série théorie critique
Le statut social et juridique de la correspondance écrite est clairement établie : la violation de la correspondance relève du droit pénal, le contenu d'une lettre ne pouvant être divulgué sans l'autorisation de son auteur, et même de son destinataire. Par ailleurs, la signature d'un envoi postal fait foi, elle authentifie la lettre en ce qu'elle signifie sans équivoque l'identité du scripteur. De ce fait, la correspondance écrite acquiert une fonction sociale bien définie, la réservant aujourd'hui aux communications officielles, ayant une portée commerciale ou juridique. La correspondance privée perdant de son attrait - sauf vocation littéraire ou souci de manifester une relation intime - au profit de la téléphonie. La correspondance électronique a fortement secoué les modalités sociales de l'échange écrit : en effet, sans pouvoir - jusqu'à présent - prétendre au statut propre à la correspondance écrite, elle permet d'associer une expression durable, que permet l'écriture, à l'instantanéité de la communication. Pourvu que les correspondants soient en ligne au même moment, les échanges peuvent s'opérer quasiment en temps réel. La facilité technique de l'écriture et de l'expédition n'est pas sans influer sur la forme de la correspondance électronique. Avant l'inflation mnémique des ordinateurs, l'économie des ressources obligeait à une écriture rapide, abrégée, strictement factuelle où, par convention, l'expression des émotions se réduit à une ponctuation figurée, les "smileys" dont l'usage fait partie du bagage culturel spécifique de l'internaute averti, au point de jouer ici la fonction d'un signe de reconnaissance de la culture internet.
Le statut juridique de la correspondance électronique reste incertain, une jurisprudence reste à construire en ce qui concerne la confidentialité ou la valeur d'un mail comme preuve. Il est avéré que des employés furent licenciés sur la base d'un examen de leur courrier électronique privé, tenu dans le cadre de leur entreprise. Certes un mail envoyé dans un cadre strictement privé est juridiquement confidentiel, mais qu'en est-il dans le cas d'une diffusion collective, dans le cadre d'une liste de discussion ? Techniquement, tout administrateur de réseau ou gestionnaire de serveur, par où transitent les courriers électroniques, peut accéder au contenu - sauf cryptage - de ceux-ci. La preuve d'un détournement de courrier électronique, d'une lecture illicite, voire d'une falsification, semble être très délicate à établir.
Nous pourrions assimiler cette problématique à la question générique de la protection de la vie privée ou à la démarcation socialement acceptée entre l'espace privatif et l'espace public. Si elle est relativement nette dans la vie matérielle, la communication globale induite par l'internet rend perméable le seuil en deçà duquel il y a violation de la vie privée. L'internet problématise le rapport public/privé : la communication de masse y interfère à l'extrême avec la communication privée. L'exemple de la personnalisation croissante des messages publicitaires, que l'espionnage commercial - via "cookies" - des connexions et de navigations sur le web en témoigne. Si, en outre, on prend en considération que les Etats industrialisés se livrent à une surveillance qualitative des transmissions électroniques, on peut affirmer que le respect de la confidentialité des communications privées est un voeu pieux. La question de la vie privée sur internet se pose parce que cette nouvelle technique de communication rend poreuse la frontière entre le public et le privé modifiant sensiblement les données du problème qu'il faut prendre non seulement dans ses aspects techniques mais aussi dans sa dimension psychologique, sociale et politique.
La médiation électronique introduit incontestablement une distorsion communicationnelle, c'est là un effet pratico-inerte du médium qui ne laisse apparaître de l'autre qu'une interface symbolique, signifiants d'un discours ramené à sa seule dimension scripturaire. On oublie aisément, à la lecture d'un mail, qu'au-delà de l'écran, au-delà des signes, vit un individu, dont l'existence matérielle et sociale, son histoire, détermine non seulement son discours mais aussi ses lectures. Le courrier électronique associe étroitement la permanence de l'écrit à la spontanéité, en temps quasi réel, et même pratiquement réel dans le cas du "chatting", de la communication verbale. Le statut symbolique de l'écrit s'efface dans l'échange électronique ou ne peut être sauvegardé qu'au prix de procédures informatiques d'authentification (encryptage, sécurisation et signature électronique). Cependant subsiste l'effet psychologique du texte, support d'une énonciation recouvrant à la fois le signifié propre du texte et l'implicite méta discursif, ce "poids" de l'écrit censé faire porter au discours le caractère intentionnel et réfléchi que l'on attribue à tout acte d'écriture. Parce qu'elle échappe parfois à la conscience précisément, il est socialement convenu que la parole peut être l'effet d'une spontanéité irréfléchie : on pardonne aisément les lapsus et les actes manqués. Les mots "dépassent" souvent la pensée du fait qu'ils accompagnent, lorsque les interlocuteurs se font physiquement face, la communication "impensée" d'un corps parfois mal maîtrisé : dans le face-à-face, gestes, intonations vocales, mimiques corrigent ou renforcent, connotent en tout cas, le dire. Mais par ailleurs, la présence physique des interlocuteurs introduit un facteur de risque : l'impulsivité du geste et de l'intonation peuvent infléchir le cours de la conversation et faire échouer la communication. Médiatisée par l'informatique, la communication est une conversation sans risque, du moins, sans le risque immédiat des affects résultant autant des communications corporelles que des préjugés induits par l'apparence sociale de l'interlocuteur. Sur l'internet, seules interviennent les compétences - certes inégalement réparties - relatives à la maîtrise du langage écrit, la compréhension des codes communicationnels appropriés à l'internet (la "netiquette", l'usage des smiley, etc...), et le savoir-faire technique constituant le capital culturel propre de l'internaute. C'est pourquoi nombre d'internautes, isolés, timides ou professionnellement marginalisés, trouvent la possibilité de se construire une identité sociale à laquelle ils peuvent difficilement, pour des raisons psychosociales, prétendre dans leur existence quotidienne. Sur l'internet se construit, principalement dans les groupes non fonctionnels (news groups génériques, salons de "chatting", les jeux de rôle et les mondes virtuels etc...) où l'on ne s'identifie que par alias ou pseudonymes, le théâtre de mascarades virtuelles susceptibles d'offrir l'illusion d'un monde parallèle. A l'ambiguïté des rapports privé/public s'ajoute aisément celle d'une confusion entre la fiction et la réalité, donnant à l'internaute l'impression, pure illusion perspective, de s'immerger dans un monde alors, qu'en réalité, le monde réel englobe, envers et contre tout, le "cyberspace". Ainsi l'identité sociale de l'internaute ne recouvre que partiellement l'identité sociale de l'usager, professionnel ou privé, de l'internet qui reste, dans le "le monde réel" (par opposition à son simulacre virtuel), un producteur/consommateur de biens, matériels ou symboliques. L'axe imaginaire/réel (ou simulacre/réel) interfère avec l'axe privé/public que nous nous proposions d'élucider.
