série philosophie


de l'aïki-do en philosophie

De la maïeutique.

Patrice Deramaix


Socrate-la-Torpille.

Se définissant, dans le THEETETE, comme "accoucheur des esprits", Socrate décrit avec un certain humour sa méthode, insistant même sur sa "stérilité" en matière de sagesse :

«J'ai d'ailleurs cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse, et le reproche qu'on m'a fait souvent d'interroger les autres sans jamais me déclarer sur aucune chose, parce que je n'ai en moi aucune sagesse, est un reproche qui ne manque pas de vérité». (note 1)

Il dissimule son pouvoir sous l'apparence d'une impulsion divine qui le "contraint à accoucher les autres" sans qu'il puisse enfanter lui-même. Cette modestie ne serait qu'habileté s'il ne répondait pas à une réelle conviction, celle de la présence, en chacun, fut-il esclave, d'un savoir potentiellement infini. Il est «clair comme le jour», dit-il en effet que ses disciples «n'ont jamais rien appris de moi et qu'ils ont eux-même trouvé en eux et enfanté beaucoup de belles choses. Mais s'ils en ont accouché, c'est grâce au dieu et à moi ».

Un tel enfantement ne se produit pas sans douleur. Ne sachant comment trouver une définition satisfaisante de la connaissance, Théétète se sent pourtant proche d'une solution:

«... la question que tu me poses au sujet de la science, je ne me crois pas capable de la résoudre, comme celle qui a trait à la longueur et à la racine. C'est pourtant, ce me semble, une solution du même genre que tu cherches...» .

Plus loin, sous l'insistance de Socrate, il dit : « Malheureusement je ne puis me persuader que j'ai trouvé une définition satisfaisante, et je n'ai jamais entendu personne en donner une comme tu la souhaites. Malgré cela, je ne puis me désintéresser de la question.»

Curieuse présence d'un savoir absent que cette conscience soudaine d'un savoir qui, sans pouvoir nommer la réponse, sait son existence et pressent la voie pour y parvenir. Ce paradoxe de cette science ignorante constitue en fait le coeur de ce dialogue, il en est la clef, le ressort intime. Car, comment parvenir à une science quelconque sans la conscience même de ce qui est à trouver ? Comment savoir que l'on ignore, et dès lors, entreprendre de chercher, si on ne sait pas ce que l'on doit chercher ? Et comment entreprendre de savoir ce qu'est la science sans connaître le sens de ce mot "savoir" et par là même détenir la réponse à nos questions ?

Etre gros d'une réponse que l'on ne connaît point est certes une expérience douloureuse pour celui qui cherche intensément la sagesse, elle consiste essentiellement à prendre conscience d'une absence, d'un manque à combler, d'une insatisfaction de l'être. Mais pour celui qui - imbu d'un savoir qu'il croit solide - voit l'édifice de ses convictions s'ébranler, une telle prise de conscience est d'autant plus douloureuse qu'elle bouleverse toute l'existence, la dénudant pour l'exposer, désarmée, à l'épreuve du vide.

Un autre dialogue - le MENON - nous en offre un exemple d'autant plus frappant que ce trouble intellectuel frappe un sophiste distingué.

La discussion porte sur l'essence de la vertu. L'enjeu du dialogue est de savoir si la vertu est innée ou acquise. Dans ce dernier cas, elle peut se transmettre comme une quelconque technique et l'enseignement sophistique s'en trouve légitimé. Une claire définition de la vertu s'impose donc, à laquelle Ménon s'efforce tout d'abord en procédant - tout comme Théétète - par l'énumération de quelques qualités vertueuses. Socrate ne se satisfait pas de cet «essaim de vertus» et recherche avec Ménon l'unité de la notion, usant d'analogie, faisant appel à un exemple géométrique, évoquant même - et c'est l'occasion pour Platon d'exposer un des fondements épistémologiques de la sophistique - la théorie de Pindare (ou d'Empédocle) sur les couleurs. Face aux critiques de Socrate, le sophiste Ménon se trouve, comme Théétète, décontenancé :

«Socrate, avant même d'être en relations avec toi, j'avais bien entendu dire que tu ne fais rien d'autre que douter toi-même et qu'amener les autres à douter ; et, à présent, telle est l'impression que tu me donnes : me voilà ensorcelé par toi, j'ai bu ton filtre magique, je suis, c'est bien simple, la proie de tes enchantements, si bien que je suis maintenant tout embarrassé de doutes ! A mon sens (...) tu es, de tout point, tant par ton extérieur qu'à d'autres égards, on ne peut plus semblable à cette large torpille marine qui, comme on sait, vous plonge dans la torpeur aussitôt qu'on s'en approche et qu'on y touche .» (Ménon, 80, b)

Socrate fait venir un esclave et l'interroge d'abord sur le carré ; il dessine un carré de 2 x 2 pieds, lui demande d'en calculer la surface ; double la longueur du côté et par questions successives, l'amène à comprendre la notion de puissance 2, puis à reconnaître que le double de la surface du carré peut être construit sur la diagonale. Par approximation tout d'abord, puis par généralisation, l'esclave en vient à se "souvenir" du théorème de Pythagore. Le processus se déroule en deux étapes. La première est une série de raisonnements par analogie, qui conduit vers une solution approximative, mais fausse ; la crise survient lorsque le disciple comprend son erreur mais ne saisit pas encore la réponse juste. La seconde étape est une reconstruction du savoir, à partir d'éléments simples - en l'occurrence ici les diverses étapes de la démonstration géométrique - on aboutit à une notion généralisable, parce que exacte.

Ici encore, le point de rupture est une crise que traverse le disciple : il se rend compte que son savoir était illusoire, sans pouvoir encore à ce stade apporter une réponse satisfaisante. Cette étape est essentielle pour Socrate : c'est elle qui lui a donné la réputation d'être une torpille électrique qui plonge «dans une torpeur aussitôt qu'on s'en approche» . (note 2)

En fait, Socrate est, dans les oeuvres de Platon, un interlocuteur redoutable qui excelle dans l'art d'utiliser les arguments de ses adversaires pour les décontenancer. Mais à l'encontre des sophistes plus soucieux de vaincre leur interlocuteur que de les accompagner dans la quête du savoir, Socrate s'efforce d'être «en communauté de pensée» du moins sur «l'obligation de se mettre en quête de ce qu'on ne sait pas » (note 3) et effectivement, il accompagne pas à pas son interlocuteur pour l'aider à dépasser les «douleurs de l'enfantement».

