série philosophie

Les chemins de la pensée

sur Parménide

P. Deramaix


de l'être au logos

Les fragments qui nous restent du Poème - "Sur la nature" (1)- de Parménide nous invitent à emprunter une voie escarpée. En effet, Parménide nous expose le récit d'un cheminement menant à une injonction qui s'impose à toute pensée philosophique. Il y est requis du penseur, s'il veut accéder à la certitude et rester digne de créance, d'asseoir son discours sur une pensée inflexible de l'être, décrit comme " formé tout d'une pièce, exempt de tremblement et dépourvu de fin", " tout entier à la fois, un et un continu". A ce titre, on peut considérer le poème de Parménide comme le texte fondateur de l'ontologie. Cependant, la pensée de l'être ne peut faire l'économie ni du monde, ni du discours : le texte de Parménide n'est pas, loin s'en faut, qu'une affirmation métaphysique de la pérennité de l'être ; son programme s'étendait plus loin dans la mesure où le poème traite "de la nature" en vue d'élucider le fondement du monde visible. Nous avons affaire à une pensée de la "physis". On doit moins comprendre cette notion comme l'ensemble des phénomènes aujourd'hui appelés "physiques" que comme une catégorisation générique d'une cause première, d'un substrat commun permettant de fonder et d'élucider la genèse des choses.

Le "Peri Physeos" reste à nos yeux une énigme, en raison de son caractère largement métaphorique, mêlant le récit allégorique à des assertions abruptes qui vous mettent face aux questions- fondamentales de la métaphysique : les rapports entre la pensée et l'être, la fondation ontologique des étants et le paradoxe du devenir face à l'immuabilité de l'être. L'énigme s'épaissit lorsqu'on constate que le récit emprunte emprunte volontiers au mythe, voire au langage religieux, une forme narrative qui détermine une véritable topologie de la pensée.

Nous nous situons, semble-t-il à la frontière entre l'exposition d'un mythe, narration mettant en scène, allégoriquement, les personnifications, divines ou allégoriques, de la Justice (Thémis), le Droit (Dikè), la persuasion (Peithô), montrant dès l'aube de la philosophie que celle-ci entretient nécessairement un rapport étroit avec le discours (logos) et le jugement. Ce récit est de part en part traversé d'une métaphore - celui des chemins de pensée - qui d'emblée situe le travail du philosophe dans un espace conceptuel qui lui est propre : le philosophe chemine, progresse, et choisit sa voie, il emprunte un chemin qui va des ténèbres vers la lumière, et, se voit, par la même occasion contraint à se séparer d'un état originaire, partagé par l'ensemble des hommes que l'on pourrait qualifier de "naïfs", conditionné par la seule opinion - "doxa" - ou par un ensemble de croyances qui, pour être communes, n'en sont pas pour autant fondées avec toute la certitude attendue d'un savoir authentique.

Un effort est exigé du philosophe qui, d'étape en étape, doit consentir à des renoncements, des choix entre la voie escarpée et les sentiers battus, entre la voie de l'être et l'impasse du non être, et - dans la voie de l'être - entre une ontologie de la permanence et de l'immuabilité et celle, hautement problématique, du devenir et de la mouvance, voie incertaine qui fut empruntée par l'école ionienne et par Héraclite en particulier.

Notre approche et notre questionnement sera double. Parménide esquisse une topologie de la pensée, ce que manifeste la forme narrative de l'exposé, qui déploie dans une temporalité et dans un espace précis, le geste philosophique. Nous chercherons à élucider le sens de cette allégorie et voir dans quelle mesure, et pourquoi, une faille s'installe entre l'approche héraclitéenne de la physis et l'approche parménidienne.

Le deuxième champ d'interrogation sera le rapport qui se dessine entre l'être et le logos. Le "Peri physeos" de Parménide n'est pas qu'une injonction à l'ontologie, il est un discours des rapports entre la pensée et l'être, mais aussi un discours du discours dans la mesure où il délimite sans ambiguïté les conditions d'une ontologie crédible. Parménide ne nous parle pas que de l'être, mais aussi, et surtout, du discours qu'il est possible d'en tenir. Ainsi nous serons amenés à esquisser le rapport hautement problématique entre la physis, la pensée et le discours.

Une topologie de la pensée

Là se dresse la porte
Donnant sur les chemins de la Nuit et du Jour.
Un linteau et un seuil de pierre la limitent.
Quant à la porte même, élevée vers le ciel,
C'est une porte pleine, aux battants magnifiques,
Et Dikè, aux nombreux châtiments, en détient
Les clefs, dans les deux sens contrôlant le passage.

Dès le début du récit, le penseur se trouve face à un seuil. Tout ce qui précède relève du passé, et l'on sait que les cavales ont emporté le poète - selon ses dires, "aussi loin mon coeur en formait le désir" - empruntant une voie "hors des sentiers qu'on voit communément les hommes emprunter", "la voie renommée de la Divinité qui, de par les cités, porte l'homme qui sait". S'il faut en croire Sextus Empiricus, les cavales sont "les impulsions irrationnelles de l'âme" et les "jeune filles" indiquant le chemin ne seraient autres que les sens. La passion donc emporte donc le poète sur les chemins de la pensée : nous restons encore à l'extérieur de la philosophie, dans une première étape qui consiste précisément à vouloir accéder à un savoir certain, muni de ses seuls sens, confiant à l'enthousiasme le soin d'emporter l'âme jusqu'au seuil de la sagesse. La déesse s'adresse au poète :

Jeune homme, toi qui viens ici, accompagné
De cochers immortels, porté par des cavales,
Car ce n'est point une Moire ennemie,
Qui t'a poussé sur cette voie (hors des sentiers
Qu'on voit communément les hommes emprunter),
Mais Thémis et Dikè.

Le Justice et le Droit, plutôt qu'une "Moire ennemie", guident ainsi le poète jusqu'au seuil. On peut s'interroger sur les rapports entre le droit, la justice et le questionnement de l'être.

L'intervention des divinités ne signifie pas qu'il faille conférer au poème de Parménide une intention spécifiquement religieuse. On peut faire un départage, en outre, entre le discours rituel et le mythe, ce dernier devant être considéré comme une mise en scène narrative d'une vérité philosophique, illustrant, allégoriquement, un processus cognitif ou un schème de pensée. Cependant, le récit s'éclaire dans une certaine mesure lorsqu'on considère la fonction des personnages divins - Themis, Dikè, les Moires - dans la conscience collective des Grecs.