Qu'est-ce un internaute ? Ce néologisme est construit sur la métaphore de la navigation, du voyage : l'internaute est celui qui "surfe", qui "voyage" sur l'internet. On peut supposer qu'il désigne non pas tant l'utilisateur professionnel de l'internet, producteur de données ou d'informations, fournisseur de services, ou publiciste qui se définit plutôt fonctionnellement par rapport à ce médium, dans le cadre d'une entreprise intégrant l'internet dans un cadre plus large d'activité que l'usager participant pleinement à la culture de l'internet, vivant par et pour ce médium, et prenant en considération l'internet pour lui-même, comme mode d'expression, de représentation, et de valorisation de soi à travers ce qui pourrait être décrit comme une "orgie communicationnelle". L'internaute n'est pas qu'un consommateur, il est un participant interactif à la vie d'une communauté qui se définit et se détermine à travers une technique de communication, son identité est construite dans, par et pour l'internet.
Dresser une phénoménologie de l'internaute nous obligera à élucider le rapport de l'homme avec une technologie. Son identité, qui le distingue de l'auditeur radio, du téléspectateur, ou même de l'usager du téléphone, est largement définie par les caractéristiques intrinsèques de son outil. En l'occurrence, le médium ne détermine plus seulement le message, mais détermine aussi le comportement - social et culturel - du messager désormais impliqué directement dans la production même du médium. La réticularité et l'interactivité caractérise l'internet par rapport aux autres médias. La structure en réseau de l'internet se reflète dans le caractère hypertextuel des messages publiés sur le web, de sorte qu'émerge, progressivement un hyperdocument, véritable labyrinthe textuel que l'on peut pénétrer par d'innombrables voies pour, finalement aboutir en des lieux incertains. A peine une vingtaine de liens hypertextes en moyenne sont nécessaires pour relier deux sites web pris au hasard parmi les millions de documents en ligne. Cette urbanité virtuelle requiert une structuration du réseau, la mise en place de carrefours et de portails qui constituent autant de points de repères où l'usager peut s'orienter, à l'aide de moteurs sophistiqués de recherche. Ceux-ci parcourent le corpus textuel, indexé volontairement ou automatiquement et sélectionne les adresses de sites en fonction de leur pertinence. L'univers dans lequel l'internaute pénètre semble de prime abord confus - et il l'est dans une large mesure - mais une structure et une intelligibilité se dégage si l'on parvient à en élaborer une représentation spatiale prenant en compte divers paramètres tels que la densité des flux de données, le taux de connexion, la répartition géographique des serveurs, la structure hypertextuelle des sites... pratiquement cependant la requête s'effectue par le biais d'une clé de recherche, en langage naturel - permettant, par comparaison sémantique, de retrouver les documents pertinents dans une masse chaotique en apparence mais indexée. Les problèmes récurrents de la recherche documentaire, bruit ou silence, ressurgissent d'autant plus facilement qu'aucune normalisation des indexations et des langages d'interrogation n'est effective.
L'impression première se dégageant de la pratique du surf est celle d'une liberté absolue, qui résulterait de l'omniprésence potentielle que la navigation hypertextuelle autorise. La métaphore de la navigation, ou du surfing, repose sur l'image d'un flux communicationnel dans lequel nous nous immergerions, surnageant et évoluant au gré des liens hypertextes sans que soit totalement maîtrisé le cours de nos pérégrinations. Le flux des données nous emporte, nous donnant l'illusion d'une plongée dans un monde "virtuel". Cette virtualité doit être comprise comme un double simulacre : simulacre du monde, reproduit selon ses règles propres dans les jeux vidéo, mais aussi émergeant comme totalité issue des innombrables contributions individuelles. L'illusion d'une autonomie de ce monde, par rapport au monde concret, est soigneusement entretenue dans le discours auto-promotionnel de l'internet, mais cette illusion escamote la réalité sociale de la production du savoir, tout comme elle escamote les conditions matérielles de la mise en oeuvre du réseau. Le second simulacre de la virtualité est celui d'une "téléprésence" de l'internaute qui, dans le net, se voit représenté par son discours. De la signature, du choix de ses alias, de ses "nicknames" (les pseudonymes) ou de ses "avatars" au discours visant le plus souvent à entretenir une "image de marque", de soi ou de l'institution qu'il représente, l'internaute s'avance dans le net par le biais d'un représentation qui n'a souvent que peu de rapport avec la réalité physique, concrète de la personne. Nul n'échappe, même dans son effort de donner de soi une représentation adéquate à la réalité, à cette mascarade où l'on donne, finalement, à voir que ce que nous acceptons de montrer. Le relatif anonymat, dans lequel la personne se dissimule, en fait, derrière la machine (seul l'ordinateur peut être identifié avec certitude), donne à l'internaute l'illusion d'une liberté absolue et d'une immunité sans faille. Cette immunité est, évidemment, illusoire dans la mesure où tout client - on entre ici dans le monde "réel" - d'un fournisseur d'accès est une personne physique (ou morale) assujettie aux lois et aux normes sociales et l'on devra reconnaître, dans les messages que nous recevons sur écran, la trace de personnes bien réelles.