Conscience soudaine de la vanité d'un faux savoir, l'aporia est - dans la méthode socratique - la mise en évidence d'une contradition interne au raisonnement que l'on tient. Socrate procède par cheminement progressif, une déduction patiente qui amène l'interlocuteur à tirer les conséquences logiques de sa proposition. Se révèlent-elles absurdes, le problème est repris à son début.

Car il ne s'agit pas seulement de mettre le disciple en confiance et de recevoir l'opinion qu'il exprime comme une vérité philosophique. Tout comme il revient à la sage-femme d'exposer l'enfant pour s'assurer de sa vigueur, il reviendra à l'accoucheur des âmes de soumettre la savoir nouveau-né à la critique. C'est que la maïeutique est une arme de combat, autant qu'une pédagogie, les conceptions erronées sont éliminées dès leur formation par la mise en évidence de leur caractère aporétique. Ainsi l'affirmation que la connaissance prend sa source dans la sensation, affirmation que Platon rapporte - non sans complaisance - au relativisme de Protagoras, ne résiste pas à l'ironie de Socrate qui se demande pourquoi, finalement, le cynocéphale ne pourrait pas être "la mesure de toutes choses" puisqu'il est, tout comme le sophiste, capable de sensation. La conséquence logique du relativisme est l'impossibilité de définir une échelle de valeur, un critère ultime de connaissance, laissant en fin de compte au plus habile, à celui qui s'est rendu maître de la rhétorique enseignée par les sophistes, de décider de la vérité à coups d'arguments et de parasyllogismes.

une théorie de la connaissance.

Telle que Platon nous l'expose dans le THEETETE, la maïeutique reste une technique pédagogique. Cependant, ses implications théoriques sont profondes et Platon en est incontestablement conscient. Si l'aquisition du savoir ne résulte pas d'un enseignement dogmatique mais trouve sa possibilité dans l'âme du disciple même, quelle peut être l'origine de cette science infuse ? La question est importante et doit être naturellement rapportée au débat qui divisait platoniciens et sophistes.

L'épistémologie des sophistes était, si l'on prend en considération la présentation qu'en fait Platon, un sensualisme : la sensation est la source première de notre connaissance du monde, mais, dans la mesure où la perception du réel est fondamentalement subjective (la sensation résulte d'une interaction entre une effluve émanant de l'objet et un flux provenant du corps par le biais des organes sensoriels) la particularité des expériences individuelles ne peut être dépassée que par la construction d'une logique formelle, définissant les critères de véracité d'une assertion indépendamment de son contenu.

Cette logique pourrait incontestablement fonder un savoir philosophique authentique si elle n'était déviée de sa raison d'être pour devenir une simple technique d'argumentation inféodée à des impératifs qui n'ont en définitive rien à voir avec la recherche du vrai. Le savoir sophistique devient ainsi une techné, un art utilitaire qui peut tout aussi bien être mis au service de la justice et du bien commun qu'à celui de la conquête tyrannique du pouvoir. La vérité sophistique s'écarte ainsi de l'être parménidien, dont le dévoilement devient impossible, pour être reconstruite par le jeu des discours et des contre-discours jusqu'à l'établissement d'un consensus ou, à défaut, d'un argument ultime, mais toujours provisoire, conquis à la faveur d'une habileté passagère.

Dans ces conditions la pédagogie philosophique ne pouvait que se réduire à la transmission de procédés rhétoriques, assortis d'exercices adéquats, ou à l'imposition d'une dogmatique imposée en fonction des intérêts dominants du moment. L'universalité et l'unité qui caractérisent le savoir philosophique se trouvent ainsi réduites à néant.

Quelle est la réponse platonicienne ? On aura compris que Platon se situe dans la filiation parménidienne : «Immobile est le nom du Tout». Comme cette totalité qui fonde et unifie le monde, Socrate se tient, à l'instar de l'aïki-do-ka, immobile au milieu des courants philosophiques qui s'affrontent. Dans la maïeutique, il ne prend pas parti pour les doctrines qu'il expose : à une question de Théétète qui s'interroge sur son adhésion à la doctrine relativiste des sensations, il répond : «j'ai recours aux enchantements et te sers les opinions de chaque sage pour que tu les goûtes» (note 4).

Laissant Théétète se colleter avec les contradictions qu'elles recèlent, Socrate se contente d'amener doucement son compagnon à ce point de rupture propice à l'aporia. Platon n'est évidemment pas aussi tendre avec ses adversaires que Socrate l'est pour Théétète ; à travers le désarroi des Ménon ou des Théétète , soumis à la verve ironique de Socrate, Protagoras et les autres sophistes se trouvent proprement ridiculisés. Pourtant, à aucun moment, il ne contre-argumente en opposant dogmatiquement ses propres idées : le glissement progressif des questions suffisent à renverser, empruntant le même cours que les assertions sophistiques, les doctrines relativistes. Si nous examinons de près la méthode nous constatons que, dans un premier temps, Socrate se contente de poser ses questions, jusqu'au premier désarroi de Théétète. Reprenant avec lui le problème, il transpose la question dans le domaine mathématique - le procédé est d'office adopté par Théétète qui y pressent la présence d'une méthode efficiente ; Ménon ne parvient même pas à cette intuition, malgré l'assistance généreuse de Socrate qui le guide à travers la théorie des sensations, l'aidant à conceptualiser la couleur et la figure géométrique : il lui faut l'exhibition - à la grande honte du sophiste - d'un esclave ignorant capable d'accéder à la conceptualisation du théorème de Pythagore pour que Ménon comprenne que la méthode hypothétique des géomètres pourrait éventuellement convenir.

L'apport de la maïeutique à la théorie de la connaissance est plus explicitement énoncée dans le MENON que dans le Théétète. Si l'esclave est capable de théoriser la relation entre la longueur d'une droite et l'aire d'un carré construit sur cette droite, c'est que le savoir gisait en lui avant l'intervention socratique.

