophique majeur de la relation entre ces deux catégories fondamentales que sont le logos et la physis.

Cette question traverse quasiment toute la philosophie, de Héraclite aux néopositivisies actuels, en passant entre autres par Platon, Descartes, Spinoza, Kant, Husserl, pour ne citer que quelques phares. Je me contenterai ici d'effleurer, tel un papillon de nuit, quelques-unes de ces balises lumineuses qui, chacun à sa manière, nous guident vers la lumière.

Un autre aspect de notre questionnement me paraît en outre relever de l'urgence. Penser le corps, penser le corps en relation avec l'esprit, et en définitive, nous amènera à interroger le statut de l'être humain et, espérons-le, à reconstruire le sujet, corps sentant, pensant, voulant, agissant ou pour résumer et plus simplement, l'étant de ce sujet que nous appelons en phénoménologie Dasein.

Quelques exemples : le foetus humain est-il un corps vivant, autonome, doué de sensibilité et de pensée ? Mérite-t-il le statut de sujet, de personne, que la loi doit protéger ? L'handicapé mental profond est-il un corps sans pensée, sans réflexion, sans droits ? Doit-on garder la vie d'un corps humain, tandis que le cerveau manifeste tous les signes d'un coma dépassé ? Dans quelle mesure les greffes importantes ( du coeur, du foie ) altèrent-elles l'identité du patient ? Deux individus clonés, issus d'un même blastula, sont-ils des sujets différents ? Pourra-t-on, en droit, brêveter un génôme humain, éventuellement manipulé ?

C'est pourquoi nous nous sentons contraints de multiplier les feintes, ces expériences de pensee chères à la philosophie analytique, et particulièrement celles qui procèdent par substitutions de cerveaux et de corps, car elles précèdent, sur le plan logique, leur concrétisation au sein de notre monde.

2. La feinte, le rêve et l'oubli.

2.1. apories de la feinte cartésienne.

Revenons à Descartes. Non pas qu'il soit le premier à interroger la dualité corpslesprit, mais parce les termes mèmes de son questionnement nous pose d'emblée quelques problèmes.

On connaît l'exigence méthologique de Descartes : douter, analyser le problème procéder par ordre, du plus simple au plus complexe, du particulier au général. Nous le suivrons bien volontiers, à commencer par le doute. Et plus particulièrement, par douter du doute cartésien.

"Ainsi à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer, et parce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant comme démonstrations et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en mon esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes". note 4

Ce doute porte sur trois choses :

Descartes cherche pourtant à échapper au scepticisme qui l'étreint :

"Mais aussitôt après, je pris garde, que pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose, et remarquant que cette vérité, je pense donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler..."

la suite me paraît importante :

"Puis examinant avec attention ce que j'étais et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde, et aucun lieu où je fusse, mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, et qu'au contraire, de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses, il suivait très évidemment et très certainement que j'étais, au lieu que, si j'eusse seulement cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été, je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser et qui pour n'être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle : en sorte que ce moi, c'st-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'elle ne fût point, elle ne laissait pas d'être tout ce qu'elle est." note 5

Cette affirmation du dualisme repose sur ce qu'on pourrait appeler une "expérience de pensée", semblable à celles que la philosophie analytique nous a à présent habitués. Posons de prime abord la question : peut-on feindre de n'avoir aucun corps ? Est-ce une feinte ? une manoeuvre destinée à tromper autrui ? Est-ce donner le change, donner pour réel une qualité que l'on n'a point ? Certes, tenant compte du contexte, on devra penser que Descartes voulait dire "imaginer", ce que prouvent d'ailleurs le texte des Méditations. Effectivement, on peut tout imaginer, même le plus invraisemblable, même le plus illogique, comme par exemple d'être ici et là, au même instant mais ici, il s'agit de feinte, pas de fable. L'imagination philosophique consiste ici simplement à poser une hypothèse et à en déduire les conclusions logiques.

La feinte est double : absence de corps, absence de monde, qui laisse l'ame seule, sans interlocuteur, sans même un monde pour l'accueillir. Mais prenons la définition littérale - au risque de déformer la pensée de Descartes - de feindre, donner pour réel une qualité que l'on a pas. Ce geste suppose d'emblée un interlocuteur, ou du moins, un point d'appui, disons, un référenciel pour estimer ce qui est réel ou ne l'est pas. On ne feint pas à soi-même à moins d'être de mauvaise foi. Il est impossible de feindre en l'absence d'autrui et à foniori sans monde. Le masque cartésien tombe à plat dès lors et l'on peut se demander en quoi la feinte de Descartes, qui pose inexistant corps et monde, est-elle plus valide que celle du matérialiste qui pose l'absence d'âme... pour ce dernier, subsistent, plus réels que jamais corps et monde, tandis que l'idéaliste, masque sans corps ni public ni scène, se voit d'un coup vidé de lui-même, incapable ne fût-ce que de tenter de feindre.
On peut feindre d'être tel autre, d'être intelligent ou niais, honnête ou deshonnête, mécréant ou très pieux, mais jamais d'être sans corps... à moins de considérer par pure convention, tel masque, tel comportement, tel habit comme celui d'un incorporel imaginaire. Nous sommes dès lors en plein théâtre et non plus en philosophie.

Par ailleurs, il ne faut pas faire preuve de grande imagination au matérialiste pour mener à bien son expérience de pensée : le premier cadavre venu est, en fait, un corps sans âme. Le cadavre, certes, mais le corps vivant ?

Accompagnons malgré nos hésitations Descartes pour quelques pas de plus : imaginons d'être sans corps. Supposons même la feinte possible. Nier, en imagination, son corps, feindre l'incorporalité, suppose que l'on ait quelque connaissance de la qualite non-feinte, fut-ce pour savoir ce qu'on doit nier. La conscience de la corporalité, que la feinte impIique, laisse subsister un doute sur le dualisme de Descartes à tout le moins, sur la priorité à donner à l'incorporel. Il faut bien admettre une incertitude à ce propos : il est des corps sans conscience, mais jamais, un corps conscient a constaté de facto une conscience sans corps. En outre, Descartes feint d'être sans monde... mais à qui s'adresse cette feinte, sinon à lui-même, si le monde n'est plus ? Et quand bien-même on pourrait affirmer fondé ce solipsisme implicite, le monde ne pouttait être aboli puisque ce "feinteur" - corps et âme - constituerait à lui seul, ce monde, que l'on ne pourrait abolir, même en pensée, sous peine de retomber dans le néant

On pourrait rétorquer, non sans raison, que Descartes n'a nullement l'intention de nier le corps. Mais notre problème se pose lorsque Descartes entend conférer à l'âme la capacité d'ètre sans corps. A priori, il n'est pas indispensable d'opter pour un monisme matérialiste pour interroger, de manière critique, le dualisme cartésien... mais force nous est de penser que si, à l'inverse de la simulation cartésienne, le corps subsiste - conscient - sans âme, on voit mal par quel tour de force cette âme considérée comme en-soi autonome puisse nous encombrer. S'il est admis qu'il n'y a pas d'âme sans corps, qu'est-ce qui nous empêcherait de la considérer comme un état du corps, une fonction assumée par le corps vivant. Or l'impossibilité de simuler l'autonomie de l'âme, simulation qui nierait en elle-même sa propre possibilité, nous indique bien le chemin à emprunter : celui des corps.