Ainsi un effort constant doit être consenti pour nous représenter la personne au-delà de son discours. Le problème surgit lorsque nous ne connaissons de cette personne que ses propos : c'est particulièrement le cas dans les groupes de discussion largement ouverts où il est possible de s'inscrire sous pseudonyme ou en faisant l'économie d'une présentation factuelle de soi. Une grande distorsion communicationnelle peut résulter lorsque deux internautes, familiers sur le net, se rencontrent, intentionnellement ou par hasard, dans la vie réelle : l'image de l'autre doit faire place à une réalité parfois déconcertante. L'imaginaire tient une large place dans une communication perçue comme plus libre parce que dégagée des déterminations contraignantes des rapports physiques. Une sublimation de l'interlocuteur par son image facilite et fait obstacle à la fois à la communication : elle permet une dés-inhibition de la parole, par le fait que l'on s'avance masqué par son propre discours, mais elle induit une distorsion involontaire précisément parce qu'on ne peut qu'inférer la réalité existentielle plutôt que de la constater de visu en se confrontant, directement, au regard d'autrui. L'existence se réduit ici au discours, expression langagière de concepts dont la corrélation avec le monde physique devient incertaine. Plus exactement, le monde réel de l'internaute devient le réseau lui-même et plus précisément un flux électronique de signifiants qui dresse, par le jeu complexe et chaotique des entrecroisements hypertextuels, un simulacre de monde. Dans cette "réalité virtuelle", les artisans de la contre-infomation, de la propagande et du mensonge agissent en toute liberté, ce qui nous amènera à considérer comme potentiellement fictionnel toute information circulant sur le net. Un exemple historique donne à penser cette fiction : le mouvement de résistance zapatiste, des indiens du Chiapas au Mexique, a fait largement connaître ses objectifs politiques sur le net. On peut voir dans sa propagande une des premières utilisations massives de l'internet dans une guérilla parfois qualifiée d'électronique. Parmi les "news" diffusés par les zapatistes on trouvait des reportages, des signalements de combats meurtriers sur le terrain, mais lorsque les journalistes ou enquêteurs se rendaient sur place, ils ne trouvaient nulle trace de ces combats. Dans un premier mouvement, on peut y voir une manoeuvre habile de propagande et de désinformation, mais par ailleurs on peut y discerner un déplacement du théâtre du conflit. Sachant que les entreprises militaires étaient, pour les rebelles, voués à l'échec ou du moins source de souffrance intolérables pour le peuple, et sachant aussi qu'au-delà du contrôle territorial l'enjeu d'une action militaire était aussi de signifier, à l'opinion publique internationale, l'existence d'un conflit, il pouvait paraître plus judicieux et plus productif de simplement signifier l'existence réelle du conflit - dans sa dimension sociale et politique (la reconnaissance du droit des indiens ) - par une mise en scène de combats fictifs dans les lieux où le pouvoir déploie actuellement sa puissance, c'est à dire dans les médias. L'internet est une structure anomique favorisant la diffusion incontrôlée des rumeurs, nous sommes en présence d'un espace communicationnel vierge qui fait l'objet de la convoitise de nouveaux colonisateurs. A l'instar de la conquête du far-west du 19e S, chacun s'élance sur ces territoires vierges mais rapidement quelques barons du net y exerceront leur puissance. Nous assistons à l'émergence de nouveaux pouvoirs qui trouvent leur légitimation sur le mythe de la démocratie virtuelle et de l'anarchie.
En pénétrant dans "la matrice", c'est sous ce vocable que l'on désignait, aux temps héroïques de l'internet, le réseau, l'internaute a l'impression de pénétrer en toute liberté dans un monde d'information. Ayant possibilité (théorique) de recueillir en un point unique la totalité des informations circulant dans le réseau, il se définit comme un point nodal occupant subjectivement le centre. On ne peut pourtant structurer l'espace réticulaire du net en un "centre" et une "périphérie" : cela implique des modifications profondes de structures de décision qui semblent relever, en règle générale, d'une démocratie informelle, mais qui mobilisent en fait qu'une minorité de personnes motivées et souvent impliquées dans l'élaboration et l'évolution des protocoles de communication. Chaque internaute est en principe égal aux autres, mais les faits démentent cette impression : une hiérarchie s'installe sur la base d'une renommée acquise dans le réseau, renommée reposant sur la compétence technique et communicationnelle de l'internaute parfois qualifié de "guru", expert à qui l'on s'adresse volontiers pour résoudre un problème. La gratuité des échanges, la transparence communicationnelle, l'égalité de droit et la réciprocité des services, ainsi que le refus de toute censure ou rétention d'information étaient les bases constitutives de l'éthique de l'internaute pionnier, marqué par l'idéologie libertaire propre à une partie de l'intelligentsia universitaire américaine. Nous savons que c'est un impératif stratégique militaire qui a motivé les recherches d'un protocole de communication permettant la mise en place d'un réseau totalement décentralisé d'échange de données. Cette structure s'est révélée ensuite très favorable à l'échange d'informations dans les milieux scientifiques et universitaires, et c'est dans ce milieu qu'a émergé la "culture internet".
Cette culture résulte par ailleurs de la possibilité technique, pour tout internaute, d'être producteur de données, sinon de savoir, qui peuvent - techniquement - être publiées sans la médiation d'un éditeur intellectuellement responsable. Certes, ces publications sont présentes sur un serveur, mais tant le propriétaire du matériel que le fournisseur d'accès et des services d'hébergement ne peuvent se porter garant du contenu de ce qui est diffusé ou transite sur sa machine. Dès lors, une liberté totale d'expression semble être permise. C'est oublier que l'internaute-auteur agit dans un cadre législatif parfois fort restrictif, mais l'essentiel n'est pas là : l'autorité que confère la publication d'un texte ne peut résulter d'une auto affirmation de la compétence ou de la qualité du document produit, il s'appuie sur le jugement des pairs et sur une reconnaissance sociale. Dans tous les cas où une compétence professionnelle est supposée, celle-ci doit être avalisée par les diplômes requis. A défaut, parce que l'internet représente un espace communicationnel inédit pour les autodidactes et les amateurs, nous ne trouverions cette garantie que par la reconnaissance publique de l'intérêt du document. Les publications scientifiques traversent le filtre des comités de lecture constitués par des "pairs" ; elles s'inscrivent souvent dans un cadre éditorial rigoureux définissant les normes à la fois qualitatives et formelles du texte. L'internet facilite l'évaluation par les pairs, par le biais de publication on ligne et d'échange des "reprint", mais il permet aussi outrepasser ces filtres, de sorte que nous trouvons - en dehors de tout contexte institutionnel (et parfois dans un contexte institutionnel fictif) - des documents dont la validité scientifique est incertaine.