Dans ces conditions, toute acquisition d'un savoir neuf n'est que réminiscence. La théorie sensualiste de la connaissance posait clairement le problème des modalités de la reconnaissance d'un concept par rapport aux sensations qui lui sont à l'origine. Toute la discussion autour de la définition du savoir comme opinion vraie, définition qui, pour comprendre le concept de véracité et au risque d'un cercle vicieux, pourrait requérir la définition de l'opinion erronée repose sur cette psychologie de la connaissance décrite comme l'imprégnation d'un substrat mémnonique vierge. Le savoir ne serait dans ces condition qu'un processus de reconnaissance actuel (reconnaissance d'un ami que l'on distingue au loin) ou différé (connaissance d'un concept associé à un réalité perçue). Cette théorie du savoir rencontre un écueil : la possiblité d'une conceptualisation abstraite (celle des nombres par exemple). L'obstacle est de taille et seule la théorie de la réminiscence sera à même, comme on le verra, de le contourner.

La maïeutique explique le savoir comme une réminiscence. Est-ce dès lors cette définition que recherche Théétète ? Platon aurait ainsi la finesse toute socratique de nous l'exposer sans l'exposer, se contentant de nous en donner la clé dans la méthode socratique elle-même. Toute science serait donc souvenir. Socrate énonce, dans le MENON la théorie de la Réminiscence plus pour résoudre le problème sophistique du savoir de la chose ignorée motivant la recherche que dans le but de développer une épistémologie cohérente. (note 5)

La Réminiscence pourrait fort bien d'ailleurs accepter le sensualisme, se contentant de reporter à une quelconque vie antérieure la sensation première fondant le concept devenu, au cours des renaissances, abstrait.

Platon a en vue, en insérant la théorie de la Réminiscence dans le MENON, l'exposé, de nature dogmatique et normative, de la théorie de l'âme. N'oublions pas que la discussion du MENON a l'essence de la vertu comme enjeu : l'immortalité de l'âme n'a pas seulement pour conséquence d'assurer à l'individu un savoir potentiellement infini, elle justifie une morale normative : la qualité de la naissance étant la récompense des vertus exercées au cours des vies antérieures. Ainsi, telle qu'elle est exposée dans le THEETETE et le MENON, la maïeutique ne nous révèle pas une théorie philosophique cohérente de la connaissance, la Réminiscence ne pouvant constituer une épistémologie rationnelle.

Le PHEDON nous parle aussi de la Réminiscence, d'une manière plus fouillée, mais en raison de la portée éthique de ce dialogue qui se déroule aux instants qui précèdent la mort de Socrate, l'attention se focalise sur les implications morales. La Réminiscence démontre ce dualisme où l'âme, qui se souvient des existences antérieures, survit à l'enveloppe corporelle duquel il convient de se détacher pour vivre - et mourir - philosophiquement.

La conscience aigüe de l'immortalité de l'âme explique la sérénité de Socrate face à la mort. Mais la perspective de l'au-delà n'est pas sans conséquence sur la conduite de notre vie présente tout comme nous subissons, à l'heure présente, les châtiments de nos fautes commises lors de nos vies antérieures. Le but de la vie humaine étant de se dégager de tout attachement terrestre, afin de participer plus pleinement à la vie idéale, à la vie divine, les âmes apesanties dans les plaisirs grossiers de la matière sont, pour Cébès, voués postmortem à se vautrer «à l'entour des monuments funéraires et des tombes, à l'entour desquels, justement, se voient je ne sais quels fantômes ombreux d'âmes qui sont de ce genre ; âmes qui, pour n'avoir pas été affranchies en état de pureté, mais en état de participation au visible, sont elles-mêmes de ce fait objets de vision» (note 6). Socrate envisage même pour ces âmes des destins plus prosaïques comme de renaître «dans des formes d'ânes et d'autres pareilles bêtes» , tandis que les bons citoyens ont quelque chance de réincarner «dans une espèce animale dont les moeurs sont sociales et policées : abeilles, ... guêpes, ou fourmis». Seuls les philosophes échappent à ces destins animaux et participent pleinement à la lumière divine, dans la mesure où ils s'abstiennent de «tous les désirs, sans exception» .

Soubassement d'une ascèse dans le PHEDON, la Réminiscence, pose néanmoins la question de la connaissance en y apportant une piste de réflexion intéressante, dans la mesure où elle nous permet de nous écarter d'un sensualisme étroit : la réminiscence porte plutôt sur des associations d'idées que sur un événement concrètement vécu. De sorte que la remémoration a lieu, «tantôt à propos des sembables, tantôt à propos des dissemblables» (Phédon, 74 a).

Mais l'association d'idées implique, pour être connaissance, la conscience de l'égalité ou de l'inégalité entre les choses remémorées ou actuelles et par conséquent la conscience de l'Egalité en soi. L'idée de l'Egal ne vient pas des sensations ou de l'expérience concrète de l'égalité; innée, elle se rapporte d'existence antérieure à existence antérieure jusqu'à l'Idée originaire : «réalité qui n'est que soi».

Ce même raisonnement s'applique à toutes les notions abstraites de Beau, de Juste, de Saint, de Bien... de sorte que le savoir humain trouve sa source en deçà de toute existence. Nous nous trouvons ici devant la réponse platonicienne à l'écueil rencontré par le sensualisme : la conceptualisation abstraite est possible en raison de cette conscience primordiale des Idées. Le concept devient ainsi une réalité face à laquelle la totalité des expériences sensibles ne sont qu'ombres et reflets déformés. Ainsi se forge ce "réalisme" platonicien (note 7) qui conçoit les concepts comme des Réalité idéelles que nous saisissons dans un processus cognitif somme toute analogue à la perception des phénomènes.

Nous nous trouvons cependant rapidement, poursuivant cette démarche, face à la nécessité de dualiser la connaissance elle- même. Portant sur des objets sensibles, par l'intermédiaire des organes des sens, changeants et multiples, elle ne peut que saisir une réalité fugitive tandis que orientée sur des objets de pensée appréhendés directement par l'âme, elle peut dégager des certitudes intangibles. Le savoir humain se trouve ainsi hiérarchisé en même temps qu'il se voit ramené à un éternel retour aux origines.

Les enjeux actuels du débat.