Parmi les Titanides, fils et filles du Ciel et de la Terre, Themis est la déesse de la loi. Elle personnifie la justice s'exerçant à l'intérieur du groupe familial, exprimant l'autorité traditionnelle. Notons qu'elle enseigna l'art de la divination à Apollon et se trouve à l'origine (mythique) des oracles delphiques. Dikè, fille de Themis et de Zeus, est l'une des trois Heures. Elle règle les rapports externes entre les familles et introduit la justice au coeur de la cité, dans l'espace public, en régulant les rapports entre les hommes et s'opposant à toute démesure (hubris). Les Moires, soeurs des Heures, règlent la destinée des hommes en leur accordant un temps de vie et décidant de leur mort. Ces divinités sont liées au cycle vital et suscite une attitude ambivalente, mixte de vénération et de crainte, d'amour et de peur. Elles sont innommables et indicibles, pourtant c'est d'elles que mortels et immortels tiennent la parole et la loi. Mais la loi qu'elles personnifient relève du désir aveugle, de la nécessité, de l'inflexibilité du destin et ne peut être assimilée à la Justice, personnifiée par Dikè, qui résulte d'une décision rationnelle, d'une mesure de ce qui peut et doit être partagé. En agissant sous l'impulsion de Dikè et de Thémis, plutôt que de se laisser emporter par une Moire, le penseur échappe à la nécessité, et refuse de s'abolir comme sujet pour se soumettre aux déterminations aveugles de la matière et du destin.

Le cheminement philosophique présuppose - avant même toute exposition de l'être - un arrachement, une décision critique par lequel le penseur s'engage dans le chemin escarpé plutôt que de suivre les sentiers battus. L'idée de décision critique - krisis - revient à maintes reprises dans le texte de Parménide : à chaque étape de la pensée, l'homme doit choisir : jour ou nuit, être ou non être, pensée éléatique ou pensée ionienne. Le moment critique est donc un instant d'indécision, un point de rupture où l'espace des possibles doit nécessairement se réduire en fonction d'un choix, heureux ou malheureux selon qu'elle entraîne un savoir certain - rendant le discours crédible - ou s'égare dans les chemins de traverse du discours contradictoire, paradoxal et incertain.

Couloubaritsis note que :

"  l'usage conjoint de dikè et de thémis ...dévoile, par rapport à la "norme humaine" à la fois une obligation qui dépasse l'homme et une mesure/démesure qui est inscrite en lui et qui peut susciter son cheminement aussi bien dans le chemin de la vérité que dans celui de la distorsion. C'est pourquoi on peut supposer qu'en utilisant également la figure de Dikè à coté de la notion même de dikè, Parménide cherche à faire apparaître que l'obligation n'est contraignante que parce qu'elle introduit une sentence juste, fondée ... sur une krisis, la seule décision possible " (2)

Or une telle décision ne peut être le fait d'une pensée enchaînée au destin : la liberté se conquiert à travers l'autonomie d'une raison capable d'exercer la justice. On peut dès lors pressentir ici le rapport entre la justice et le questionnement de l'être. Le juge doit, avant de prendre une décision de justice, mettre en évidence les preuves, interroger les témoins, discerner le vrai du faux, le certain du probable... pour ce, il doit établir une vérité, qui sera double : d'une part, il doit être certain de l'adéquation de sa conviction avec les faits - que les témoignages et les preuves rendent probants - et d'autre part, il doit confronter l'événement ainsi dévoilé à la loi - humaine ou divine - qui se présente comme la norme de ce qui, non seulement est, mais ce qui doit être.

Avant même d'être au seuil de la porte gardée par Dikè, le penseur "sait" : les cavales l'ont dirigé "sur la voie renommée de la Divinité qui, de par les cités, porte l'homme qui sait". On s'interrogera certes sur cette Divinité anonyme, mais ce qui importe ici est ce savoir qui précède les dires de la Déesse. Sextus Empiricus assimile les "jeunes filles" qui accompagnent et guident les cavales aux sens :

Les jeunes filles qui l'ont conduit sont les sens : la formule "car de chaque côté les deux cercles des roues rapidement tournaient" désigne les oreilles qui servent à percevoir le son; il a appelé les yeux, "les filles du soleil qui avaient délaissé les palais de la nuit" et a dit, couraient vers la lumière parce que sans lumière, il est impossible de faire usage de ses yeux. (3)

On peut certes discuter l'interprétation lourdement allégorique, d'autant plus que les "filles du Soleil" semblent, dans le récit, non pas accompagner le voyageur mais être venues à sa rencontre, délaissant les "palais de la Nuit", pour l'accompagner ensuite vers la lumière. Cependant, il est clair que le cheminement est une élucidation, une montée vers la lumière, bien que la porte gardée par Dikè donne aussi sur le chemin de la Nuit.

Ce qui est acquis d'ores et déjà par "l'homme qui sait" est l'arrachement aux sentiers battus, c'est-à-dire la mise en question de la doxa, un doute, ou plutôt un savoir d'un non-savoir, la conscience d'une ignorance ou d'une illusion dont on doit se départir. La mise en route philosophique est avant tout un constat d'ignorance. Reste cependant la question - qui sous-tendra par la suite une bonne partie de l'argumentation du Théétète - de la catégorisation d'un inconnu, et parce que inconnu, d'un indicible. Le savoir de l'homme qui sait se dessine en creux, comme un manque mais aussi comme un pressentiment. Car les sens, dont il est question, ne se contentent pas d'illusionner, de donner à voir le phénomène au risque du voilement de l'être, ils désignent, précisément parce qu'elles permettent à la lumière d'accéder à la conscience, l'objet possible d'un savoir encore à acquérir. Le doute portera sans doute sur ce que les sens révèlent, mais si une incertitude subsiste quant à la nature de ce que nous percevons, nous n'en sommes pas moins certains que ce perçu est la trace, le signe d'un "connaissable" que la Déesse se chargera de mettre au jour.

Nous devons, ici, revenir à la figure de Dikè : elle se trouve sur le seuil comme gardienne d'un passage menant à la fois au chemin de la Nuit et celui du Jour. Une double ambivalence se dévoile à ce point du texte : la Déesse présente comme concevables deux voies, qui toutes deux se situent au-delà du seuil et elle est, par ailleurs, à la fois bienveillante, puisqu'elle reçoit le narrateur, tandis que la gardienne - "aux nombreux châtiments" - du seuil, contrôle le passage, dans les deux sens.

Le narrateur, le penseur, est un héros au prise avec des forces contradictoires : agissant au nom du droit et de la justice (c'est-à-dire de la justesse de pensée) il se destine à la Déesse, but de son voyage. Il est aidé et guidé par les Héliades, les filles du Soleil, tout en évitant le fourvoiement inspiré par la Moire. La porte est pour lui un obstacle tant que la gardienne lui interdit l'accès, mais Dikè est précisément ce au nom de quoi le héros se met en branle, de sorte que les Héliades éclairant le narrateur en mettant en lumière à la fois l'indice de l'être et ce qui lui fait obstacle, persuade Dikè d'ouvrir l'accès vers la Déesse. Le passage du seuil est indispensable à la rencontre avec la divinité. A ce point, le ton du récit change, puisque la Déesse devient à son tour l'Actant principal, l'énonciatrice active du savoir.