Dresser une phénoménologie de l'internaute ne conduit qu'à un portrait subjectif, ou à une catégorisation de l'internaute comme l'usager d'un service, ou utilisateur d'une technique, c'est là une représentation trop générique pour qu'elle puisse être d'une quelconque utilité critique. Si nous considérons l'internaute comme usager - c'est-à-dire comme une personne qui est à la fois client et acteur d'un service - nous ne pouvons, pour élucider le rapport qu'il entretient avec l'internet, que prendre en considération les motivations du recours à l'internet, et par-là, son insertion sociale, culturelle et professionnelle. Or ces motivations ne peuvent être comprise qu'à travers une définition de la fonction de l'internet dans l'échange des données, du savoir, ou dans la constitution d'un discours du monde. On ne pourra élucider cette fonction qu'en dressant une typologie sociale des acteurs de l'internet, depuis les producteurs de hardware et de software jusqu'à l'autre bout de la chaîne à savoir l'internaute-consommateur passif du flux de données, en passant par les fournisseurs d'accès et de services internet et les internautes-actifs, producteurs de données ou d'informations. Nous ne pourrons éviter une discussion des enjeux économiques inhérents à la production, la diffusion et la maîtrise de l'information. En tant qu'utilisateur de technique, l'internaute entretient généralement un rapport d'autant plus fusionnel avec l'outil informatique que ce dernier ne fonctionne qu'en mode interactif : l'internaute vit de l'illusion de maîtriser, par un zapping (surfing) constant, le flux informationnel qui le submerge. En tant qu'acteur, il peut, dans le cadre défini par les fournisseurs d'accès et de services d'hébergement, intervenir et affirmer sa présence dans la communauté virtuelle, en publiant par exemple, son site personnel, en produisant des données ou en fournissant lui-même un service d'information.
A propos de l'internet, le sens commun reproduit le mythe récurrent de l'émancipation sociale par la technique, mythe qui circule lors de toute innovation technologique en matière de communication. Si au 15e siècle l'imprimerie allait permettre la divulgation massive du savoir livresque, si au 18-19e siècle, la presse permettait la construction politique de l'espace public, si au 20e siècle, la radio, puis la télévision, abolissaient les frontières du temps et de l'espace en permettant la mémorisation du fugitif et la délocalisation des images, et si, il y a quelque décennies, la diffusion des technologies de communication comme biens de consommation pouvait donner l'illusion d'une maîtrise collective, et émancipatrice, de l'information, nous nous confrontons aujourd'hui à un relatif désenchantement que le discours utopiste d'une intelligence collective émergent de l'internet suffit à peine à tempérer. En effet, la diffusion de la technologie des mass-médias - sous forme d'appareils photographiques, vidéo, de radio amateur, et maintenant d'informatique branchée sur le net - ne produit en effet qu'un "art moyen" de pure consommation sans que puisse se déceler une maîtrise sociale et politique de l'espace communicationnel public. Loin d'aboutir à une "émancipation des ondes", la libéralisation de l'audio-visuel, sous l'impulsion post-soixanthuitarde des radios et télévisions "libres" et de "proximité" que l'on supposait vecteurs collectifs de la volonté populaire, conduit à une fragmentation et une privatisation de l'espace public, sous l'emprise des enjeux économiques portés par les publicistes, commerciaux ou non. L'internet subit le même phénomène et à un rythme accéléré que les internautes, soucieux de rester activement présents sur le net, ont peine à suivre s'ils ne professionnalisent par leur activité. En témoigne l'obsolescence - sciemment entretenue par les producteurs - des technologies, hardware et software. Cette obsolescence influe considérablement sur les protocoles, langages, et formats en cours sur l'internet : l'apparition de nouveaux standards entraîne la nécessité d'adjonction de nouveaux plug-ins et de versions updatées des logiciels et oblige à une veille technologique constante empiétant sur le temps imparti à la communication et l'échange du savoir. La technologie est aujourd'hui hypertrophiée sous le prétexte d'une convivialité - purement formelle - désormais contre productive. Démentant le proverbe chinois selon laquelle une image vaut 10.000 mots, le recours à l'audiovisuel (le "multimédia") à fonction purement décorative, publicitaire ou ludique oblitère, de par l'encombrement du réseau, l'échange productif des données et du savoir. On en vient à regretter l'austérité spartiate d'une communication strictement textuelle.
Qu'on ne voie pas là une condamnation de la représentation audio-visuelle, celle-ci peut apporter une plus-value informative importante, mais l'hypertrophie du signe - qui caractérise la sphère communicationnelle postmoderne - se manifeste aussi sur l'internet et nous ne pouvons que constater que cette inflation a une fonction, à la fois économique et politique, déterminée par les intérêts économiques en jeu. Il s'agit en fait de faire sciemment illusion, de donner à l'internaute, l'illusion de la réalité, que ce soit par la mise en oeuvre d'interface mimant des outils concrets - boutons, manettes, curseurs - et donnant l'impression d'une navigation spatiale (dans le cas, notamment des représentations "tridimensionnelles" d'un monde simulé) au sein d'un simulacre. Cette dernière catégorie me paraît centrale dans l'élucidation phénoménologique de l'internet. En effet, elle permet l'élucidation du concept de virtualité en la ramenant à celui d'une représentation d'un monde, moins sur le modèle du "miroir" du monde concret que comme fiction pure, produit collectivement par le jeu des interactions réticulaires et hypertextuelles, générant un "monde parallèle" qualifié de virtuel en dépit de sa réalité concrète en tant que signifiant idéologique opérant dans un monde physique peuplé d'acteurs sociaux.