En dépit de l'engouement actuel d'un "nouvel âge" ( qui ne fait que répéter d'antiques croyances ) pour la doctrine de la réincarnation, la Réminiscence ne fonde plus une doctrine de l'âme comme elle l'a pu charpenter au Ve siècle avant notre ère. Pourtant les problèmes philosophiques qu'elle implique gardent aujourd'hui encore leur actualité dans la mesure où ils dépassent le cadre strict d'une théorie de la connaissance. Platon s'efforce de penser la source première du savoir rationnel et, en remettant en question les modalités de sa transmission, il met en jeu, dans son argumentation contre la sophistique, des implications éthiques et politiques. (note 8)

Si le savoir ne se construit pas sur la base de l'expérience vécue, si elle n'est que la trace d'un logos originaire, qu'il nous incombe de dé-couvrir, le progrès humain ne peut être qu'un patient acheminement vers l'état originaire de l'humanité. Sous la doctrine de la réminiscence, on perçoit l'ombre de la représentation hésodienne du monde : l'histoire nous éloigne de l'âge d'or, de la lumière originaire où l'homme, oublieux de ses devoirs et de sa divinité originaire, s'enfonce inexorablement dans la matérialité. La connaissance ne peut-être dans cette perspective que "traditionnelle", le logos nous fait signe dans ce monde que nous devons - en raison de la parenté étroite unissant nos âmes au Logos divin - interpréter comme l'ombre d'une réalité transcendante.

Le MENON remet en question la pédagogie de la vertu. En effet comme le rappelle Socrate dans le THEETETE : l'homme sage est celui qui «changeant la face des objets, les fait apparaître et être bons à celui qui apparaissaient et étaient mauvais» . Le discours sophistique modifie - tel un remède - la disposition de l'âme par rapport à la réalité de sorte que, sans prétendre accéder à une vérité absolue, il est possible - et souhaitable - d'aboutir à un consensus, toujours conjoncturel et à terme réfutable, permettant la vie commune. Le caractère relatif de ce savoir pratique n'exclut pas la nécessité d'une déontologie du chercheur : «la déloyauté consiste ici à ne pas faire de distinction, quand on converse, entre la dispute et la discussion», dont le but doit être de redresser les erreurs plus que de vaincre l'adversaire. Douceur et condescendance conviennent donc à la dialectique sophistique, mais, Platon (avec Socrate) constate que la pratique concrète se résume à une éristique réduisant le dialogue à une polémique où la vérité se confond avec l'habileté rhétorique.

Ainsi le sophiste constate la pluralité des points de vue. L'ontologie héraclitéenne lui confirme qu'il est impossible de réduire à un savoir unitaire la diversité des expériences individuelles et l'infinité des états de la physis. Dès lors tout savoir ne peut que se construire sur l'échange interintersubjectif des opinions. Dès lors la rhétorique, la science de l'argumentation, devient l'instrument de l'émergence du logos commun. Telle émergence n'est possible que dans la mesure où la cité s'ouvre à la parole : l'Agora, lieu privilégié où s'échangent or, marchandises et logoï. Le sophiste sait que le savoir est toujours relié d'une quelconque manière à la vie pratique, qu'il s'agisse de concevoir une technique, de décider d'une action politique, d'élaborer une loi, de prévoir l'issue d'une bataille, de reconnaître les enjeux profonds d'un conflit...

D'autre part, en l'absence de toute vérité absolue, seul l'établissement démocratique d'un consensus permet de légitimer les décisions. Certes le risque est sans cesse présent de voir l'espace public se fermer, le dialogue se muer en éristique, les habiles prendre la place des sages. C'est ce danger que dénonce Socrate.

Mais Platon va plus loin que Socrate : c'est le principe même de l'échange intersubjectif qu'il remet en cause dans la maïeutique. En effet si le savoir ne peut être que réminiscence, la discussion perd tout son sens, et tout pouvoir créateur : seules les questions patiemment posées par le maître peut favoriser l'émergence du vrai dans l'âme du disciple. Le philosophe, devenu conscient de la vanité du monde, et de l'impossibilité de gérer en politique la cité, s'assigne pour unique but le détachement ascétique qui, dégageant l'âme de la gangue qui l'encombre, la rend disponible à l'Idée.

La réfutation de la sophistique devient, de métaphysique (critique des thèses héraclitéennes) franchement politique lorsque Platon dénie implicitement, par la thèse de la réminiscence, tout progrès. En effet quelle sagesse peut-on attendre d'un consensus émergent d'une foule ignorante, étant donné que la vertu ne s'enseigne plus? En effet, la théorie de la connaissance qui semble, par la réfutation des thèses relativistes et sensualistes, émerger est celle de l'adéquation du perçu, de la notion à la trace laissée par l'expérience. Que cette expérience soit une perception empirique antérieure ou la proximité primordiale de l'Etre importe peu, le savoir dépend de la fidélité de la trace mémnonique, et dès lors de la qualité de son support (l'âme, comparée à une cire). C'est ainsi que le savoir vrai ne sera accessible qu'aux bonnes âmes, aux bien-nés d'une communauté philosophique qui, sans exclure à priori les laissé-pour-compte d'une démocratie branlante, ne constitue pas moins une aristocratie spirituelle. L'acquisition de techniques d'argumentation ou l'étalage d'une polymathie pédante ne modifient en rien ces dispositions premières qui résultent d'ailleurs de la qualité d'une quelconque vie antérieure.

En conséquence le changement politique vers une plus grande démocratie n'est pas souhaitable, l'ouverture de l'agora n'aurait d'autre conséquence que de permettre l'accès des techniques manipulatoires aux âmes mal-nées, de sorte que - à la faveur d'une confusion entretenue entre la validité logique d'une argumentation et son habileté pratique - le pouvoir personnel d'un tyran supplante le pouvoir collectif d'un peuple manipulé par un discours démagogique qui tient lieu de vérité politique.