L' "homme qui sait" ignore, mais sait qu'il ignore, et advient en présence de la Déesse qui lui dévoile deux chemins contradictoires : le discours de l'être, et le discours du non-être. Bien que la Déesse affirme sans ambiguïté que le non-être est inconcevable, le chemin qui conduit au nihilisme reste clairement affirmé comme concevable. Nous devrons élucider ce paradoxe. En fait l'un et l'autre cheminement relève de la pensée philosophique (l'au-delà de ce seuil de jugement) ou plus exactement constituent des réponses possibles, entre lesquelles il faut, d'une manière ou de l'autre, choisir sous l'égide de Dikè, c'est-à-dire sous l'égide d'une raison critique. La raison critique est donc la clé, ou la détentrice de la clé, qui ouvre aux chemins de la pensée sans garantir, pour l'instant, la justesse de la réponse.

La raison critique apparaît comme un seuil : elle divise l'espace de la pensée en deux régions. Le héros a quitté depuis longtemps ces sentiers battus de la doxa, et accède au seuil par un travail de questionnement. Nous pourrions qualifier cette région de "précritique", entendons par là que jusqu'alors, le héros, porté par l'enthousiasme et le désir du vrai, a fait confiance à l'intuition (les cavales) autant qu'à sa perception, pour se guider vers un savoir certain. Mais il ne peut véritablement y accéder qu'à travers une prise de décision - elle ne se réduit pas à l'abandon sceptique des méandres de l'opinion commune - qui l'amène d'une part à franchir un seuil irréversible (car on ne peut rebrousser chemin sans mettre en branle, de nouveau, la raison critique) au-delà duquel le héros se voit transfiguré : il ne cherche plus, il agit en décidant de la vérité. Ce passage ne le prémunit pas cependant de tout égarement, car le paysage qui se dévoile au-delà du seuil n'est pas sans complexité, de sorte que son parcours entraînera d'autres décisions philosophiques.

Si nous recensons les occurrences de la métaphore du "chemin" dans le poème parménidien, nous sommes amené à nous départir de l'interprétation commune réduisant la problématisation philosophique à un choix unilatéral pour une ontologie exclusive de toute pensée du non-être. Non seulement, le nihilisme est un chemin affirmé comme "concevable" (à la différence du non-être qui lui est affirmé "indicible", au prix d'une aporie que nous devrons élucider) mais le chemin de l'être semble lui-même se ramifier.

Départageons de prime abord les sentiers et routes inhérentes à l'espace précritique : les sentiers battus sont ceux de la doxa commune d'une humanité assujettie aux passions et aux préjugés, le doute permet de s'engager sur la route du savoir, mais ce chemin ne constitue pas en lui-même le discours du savoir, il mène simplement au seuil de l'espace post-critique - que je désignerais, faute de mieux, comme l'espace de la pensée philosophique - et à sa condition, à savoir la décisive raison critique, clef de la certitude. Au-delà, plusieurs discours, ou parcours de la pensée, sont possibles.

En fragment 2 la Déesse énonce les deux voies concevables :

La première, à savoir qu'il est et qu'il ne peut
"Non être, c'est la voie de la persuasion,
Chemin digne de foi qui suit la vérité ;

La seconde, à savoir qu'il n'est pas, et qu'il est
Nécessaire au surplus qu'existe le non-être,
C'est là, je te l'assure, un sentier incertain
Et même inexplorable : en effet le non-être
(Lui qui ne mène à rien) demeure inconnaissable
Et reste inexprimable.

Le penseur est tenu éloigné de cette seconde voie, mais elle est la première dont il faut s'écarter. La déesse continue, en fragment 6 en ces termes :

Ensuite écarte-toi
De l'autre voie : celle où errent des mortels
Dépourvus de savoir et à la double tête

La question qui se pose est de savoir si la voie auquel il est fait allusion, cette voie où les Mortels "se laissent porter, sourds, aveugles et sots, foule inepte, pour qui être et non-être sont pris tantôt pour le même, tantôt pour le non-même", doit être identifiée comme ces "sentiers qu'on voit communément les hommes emprunter" évoqués dans le fragment 1. Chacune de ces voies d'errance est empruntée par le commun des mortels. Dans le fragment 1, la Déesse signifie que le héros sort de la foule, emprunte une voie d'élection, tandis que le fragment 2 paraît être comme un avertissement pour l'avenir, recommandant au philosophe, et non plus seulement au chercheur, de résister "à l'habitude, aux abondants prétextes" qui pourraient l'amener sur ce chemin "où oeil aveugle, sourde oreille et langue encore régentent tout".

L'helléniste aura pu remarquer la diversité des termes grecs désignant tel ou tel chemin : dans la région pré-critique, nous avons le chemin - odos - de la Déesse, la piste - patos - des hommes, et au-delà du seuil, nous relevons les voies - keleuthoi - nocturne et diurne, et le chemin carrossable - kat' amaxiton - identifié au chemin de la Déesse. Ces quatre chemins que l'on trouve dans le fragment premier ne peuvent être assimilés - pour L. Couloubaritsis (4)- aux chemins de l'Être, du Non-Être, et de la Doxa, décrits par la Déesse dans les fragments 6 et 8. Hormis la piste des hommes, les chemins dont il est question ici sont des voies d'accès vers le savoir dispensé par la Déesse... mais le discours divin - celui de la vérité, la déesse étant assimilée à l'Aletheia - ne nous dévoile qu'une multiplicité de méthodes de pensée possibles. On ne peut donc réduire l'interprétation du texte à la définition d'un nombre fini - deux ou trois - de chemins évoqués, en termes d'accessibilité ou de non accessibilité, de son utilité philosophique ou de son inutilité, par la Déesse. En fait, l'intention de Parménide est essentiellement polémique : il se positionne par rapport aux approches philosophiques qui lui sont contemporaines. Sont visés ainsi les pythagoriciens et les Ioniens.