Je pense, donc je suis. L'assertion est parfaitement fondée. Mais le je n'est pas un mot entendu dans le vide, ni même une pensée pure. Le je est avant tout un corps, un corps vivant, un corps pensant. Descartes a voulu - non sans raison - réduire le corps animal à une machine. Dans son souci de sauvegarder sa foi, il n'a pu éviter d'adjoindre au corps humain une âme dont l'origine transcende la réalité quotidienne. Le Dieu cartésien nous apparaît enfermé dans le cercle clos de son évidence. Dieu est nécessaire pour expliquer le dualisme, tandis que ce Dieu, cause première des corps et des âmes, s'explique, ou se prouve, par le dualisme corps/âme.

Il sera, admettons-le, plus simple de penser un corps sans pensée qu'une pensée sans corps et ce ne serait pas faire injure à Guillaume d'Ockham que de passer ce problème au fil de son rasoir : quiconque a vu un cadavre est à même de constater cette donnée élémentaire, à défaut d'être évidente. Je suis, certes, mais je suis plus facilement un corps pensant qu'une âme feignant d'être sans corps. Certes notre cadavre ne pense pas, mais cela ne prouve pas l'autonomie de l'âme ou de l'esprit, mais bien que seul un corps vivant est à même de penser. Or cette vie se constate chez les êtres-machines dépourvus - dit-on - d'âme, ou même de simple conscience : du virus au Séquoia géant, de la Paramécie à la Baleine bleue. Ils n'en sont pas moins vivants.

J'en conclus donc qu'il vaut mieux, pour la poursuite de notre réflexion, feindre d'être sans âme, fut-ce que pour sauvegarder la possibilité même de penser, que de feindre de feindre d'être sans corps.

Si l'âme n'est point, peut-on dès lors spéculer sur sa cause première ? Le Dieu de Descartes s'efface dans ce même mouvement de notre pensée. Mais la Cause première des corps ? dira-t-on. Exit, lui aussi, mais pour le démontrer, nous devrions sans doute passer par Spinoza et reconstruire, dans la logique de l'Ethique, le concept de Dieu comme Nature naturante. C'est un autre propos.

2.2. corps rêvant.

Mais le rêve ? Il est une activité involontaire d'un corps (cérébral) endormi. Le monde onirique se présente comme un monde, mais - tout éveillé le sait - ce monde-là n'a que peu de rapport avec le monde concret. Et le rêveur se voit, vivant, dans un monde étranger aux éveillés Je me souviens d'un songe note 6 : je suis bras tendus et à force de volonté je m'élève dans l'espace, je vole. Ange ou oiseau peu importe, peut-être même corps astral... l'important dans notre réflexion est le "je" qui vole.

Ce Je est un Je proprioceptif, la conscience rêvée est aussi une conscience du corps du rêveur... je me rêve voler signifie en fait, rêver que mon corps vole, ce rêve n'est pas un spectacle où un cascadeur imaginaire jouerait le rôle de Peter Pan. Au contraire, il est un vécu du vol. Le dormeur se sent voler et souvent, s'efforce presque volontairement de prolonger son exploit. Le rêve n'est pas, pour autant une simple rêverie ou, par jeu ou par inspiration poétique, on s'imagine volontairement dégagé de la pesanteur.

Mais cette autonomie de la pensée, précisément en ces moments ou le corps sombre dans l'inconscience, ne confirme-t-elle pas le dualisme cartésien? Est-ce à dire qu'un double incorporel de soi se manifeste hors du corps?

Certains le croient, je préfère pour ma part écarter une telle hypothèse pour considérer le rêve comme une fonction impliquant le corps. Tout se passe comme si le rêve remplissait une fonction aussi vitale que par exemple, l'excrétion. Sa privation entraîne de redoutables conséquences psychologiques : fatigue, hallucinations, dépression ou folie. Il n'empêche que le rêve échappe à la volonté et ce débridement de la pensée peut même avoir lieu quand, tout en restant conscient, le corps, parfaitement détendu, s'apprête à passer le seuil d'Hypnos. Le rêve semble à première vue manifester l'autonomie de l'esprit et légitimer le dualisme. L'expérience prouve qu'il n'en est rien : au rêve, correspond une activité cérébrale spécifique, mesurable par des procédés physiques. Il existe en outre chez l'animal, ou du moins chez les animaux dont le système nerveux central est bien développé. Il est enfin souvent suscité par des événements matériels (un bruit, une odeur, un toucher).

Je voudrais par ailleurs évoquer une autre situation, des plus courantes. Celui du rêve suscité par la chimie. Ou pour parler franc, le problème de la conscience modifiée par les drogues. Reconnaître de telles modifications de conscience revient à accepter, pratiquement sans recours possible, la matérialité de la pensée. Electrodes fixées aux lobes adéquats, ou molécules de diéthylamide de l'acide lysergique, la cause ici importe peu : la conscience se voit ici tributaire de la matière..

Ici nous nous trouvons face à une pensée dont l'état - ou même l'existence - témoigne de l'enracinement dans la physis. Nous avons soulevé dès le début de notre réflexion, la question posée par l'étiologie des maladies psychiques. Elle démontre, dans la pratique, que le corps - à savoir cet organe blanchâtre que l'on nomme cerveau - a partie liée avec ce que nous avons coutume d'appeler "esprit". Le vocabulaire en la matière reste significativement flou : il est aujourd'hui désuet, sauf en matière religieuse, de parler d'âme. On préfère les vocables "esprit", "conscience", "raison"... Mais peut-on légitimement parler d'esprit comme d'une réalité autonome ? Le langage courant lie toujours d'une manière ou de l'autre ce vocable à un état du corps. On dit : il recouvre ses esprits, pour dire qu'il sort d'un évanouissement, ou d'un coma. Il a perdu ses esprits, pour dire qu'il est atteint de folie. J'invoque les esprits, pour dire qu'on fait appel à cette chose que les spirites (ces rationalistes du spirituel) considèrent comme détachée d'un corps mort.

Maladies psychiques, maladies physiques : telle est l'équation posée par la médecine, qui traite - le répète-t-on assez ? - du corps malade. Mais la psychiatrie, la psychanalyse s'occupent-elles de l'âme (psychè) ou de l'esprit ? Non... nuançons plutôt. La psychiatrie traite avant tout d'un cerveau malade mais de quoi traite la psychanalyse ? Du sujet : d'un existant dont le mal-être est réel. Mais le champ d'intervention de l'analyste reste très précis : c'est ce que nous appelerions en philosophie : le logos.

2.3. l'oubli.