La méfiance de Platon pour la démocratie a incontestablement ses causes sociologiques. Sans doute le fait que Socrate fut mis à mort au sein d'une Athènes récemment "démocratisée" a pu prouver a ses yeux que la volonté populaire et le respect formel de la légalité ne garantit en rien la légitimité philosophique et morale d'une décision. Mais au-delà de ces circonstances historiques, le clivage que reflète les dialogues platoniciens sépare aujourd'hui encore deux conceptions antagonistes du monde : à un univers figé dans son immuabilité et habité par une humanité déclinante parce que oublieuse de ses origines divines s'oppose un monde en construction, où la vérité se construit progressivement à la faveur de la transparence communicationnelle sur la base des erreurs passées. Dans un cas, seul un projet social ou politique reflétant et imposant l'Idée u-topique d'une perfection originaire pourra être prise en compte tandis que dans l'autre, toute vérité étant relative et le monde nécessairement mouvant, insaisissable et imparfait, les lois seront perçues comme une convention utilitaire d'origine humaine, permettant la survie commune dans un monde hostile (note 9) . Elles seront toujours susceptibles d'améliorations et d'amendements, et jeteront les bases d'une société en progrès. (note 10)

le non-savoir du savoir.

La maïeutique est-elle un leurre ?

L'importance politique du débat nous oblige à scruter mot à mot les dialogues platoniciens de manière à en découvrir les mécanismes profonds. Il y a incontestablement dans la maïeutique un processus créatif en oeuvre, processus d'ailleurs nié par par la théorie de la réminiscence, mais que nous devrons mettre en évidence précisément afin de déconstruire le discours platonicien.

Que constatons-nous lors de la relecture du Théétète ? Platon mêle habilement, sous les apparences d'une honnêteté intellectuelle irréprochable, l'exposé des doctrines relativistes, le cheminement complexe d'un disciple hésitant et à mainte reprise désorienté, et un ensemble de notations théoriques, toutes énoncées par Socrate, constituant un métadiscours énonçant tant la méthode socratique que les règles éthiques d'une pratique philosophique.

Tout comme dans le MENON le procédé par énumération est rejeté d'emblée en faisant référence aux mathématiques. Mais tout en exigeant l'idéal d'un savoir conceptuel et abstrait, Platon recourt à la métaphore et au mythe pour exposer les points centraux de sa doctrine. Le savoir prend la forme d'une mimesis qui, contrairement aux tentatives de Théétète de se rapporter à la réalité empirique des différents savoirs techniques, se réfère à l'idéalité d'un concept signifié par la métaphore.

Certes, dans une première phase, Socrate glisse subrepticement d'un savoir empirique à une conceptualisation abstraite, mais la métaphore et le mythe constituent en fait le substrat du raisonnement et forment l'ossature de l'enseignement platonicien, dans la mesure où ils interviennent aux moments où le disciple, comme le lecteur, se trouve acculé dans l'impasse. Là où le disciple se trouve en butte à l'aporia, Socrate rebrousse chemin, revient à la définition première, à la thèse de départ, à la proposition même que le disciple vient de réfuter pour s'attacher au mot et en modifier la portée par un glissement progressif du sens. Il vise, plus qu'à tirer le disciple de son embarras en balisant le discours de certitudes (ce qu'un enseignement dogmatique réussirait sans peine) à encercler les thèses relativistes de contradictions de plus en plus nombreuses.

Théétète est-il prêt à abandonner Protagoras devenu cynocéphalocrate que Socrate y revient de force : la problèmatique du sens, de la mémoire, l'aporie du savoir/non savoir renforcent la réfutation ironique. Mais la réfutation elle-même, pourtant soubassement de toute la pratique sophistique, devient instrument de guerre contre le relativisme. Protagoras se voit projeté à terre par sa propre thèse qui se contredit elle-même. Socrate étend le problème en en exposant la portée politique et éthique de la sophistique et - après un intermède doctrinal (l'éthique platonicienne de la philosophie) - voit dans l'existence concrète de l'erreur politique la réfutation des thèses relativistes.

Le sensualisme s'écroule, précisément parce qu'il se fonde sur le terrain mouvant de l'ontologie héraclitéenne, soudainement mis en regard du socle Parménidien. A ce stade le lecteur, comme le disciple Théétète, se retrouve totalement désorienté, le seul appui qu'il trouve réside précisément dans la sentence parménidienne : «immobile est le nom du tout» . Socrate oriente dès lors l'attention de Théétète sur ce qui ne relève pas des sens : le concept générique qui trouve son origine dans l'âme. Théétète est mis alors en présence d'une réponse qui orientera la suite du dialogue.

La deuxième définition est réfutée par l'examen de son antagoniste. A défaut de conceptualiser le vrai, on cherchera à définir l'erreur. L'opinion fausse paraît, dans la mesure de sa fausseté, impossible en raison même de l'impossibilité de juger un non-être. Ce qui obligera a recentrer, au terme de plusieurs examens , le débat sur la notion de vrai. La vérité apparaît déjà comme une adéquation qui met en présence non seulement la représentation (logos) et la réalité mais aussi le perçu, le phénomène, la notion qu'on en tire, et la trace présente dans une âme empreinte du savoir primordial. Ainsi l'adéquation du logos au phénomène, ou du phénomène à la réalité ne garantissent pas la véracité de l'opinion, la correspondance à la forme primordiale est nécessaire.

C'est dire que le discours explicatif - pour être vrai - devra refléter fidèlement cette adéquation intérieure. Le savoir ne se réfèrera plus au phénomène, qui ne jouera que le rôle d'analogon d'une réalité qui n'est même plus présente dans le monde, comme étant, sinon que comme trace mémnonique d'une forme primordiale. Mais ces discordances ne suffisent pas à définir l'opinion fausse mais, à l'instant où - une fois de plus - les certitudes basculent, Socrate met en évidence l'aporie de toute théorie de la connaissance. Définir la connaissance est connaître la connaissance mais pour connaître il faut connaître l'in-connu qui est, en l'occurrence, le connaître.

Le cercle semble vicieusement refermé au point que Socrate ne trouve l'issue qu'en exposant la métaphore du colombier. On peut relever les similitudes entre la métaphore de la cire et ce colombier où les sciences se logent dans des enclaves taillées pour elles. Ce qui permet de supposer - en se fondant sur la Réminiscence - une origine primordiale de ces enclaves et d'affirmer l'autonomie des sciences par rapport à tout processus éducatif. L'éducation, l'acquisition du savoir, ne serait que la concrétisation d'un potentiel cognitif inexploité mais (pré)conscient. La méconnaissance serait l'usage d'une science inadéquate. Dès lors un distingo peut s'établir entre la connaissance empirique d'un objet et la science, ouvrant d'ailleurs la voie à l'épistémologie rendue à son autonomie dans la mesure où l'absence d'une théorie cognitive n'empêche pas l'exercice du savoir. Mais le colombier ne nous libère pas de l'aporie de sorte qu'il nous faut retourner le problème et revenir à une définition positive de la science, comme opinion vraie.