Le fragment deux désigne la voie du nihilisme comme étant inaccessible. La Déesse affirme l'impossibilité - logique pourrait-on dire - de penser le non être, dans la mesure où "le même, est aussi bien penser qu'être" (fragment 3), ce qui implique que seul est pensable l'être. Mais le fragment 6 envisage d'autres voies concevables dont ce "chemin de recherche" contre lequel la Déesse met en garde, en "lequel s'égarent les mortels qui ne savent rien, double-têtes"... Ce "chemin des races sans discernement" fait l'objet des fragments 6 et 7. Une nouvelle problématique est mise en chantier ici, celle de la confusion - acritique - de l'être et du néant. On ne peut manquer de rapprocher la qualification de cette race sans discernement comme ceux "qui ont tenu le venir à l'être et le ne pas être comme étant le même et pas le même", ainsi que la circularité de cette voie de raisonnement - "leur voie va et revient sur ses pas - des fragments héraclitéens évoquant l'identité des contraires, la transformation des êtres, et la coïncidence des opposés (5) . La volonté héraclitéenne de penser l'être en termes contradictoires, ou de penser l'unité et l'interdépendance des contraires conduit précisément à la qualification des penseurs ioniens comme "double têtes", à l'instar de Janus au double visage, à la fois tourné vers l'être et le non-être. Si l'opposition entre Parménide et Héraclite peut être établie, la seconde partie du poème - le fragment 8, 51 - semble, selon Couloubaritsis, s'adresser plutôt aux Pythagoriciens dans la mesure où ce qui est critiqué n'est pas la non-séparation, ou la confusion des contraire, mais à l'inverse l'excessive distinction, en terme d'opposition non dialectique, entre les opposés.

Au terme de l'exposé ontologique, la Déesse expose "les considérations de la race des mortels" qui

"  proposèrent deux formes pour nommer les marques signifiantes, dont l'unité des deux n'est pas obligatoire - en quoi il se sont trompés. Au contraire, même, ils séparèrent le corps et lui assignèrent des signes séparés les uns des autres  " (6)

Nous savons que Pythagore et ses disciples ont pensé l'unicité première à partir d'une théorie des nombres catégorisant l'univers selon une décade de principes opposés, formalisées dans la systoichia, la table pythagoricienne, opposant l'un et le multiple, le pair et l'impair, l'obscurité à la lumière, mâle et femelle, droite et gauche etc... Cette dualisation des principes - induite par une symbolique des nombres entiers qui sera confrontée, épistémologiquement à la découverte mathématique des nombres irrationnels - s'avère incompatible avec une pensée de l'Être comme continuité et immuabilité. Cependant, dans la catégorisation des égarements, Parménide s'oppose à deux adversaires : l'ionien, qui confond en un même principe les contraires, et le pythagoricien qui conçoit l'unicité en termes d'opposition radicale de principes. L'Eléate s'attachera à affirmer l'unicité, la continuité et l'immuabilité de l'être, affirmant comme impensable le non-être, mais devra, dans le même mouvement, se confronter à la possibilité concrète d'un discours du non-être. Car l'injonction de la déesse ne doit pas faire illusion : le fait même d'évoquer le non-être pour en refuser la pensée indique que le non-être est, concrètement, l'objet d'une pensée. Ce qu'affirme Parménide, en fin de compte, est peut être moins l'obligation d'une ontologie pure et dure que les possibilités d'égarement que la philosophie présente lorsque elle traite la complexité du monde - mêlant de facto l'étant et le non-étant - selon les extrêmes respectifs de la confusion héraclitéenne ou de la dichotomie pythagoricienne.

Le récit parménidien nous dresse une topologie de la pensée articulée autour du point crucial, central dans le récit, qui est la mise en présence, sur le seuil, de la Déesse. La thématique de la krisis constitue ainsi le noeud du récit, car c'est à ce point, où la raison doit se faire critique et apprendre à discerner entre l'illusion du paraître et la réalité de l'être, tout en se ménageant un discours crédible de la physis au prix d'un cheminement, nécessairement problématique, car les possibilités d'égarement sont nombreuses, entre une multiplicité de discours possibles. La topologie des chemins, au-delà du seuil, épouse, dans une perspective polémique, la configuration du paysage philosophique contemporain de Parménide.

La stratégie d'argumentation de Parménide est assez subtile. Dans un premier mouvement, il se présente comme le narrateur emporté par l'enthousiasme de sa quête. En se présentant incidemment sous l'égide de Dikè et de Thémis, il s'autorise d'une confrontation avec la Déesse. Dès le passage du seuil, le point de vue change radicalement : Parménide n'est plus le sage en recherche, il est l'énonciateur de la Vérité, la Déesse elle-même, dont les propos se font unilatéralement affirmatifs, voire impératifs. La décision est prise, passé le cap critique d'un départage entre le certain et l'incertain, entre le vrai et le faux, entre le dicible et l'indicible, le philosophe s'identifie à la Vérité : la (sa) pensée, comme la (sa) parole, se confond avec l'être. Mais l'option prise oblige, pour être fondée, à un discours du monde, c'est-à-dire à un retour critique vers la Doxa, qui s'opérera au terme du fragment 8.

La réfutation des adversaires s'opère en deux étapes : la première est le discernement entre le pensable (dicible) et l'impensable (l'indicible), la seconde est la critique du dicible incertain, des ioniens, premièrement, des pythagoriciens, ensuite. L'ontologie - discours de l'être - est affirmée comme l'assise nécessaire de toute pensée philosophique, de sorte que l'exposition de l'ontologie constituera l'essentiel du fragment 8, mais cette exposition revient sur la problématique d'un monde ambigu, complexe, mouvant, d'où la nécessité de l'exposé des "considérations de la race des mortels", des pythagoriciens, à la suite duquel Parménide s'engage à "dire l'ordonnance totale des choses qui convient", ouvrant la voie vers une pensée de la physis.

Le discours de l'Être

L'énonciation ontologique - le fragment II - semble à première lecture évidente puisqu'elle se résume à l'alternative entre les "seules et concevables voies s'offrant à la recherche". Mais la dichotomie ainsi énoncée s'ouvre sur un paradoxe, d'autant plus que la voie que la Déesse présente comme une impasse semble se bifurquer. En effet, à la voie de la persuasion, la voie selon laquelle "il est et qu'il ne peut non être" s'ajoute non seulement le "sentier incertain et même inexplorable" du "non-être" - sentier qui demeure inconnaissable et "reste inexprimable" - mais aussi, au fragment VI, une autre voie "celle où errent des mortels dépourvus de savoir et à la double tête" "l'être et non-être sont pris tantôt pour le même et tantôt le non-même". Parménide a pris soin de distinguer cette troisième voie de la voie nihiliste - "cette voie de recherche est la première dont je te tiens éloigné. Ensuite écarte-toi de l'autre voie" - de sorte que le chercheur de vérité se doit d'éviter deux voies, dont l'une est considérée comme impraticable quoique la Déesse affirme de cette voie qu'elle est la seconde des voies "concevables".