Le Simulacre est à la fois une représentation et une construction du monde. Une représentation dans la mesure où l'Hypertexte met en scène les discours, institutionnels ou extrainstitutionnel, du monde. Le net est le vaste réceptacle de la Doxa, ou plus exactement d'une hyperdoxa rassemblant et contextualisant l'ensemble des opinions parcellaires exprimées sur le net. Mais d'un autre côté, nous ne pouvons accéder pas à l'ensemble de l'Hypertexte. Nous n'en construisons, par le biais d'une hypertextualisation subjective, qu'une faible part, de sorte que, quelle que soit la rigueur intellectuelle et la ténacité de nos navigations, nous pouvons n'appréhender qu'une perception subjective de ce monde. Le Simulacre est le lieu de confrontation de l'objet et du sujet. Sans l'objet, considéré en-soi, aucune perception, aucune image n'est possible, mais cette image n'est jamais qu'une construction focalisée sur et par le sujet. Le "monde virtuel" possède sa propre objectivité - l'existence d'un "métadiscours" hypertextualisé en évolution continue, l'Hypertexte - indépendante de la volonté de chaque auteur, c'est - sans métaphore aucune - le paradigme du Texte sans auteur, du Livre vivant et auto-poïétique., un livre dont nous produisons que quelques paragraphes, et dont ne pouvons lire que quelques pages rassemblées sur la seule base de nos préoccupations et de notre subjectivité. Un des effets immédiats de l'internet est une fragmentation sans précédent de la culture, étroitement associée à sa globalisation. L'effet est paradoxal dans la mesure où la globalisation planétaire des médias et l'englobement du monde par le réseau universalise le particulier, conférant à chaque subjectivité la potentialité d'une communication totale, mais il en résulte dans les faits, parce que la réception des discours est irréductiblement individualisée, une cécité sociale : seuls accèdent à mon discours ceux qui, de par leur position socio-culturelle ou par choix individuels, me sont déjà proches. L'internet exprime la fragmentation de l'espace public en communautés fermées sur elles-mêmes, tout en jetant les ponts par dessus les barrières sociales ou culturelles : après tout, une navigation aléatoire ou une exploration méthodique permet à chacun d'évoluer en territoire inconnu.
Il n'empêche que l'on peut déceler une tendance lourde vers une marchandisation de la communication. L'exploitation économique de l'internet, avec en corollaire la normalisation des discours et la concentration des connections sur des sites "portails" largement autofinancés par la publicité et gérés par des sociétés cotées en bourse, réduit à une part congrue la dimension scientifique, culturelle, critique et libertaire de l'internet. La fonction de ce médium est devenue fondamentalement d'être un support publicitaire, privilégiant la superficialité d'une communication réduite à la rumeur et le subjectivisme individuel ou collectif. Le dérisoire, l'éphémère, l'instantané, l'insignifiant règnent désormais en maître sur un web alourdis de l'apparat baroque du multimedia. Certes, le discours critique peut y être diffusé avec une liberté technique jamais atteinte et l'on peut encore se faire illusion sur la fonction émancipatrice du net si l'on prend en considération la théâtralisation des luttes qui s'y opèrent. Cependant cette mise en scène du social est elle-même un leurre : l'acte politique sur le net se réduit un acte de propagande, on cherche à modifier ou à conforter un comportement politique le plus souvent réduit au seul geste électoral. Sur le plan idéologique, l'internet entretient l'illusion d'une maîtrise du monde (du signifié) par une interactivité agissante sur les seuls signifiants. L'internaute se voit fréquemment invité à faire circuler, d'un clic de souris, des prises de positions politiques ou idéologiques, comme si l'envoi collectif de mail ou l'adhésion à une liste de diffusion pouvait tenir lieu d'engagement concret. L'adhésion est réduite à une formalité des plus minimaliste, réduite à la signature électronique de pétitions ou au clic sur un lien hypertexte associé à un script générant un compteur électronique de connexions. Un site web pousse à l'extrême cette dématérialisation de l'engagement puisqu'il invite à cliquer "pour la faim" sur une page sponsorisée par quelques entreprises. A chaque connexion, les entreprises s'engageraient à verser une somme déterminée à une oeuvre de charité, de sorte que l'internaute, dans l'intimité et le confort de son bureau ou de son salon, peut contribuer sans bourse délier, sans risque et sans contrôle externe de la réalité des transferts financiers promis, à "lutter" contre "la faim dans le monde".
Empire du faux-semblant, du mensonge et des pièges à gogo, le web devient le théâtre d'une propagande et contre-propagande intensives. Cette guérilla électronique, sérieusement mis en oeuvre aussi bien par les rebelles que par les agences gouvernementales de renseignement a pris récemment la forme de contrefaçons de sites gouvernementaux ou officiels, comme en témoigne le détournement récent du logo et de la présentation du site du WTO (OMC) par des opposants à la mondialisation économique. (voir note) Fiction et réalité se mêlent inextricablement : ainsi un film de fiction - "the blair witch" - qui se présente comme une enquête de terrain sur la sorcellerie fait l'objet depuis plusieurs mois d'une promotion sur le net sous la forme d'un site web se présentant comme des témoignages vécus. (voir note)Présenter la fiction comme le réel est un procédé récurrent depuis la fameuse émission radiophonique de O. Welles (la "guerre des mondes" inspiré par le roman de H.G. Wells, présenté comme des reportages journalistique, l'émission provoqua un début de panique) , mais la mise en scène déborde du cadre propre à l'oeuvre : le succès du film-culte se manifesta par la mise en place de sites web "amateurs" de "fans". Il s'avéra que certains de ces sites web furent mis en place par les promoteurs mêmes du film. Le procédé fait école et l'on voit apparaître régulièrement des critiques "spontanées" élogieuses ou passionnées de la part d'internautes ...rémunérés par les producteurs.
Comme tout lieu sociologique qui se déploie sous la bannière
de l'autonomie individuelle, de l'anarchisme ou du libertarianisme, l'internet
devient le terrain privilégié d'une subjugation de la pensée
par la marchandise fétichisée. Les enjeux sociaux de l'internet
sont surtout commerciaux dans lesquels ont pourra discerner non seulement
les visées monopolistiques des grandes trusts informatiques, mais
aussi l'emprise des publicistes. Les offres avantageux d'accès à
l'internet n'ont d'autre sens que de transformer l'espace privé
en espace publicitaire : chaque usager d'internet devient une cible dont
le comportement fait l'objet d'une surveillance sans relâche. Nombre
d'internautes se font (involontairement ou inconsciemment) coacteurs du
panoptique publicitaire en insérant, ou laissant insérer,
sur leur site web diverses illustrations et liens à fonction promotionnelle
et en acceptant sans discrimination les "cookies".
Les cookies sont des scripts informant sur les matériels et logiciels
utilisés et permettent de tracer d'ou viennent les gens et ce qu'ils
font sur le serveur, ce qu'ils consultent. Certains serveurs obligent l'acceptation
de cookies pour afficher les pages. Si dans la plupart des cas, les cookies
ne servent à améliorer la connectivité, certains d'entre
eux restent sur le disque dur hôtes, et donnent, à l'insu
de l'utilisateur, des informations sur les habitudes de navigation ou sur
les logiciels utilisés.