Théétète propose le concept de raison. Ici encore Socrate introduit la notion élémentaire refermée sémantiquement sur elle-même. L'analyse portera donéravant - et de façon significative - sur la linguistique, sur les rapports entre la totalité et les parties, sur le sens du terme "explication rationnelle". Reflet de l'opinion, énumération des parties, distinction, ces définition n'aboutissent à terme qu'à une redondance : l'opinion vraie ne se distingue plus de la science. Réduisant cette dernière définition de la science à la seconde définition, erronée.

Au terme du dialogue, Théétète semble ainsi condamné à pédaler sur place, allant d'une définition de la raison à celle de l'opinion vraie, sans qu'il puisse sortir de ce cercle insidieusement tracé par Socrate. Ainsi la science paraît ne pas être, ou du moins, ne pas apparaître au bout de notre cheminement. Pourtant, Platon ne nous a pas ménagé sa doctrine, qu'il expose à chaque bifurcation, comme pour nous baliser l'incertitude dans lequel nous sommes. Certes, nous mettrons à part tout ce qui relève du métadiscours : l'exposé de la maïeutique, les notations sur l'éthique du philosophe, sur l'exigence de véracité sont certes essentielles, elles ne sont présentes qu'à titre pédagogique ou moral.

Les points forts de l'enseignement platonicien résident dans ces "songes" qu'il nous livre aux moments clés du dialogue : l'image de la cire, du colombier sont là pour permettre au disciple de cheminer sur un substrat un tant soit peu stable et ce substrat ne se trouve nullement au sein de la physis, il ne relève même pas de l'ontologique. Ce que Platon élabore ici, c'est une ébauche de psychologie de la connaissance qui confère à l'âme, c'est-à- dire au sujet, une place à la fois essentielle et relative dans le processus de connaissance.

Le sujet est avant tout un réceptacle. Réceptacle d'une Forme primordiale dont il conserve à jamais, y compris dans ses vies postérieures, la trace ; réceptacle des expériences empiriques, réduites à des perceptions... Implicitement, le sujet est décrit comme une cire pétrie aux mains des dieux. La place de l'homme est ainsi assignée dans le cosmos, celle d'une créature dont la liberté réside uniquement dans l'abandon ascétique des scories qui encombrent la cire pour retrouver la forme originaire de l'Idée. Mais en dehors de la présence à l'Idée, nulle science n'est, puisqu'elle-même semble indéfinissable.

Est-ce dire que la maïeutique n'est qu'un leurre, qui, au lieu de permettre l'émergence du vrai, enferme le disciple dans son incertitude quand au monde ? Cette déconstruction du réfutationnisme sophistique n'est elle-même qu'une réfutation au bout duquel nous nous trouvons comme devant un vide, contraints dès lors à nous recueillir en nous mêmes. Faisons la part des procédés purement littéraires : Platon excelle à dramatiser ses dialogues, conduisant le lecteur au bord d'une vérité pour mieux basculer ses certitudes. L'ironie consiste moins ici à prêcher le faux pour élucider le vrai qu'à élucider patiemment le concept du savoir pour aboutir selon toute apparence à un vide conceptuel total. Nous nous trouvons ici face à une ontologie négative qui définit un concept par ce qu'il n'est pas. Mais la finesse ironique mise en oeuvre ici réside dans la présence, tout au long du dialogue, de la réponse vainement cherchée par Théétète.

Le non-dit de Socrate ou la lettre volée.

En évoquant la maïeutique, nous nous sommes interrogés sur sa signification : est-elle une simple technique ou nous enseigne-t-elle plus sur le savoir ? Cette solution ne fait que reporter le problème à l'origine des temps : de vie antérieure à vie antérieure, il nous faut bien élucider l'expérience originaire. La raison moderne pourra aisément nier la réalité de la métempsychose, la transmission socialisée du savoir sera la transposition moderne de ce thème et le problème restera le même : quelle est l'expérience primordiale de la raison ? L'élucidation du concept de science n'est pas dissociable de cette question : en effet,il ressort du dialogue que la science est indéfinissable, il n'empêche que la connaissance est une expérience quotidienne. Dès lors il importe peut-être plus d'en chercher les fondements que de s'apesantir sur un concept inconceptualisable.

Une remarque de Socrate, lors de la discussion de la théorie sensualiste de la connaissance, nous met pourtant sur une voie fructueuse :

« ...par exemple, avant d'avoir appris la langue des barbares, dirons-nous que lorsqu'ils parlent, nous ne les entendons pas, ou que, du même coup, nous les entendons et savons ce qu'ils disent...? » (note 11) .

Cette remarque, d'ailleurs incidente, nous introduit à un dit du savoir qui est un discours sur le langage. Quel est-il ?

Une distinction sans équivoque entre le mot comme morphème - somme des lettres - et le mot comme totalité signifiante. Certes le dialogue n'élucide pas le rapport entre la totalité et les parties élémentaires. Pourtant nous nous trouvons évidemment face au noeud du problème : l'origine du savoir réside sans doute dans le langage.

Lorsque Théétète cherche à désigner, distinguer et expliquer le savoir, il ne fait que répéter le processus d'élaboration du langage : son discours est la production d'un ensemble de morphèmes signifiant qui, analogon d'une idée ou d'une réalité sensible, désigne, décrit en énumérant les composantes élémentaires, et distingue tel concept. Le rapport qui se dessine avec l'objet du savoir est une relation d'analogie entre un signifié et un signifiant. Le langage est désignation d'un être par un graphème (phonème) sont les élémentaux sont les lettres (sons). L'articulation de ces lettres (sons) entre eux confère seule un sens au mot : le sens est le rapport (analogie - mimésis - association idéelle) qui lie le mot à ce qu'il désigne, le signifiant et le signifié.