Si le non-être est impensable et indicible, on peut se demander où errent ces "Mortels" qui pensent - et donc, disent - à la fois l'être et le non-être. D'un autre côté l'énonciation de l'être comprend, dans le même mouvement, la dénonciation du non-être, comme si le dire ne pouvait s'accomplir qu'avec le dédire. La Déesse aurait pu se contenter, si l'on peut s'exprimer ainsi, de se dévoiler en énonçant les rotondités de l'Être : l'identité irréductible entre le penser et l'être permettait une mise à nu immédiate de l'Être comme vérité. Prenant la mesure de l'indicibilité du néant, on pouvait s'abstenir de tout discours relatif à la voie impraticable, mais le poète constate, par la voix de la Déesse, la présence des "mortels" - à savoir les philosophes ioniens - dans "l'autre voie". Cette présence met à mal l'assertion de l'impraticabilité du nihilisme puisqu'il s'agit d'un discours mêlant l'être et le non-être. Ce dernier a beau être indicible et impensable, un discours du non-être, inextricablement lié à celui de l'être, existe. La Déesse avertit cependant le poète : tenir un tel discours est errer, voire aller et revenir sans cesse sur ses pas, osciller de l'être au néant et du néant à l'être et accomplir une circumduction éternelle ; en d'autre termes, le discours tenu par ces mortels - Héraclite est la cible évidente de cet avertissement - est circulaire dans la mesure où ils ne font que constater le caractère cyclique d'un devenir où l'être et le néant s'entrelacent pour l'éternité.

Mais on peut se demander dans quelle mesure le discours parménidien échappe à la circularité. En fragment V, l'Eleate affirme : "cela m'est égal de devoir commencer par un point ou un autre"

Que savons-nous de l'être au terme de son énonciation ? Qu'il est concevable et dicible, que son questionnement est praticable, et qu'il débouche sur un résultat - la créance du discours. Il y a une identité entre le penser et l'être. C'est dire en d'autre terme que seul l'être peut être pensé, ou - partant de la pensée - ce qui est pensé ne peut qu'être : "ce qui peut être dit et pensé se doit d'être, car l'être est en effet et le néant n'est pas" et, en complémentarité, "il ne reste qu'une voie dont on puisse parler : c'est celle du il est "

Parménide procède par élimination des impasses et des chemins de traverse, il délimite le territoire d'investigation, balise le tracé et indique "de nombreux repères". L'être est inengendré et indestructible, échappant ainsi au devenir. Il est formé d'une seule pièce, "exempt de tremblement" et l'on ne peut - en raison de son immuabilité - lui assigner une "fin". L'ontologie parménidienne se passe de téléologie. L'Etre est sa propre causalité, voire, il ne peut même définir son existence par le jeu d'une causalité qui ferait de lui une contingence. Sans cause, nécessaire et enserré, par Dikè, dans les liens inexorables d'une étance absolue, s'imposant, telle une sphère parfaite à la pensée comme présence pure, autosuffisance parfaite : l'être est. Le discours de l'être ne peut être que tautologique ou métaphorique. Ne pouvant se réduire à la répétition du même, au quel cas l'Eléate ne pourrait que ressasser l'auto-affirmation circulaire de l'Être, le poète ne peut qu'emprunter la voie détournée d'une métaphore, celle de la Sphère parfaite, et par là laisser libre cours à l'infiltration paradoxale d'un non-être, l'extérieur d'une sphère certes immuable, inengendrée, éternelle mais non infinie. Evoquer comme limite extrême les bornes qui de toutes parts achèvent le pensé en lui conférant une forme intelligible revient à tracer, en creux, l'impensé dans l'ordre du discours. Or dans l'ontologie parménidienne, l'indicible est paradoxalement proférée par la médiation d'une métaphore introduisant la question de l'être dans l'ordre du sensible.

Ce faisant, Parménide ne peut échapper à l'aporie d'une ontologie radicale ne pouvant se soustraire à la confrontation avec le monde sensible. Conceptualisant l'être comme intelligible pur, il ne peut l'énoncer que par la médiation du sensible. En évoquant le bornage d'une sphère parfaite, il sous-entend l'extériorité du néant et par là réintroduit le néant dans le discours, sans oser cependant l'énoncer à pleine voix. De même, sa topologie du questionnement, qui multiplie les cheminements et présente le nihilisme comme une voie concevable, insère - en dépit de l'injonction même de l'Eléate - le néant dans le discours : il y a dans le Poème un dit de l'indicible qui nous force à reconsidérer le statut du discours parménidien en dissociant le réquisit de la déesse du discours ontologique propre. L'affirmation que le chemin du non-être est "concevable" précède tout acheminement puisqu'elle s'insère dans un avertissement préalable ; ce discours porte donc non pas sur l'objet de cet égarement (le non-être) mais sur la possibilité de s'égarer : on peut concevoir l'acheminement vers une impasse, qui est telle en raison du caractère indicible du non-être.

La structure du discours de la déesse peut donc se dégager comme suit :

méta-discours

discours de l'être

discours de la doxa (après fr. 8)

Le poème, dont le noyau est le dire de la Déesse, correspond topologiquement à l'au-delà du portique qui détermine un seuil séparant la vie profane de la vie philosophique. L'accès à l'être passe par une rupture existentielle que la séparation qualitative de l'espace, déterminée par la présence du portail renforcé, analogue à la porte d'une ville fortifiée ou d'un temple fermé aux profanes, du récit met en évidence. Cependant le discours propre de la Déesse, qui se situe entièrement dans le registre philosophique, possède lui aussi une structure concentrique puisqu'il passe d'un avertissement méta-discursif, externe à l'ontologie, au discours ontologique proprement dit, dans lequel on retrouve, comme en reflet (à moins que l'avertissement en soit le reflet), le déni parménidien du nihilisme. S'écarter de la voie du non-être, refuser tout discours subordonnant l'être au néant, se méfier des mixtes entrelaçant l'être et le néant, le tout énoncé sous le mode impératif, sont autant d'injonctions qui reviennent comme un leitmotiv.

Mais le véritable noyau est l'identité de la pensée et de l'être. Cette thématique apparaît trois fois, constituant d'abord le fragment III ("car même chose sont et le penser et l'être"), on le revoit sous la forme d'une détermination de l'être par pensée - "ce qui peut être dit et pensé se doit d'être" - que l'on ne doit pas comprendre comme l'affirmation d'une subordination de l'être au langage, mais comme la reconnaissance que tout ce qui est pensé est, d'une manière ou de l'autre. L'exclusivité de l'être ("rien d'autre jamais et n'est et ne sera à l'exception de l'être") trouve sa justification dans cette identité du penser à son objet : "le penser est identique à ce en vue de quoi une pensée singulière se forme. On chercherait en vain le penser sans son être". Une telle affirmation réitérée à mainte reprise est indissociable de l'interdiction du nihilisme : non seulement le non-être est impensable, mais "nulle parole" ne peut faire advenir à l'être ce qui n'est pas. Ce qui interdit de penser l'être comme créé et nous oblige à envisager l'être comme infinité, intemporalité et immuabilité.