Le panoptique, mécanisme social de surveillance totale, se met en place à mesure que les procédés technologiques permettant la surveillance discrète de la vie privée sont mis en oeuvre, le plus souvent à l'insu du citoyen mais aussi, dans des cas significatifs, en pleine connaissance de cause. On peut relever la surveillance par vidéo de l'espace public et des espaces commerciaux. Cette surveillance s'étend de plus en plus dans les entreprises où à la prévention du vol ou des déprédations s'ajoute une volonté plus ou moins affichée de surveiller le rendement et le comportement du personnel. Une telle surveillance s'exerce aussi sur les communications électroniques et l'on a constaté, de la part de multiples institutions ou entreprises, des licenciements ou des sanctions administratives motivées par un usage "non professionnel" de l'internet au sein de l'entreprise, parmi lequel on pourra évoquer le non-respect du devoir de réserve ou la mise en cause publique, sur le web, sur usenet ou par le biais de listes de diffusion, du fonctionnement de l'entreprise. Mais cette vigilance est aussi le fait des pouvoirs publics. Si l'état de droit ne peut se maintenir sans que soit exercée une fonction répressive, cette dernière devient de plus en plus préventive et impose aux forces de l'ordre une stratégie proactive, allant au-devant des actes illicites. Dans cette perspective une légalisation de pratiques policières jusqu'alors marginales - allant des écoutes téléphoniques ou de la surveillance du courrier au actes de provocation - s'impose, permettant dans des domaines de moins en moins circonscrits la mise en oeuvre d'une surveillance exercée sur les individus ou groupements susceptibles de mettre en danger l'ordre public. Censées permettre une lutte efficace contre la criminalité organisée, des réformes du droit pénal intègrent et légalisent la recherche policière proactive et la surveillance de la vie privée des citoyens. L'internet ouvre une brèche technologique dans la frontière entre l'espace privé et l'espace public : agissant individuellement en un lieu privé, l'internaute exerce une activité communicationnelle publique utilisant un médium transparent à quiconque est équipé pour surveiller les communications électroniques.
La surveillance est une fonction de pouvoir, mais on peut se demander jusqu'à quel point elle est passivement subie et non complaisamment désirée. En effet, nous devons prendre en considération, dans la mise en place du Panoptique, l'intériorisation des valeurs dominantes et la volonté collective de normaliser l'internet eut égard à la surinformation relative aux usages pervers - pornographique, pédophile, raciste, extrémiste - de l'internet. En raison de l'impossibilité technique d'un filtrage centralisé (par les pouvoirs publics) des sites illicites, on s'en remet à la responsabilité légale des personnes morales et physiques, c'est-à-dire à une responsabilisation individuelle de tout propriétaire, responsable ou gestionnaire, de serveurs. Ainsi la censure, ou le filtrage sélectif d'information, qui ne peut être le fait des pouvoirs publics liés à l'impératif catégorique du respect de la liberté d'expression, est prise en charge par le corps social, c'est-à-dire en fin de compte par des pouvoirs privés qui déterminent sans aucun contrôle public ce qui peut ou ne peut être divulgué. Le contrôle social de l'information prend diverses formes et ses modalités varient en fonction du contexte : le "filtrage parental" du net, qui a lieu dans les familles, mais aussi partout où des enfants peuvent accéder au net, a pour but légitime de préserver les "bonnes moeurs" et d'éviter l'accès aux sites pornographiques ou haineux ; mais dans d'autres espaces sociologiques, le filtrage est à la fois plus laxiste, en ce qui concerne "les moeurs" et plus pervers sur le plan idéologique puisque au souci de se conformer à une législation pénalisant certains délits (comme l'incitation au racisme, au crime, à l'usage de drogues, au suicide, ou l'apologie des crimes contre l'humanité) s'ajoutent des motivations liées à la rentabilité des services internet au sein de l'entreprise au de l'institution. Le filtrage repose ainsi sur une validation documentaire ou scientifique écartant ainsi les sites jugés non pertinents par rapport aux besoins spécifiques de l'entreprise. On pressent là une volonté de normalisation utilitaire de l'espace communicationnel dans lequel on peut, sans trop verser dans une fantasmatique paranoïde, y déceler une volonté implicite d'occulter ce qui surgit en marge du savoir institué.
Le contrôle social de l'internet, la question de la "censure", révèle les contradictions entre les divers acteurs de l'internet, symptomatiques de la diversité des intérêts en jeu. Si l'on prend en considération l'origine socio-culturelle des premiers acteurs de l'internet, lors de la mise en place du réseau dans les milieux scientifiques, universitaires et culturels, nous constatons que le discours dominant est libertaire : l'internet trouve sa légitimité dans l'autonomie individuelle, dans la transparence communicationnelle, dans l'utopie d'un partage non marchand du savoir et des ressources. Cette utopisme se manifeste aujourd'hui dans la mise au point de "logiciels libres", comme linux et les applications sous licence GPL (Gnu public license), dont les codes sources sont publics et qui ne peuvent contractuellement faire l'objet d'une restriction quant à leur diffusion et réplication. De tels logiciels ou systèmes d'exploitation sont présentés comme des alternatives non seulement techniques mais aussi sociologiques à l'emprise monopolistique de systèmes d'exploitation commerciaux. La fonction utopique du net réside dans sa structure anarchique, décentralisé, réticulaire, où chacun serait à la fois utilisateur et producteur. Internet ouvrirait ainsi d'énormes brèches sur toutes les frontières institutionnelles ou politiques. Dans cette perspective, le discours dominant est celui d'une liberté d'expression totale, laissant à l'individu seul la responsabilité de sérier et de critiquer les informations. Cependant, cette utopie s'inscrit dans un espace social paradoxal où la liberté formelle avoisine d'importantes contraintes et déterminations socio-économiques, d'une part, et culturelles d'autre part.