Qui suis-je ? C'est la première question de l'amnésique- Victime d'un traumatisme, le malade ne se souvient plus de son identité. Le neurohiologiste identifiera aisément les zones cérébrales lésées... le malade, lui, s'efforcera de recouvrer désespérément la mémoire, autrement dit, de retrouver son identité. Face à un amnésique, nous nous trouvons comme devant un corps sans moi, sans âme, pourrait-on dire, sans identité psychique. Certes l'amnésique sait qu'il a un corps, il perçoit le monde, parle et raisonne, mais un vide s'est installé, dont il a tragiquement conscience. Le drame de l'amnésique est, porté à l'extrême, celui de qui a le nom sur le bout de la langue mais ne peut retomber dessus. L'oublieux sait qu'il a oublié quelque chose mais quoi ? Ainsi l'oubli est la perte de la conscience de quelque chose, accompagnée d'une conscience exarcerbée de la perte.

Nous sentons, en nous efforçant de nous nous rappeler de la chose oubliée, que notre volonté est à la fois en jeu et hors jeu. Nous nous efforçons de réparer l'oubli, mais nous ne le pouvons. Le fait de nous nous efforcer indique bien que l'oubli est un accident de la conscience - l'effacement d'une donnée - qui n'altère pas notre volition. De même, c'est volontairement que je me remémore des données dont j'ai besoin ici et maintenant, par exemple, une référence bibliographique, un mot technique, .une information utile... Mais parfois le passé revient à la surface sans que nous y puissions grand chose : le passé nous hante, et particulièrement, lorsque ce passé est émotionnellement chargé : le ressentiment, la rancoeur, le regret ou la reconnaissance, la nostalgie... sont de cet ordre. Le passé nous marque, et l'on pourra évoquer Platon qui compare la mémoire à l'empreinte sur un bloc de cire... On sait actuellement que si la mémoire est une fonction essentielle, l'oubli l'est tout autant. Il est, paraît-il, des individus incapables d'oublier. Tel individu se voit ainsi plongé dans une confusion et une souffrance atroce parce que d'une part, il ne peut réorganiser ses acquis de manière utile et d'autre part, il garde en mémoire (vive) toutes les souffrances du passé. L'oubli, loin d'être une carence, permet la rélégation de l'accessoire dans le fond de notre pensée de manière à permettre à l'essentiel de venir à la conscience.

Le drame de l'amnésique est que l'essentiel, en premier lieu son identité, reste dans l'arrière-plan. Aussi devons-nous nous poser la question : en quoi l'amnésique reste-t-il en droit un sujet, une personne disposant des droits fondamentaux, si lui-même est incapable de se désigner par son nom ?

Dans son ouvrage "Valeur et vérité", et plus particulièrement le chapitre intitulé "L'âme-machine ou ce que peut le corps", Comte-Sponville traite précisément de la relation du corps et de l'esprit note 7. Il pose dans ce texte le problème de la validité de la pensée dans l'hypothèse matérialiste : " si c'est le cerveau qui pense, on ne peut être sûr de rien, pas même que c'est le cerveau qui pense". En effet, si le cerveau (entendons par là, l'organe) pense, il détient tout pouvoir et nous ne pouvons penser que par lui. Les maladies psychiques, leur étiologie, confirment cette toute-puissance de l'organe, lésé ou déficient en l'occurrence. Descartes, ajoute-t-il, était bien conscient de cette conséquence pyrrhonienne du matérialisme puisqu'il cherchait l'évidence non dans le corps sentant et senti, mais "dans la pure pensée d'un ego cogitans".

Comte-Sponville fonde son scepticisme sur l'affirmation de la toute-puissance du cerveau qui serait capable de tromper son homme (le corps, ou corps-et-âme) en le faisant "passer pour Descartes". Dès lors l'existence d'un sujet, déterminé, reste douteuse.

La question est, dans l'hypothèse matérialiste : le cerveau, en tant qu'organe, peut-il me tromper quant à mon être ? Mon cerveau peut-il faire en sorte que je me croie Napoléon, ou Descartes....?

Vraisemblablement oui puisque dit-on certains fous disent être Napoléon... (encore faut-il vérifier si c'est une croyance ou un mensonge). La réponse ne me paraît pas si simple que ne l'envisage Comte-Sponville dans sa réfutation du cartésianisme. Le cerveau ne pense pas indépendamment du corps, pour qu'un cerveau (supposons le détaché du corps) se pense être Untel, il faut qu'il ait constamment en mémoire et, plus généralement, en input toutes les sensations proprioceptives et externoceptives de ce Untel.

La pensée "Je suis X" prouverait l'existence du cerveau et non celle de X, affirme Comte-Sponville. Soit, mais n'oublions pas la portée exacte de la proposition "je suis X", il ne s'agit pas de feindre d'être X, mais bien : estimer en vérité que toutes les sensations, internes et externes, et toutes les données mémnoniques, passées et présentes, soient celles de X. Ce qui implique de quelque chose d'autre que le cerveau - le corps, le monde - soit présent.

Revenons à notre amnésique- Supposons X amnésique. Il ne se souvient plus de son identité. Est-il autre que X ? Il n'a plus conscience d'être X mais bien de ne plus se souvenir de son identité... il acquiert (malheureusement) l'identité Xamnésique

Cette nouvelle identité est aussi reconnue par les tiers : le médecin qui l'examine admet par son diagnostic, que X n'est pas un simulateur : X est bel et bien amnésique. Xamnésique est-il pour autant différent de X ? Oui et non, et nous voyons en fait, que le problème logique nous amène à insérer dans notre discussion la question de la temporalité, du devenir... A chaque instant Untel varie, d'une manière ou de l' autre, il vieillit, acquiert des connaissances nouvelles, en oublie d'autres, une partie de son corps meurt tandis que ses jeunes cellules se multiplient etc... la question est devenue classique et résolue par Hegel : comment l'être peut-il être à la fois permanent (sinon il ne serait pas l'Etre) et mouvant, comme devenir ? Mais pour l'amnésique, il ne s'agit pas simplement de croissance, ni même d'un banal accident : tout un pan de sa vie - et même la partie la plus importante de sa vie, son identité, son nom - disparaît dans le néant. Comment l'amnésique peut-il se faire reconnaître par autrui, s'il ne se souvient plus de son identité ? Notons qu'il se sait amnésique. On le lui a dit, mais encore, il s'en est rendu lui-même compte lorsque le premier quidam venu lui a demandé son nom.

Nous revenons au paradoxe de l'oubli : j'oublie la date de naissance d'un ami, je voudrais m'en rappeler mais je ne le puis. Cette information a disparu de ma mémoire, de ma conscience, tout en subsistant en creux, pour ainsi dire. J'ai conscience d'avoir oublié la date de naissance de mon ami. Reste présent donc la catégorie dans laquelle cette donnée oubliée entre. Je sais que ce que j'oublie est une date d'anniversaire. Au pire l'objet de l'oubli subsisterait en creux dans la catégorie la plus générale des choses dont on ne se souvient plus. On pourrait, poussant plus loin le mécanisme de l'oubli, oublier d'avoir oublié. Ce qui, contrairement à une double négation, ne nous ramène pas la donnée oubliée à la conscience. A la limite, nous aurons une forclusion, pour reprendre le terme lacanien : le fait n'a même pas eu accès à la conscience avant d'être refoulé.