En effet, l'irruption du devenir dans le champ ontologique nous obligerait à penser un commencement de l'être, ce qui en fin de compte, revient à admettre la négativité première d'une non-étance primordiale. L'incréé s'abolit comme néant se rendant, par là-même, impensable. C'est la question du devenir qui se trouve ainsi oblitérée du moins dans le strict champ de l'ontologie, car dès qu'il s'agit de faire état de la doxa commune, le discours du monde met en regard le jour et la nuit, la naissance et la mort, le mâle et la femelle, dans une description dont les quelques fragments qui nous restent ne nous laissent pas ignorer que la question de la naissance des astres, comme de celle des hommes, n'était pas esquivée.

On peut déceler dans l'énonciation programmatique qui précède le dire de l'être une structure analogue au fragment 8 : la Déesse annonce ce qu'elle va enseigner, l'objet de la quête est dès à présent connu, l'impétrant philosophe n'ignore plus ce qu'il doit chercher : "apprend donc toutes choses, et aussi bien le coeur exempt de tremblement propre à la vérité bellement circulaire que les opinions des mortels". L'enseignement comprend deux volets qui portent respectivement sur l'ontologique et sur l'ontique, il énoncera le premier comme un discours "assuré" et présentera le second comme "les opinions des mortels" dans lesquelles  "il n'est rien qui soit vrai ni digne de crédit". La Déesse confronte l'être aux discours, mais ce dire de l'être ne pourra être dévoilé que dans et par la parole. Dès lors, il appartiendra de distinguer les deux ordres de discours, l'un étant "assuré", mais contraint d'énoncer l'être sous forme de métaphore, et l'autre étant "composé pour ton enchantement" et s'appuyant sur une "convention" sémantique, prétendant désigner et décrire les étants concrets et ne pouvant, formellement, que se payer de mots.

L'avertissement sur la dualité des voies possibles suit immédiatement l'annonce première. Un tel avertissement se retrouve dans l'ontologie et en fait partie en tant que l'énonciation d'une nécessité : "il est donc notifié, de par nécessité, qu'il faut abandonner la voie de l'impensé". Le refus du nihilisme prend même la forme d'un interdit, sorte d'impératif catégorique du penseur, qui s'appuye sur une "preuve ontologique" de l'Etre. Celui-ci ne pourrait advenir à l'être s'il était, d'une manière ou de l'autre, précédé d'un néant, lequel ne pouvait, par nature, constituer une cause première de l'étance. Dès lors, l'Etre se suffit à lui-même dans la mesure où le néant ne pouvant en aucune manière être pensé comme source, ou cause première, de l'être, cette cause originelle ne peut donc se situer en dehors de l'être. L'Etre obéit donc à une nécessité - Dikè - interne qui l'enserre dans ses liens et lui "ôte toute licence de naître ou de périr". Dans la présentation, en fragment 2, le néant est simplement présenté comme inconnaissable et inexprimable.

Le fragment 3 apparaît - les aléas du temps nous ont permis de ne connaître de ce noyau préliminaire que ce fragment si essentiel et si problématique - comme le "coeur" d'une présentation, qui en fin de compte, porte autant sur la pensée, et les voies qu'elle devrait emprunter ou éviter, que sur le discours de l'être. Il établit une correspondance parfaite entre le penser et l'être. Il ne s'agit même pas d'établir un lien de causalité entre l'être et la pensée, le premier conditionnant le cogito, mais d'affirmer sans équivoque une identité, qui n'est pas sans poser problème.

En effet, nous devrons sans cesse maintenir alerte notre jugement, car l'identité de l'être et de la pensée pourrait faire penser à une détermination de l'être par son discours et dès lors déboucher sur ce relativisme que Parménide dénonce. Que pouvons-nous dès lors entendre dans cette affirmation de l'identité être/penser ? En premier lieu, et c'est l'interprétation la plus évidente, que le néant est impensable ; autrement dit ce que nous prétendons penser dans l'égarement nihiliste n'est pas, ne peut être, le néant lui-même que sa représentation discursive, son indice lexical et son concept, dans l'ordre propre du discours et de la pensée. Nous restons donc dans le champ propre du discours et donc de l'opinion, plutôt que de la chose même, de l'objet proprement dit du discours ontologique. Cela implique, et nous avançons ici une interprétation seconde, que ce tout ce qui est pensé est, d'une manière propre à la pensée, c'est-à-dire que l'étant-pensé ne peut être que partie intégrante de l'être-en-soi même si à un concept particulier ne correspond pas, dans le champ de la physis, à un étant perceptible comme phénomène. Ceci dit, on peut affirmer d'un concept imaginaire, celui d'un être "inexistant", qu'il se réfère à une représentation pure, qui ne se déploie dans la réalité que dans l'ordre du discours, ou dans l'ordre de la pensée. C'est affirmer implicitement, et peut-être d'une manière anachronique par rapport au contexte historique de la pensée parménidienne, une autonomie du discours, une possibilité de conceptualiser l'inexistant, qui n'advient à l'existence comme concept (discours formulé ou informulé) imaginaire ou fictif. L'autre conséquence, plus évidente, de l'identité être/pensée et que l'être - et donc tout ce qui est - est pensable et peut faire l'objet d'une désignation sémantique. Contrairement au néant, l'être n'est pas indicible. Cependant le dire de l'être, le discours que la Déesse entreprend, n'est pas sans poser problème.

Le noyau ontologique

Le fragment 8 constitue le "noyau ontologique" du poème de Parménide. C'est là, sous forme du discours de la déesse, que la vérité de l'être se dévoile. Cependant, ce texte présente une structure complexe, qui répond, analogiquement, à la structure d'emboîtements successifs du poème entier. En effet, si le métadiscours du fragment 2 indique les voies à suivre et à éviter, le fragment 8 s'ouvre de la même manière en indiquant l'unique voie subsistante. Mais, même dans voie ontologique, rappel est fait de l'interdiction du nihilisme "je t'interdis de dire ou même de penser que le "il est" pourrait provenir du non-être", comme si la régression nihiliste, qui suppose que l'on rebrousse chemin, s'avérait possible.

Examinons de plus près l'argumentation de la déesse.