Le corps social des Etats-Unis, lieu géographique et culturel de l'émergence de l'internet, est traversé d'un puritanisme jouant à la fois sur la responsabilité privée et sur un rigorisme moral implacable et, nous devons constater que ce puritanisme étend son influence au delà des frontières géographiques et culturelles des USA. C'est à titre individuel, et non dans le cadre d'un "contrat social" sous-tendu par le souci du bien commun, que la pression morale s'y exerce et que la censure est mise en oeuvre. Elle prend la forme d'un filtrage privé, familial ou entrepreneurial, de l'information et de l'obligation de respecter la liberté d'expression, fût-elle extrémiste et irrationnelle. Ainsi nous voyons surgir le paradoxe d'une pression sociale, le "politically correctness", imposant aux individus d'auto-censurer leur expression, de filtrer en "toute liberté" (c'est-à-dire dans le cadre d'une relation d'autorité privée) les informations destinées aux subordonnés ou aux personnes en charge. Par ailleurs, le 1er amendement de la constitution américaine préserve la liberté d'expression, même extrémiste et haineuse, de toute action préventive de la part de l'Etat. Le contrôle social ne s'exerce véritablement qu'a posteriori par la médiation d'actions judiciaires menées par des groupes de pression privés. C'est préventivement, et afin d'éviter des poursuites, qu'une autocensure s'installe partout où l'information est susceptible de faire l'objet d'un litige. La pression principale n'est pas le fait des pouvoirs publics mais de groupes privés de pression qui, au nom du "politiquement correct" et du droit considéré sous le seul angle de la sphère privée (celle d'une personne physique ou morale) exercent une menace constante de poursuites judiciaires, menace dont l'efficacité est proportionnelle aux ressources financières dont disposent les plaignants éventuels. La prise en compte du "risque judiciaire" dans la décision de diffuser ou de retenir une information entraîne une normalisation des médias, qui, en raison de contraintes économiques d'autant plus drastiques en raison de l'exacerbation de la concurrence, se cantonnent dans l'acceptation placide des courants dominants: on ne prend plus de risques.
Divers jugements responsabilisent, sur le plan civil et pénal, les fournisseurs d'accès ou d'hébergement gratuit de sites web, pour le caractère illicite de documents fournis par certains abonnés. La multiplication de telles actions judiciaires obligeaient, jusqu'à une récente modification de la loi en France, les hébergeurs à contrôler le contenu des sites créés par leurs abonnés, et à en évaluer la légalité - non seulement en termes du droit pénal en matière de délit de presse mais aussi en matière en matière de propriété intellectuelle ou du droit à l'image.
La responsabilisation judiciaire d'un fournisseur d'accès ou d'un hébergeur de sites web rencontre l'obstacle technique d'un contrôle effectif du contenu et de l'usage qu'en font, effectivement, les abonnés aux services internet. Un tel contrôle, s'il était imposé, est - malgré les dénégations des fournisseurs d'accès - techniquement possible, mais il est coûteux sur un plan économique et il pose, en outre, de sérieux problèmes déontologiques et juridiques. Ce départage entre l'intérêt privé, du plaignant, et l'intérêt public de l'accès à l'internet s'est avéré assez problématique au point que le législateur français a dû garantir la non-responsabilité judiciaire des fournisseurs d'accès par rapport au contenu de leur serveur. (voir note)
Lieu stratégique de confrontation entre des intérêts contradictoires, l'internet est l'objet de discours paradoxaux. Du point de vue de l'usager actif, de l'internaute, la convivialité de la technique, la transparence communicationnelle, l'autonomie et la liberté d'expression, sont des valeurs porteuses, constituant les principaux "arguments de vente" des services d'accès. Cependant cette liberté, détournée à des fins marchandes, oblitère la fonction même du réseau qui est de permettre une communication efficace, rentable sur le plan de l'échange du savoir. Une typologie de l'internaute a pu être dressée différenciant le consommateur passif, cherchant dans le web une information superficielle privilégiant le multimédia et procédant par un "surf" léger, du consommateur "prédateur" très actif dans sa recherche ciblée d'informations qu'il utilise dans le cadre professionnel ou non, en vue de conforter sa position sociale (vue tout aussi bien dans le sens économique qu'en terme de capital symbolique). Par delà les habitudes de consommation, l'internaute se définit aussi comme "auteur", producteur de données, d'informations, ou - plus banalement - véhicule d'une information préexistante, recueillie et amplifiée selon les mécanismes habituels de la rumeur. L'internaute reconstruit, selon ses propres schèmes, une masse informationnelle multiforme, donnant parfois un sens nouveau à des faits habituellement non reliés entre eux. L'internet recèle la possibilité d'un décentrement des fonctions documentaires jusqu'à présent assurées dans des lieux spécifiques - bibliothèques, centres de documentations, laboratoires de recherche - par des spécialistes, dans la mesure où chacun se voit amené à rechercher, catégoriser, classer les informations qu'il recueille et produit. Cependant une telle autonomie n'est pas sans effet pervers dans la mesure où le professionnalisme n'est plus assuré. Ainsi nous voyons apparaître des sites et des services d'informations quotidiennes gérés par des non-journalistes procédant sans rigueur déontologique, reprenant de manière a-critique l'information brute des agences de presse ou des communications d'entreprise ou répandant les rumeurs sans se donner la peine d'en vérifier les sources. L'utopisme d'une information libre et partagée se heurte sans rémission à la nécessité économique : l'information structurée st plus qu'une simple valeur ajoutée à une masse de données brutes, elle le produit d'un travail qui a son coût économique, énergétique et physiologique. De sorte que, dans le cadre de rapports marchands, l'information devient un bien économique négociable dont l'usage doit rester privatif. Le désir de l'internaute, de pouvoir accéder sans entrave à toute l'information existante, rencontre donc ce principe "de réalité" économique, de sorte que les échanges libres et gratuits se limitent à cette zone de plus en plus restreinte des activités non marchandes. Cependant la production même du savoir, dans le cadre de la recherche par exemple, nécessite une liberté transactionnelle permettant la discussion et l'échange d'informations, mais celle-ci ne pourra avoir lieu qu'en des lieux sociologiquement différenciés où ces informations sont supposées être validées par une reconnaissance réciproque des compétences professionnelles. L'internet semble briser ces barrières sociologiques, cependant on peut constater la mise en place de services différenciés permis par la mise au point de protocoles de transmission de données et de technologies spécifiques réservés, fût-ce par leur coût économique, aux acteurs institutionnels. Un double internet émerge, l'un destiné au grand public et orienté vers la consommation, c'est-à-dire la promotion publicitaire des produits et des institutions, et l'autre destiné aux acteurs "professionnels" recherchant à la fois la rentabilité technique et la "discrétion" des échanges relatifs à des domaines soit spécialisés soit "sensibles" sur le plan des enjeux économiques ou de pouvoir.