Mais X a plus de chance. D'autres se souviennent de lui. Certains moins bien attentionnés cherchent à le tromper : tu es Y, disent-il à Xamnésique ! Notre malheureux Xamnésique risque bien d'acquérir une toute nouvelle, mais inopportune identité. Supposons que tout le monde (les proches, les médecins, la société en général) lui confèrent, intentionnellement ou non, une identité Y. Dès lors, Xamnésique croira et se sentira Y. Son cerveau lui dira, je suis Y. N'empêche que, pour la société, il y a une imposture et, s'il est une personne capable de prouver, aux yeux de tous, que X n'est pas Y, le mensonge tombe... mais quelle personne peut, en dernière analyse, certifier que X n'est pas Y ? La réponse est simple : Y lui-même (à la rigueur le cadavre, ou des traces de Y). La preuve découle dans cette circonstance du principe fondamental de l'identité et de la non-contradiction : il est impossible que Y soit ici et là au même instant. En l'absence d'une telle preuve : par exemple, Y est fictif Xamnésique devient Y... Mais il n'y a ici nul paradoxe : simplement une transformation de l'identité au cours du temps : disons qu'au cours de la vie, l'identité évolue. Dans ce cas imaginaire, l'évolution est brutale : il y a substitution, X prend une nouvelle identité tout en ayant oublié l'ancienne... l'oubli de l'identité, l'amnésie, n'est qu'un cas extrême d'oubli courant. Après tout chacun d'entre nous a oublié maints épisodes de sa vie... Ceci dit, et pour autant que la notion de subsconscient soit fondée, les traces de l'existence passée de X subsistent à l'état latent de sorte que l'amnésique pourrait potentiellement recouvrer la mémoire ou à tout le moins recouvrer sa réelle identité. Que faut-il ? Des témoignages prouvant que Xamnésique a laissé dans le passé les traces légitimement attribuées à X, par exemple : la photo de sa carte d'identité, un ami le reconnaissant, une signature reconnue légalement conforme à la signature actuelle de Xamnésique...

J'ai évoqué quelques instants auparavant le principe d'identité et de non-contradiction. Revenons-y parce que, en l'occurrence, l'évocation de ce principe nous ramènera au sujet de notre discussion : le corps ou, plus philosophiquement, le rapport entre physis et logos.

Hegel expose le rapport entre l'être et le devenir en posant de prime abord l'être pur, "simple élément immédiat indéterminé". La détemination "moi = moi" (identité) aboutit à rien d'autre que la "certitude de soi-même" mais permet à travers cette première médiation (qui consiste à aller d'un premier terme à un deuxième et à sortir de la différence.) à trouver "l'être contenant en soi la médiation, pensée ou intuition pure". En posant l'être comme le prédicat de l'absolu, on obtient la définition de l'Etre comme Absolu. Solution pauvre si ce concept ne contenait en elle, du fait de son indétermination, "toutes les réalités", autrement dit, Dieu (qui peut être celui de Spinoza : la totalité, l'Infini). Pure abstraction, l'Etre peut être nié : nous obtenons, "appréhendé aussi immédiatement", le non-être. En remarque Hegel note : " il s'ensuivait la deuxième définition de l'absolu, à savoir que c'est le néant ; en effet elle y est continue, quand on dit que la chose en soi est l'indéterminé, ce qui est sans forme et saus contenu... " Quel est donc le lien qui lie, en cette première (in)détermination, l'être et le non-être ? Comme indétermination : l'être est néant. Comme absolument déterminé, c'est-à-dire comme être, il est... être. La réponse hégélienne se trouve dans le paragraphe suivant : "Le néant est, en tant que cet immédiat, pareil à lui-même, inversement, ce qu'est l'être. La vérité de l'être comme celle du néant, c'est donc leur unité ; laquelle est le devenir" .note 8

Devenir. Nous entrons ici dans une nouvelle dimension : celle du temps. Avec le devenir nous quittons d'emblée l'abstraction pure pour pénétrer dans le monde des vivants, dans notre monde car nous ne nous colletons plus à présent avec cet Absolu confortablement installé dans les sphères éthérées de la métaphysique, mais bien avec les êtres en devenir, concernés directement par le temps, c'est-à-dire par leur finitude, leur transformation, leur histoire : nous avons affaire à des étants, et particulièrement à cet étant conscient d'être étant au monde : le Dasein, "le résultat du devenir", dit Hegel. Il faudrait peut-être parcourir la totalité du cercle du savoir hégélien pour saisir les implications de ce qui précède. Avec le devenir, nous entrons dans la matérialité : le paradoxe ne joue pas seulement dans l'espace, mais aussi dans le temps. L'identique et le différent s'entrecroisent de part et d'autre de l'espace et du temps. Deux étants peuvent être identiques mais localisés différemment dans l'espace, tandis qu'un même étant est identique à lui-même dans le temps.9 En ce qui concerne notre X, il y a mutation temporelle d'identité... mais ce qui nous amène à reconnaître en X la permanence de son identité est le principe logique d'identité spatiale. X est X (amnésique ou non) parce qu'il occupe un point et un seul point dans l'espace. Mais X est différent de Xamnésique ou du pseudo Y dans la mesure où ils s'inscrivent dans le temps : il y a évolution, ou mutation. On me dira que X peut se déplacer, certes : mais le déplacement est une évolution temporelle, le mouvement étant indissociable du temps. En introduisant la notion d'espace dans notre réflexion, nous entendons bien évoquer l'étendue qu'occupe tel ou tel étant et cette étendue est la propriété fondamentale des corps.

3. Le corps et la parole

3.1. de quelques manipulations cérébrales

Le corps réapparaît donc ici dans notre réflexion sur l'identité. Or qu'est-ce un corps ? Le corps peut être vivant ou inerte, il peut être solide, liquide ou gazeux, il possède un certain nombre de propriétés, qui sont autant de prédicats que l'on peut assigner à l'être. Le corps en tant que tel est d'une indétermination telle qu'il pourrait s'assimiler à la physis ou tout objet appartenant à la physis. La physique traite des corps, par définition, massifs. Tel ou tel corps est un étant, et l'être du corps ? Les Grecs nomment hylè ce que nous traduisons par "matière". Aristote oppose la matière (hylè) à la forme, en ce sens que la matière formée, est déterminée, on peut lui assigner tel et tel prédicat mais pas tel autre. Entre la matière et la forme existe une relation analogue à celle existant entre l'être et l'étant. Aristote définit les quatres causes déterminant un étant : matérielle, formelle, efficiente, finale et ces quatres causes, pour aboutir à une détermination complète, doivent être présentes et s'entrelacer. Pas d'étant sans matière, pas d'étant matériel sans forme, et pas d'étant effectif sans qu'il ne soit, par la relation entre ses différents constituants matériels, propice à une fonction, qu'il serve à quelque chose pour un autre étant. L'être se détermine toujours comme étant pour... Il ne s'agit pas d'affirmer une téléologie mais de concevoir qu'un étant signifie toujours quelque chose pour un autre étant : il s'agit de constater l'interrelation entre chaque chose. Pour le Dasein, la chose étante, est ce qui se trouve sous-la-main, susceptible d'être utilisé, d'être intégré dans cette interface entre le logos et la physis qui constitue la technè.