Trois "attributs" de l'être pourraient se dégager du discours : l'unicité d'un être "formé tout d'une pièce", l'éternité de ce qui "échappant à la génération" est en "même temps exempt de toute destruction". Unique et inébranlable, l'être se situe hors du temps, hors de la génération comme de la corruption, on pourrait le placer dans un éternel présent - "et jamais il ne fut, jamais il ne sera"- affirmant son unicité et sa continuité.

L'argument met en évidence l'absurdité d'une ontologie du devenir puisque l'hypothèse d'un devenir de l'être, et d'une détermination originaire, présupposerait un en-deçà de l'être qui ne pourrait être qu'un non-être, un néant. Mais à présupposer une telle origine, on chuterait aussitôt dans un paradoxe insoluble dans la mesure où une telle provenance de l'être est à proprement parler impensable. Aucune nécessité aurait pu faire advenir à l'être un être dont le principe se réduit à néant. Dès lors la seule alternative consiste soit en une ontologie absolue, soit en un nihilisme interdit. Or, nul discours ne peut faire advenir l'être du néant, dès lors la voie unique est celle du "il est". On retrouve les caractères d'une argumentation auto-référentielle, "ontologique" qui, partant d'une prédication de l'être comme concept autosuffisant affirme l'absurdité de toute détermination introduisant d'une manière ou de l'autre le non-être dans l'être. Ainsi l'être ne peut être la résultante d'un devenir, ou d'une création, et s'inscrire dans la temporalité puisqu'au présent de l'être précéderait le passé, ramené au néant, d'un non-être. L'historicité, voire le temps, semble être aboli dans cette perspective qui ne conçoit le devenir que dans l'ordre de la doxa, de ce discours aussi incertain que l'existence précaire des étants

L'indicibilité du non-être, objet du fragment 2 qui reposait sur le fragment 3 (sur l'identité de la pensée et de l'être), fonde ici la "preuve ontologique" de l'immuabilité de l'être. Ce dernier est dicible et pensable parce qu'il est intemporel, ce que Parménide exprime en affirmant l'impossibilité de faire advenir l'être du néant : "jamais plus la force attachée au discours ne pourra concéder que du néant procède un être susceptible à lui de s'ajouter". C'est dire en d'autre termes que l'être échappe au discours, qu'une autonomie du langage est possible et que même si l'on nie l'être en parole, ce dernier ne peut être aboli dans les faits. La réalité procède d'une nécessité absolue : l'être est ou n'est pas. Le "il est ou il n'est pas" n'est rien d'autre que l'énoncé logique, qui s'impose à la pensée comme une nécessité absolue, du principe d'exclusion. Mais si la voie nihiliste est impraticable, on ne peut donc que tenir le discours de l'être.

Ceci acquis, l'éternité de l'être est réaffirmée, ainsi que son unicité : l'être est indivisible, et ne peut être ramené à un mixte de plein et du vide. Immobile, immuable, éternel, l'Etre est, "en lui-même, immobile en son lieu".

L'être est lié. Cette prédication est répétée trois fois : "Dikè lui a, en l'enserrant dans ses liens, de naître ou de périr ôté toute licence" ; "il est immobile, pris dans les limites de formidables liens" ; "la nécessité puissante le retient dans les liens l'enchaînant à sa propre limite". Ainsi, nulle contingence ne peut être évoquée pour assigner à l'Etre l'étance, la Nécessité l'enserre dans une détermination absolue réduisant l'Etre à lui-même, à sa propre étance, sans origine ni fin. Une étape décisive est ainsi franchie dans la pensée qui se dégage résolument de la théologie - pensée d'une cause transcendante des êtres - pour devenir un discours de l'être, considéré en soi. Mais nous avons là affaire à une ontologie anarchique, nous pouvons nous interroger sur le rapport entre cette Dikè, cette nécessité, et l'Etre. La Nécessité semble le ligaturer dans l'étance, comme si la contingence - la possibilité de ne point être, ou la licence de mêler étroitement l'être et le non-être dans un devenir temporel - assignait à l'Etre un degré de liberté auquel il ne peut prétendre. La question pourrait devenir : "qu'est ce que la Nécessité (Dikè) par rapport à l'Etre ? Si Dikè se présente comme une détermination externe, qui ligature l'Etre dans une nécessité absolue, on ne peut que difficilement la considérer comme faisant partie intégrante de l'Etre, renouant avec une transcendance capable de déterminer l'Etre. Mais autre que l'Etre ne peut être, en raison du principe d'exclusion, que le néant, ce qui conduirait à penser l'Etre comme délimité par le Néant. L'indicible et l'impensable reviendrait subrepticement dans le discours parménidien. En fait, Parménide n'entend nullement délimiter l'Etre par le néant, mais se trouve pris au piège du verbe lorsqu'il se voit obligé, pour définir l'Etre, de lui imposer une détermination apparemment venue de l'extérieur mais en réalité déduite de la nature de l'Etre. Nous nous trouvons face, comme pris nous-mêmes par une nécessité absolue , à l'évidence ontologique, à la nécessité de revenir, en guise de preuve, à l'Etre lui-même, faisant de toute démonstration un discours tautologique, une auto-référence, une circularité où la preuve est décelée dans ce qui doit être prouvé, où l'argument s'identifie à la thèse

La question de la limite est de nouveau posée lorsque l'Etre se dévoile, dans le texte de Parménide, comme une entité "de toutes parts borné et achevé, et gonflé à l'instar d'une balle bien ronde, du centre vers le bords, en parfait équilibre". La métaphore se justifie certes par l'immuabilité de l'Etre dont "nul non-être est à même d'empêcher qu'il atteigne partout son parfait équilibre, ni être qui en lui soit en plus ou en moins" mais il dévoile aussi l'impossibilité de penser l'Etre autrement que dans une relation d'extériorité, délimitant une "limite" à l'être au-delà duquel il serait possible de le contempler comme une sphère parfaite. Le discours de l'être introduit ce paradoxe, faille dans l'ontologie parménidienne, d'un sujet contemplant, de l'extérieur, l'Etre dont il procède cependant, sous peine de se voir lui-même rélégué dans un non-être indicible. A strictement penser, le discours de l'Etre est tout aussi indicible qu'un nihilisme à moins d'accepter de voiler la vérité de l'être sous le masque discursif et d'assigner aux paroles une autonomie suffisante pour intégrer dans le dit de l'Etre l'extériorité d'un néant assigné, par nécessité, à la tâche de dévoiler sa propre négation, à savoir l'en-soi de l'être.

Une sortie du paradoxe est cependant rendue possible par la clé qui nous permet de passer de du discours à l'Etre et de l'Etre au discours : cette clé est le fragment 3 : "car la même chose sont et le penser et l'être".