Mais le sens est donné par le rapport entre les éléments entre eux, qui font que le tout du mot signifiant est plus que la somme de ses parties : comparons un mot quelconque ("chaise") avec l'anagramme formé par la répartition aléatoire de ses lettres ("hciesa"). Le sens se dégage plus des rapports existant entre ces lettres que des lettres elles-mêmes. Ainsi le savoir trouve sa source dans l'articulation des éléments du réel mais , parce que le monde est saisi comme phénomènes, comme réalités sensibles, il consiste précisément à désigner les choses selon le logos (pour reprendre l'expression de Héraclite).

Les protagonistes des dialogues socratiques recherchent le sens unitaire et universel d'une notion "abstraite". La conceptualisation semble être la clé de cette science dont Théétète cherche désespérément la définition. Ce disciple affronte un cruel paradoxe : la mise en oeuvre de la conceptualisation, qu'exige Socrate, suppose acquise la clé de ce savoir fugitif. Effectivement, lorsque Théétète décèle dans la formation du langage précisément ce qui lui permettrait d'appréhender sa proie, celui-ci s'échappe : la connaissance des éléments irréductibles d'une chose, la pleine conscience de la différence qui identifie une totalité comme telle et comme l'émergence d'un être nouveau par rapport à la somme de ses éléments ne suffisent pas à définir le savoir. Certes la raison, permettant de fonder l'opinion comme vraie, est, plus que l'ensemble des argumentations et des syllogismes permettant de conclure à la définition, l'ensemble des rapports qui régissent le tout à ses parties et les parties entre elles.

L'unité du particulier et de la totalité émerge ainsi comme être nouveau auquel il convient, pour accéder au plein statut de concept, d'assigner un logos qui lui est propre de manière à, pour reprendre le mot de Héraclite, le "distinguer et le désigner". Mais précisément la connaissance du savoir, sa conceptualisation met en branle un paradoxe que Socrate ne manque pas de relever : « Ne trouve-tu pas qu'il est impudent, quand on ne sait pas ce que c'est la science, de vouloir montrer en quoi consiste le savoir? » (note 12) .

L'impudence - et l'ironie - est de taille, car le paradoxe interdit, après un dialogue long et minutieux, l'accès à toute solution. Le savoir est dès lors, non pas, inconnaissable, mais inconstructible comme concept. Il n'en reste pas moins une réalité et une pratique qui repose - Socrate y fait une allusion d'une façon très révélatrice - sur l'évidence d'intuitions premières que Socrate décrit comme ces« éléments dont nous commes composés »et qui «n'admettent pas d'explication rationnelle». «chaque élément pris en soi, continue Socrate, ne peut que se nommer, et l'on en peut rien dire de plus, ni qu'il est, ni qu'il n'est pas, car ce serait dès lors lui attribuer l'existence ou la non-existence». Ces éléments premiers n'ont pas «d'autre chose qu'un nom». Irrationnels et inconnaissables, ces éléments sont perceptibles, «lors donc qu'on se forme sans raisonnement une opinion vraie sur quelque objet, l'âme est dans le vrai au regard de cet objet, mais elle ne le connaît pas.»

En distinguant connaissance rationnelle, argumentée, et appréhension intuitive, Platon nous donne la clé qui nous ouvre, non pas à une définition - par essence aporétique - du savoir mais à une pratique cognitive dont le fondement ultime pourrait être l'intuition immédiate. Platon - à la suite de Socrate - retourne l'interrogation philosophique, qui jusqu'à présent se trouvait extériorisée vers la physis ou vers l'ousia, pour la porter sur les fondements ultimes du savoir : le doute philosophique naît sur un non-dit que nous devrons ici tenter d'élucider.

La discussion du langage nous met donc en présence de ce côté inconnaissable du savoir : il est pourtant possible de le déceler dans la marche même du dialogue, précisément dans cette maïeutique qui nous force nous acheminer pas à pas vers la vérité de l'être. Cette décomposition du raisonnement en pas infinimentésimaux, nous met face à ce non-dit du discours socratique : sans cesse Théétète est mis en présence de l'évidence de la réponse sans qu'il puisse la formuler.

Revenons à ce paradigme de la maïeutique qu'est l'épisode de l'esclave dans le MENON. Nous constatons que le serviteur tente de découvrir empiriquement la réponse. Le substrat sensible de la connaissance est ainsi posé. De sorte que chaque étape de l'acheminement ne met en oeuvre que deux processus fondamentaux : l'observation d'une donnée empirique et l'examen de l'adéquation de la proposition soumise au jugement du disciple avec soit la donnée observée, soit l'affirmation ou la proposition précédente.

Le cheminement jusqu'à l'aporia repose uniquement sur l'expérimentation, la confrontation de l'hypothèse avec la construction géométrique. La suite fera appel à la déduction. Les principes d'identité et de non contradiction sous-tendent ainsi le dialogue. Nous nous trouvons ainsi face à cet élémentaire du savoir sans lequel nulle élucidation de concept n'est possible. Pourtant, il apparaît clairement que la simple cohérence logique d'une proposition n'en fait pas nécessairement une opinion vraie - l'erreur peut résider dans l'observation ou dans la proposition axiomatique initiale - et encore moins une science à part entière. Elle en est cependant une condition nécessaire, mais pas suffisante. Le fondement du savoir réside dès lors ailleurs.

Nous savons que pour Platon la source primordiale du savoir réside dans l'Idée. Le savoir est présenté comme une re- découverte, une élucidation d'un sens oublié. Si la logique intervient, ce n'est que dans la perspective de cet acheminement vers le Sens, comme étape d'une progression qui, prend nécessairement appui sur l'observation considérée comme une vérification de l'hypothèse.

Le cheminement du savoir platonicien est double : inductif, il part du particulier (l'observation) pour en déduire le général hypothétique. Mais l'hypothèse est confrontée à elle-même par l'épreuve déductive. Elle ne peut en effet conduire à une conclusion absurde ou contradictoire avec ce qui est démontré auparavant. Mais un tel processus n'est possible qu'en vertu d'une loi logique universelle, et élémentaire, d'un indémontrable de la pensée qui, telle la lettre élément du logos, constitue l'indescriptible de toute science.