En conséquence lorsque nous réfléchissons sur l'identité de quelqu'un nous réfléchissons nécessairement sur un corps, un corps vivant, un corps pensant, un corps conscient... Ce corps est naturellement fini, délimité dans l'espace, et dans le temps. Mourir c'est cesser d'être X, perdant sa forme, le corps se dissous dans la totalité, tandis que subsiste l'héritage du disparu, son oeuvre, ses traces, ses descendants.

En opposant, comme le fait Aristote, la matière (hylè) et sa détermination première, la forme, qui en soit ne relève pas de la matière, nous risquons d'oublier la nature de l'interdépendance entre matière et forme. Héraclite nous a laissé une image puissante : celle du fleuve. Ce fleuve qui est et n'est pas. Je dirais que nous sommes un fleuve. Le flux de la matière nous traverse et emprunte notre forme. Cyniquement (au sens philosophique du terme) nous pourrions nous définir comme un tube digestif : vivre, c'est manger et excréter. Ni plus ni moins. La reproduction elle-même reste accessoire : castré ou stérile, nous continuons à vivre. Sommes-nous qu'un corps ? Oui, mais pas un corps indéterminé, nous sommes un corps formé, et fonctionnel. Un corps vivant appartenant à une espèce particulière de corps : vivant, animal, et humain. Il est temps maintenant de penser le corps en relation avec la seconde des causes aristotélicienne : la forme.

Reprenons Descartes, utilisons-le à la manière de Comte-Sponville 10, et admettons que la neurologie soit à même de fournir un cerveau humain identique, sur le plan des connections cérébrales et de son fonctionnement, à celui de Descartes à instant t, par exemple. Ce cerveau vivant se trouve à l'instant t', in vitro. Certes le cerveau copié pense comme Descartes pensait à l'instant t, mais la copie est située ailleurs que l'original dans l'espace-temps, donc son vécu va, à partir de t'+1, être différent du vécu de Descartes à l'instant t+1. Le cerveau copié va prendre quasi mmédiatement conscience d'un autre corps et d'un autre monde... en tout cas il ne prendra pas conscience du corps et du monde de Descartes à l'instant t+1. Il n'y pas moyen de résoudre ce problème à moins de "copier" non seulement le cerveau de Descartes mais tout ce qui a été, est et sera, perçu par Descartes, soit, son corps et son monde, et par "monde", je désigne la totalité de l'univers. Question : une totalité peut-elle se copier pour avoir deux totalités, deux infinis ? La réponse, évidente, est négative.

Comte-Sponville procède à ces expériences de pensée pour nous faire partager son scepticisme. Il a naturellement raison : le doute est le père de la certitude. Mon regret est qu'à aucun moment de sa discussion, il intègre le facteur temps. Or toute réflexion sur le rapport entre l'être (la substance) et l'étant (1'accident) doit, pour être saisi dans sa complexité, insérer cette relation dans la temporalité.

Mais notre propos n'est pas de refaire une analytique du Dasein. Il s'agit plus simplement d'élucider les rapports entre la physis et le logos et pour ce, livrons-nous à une nouvelle expérience de pensée.

Monsieur X est un grand malade. Atteint d'une forme nouvelle de myopathie tous ses muscles, lisses ou striés, s'atrophient. Le seul moyen de garder le patient en vie est de faire l'ablation des organes atteints et les remplacer par des prothèses. Ces prothèses sont connectées directement au système nerveux central et assurent parfaitement leur fonction. D'ablation en ablation, c'est l'ensemble du corps de X qui se voit remplacé par un organisme artificiel. Comme la maladie progresse lentement, X a tout le temps de se familiariser avec ses prothèses, son identité corporelle évolue de sorte que dans la phase finale de la maladie le cerveau de X ressent la machinerie qui le maintient en vie et en contact avec le monde extérieur comme " son corps" . Mais, pour corser l'histoire, le virus responsable de cette myopathie mute et atteint directement le système nerveux. A terme, le cerveau perdra ses fonctions essentielles et le malade mourra.

Un neuro-chirurgien a une idée géniale et révolutionnaire. Il constate que les transducteurs qui établissent les liens entre les commandes neuronales et l'activité des robots-prothèses parviennent à traduire les impulsions nerveuses en impulsions électriques. Son idée est de connecter chaque neurone à un microtransducteur relié à un ordinateur ultra-performant neuronal et connexionniste. Au terme du processus, la totalité des informations produites par le cerveau sera transférée dans la mémoire de cet ordinateur. Le cerveau de X pourra mourir en paix, puisque l'ensemble des données, mémnoniques et fonctionnelles, restera disponible dans la mémoire vive, morte, interne ou externe de l'ordinateur neuronal. Ce dernier continuera, sans solution de continuité, à assurer le fonctionnement et les activités des multiples robots-prothèses constituant le corps de X devenu Xmachine.

Première question : Après la destruction du cerveau organique : X existe-t-il encore?

Deuxième question : dans la mesure où un programme informatique peut être copié Xmachine peut-il se reproduire ? Est-il vivant ? Est-il possible que Xmachine décide lui-même, seul, de copier la totalité de ses " données" ?

Troisième question : que se passerait-il si, volontairement ou accidentellement, le cerveau organique de X est maintenu en vie dans des conditions telles que le virus l'épargne. On pourra corser l'histoire en supposant qu'un autre chirurgien arrive à greffer le cerveau organique de X sur le corps de Y, atteint d'une congestion cérébrale et parvient ainsi à ranimer ce malheureux Y. Y est-il un corps greffé du cerveau X ou est-il le cerveau de X greffé du corps Y ?

La, ou les, solutions philosophiques de ce type de problèmes peuvent être plus complexes qu'il n'y paraît de premier abord. Il importe de souligner un point, qui fonctionne dans notre récit comme un axiome : Il est supposé possible de traduire en langage machine les faits de conscience, qui eux-mêmes, pourraient être déduits (parce qu'il y a une relation de causalité intelligible) de l'état des connexions cérébrales.

Mais quelle correspondance pourrait exister entre l'identité de psychique, l'identité corporelle, et l'identité sociale : le jeu fictif évoqué ici consiste à séparer ces identités jusqu'à présent indissociables dans la vie réelle.

Le recours à la logique modale, explorant les liens logiques entre les mondes possibles et les identités successives prises (ou imposées) aux divers états de X (Y), serait sans doute nécessaire pour élucider ces questions que je laisse délibérément ouvertes ici.

3.2. aux sources de la pensée : le logos.

Le logos que voici étant toujours vrai, les hommes n'en n'acquièrent pas la compréhension, ni avant de l'avoir entendu, ni une fois qu'ils l'ont entendu...

Ainsi commence le premier fragment de Héraclite, tel que Kostas Axelos note 11 le traduit. Mot, parole, discours, sens, Raison... tels sont les traductions que nous rencontrons. La polysémie de ce terme n'est pas sans signification philosophique : logos est le mot qui dit mot, qui nous renvoie, par lui-même à son propre sens. D'une certaine manière, la relation que le logos entretient avec lui-même est celle qui lie l'être à l'être.