Cette assertion permet d'assigner une identité entre le dire et l'être : "ce qui peut être dit et pensé se doit d'être". Ce que nous pouvons comprendre comme une détermination de l'être par la pensée autant que comme l'impossibilité de penser le non-être. Le rapport entre le verbe et l'être est évoqué dans le fragment 8 en ces termes :

   Or le penser est identique à ce en vue
De quoi une pensée singulière se forme.
On chercherait en vain le penser sans son être,
En qui il est un être à l'état proféré.
Car rien d'autre jamais et n'est et ne sera
A l'exception de l'être, en vertu du décret
Dicté par le Destin de toujours demeurer
Immobile en son tout. C'est pourquoi ne sera
Qu'entité nominale (et pur jeu de langage)
Tout ce que les mortels, croyant que c'était vrai,
Ont d'un mot désigné : tel naître ou bien périr,
Etre et puis n'être pas, changer de position,
Et changer d'apparence au gré de la couleur.

De l'identité du penser et de l'Etre et de l'immuabilité de l'Etre, Parménide déduit que toute pensée singulière, désignant un étant déterminé, c'est-à-dire inséré dans une temporalité le délimitant dans l'espace et le temps, se réduit à une "entité nominale" par nature incertaine puisqu'elle relève du discours non véridique des mortels. Mais les entités nominales elles-mêmes participent à l'Etre en tant que discours et pensées particulières d'un monde incertain. Entre le monde et le langage se tisse un lien plus étroit qu'il n'y paraît puisque ce monde, en devenir, ne peut être véritablement pensé qu'à travers un jeu de langage. Dès lors comment se situe l'Etre par rapport à son discours ? Si une identité se dessine entre le discours et la pensée - tout ce qui est dit est pensé, et tout ce qui est pensé participe de l'Etre - on ne peut que concevoir le discours de l'Etre que comme l'Etre lui-même. Dès lors la relation d'extériorité qui nous amenait à décrire l'Etre dans ses limites imposées par la nécessité devient une relation d'intériorité. Nous, ontologues, participons de l'Etre, sommes dans l'Etre, de sorte que la limite à lui assignée n'est autre que la limite de notre discours, limite infranchissable puisque le discours de l'Etre ne peut être que le discours de la totalité ou la totalité des discours possibles.

Dans cette perspective, il nous est possible d'assigner un juste rapport entre le discours ontologique et la doxa. La doxa - cette "opinion des mortels" qui suit le "discours assuré" et "la pensée visant la vérité" - n'est plus une négation externe du discours vrai, il en est une composante imparfaite, un dire inachevé, et par là, incertain car ne pouvant couvrir la totalité et assurer l'identité de la pensée et de l'Etre. La doxa devient une totalité en construction, le savoir encore incertain qui résulte d'un parcours inachevé sur les chemins multiples de la pensée. La tâche du philosophe sera donc de parcourir ces chemins multiples, qui plutôt que d'être évitées, devraient être assumées, tout en sachant que certaines d'entre elles, comme le chemin du nihilisme, conduisent à une impasse et que d'autres favorisent l'égarement et l'errance circulaire dans le labyrinthe du monde.

Le discours ontologique de Parménide n'est à pas à proprement parler l'achèvement du discours philosophique mais sa fondation. Sa tâche historique fut d'ouvrir la voie et d'indiquer la direction à prendre. Il désigne à la pensée ce qui doit en être le noeud, le coeur, à savoir le dévoilement de l'Etre. De l'Etre il ne dit pas tout, car il ne le peut sans avoir parcouru toute l'incertitude de la doxa afin d'achever le dire de la totalité. Ce qu'il désigne par l'Etre ne se dévoile qu'au terme d'un parcours philosophique à peine entamé, mais il en sait assez, sous l'inspiration de la Déesse, pour désigner la permanence et l'immuabilité de l'Etre comme le coeur d'une pensée assurée. L'Etre se dévoile, à l'aube de la pensée, comme un pré-concept constituant la motivation et l'assise du parcours philosophique. Ce pré-concept n'est d'ailleurs par le fait du philosophe, mais constitue le discours de la Déesse En fait, ce qui se dévoile dans le poème parménidien, est l'intention d'une pensée agissante sous l'inspiration d'un daimon ici personnifié par la Déesse. A sa manière, la Déesse résout le paradoxe de la connaissance préalable du chercheur ignorant l'objet de sa recherche mais sachant ce qu'il doit chercher. Le philosophe cherche le vrai, et dit le vrai comme Etre, et connaît dès le départ, c'est-à-dire avant même toute investigation philosophique qu'une identité doit s'établir entre le discours - celui qui sera formulé au terme du parcours philosophique - et l'Etre, considéré non plus en tant qu'objet déterminé, ligaturé, délimité conceptuellement, d'une recherche ou d'une pensée, mais comme totalité englobant à la fois le discours (ou la pensée) et son objet, à la fois le penseur et le monde, à la fois le discours assuré, ontologique, et le discours fragmentaire, inachevé, incertain, doxologique et s'imposant à la conscience comme absolu d'une pensée définitivement achevée dans une clôture du cercle.

P. Deramaix


notes

1.

On se référera à la traduction de L. Couloubaritsis, du Peri Physeos, en annexe de Mythe et philosophie chez Parménide, éd. Ousia, 1986. Voir aussi l'édition établie par Jean-Paul Dumont, Les écoles présocratiques, éd. Gallimard (Folio ; 152), 1991, qui constitue une réédition de Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade. Une partie de cette traduction se trouve sur internet à http://perso.club-internet.fr/proclus/parmenide.html. Ce sera principalement ce texte qui sera utilisé lors de nos citations.

2.

Couloubaritsis, L. , Mythe et philosophie chez Parménide, éd. Ousia, 1986, p. 138-139

3.

Sextus Empiricus, voir Les écoles présocratiques, J.-P. Dumont éd.., chez Gallimard (Folio), 1991, p. 346

4.

Couloubaritsis, L. , o.c., p. 41

5.

Héraclite, fragment LXXXVIII "même chose en nous être vivant ou être mort, être éveillé ou être endormi, être jeune ou être vieux, car ceux-ci se changent en ceux-là et ceux-là de nouveau se changent en ceux-ci" ; fragment CIII : "car sur la circonférence, le commencement et la fin sont communs" ; fragment LXVII : "Dieu est, jour-nuit, hiver-été, guerre-paix, richesse-famine, il prend des formes variées, tout comme le feu qui, quand il se mêle à des fumées, reçoit un nom conforme au goût de chacun"

6.

trad. L. Couloubaritsis, in Mythe et philosophie chez Parménide, éd. Ousia, 1986. p. 372


© P. Deramaix, 1999 -
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