Ainsi la science apparaît comme une construction logique dont il faudra cerner le fondement. Se trouve-t-il dans l'Etre ? Il conviendra de nous souvenir de l'enseignement des Eléates : les deux voies de Parménide opposent l'Etre au non-être. Etre et Néant sont ainsi les deux pôles contradictoires du Réel mais, dans la mesure où le Néant est proprement indicible, l'Etre seul est comme identité refermée sur lui-même, indémontrable du monde, élémentaire de tout réel, l'Etre apparaît ici comme la fondation du savoir : est ce qui est. Le principe d'identité (A = A) est d'ore et déjà énoncé et entraîne le corollaire immédiat du principe du tiers-exclus. A = A et A <> A constituent certes non l'être du savoir mais le terreau de tout processus cognitif. Reste à élucider les rapports entre la logique et le langage.

Le savoir semble, chez Platon, étroitement lié aux sources du langage : le logos trouve son origine et dans le mot, replié sur lui-même qui se désigne lui- même, et dans la raison qui émerge du langage et qui en est, dans le même temps, dans une récursivité dialectique, la condition. La question cruciale qui oppose sophistes et idéalistes est précisément le rapport entre le logos et la réalité.

Pour Platon, le mot est plus qu'une simple convention et l'on sait l'alacrité de la critique platonicienne à l'égard d'une sophistique encline à jouer sur les mots. Une rigueur déontologique est exigée du philosophe : elle lui impose de définir clairement chaque terme et de s'en tenir à sa définition. Cette clarté conditionnera toute la maïeutique, qui ne pourrait assoir sa cohérence sur un soubassement conceptuel branlant.

Mais là où le concept fait défaut ou reste à élucider, que peut la méthode socratique ? L'Etre du savoir est indicernable de l'opinion vraie, pourtant l'opinion vraie n'est pas la science. Qu'est l'être de la science ? Elle se confond avec son objet car dire l'être de la science ne peut être que la science elle-même mise en pratique, c'est-à-dire savoir. Le logos du savoir coïncide avec son objet, c'est-à-dire avec l'Etre. Etre et logos se rejoignent ainsi dans l'implicite du non-dit socratique. Pas-à-pas la maïeutique s'achemine de l'évidence du l'identité du phénomène avec lui-même (et il convient, à propos de ce donné sensible élémentaire, de ne rien juger du phénomène sinon que de le constater : "ceci est un carré", "sa surface est bien double de celui du carré précédent") vers l'Etre qui est, comme on peut en conclure du Théétète, in-dicible.

Platon semble délaisser cette conclusion dans l'implicite d'une méthode et d'un discours, apparemment purement exemplatif, du langage. L'évidence se trouve pourtant, telle la « lettre volée » d'E.A. Poe, dans la pratique quotidienne du logos. Elle échappe à l'attention, car, soucieux de la déceler dans la succession des apories et des syllogismes, nous ignorons l'évidence du Logos. Qu'il soit langage, discours ou raison, signifiant par le jeu ordonné des lettres et des mots ou par la succession cohérente des règles logiques élémentaires, reflétant le réel ou signifiant la pensée, le Logos constitue le fondement du savoir, sans que pour autant il puisse en élucider totalement le sens.

Quelle est la réponse socratique alors ?

Platon se voit en présence de cette lettre volée que ses présupposés empêchent de révéler, sous peine de confirmer l'autonomie - affirmée par les sophistes - du logos par rapport à l'Etre. Dès lors le sens du mot savoir se dévoile "ironiquement" dans ce non-dit qui laisse ouverte une voie non rationnelle de la connaissance: la réponse exige la suspension de ce jugement ratiocineur trop prompt à discourir sur les choses au risque de succomber aux apories et laisse libre l'accès d'une voie particulièrement fructueuse. Car en fin de compte que nous reste-t-il ?

Le sensualisme effondré sur lui-même, les étants - ou les phénomènes - ne nous sont d'aucun secours et la physis ne révèle rien d'essentiel. La réfutation du relativisme nous interdit toute construction purement logique du savoir. Le logos lui-même ne nous amène qu'à une affirmation redondante. Dès lors le doute méthodique qui sous- tend le dialogue pourrait nous conduire à une évidence immédiate, source première d'une opinion vraie : celle d'une identité fondatrice de soi avec soi-même.


10 mai 1991 - revu en mai 1997

NOTES

1. PLATON, Théétète, VII - 150 c, in Oeuvres complètes, Tome 3me, classiques Garnier, p. 334.
2. Ménon, 80 a, in Oeuvres complètes. Tome 1, éd. Gallimard, (La Pléiade) p. 527
3. Ménon, 86 c, op. cit., p. 537.
4. Théétète, XII, 157 c-d, op. cit., p. 346.
5. Ménon, 80 e, op. cit., p. 528.
6. Phédon, 81 d, Oeuvres complètes, tome 1.,coll. La Pléiade, p. 801

7. Par opposition à une position "nominaliste" qui concoit le concept comme relevant du pur logos, un mot désignant arbitrairement une notion purement abstraite. Une telle position est la conséquence logique de l'autonomie conférée au logos par la sophistique. Les réalités mathématiques, qui se situent dans la Transcendance pour les Réalistes, ne sont que conventions axiomatiques pour le nominaliste. Cet antagonisme se poursuivra au Moyen-Age sous la forme de la "querelle des universaux".

8. K. Popper les a d'ailleurs parfaitement comprises lorsqu'il critique Platon avec dureté dans "La société ouverte et ses ennemis" , avant de s'attaquer à Hegel et à Marx. Cet essai écrit et publié en 1944, aux heures décisives de la seconde guerre mondiale et à l'aube de la guerre froide, fut traduit en français en 1979. Tome 1. L'ascendant de Platon. traduction française par J. Bernard et P. Monod, Le Seuil, 1979.

9. Protagoras évoque ainsi l'origine de la civilisation : «les hommes au début vivaient dispersés : il n'y avait pas de cités, ils étaient par conséquent détruits pas les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu'elles ; et, si le travail de leurs arts leur était d'un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l'art politique, dont l'art de la guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut.» (in Platon, Protagoras, 320 b).

10. Pour une discussion des idées politiques des Sophistes, voir : Les Sophistes / W.C.K. Guthrie. - Paris : Payot, 1988. - p.63 et sq.
11. Théétète, XXVII, 163 b., op. cit,, p. 358.
12. Théétète, XXXV, 196 d, op. cit., p. 422.



© P. Deramaix, 1997
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