Les structuralistes (mais aussi des hégéliens comme Kojève) nous ont habitués à disséquer le logos : désignant un étant, le mot est un signifiant, mais entre le signifiant et le signifié est un décalage qui constitue la connotation du mot. Avec Kojève nous pouvons discerner dans un logos trois choses : l'objet désigné (le signifié), le morphème (le son,ou la graphie qui représente dans le monde sensible le signifiant) et le signifiant, le concept que recouvre le mot. Je dis par exemple chien : le son me désigne un animal, ou plus exactement, une catégorie d'animal dont les prédicats sont communs à toutes ces bestioles à quatre pattes que les zoologues classent sous le genre canis. Je ne désire pas répéter ici la querelle des universaux en discutant de la nature, réelle ou nominale, de la catégorie "chien". Mais notons qu'une caractéristique du mot [chien] considéré comme morphème est de se manifester dans le monde sensible : en tant que tel, il fait partie de la physis.

Nous revenons ici à la problématique du corps. C'est un corps qui traduit sa pensée en écrivant ou prononçant le morphème [chien]. Le logos est un vecteur de la pensée et pour que cette pensée puisse être manifestée dans le monde sensible et comprise par l'ensemble de la communauté humaine, il importe que le logos (mot, langage, raison) soit commun. Commun comme mot : les mêmes morphèmes doivent se rapporter aux mêmes concepts, autrement et trivialement dit, on doit parler la même langue. Commun comme concept : le même mot doit désigner le même concept : ainsi les interlocuteurs doivent s'entendre sur le fait que [chien] désigne un animaI ou la gâchette d'un fusil. Et raison commune, car un discours doit se déployer selon une structure logique commune à tous pour être compris par tous. C'est en fait l'exigence première de la philosophie que Héraclite exprime ainsi : "C'est pourquoi il faut suivre ce qui est commun, car le commun est universel. Mais bien que le logos soit universel, les gens du commun vivent comme s'ils avaient une pensée particulière". Il y a, dès l'aube de la philosophie, une conscience tragique de la pensée qui se déploie dans un monde où l'incompréhension règne en maître. Héraclite vit, en quelque sorte, le drame de Babel.

Comme l'or, le logos permet l'échange fructueux des concepts et des idées. Comme l'or, le logos se manifeste dans la physis. Comment ? en donnant forme et sens à un matériau brut. Ce matériau peut-être le son (vibration) ou de l'encre... Les lettres qui noircissent mon papier répartissent de manière signifiante la lumière perçue par mes yeux, se sorte que la communication s'établit par la médiation de la lumière au cours de phénomènes physiques qui impliquent, non seulement la matière, qui est mise en forme, mais notre corps, qui est "informé".

Sans corps, la raison peut-il être ? La question est légitime.

Entre l'informel et la forme signifiante existe une relation que j'appelerais logique, parce qu'elle manifeste entre la matière brute et la matière mise en forme (morphème) un rapport (ratio) producteur de sens qui pour être efficient, doit être commun à tous. La tâche primordiale de la philosophie sera de chercher, de découvrir ou de construire cette logique, ce Logos.

Notre chien, que nous avons considéré il y a quelques instants, est de la matière mis en forme, tout comme le mot qui le désigne. Quelle est la source de cette mise en forme du chien ? Le biologiste a une réponse acceptée par tous : le code génétique, le " génotype" qui shxprime, par la transduction de l' ADN en ARN puis de l' ARN en protéines, dans le "phénotype" . Les règles établissant cette mise en forme sont connues des généticiens, des biochimistes et, maintenant, du grand public : quatre lettres, Adénine, Guanine, Cytosine, Thymine (Uracile dans l'ARN), suffisent pour programmer la synthèse des quelque vingt quatre acides aminés nécessaires à la construction des protéines...

lci encore, le logos a partie liée avec la physis et même plus qu'ailleurs car, à moins de supposer l'action providentielle d'un Créateur, tout se passe dans "le corps" .

Quoi qu'on puisse penser, nous sommes dans l'impossibilité de détacher le logos de la physis. Même nos considérations les plus platoniciennes impliquent, pour être déployées, outre le son de notre parole, l'encre et le support de nos écrits, la participation active de nos neurones, constituées biochimiquement à partir de l'information léguée par cette fameuse molécule hélicoïdale d' ADN.

Mais le logos de notre ordinateur neuronal investi de la mémoire de X, qu'en est-il ? Nous avons dit qu'entre le code génétique (la succession des nucléotides) et le corps organique existe une relation logique. Entre la physiologie des neurones mis en oeuvre dans la pensée, et le discours déployé dans la physis, existe aussi une relation logique, que nos neurologues ne réussissent pas encore à décrypter... tout comme existe un rapport entre le concept pensé (souvent sous sa forme verbale) et les morphèmes qui le traduisent dans la physis. On pourra faire le chemin inverse, du morphème au concept par la médiation du corps percevant et conceptualisant. En aucun moment de ce circuit, le logos ne s'écarte de la physis. Ainsi s'efface, pour le meilleur et le pire, la tentation de cet idéalisme que les philosophes médiévaux appelaient "réalisme" ... Il n'est pas d'être sans étant.

4. Une anthropologie matérialiste.

4.1. le dualisme en question

Devons rejeter aussi radicalement que nous le pensions le dualisme ? L'hypothèse d'une conscience artificielle remet à l'ordre du jour la question de l'autonomie de l'âme par rapport au corps. Si la totalité des informations qui fondent la conscience de soi peut être prise en charge par un ordinateur, pourquoi dès lors rejeter le concept d'âme, indépendant du corps ? Nous aurions, non pas un pur esprit, mais une âme nomade.

Et si cette dernière, qui relève du logos, est capable de survivre à son substrat corporel, ne pourrait-on pas renouer avec l'idéalisme ?
lnversément, si nous constatons que le logos a nécessairement partie liée avec la physis, dans la mesure où il ne se manifeste que matériellement et prend sens à travers la matière mise en forme, nous pourrions affirmer, le coeur léger, la primauté de la matière et conclure à un monisme matérialiste.

Nous avons vu, et j'espère l'avoir démontré efficacement, que le monisme spiritualiste est inconcevable. Reste à décider si nous nous trouvons face à la matière le, ou à une relation entre la matière et l'esprit... Le terme "esprit" est vague et philosophiquement inopérant, il pourrait tout au plus désigner une fonction, la pensée par exemple, mais pas un être en soi. Aussi, c'est à la physis que je préfère lier le logos. Notre démarche n'est pas de nier, tout de go, la part psychique des activités humaines, elle consiste plutôt à considérer que les fonctions attribuées à "l'esprit" ne peuvent être assurées qu'en présence d'un "substrat" matériel.

4.2. retour à l'identité corporelle

L'identité corporelle se construit sur un complexe de sensations dont la source ne se limite pas à une synthèse des perceptions internoceptives ou coenesthésiques, même si ces dernières jouent un rôle essentiel. En fait l'identité corporelle prend aussi le chemin du regard d'autrui, regard qui ne nous est pas accessible sans la médiation de la parole. Aussi devrons-nous attacher la plus grande importance à la relation existante entre ces fonctions biologiques décrites par les médecins et les physiologistes et leur représentation subjective dans le champ du logos. On pourra constater que toute la phénoménologie s'est construite depuis Husserl, sur la nécessité d'établir ce lien en assumant la distance quasi infranchissable entre la perception matérielle d'un corps objectivé (qui n'est pas celui de l'observateur), sa représentation langagière et le vécu intime du corps, par "son propriétaire". Le terme même de "propriétaire" indique bien l'ambiguïté de notre relation au corps car il implique un dualisme sous-jacent : une conscience habiterait et posséderait un corps qui lui est "autre" tout en étant "sien". On dit, dans le language courant, "mon corps", "mon bras", "ma jambe"... lorsque ce corps ou ces organes sont "silencieux", c'est-à-dire en bonne santé. A la moindre crampe d'estomac, l'organe s'objectivise, ou plutôt nous objectivons l'organe en n'employant plus pour le désigner le possessif : on dit "j'ai mal à l'estomac", "je souffre de la tête" et non "mon estomac a mal", ou même "j'ai mal à mon estomac". Certes on dit parfois "mon estomac me fait souffrir", mais c'est là une réaction de défense, une tentative de mieux assumer la douleur en lui attribuant une cause devenue étrangère par l'objectivation d'un estomac soudainement considéré comme sujet autonome, cause de notre souffrance.

Mais en soulignant l'ambiguïté de notre relation au corps, nous sommes tentés l'inverser le rapport et estimer que la conscience, le cogito, est possédé par le corps. Ce qui pourraît être le cas si nous poursuivons jusqu'au terme logique la démarche matérialiste, qui considère la conscience comme une fonction du corps (cerveau) plus qu'un mode d'appréhension d'un réel objectivé. Le cerveau possèderait la conscience et en serait le maître parfois abusif.

En fait, notre relation au corps est double : le corps peut fonctionner dans l'inconscience : sommeil, évanouissement, coma en sont les preuves quotidiennes? Mais, en état d'éveil, nous avons conscience, une conscience proprioceptive, de notre corps et cette conscience nous est nécessaire à la survie : elle est, dans ce cas, fonction du corps, fonction assumée par le cerveau et le système nerveux. La douleur, ou tout autre sensation nous informant sur l'environnement, est le résultat d'une interaction dont la source peut être externe (agression) ou interne (dysfonctionnement) : elle est une conséquence de l'adaptation de l'organisme à son environnement.

Pourtant, la douleur peut exister sans cause : un amputé garde souvent le souvenir douloureux de son membre blessé. Il ne s'agit pas d'un simple souvenir d'un accident douloureux, mais d'une douleur physique présente. Le patient sent son bras ou sa main "fantôme"? Certains aveugles ne sont pas plongés dans les ténèbres, mais dans dans un perpétuel éblouissement douloureux au point d'entraîner parfois le suicide. Pourtant il y a absence (ou dysfonctionnement) d'organe sensitif. La sensation en elle-même ne nous apprend rien, à priori, sur le monde extérieur, ou plus exactement, ne nous dispense pas d'un indispensable scepticisme, sans quoi on serait vite amené à prendre des vessies pour des lanternes. C'est en vue d'une mise en examen critique de ce monde perçu que le phénoménologue préconise la suspension du jugement d'existence. Tel un peintre impressionniste, au lieu d'interpréter - en laissant interférer ses a-priori conceptuels - le monde, il l'enregistre tel qu'il se présente. Le monde devient pour lui un vécu aussi intérieur que la conscience intime de notre corps. Est-ce le prélude à un solipsisme ? La question est clairement posée dans les "Méditations cartésiennes" note 12 et trouve sa solution dans la perception d'un espace d'intersubjectivité habitée par le logos. Le monde est perçu par chacun, et la perception qu'a autrui du monde se trouve objectivé par le langage (verbal, graphique, visuel, gestuel, sensoriel etc...) et ce logos, pour être opérant, doit être commun ; ce qui permet de vérifier que chacun perçoit un monde commun. D'où la nécessité de construire un savoir rigoureux établissant correctement le rapport entre le phénomène et l'être, afin que le langage ne prenne pas l'un pour l'autre et que la part subjective ne soit pas abusivement objectivée comme une réalité commune. D'où l'intérêt de cette démarche phénoménologique trop hàtivement résumée ici.

Le savoir intime du corps sera lui aussi objectivé logiquement, mais la présentation autant que la représentation du corps obéit à deux ordres de réalité objectivée : l'un est le corps physique, celui que les sciences exactes saisissent, L'autre est le corps symbolique, social et culturel. Il répond à des normes implicites ou explicites forgées au sein de l'espace intersubjectif Cette construction symbolique du corps contribue à la structuration de la société, établit les hiérarchies, assigne les fonctions à chaque individu, permet les reconnaissances et les éventuelles exclusions, et en fin de compte, définit l'humanité de l'homo sapiens. Ce corps n'est évidemment pas limité à cet organisme à deux pattes défini par les zoologues comme homo sapiens, il s'étend au-delà de la peau et comprend en outre une partie du monde physique investie de diverses fonctions, matérielles et symboliques : parures et tatouages, scarifications et mutilations rituelles, vêtements, outils, et demeures... De légers dégâts matériels occasionnés sur une voiture suffisent à déclencher des réactions violentes de la part de son conducteur, qui se sent, intimement et physiquement agressé. Le véhicule est vécu comme une extension du corps et il importe de souligner que cette extension s'inscrit dans le champ de la physis, même si le véhicule est un objet inerte indépendant de son conducteur. Ce dernier ressent l'accident même anodin comme une atteinte personnelle qui mérite vengeance.

Ainsi le vécu intime, saisissable par autrui que par la médiation du logos et dans la mesure où celui qui éprouve ce vécu est à même de le décrire en termes compréhensibles par tous, interfère avec un événement physique, qui implique la conscience de soi comme corps enraciné dans une réalité externe, dans le Monde.

4. 3 Corps et monde.

Le corps est donc objectivable parce qu'il fait partie du Monde. Mais qu'est-ce qui construit l'identité corporelle ? En premier lieu c'est la pesanteur du monde : c'est par la résistance de la physis (qui est aussi notre corps) que le monde s'offre à nous. Le monde s'offre à nous comme dispensateur des ressources matérielles qui assurent notre vie (nous sommes, ne l'oublions pas, un tube digestif conscient de l'être) et comme menace : frontière au-delà duquel nous ne trouvons que la possibilité de notre anéantissement. Le dit tube digestif n'est pas éternel. Mais encore, le monde enseigne, par l'intermédiaire de nos organes des sens, nos limites... la peau est une frontière ténue, mais une frontière essentielle. Mais au-delà de la peau est une autre frontière, bâtie sur nos rapports à autrui : l'Autre, qui dans un monde où les ressources sont rares, est à la fois la condition de notre survie comme espèce (l'autre sexe) et comme menace (le rival). Sartre a raison de dire que l'enfer c'est les autres, non que les autres créent notre enfer, mais parce que, dans une relation où notre survie dépend - au moins potentiellement - de l'anéantissement d'autrui, l'autre est le miroir de notre violence. Pour domestiquer cette pulsion de mort, le langage s'avère nécessaire : pour ordonnancer le monde et surtout pour ordonnancer la communauté des hommes. Avec le langage, la politique qui va, naturellement, de pair avec la raison, logos commun. Ainsi la construction du monde est affaire commune : le logos, partagé entre tous, nous permet de désigner ensemble les étants, de les distinguer et de les nommer... l'or du savoir circule entre les hommes, dans cet espace d'intersubjectivité où se construisent le vrai et le bon. Mais ce savoir commun comprend aussi le regard que l'autre porte sur notre corps, ainsi l'identité corporelle ne se réduit pas à la proprioception, ni même à la souffrance que nous apporte un monde définitivement séparé de nous... il se construit aussi sur l'échange du regard et de la parole qui nous permettent de nous situer face aux autres. Le corps, notre corps, est aussi un corps socialisé ; il est aussi signe et langage, il est aussi instrument de travail et de pouvoir, exercé non seulement sur la physis mais aussi sur l'autre, maître ou esclave.

Lacan parlait du stade du miroir : cette étape de la construction du moi où l'on découvre que le reflet que nous voyons n'est autre que nous-même. Le miroir est cet instrument qui nous permet de nous différencier de l'autre. Mais le regard porté sur nous même peut être aussi "altérant" : regardez non plus votre reflet, mais le reflet du reflet dans un troisième miroir : le corps que vous verrez vous apparaîtra réellement "autre", de même tout possesseur d'une vidéocaméra peut expérimenter le regard qu'autrui porte sur vous. Ainsi dans le double-miroir, vous devenez l'autre de vous-même. Ce n'est pas votre reflet reflété qui est autre, c'est vous qui êtes l'autre du reflet.

La violence, le pouvoir coercitif exercé par un autre sur vous aboutit de même à cette aliénation : violenté, torturé, persécuté vous ne vous ressentez plus comme vous-même. D'innombrables victimes de torture ou d'enfermement concentrationnaire témoignent de cette "réification" : l'aliénation est extrême, car la victime ne se ressent plus comme sujet, mais comme objet dénué de tous droits, incapable même d'exercer la pulssance de l'esclave hégélien indispensable à son maître. La victime ne se sent même plus humaine et, c'était - hélas - le but du bourreau. A la limite, et dans un registre beaucoup plus supportable, parce qu'elle laisse l'accès à la rationalisation intellectuelle et à l'intériorisation du but commun (le devoir social, la réussite de l'entreprise, le bien collectif), la relation autoritaire produit ce même sentiment d'aliénation : serviteurs zélés, soldats disciplinés ou fonctionnaires consciencieux sentent leur corps comme étranger, dans la mesure où ce corps est mis à la disposition d'autrui : il se prête, ou se loue (s'il est salarié) à la tâche qui lui est imposée.

La relation au monde est nécessairement médiatisée par le corps. Je voudrais introduire ici la catégorie d'enracinement, c'est notre relation au monde. Elle dérive de la symbolique de l'arbre enraciné dans la terre tout en vivant dressé vers la lumière. La lumière est le logos qui éclaire le monde et lui donne sens, la terre est le Monde, la physis, ce qui nous est donné et qui résiste à notre action - Sartre parle remarquablement de l'inertie du monde - mais comme l'arbre se nourrit de la terre, le monde nous traverse sous la forme d'un corps vivant.... l'échange est continu entre le monde et notre corps. Naturellement on pourra, dans notre symbolique, assimiler le corps à l'arbre. En fait, l'arbre est, tout comme chacun d'entre nous, un corps, un corps vivant parce que mis en forme selon la logique du vivant... Mais pourquoi rapprocher le logos de la lumière ? La philosophie se nourrit de mythes et le plus célèbre d'entre eux est celui de la caverne, la lumière est ce qui éclaire nos esprits, ce qui nous permet de voir le monde, de découvrir le vrai. Platon la plaçait dans une région lointaine, transcendante, que nous ne pouvions atteindre qu'à force de conversion et de réminiscences d'un savoir oublié. Nous, informés de la physique moderne, ne voyons plus en la lumière que des ondes électromagnétiques... mais qui dit onde, dit énergie et cette énergie, la même qui assure la photosynthèse, est source de la vie terrestre, permet la restructuration de la matière en forme organique, stable, autoreproductible et dapté à son milieu. L'écologie nourrit ici notre pensée et l'on pourrait craindre des assimilations ou des analogies trop hâtives. Cependant tout comme l'ADN pour apparaître comme ordre émergent d'un univers soumis à la loi d'airain de la thermodynamique a dû compter sur l'énergie lumineuse, notre corps, pour produire le logos qui assure son savoir et son savoir-faire et structure le monde en lui donnant sens, doit consommer cette énergie solaire sous forme de biomasse. Ainsi le logos, que notre corps produit et qui produit notre corps, trouve sa source dans la lumière.

Alors : matière ou esprit ? Corps ou âme ? Ne séparons pas les deux : seul le Monde est, comme totalité indissociable où forme et matière se conjuguent et s'entrelacent pour l'éternité.


P. Deramaix, mai 1996, revu juin 1996


notes

  1. J.P. Dumont, éd. Les écoles présocratiques, , Paris, Gallimard, coll. Folio, p.82
  2. Descartes, R., Oeuvres philosophiques et morales, éd. Bibliothèque des Lettres, 1948, p. 579
  3. Spinoza, L'Ethique, in Oeuvres complètes, éd. Gallimard, 1954 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 471
  4. Descartes, R. Discours de la méthode, in Oeuvres philosophiques et morales, Bibliothèque des Lettres, 1948, p. 23
  5. Descartes, R., op. cit., p. 24
  6. Il est sans doute significatif que si le rêve est vécu par le corps endormi, il n'est connu - comme expérience personnelle - que par le souvenir que nous en gardons à notre réveil. Les observations empiriques (par l'enregistrement EEG par exemple) ne dévoilent qu'un état physiologique du cerveau concomitant au rêve, mais non le "contenu" de celui-ci. Il est donc légitime de se demander si nous avons vraiment conscience de rêver au moment même ou si nous avons seulement conscience - éveillé - de notre souvenir du rêve.
  7. Comte-Sponville, A. "L'âme-machine ou ce que peut le corps" in Valeur et vérité : études cyniques PUF, 1994, p. 105 et sq. Je lui dois l'usage que je fais ici de Descartes.
  8. G.W.F. Hegel, Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, éd. Vrin, 1952, p.76 et sq
  9. A. Kojève traite de ce chiasme logique dans Le Concept, le Temps et le Discours, éd. Gallimard, 1990.
  10. voir Comte-Sponville, o.c. p. 112
  11. Axelos, K., Héraclite et la philosophie, éd. de Minuit, 1968, p. 58
  12. Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1986, p. 75 et sq.

accueil - retour au sommaire