Les ménages approchent l'internet sous un angle consumériste et ludique et, le plus souvent, ce n'est que secondairement qu'ils adoptent une attitude active sur le réseau. Leur démarche s'inscrit dans une perspective de liberté et est sous-tendue par des intérêts privés (récréatifs, pratiques, éventuellement commerciaux. En opposition pourrait on dire se situent le pôle étatique : l'Etat prend en considération le bien commun, se soucie de l'intérêt public qui passe par un contrôle et une régulation des activités communicationnelles en les inscrivant dans un cadre législatif. L'Entreprise, sous la figure de la firme, est animée quant à elle d'un souci de rentabilité à la fois technique et économique. Agissant dans le cadre juridique libéral, ses intérêts s'inscrivent dans la sphère privée et se conjuguent avec l'intérêt public que par la médiation des mécanismes régulateurs du marché, au prix de contradictions insolubles entre le bien commun se dégageant d'une analyse systémique et le caractère privé des enjeux sous-jacents à l'entreprise. La liberté dont se revendique l'entreprise est avant tout une liberté de contrôle, visant à la fois l'efficacité pratique et technique de l'internet et sa rentabilité économique, conditionnée par la privatisation de l'information, soit qu'elle fait partie intégrante du capital de l'entreprise, soit qu'elle soit divulguée dans l'espace public en tant que bien de consommation. L'entreprise est donc demanderesse d'un contrôle reposant d'une part sur une législation restrictive en terme de la liberté communicationnelle à travers une interprétation extensive des législations sur la propriété intellectuelle et commerciale. D'autre part, le désir de contrôle porte aussi sur les ménages, dont on évalue, quantifie et analyse, les habitudes de consommation et le comportement économique.
Théoriquement dégagés d'intérêts marchands, et donc animés d'un souci du bien commun, et cependant s'inscrivant dans l'espace non étatique et, revendiquant par là, une autonomie d'action et une liberté effective des échanges communicationnels, d'autres acteurs sociaux interviennent activement sur internet, comme producteur d'information et médiateur communicationnel. Les organisations développent leurs activités dans une perspective académique en produisant un savoir théorique et l'inscrivant dans le patrimoine commun des connaissances accessibles au public. Ils jouent en outre un rôle associatif assumant une fonction de reliance sociale, palliant l'anomie de la société, et rassemblant les individus dans le cadre d'associations non lucratives, d'intérêt privé (dans le cas des associations récréatives) ou publiques (dans le cas d'institutions sociales ou d'associations citoyennes agissant dans la sphère politique).
Cette topologie de l'espace sociologique du net ne doit pas être interprétée de manière trop rigide dans la mesure où, concrètement, les acteurs sociaux s'inscrivent dans des logiques contradictoires et se situent souvent dans les zones intermédiaires où intérêt privé et public, volonté de contrôle et désir de liberté s'entrecroisent. Des ponts existent entre l'entreprise et l'Etat, entre les ménages et les diverses organisations/associations, entre l'organisation et l'Etat.
On peut se demander où se situerait le politique dans ce schéma. On ne peut le cantonner dans la seule sphère institutionnelle de l'Etat. Il aurait plus sa place comme fait sociopolitique dans la mesure où le pouvoir démocratique s'exerce par le biais d'organisations à fonction politique : les partis, les groupes de pressions et mouvements citoyens divers. Le politique a cependant une nature métastructurelle. Il surgit précisément là où les reliances et les contradictions sont mises à jour, au-delà même des activités des associations politiques dont la fonction instrumentale s'inscrit dans la zone intermédiaire entre le sociétal et l'étatique en tant que lieu sociologique d'exercice du pouvoir démocratique.
La question de la vie privée sur le net exacerbe les contradictions de l'internet, contradictions qui ne sont pas seulement symptomatiques des divergences d'intérêts mais qui révèlent aussi le caractère paradoxal d'une communication publique, réticulaire et interactive. Du côté du consommateur individuel, du "ménage", la primauté est accordée à la liberté communicationnelle, vécue subjectivement comme le droit à l'accès sans restriction aux ressources du net tout en préservant la vie privée, mais la pratique du net, et en particulier ses usages illicites, induisent la nécessité d'un contrôle social et incidemment une pénétration dans la sphère privée. Les intérêts marchands induisent aussi une violation de l'espace privé dans la mesure où la firme cherchera à modeler le comportement du consommateur en fonction de ses propres intérêts économiques. D'autre part, le caractère opératoire, pratique et instrumental de l'entreprise nécessite l'exercice d'un contrôle interne - sur la rentabilité des travailleurs - et externe - par le biais de la veille technologique et la surveillance du marché. Ce qui incline l'entrepreneur d'une part à se prémunir contre l'intrusion dans son espace privatif (celui de la firme) et d'autre part à pénétrer la intimité d'autrui (des concurrents, du consommateur). Une technologie de l'intrusion et de la protection est conçue, constituant tout l'arsenal (matériel et logiciel) de l'espionnage industriel, rendue d'autant plus nécessaire que dans l'espace social émerge l'action déstabilisatrice des pirates et saboteurs informatiques. Ainsi se met en place des procédures de protection des données et de filtrage de l'information dont la fonction est double : assurer l'adéquation des informations entrantes et sortantes avec les objectifs de l'entreprise, et exercer une vigilance sur les acteurs opérants dans le cadre de cette entreprise ou interagissant avec elle.
Autre ligne de fracture, celle se dessinant entre l'Etat et l'Organisation en ce qui concerne la nécessité et les modalités du contrôle social du net. Cette ligne de fracture départage le privé du publique mais selon une modalité qui finalement sert l'intérêt de l'entreprise et conforte son pouvoir. L'Organisation désigne toute structuration fonctionnelle de la société civile organisant les individus qui s'appréhendent dès lors non plus sous le seul angle de leur subjectivité mais en inscrivant leur action dans le souci du bien commun. Sous le vocable d'Organisation nous pouvons désigner tout aussi bien des associations à caractère social, des groupes de pression ou des partis, étant entendu que la notion de "bien commun" n'est pas épargnée par la subjectivité issue des positions particulières qu'occupent les acteurs sociaux. Seule une analyse critique portant sur l'articulation métastructurel du corps social, analyse doublée d'une praxis, permet d'objectiver le bien commun désormais investi par l'Etat. L'Etat entend contrôler le corps social, mais il ne peut agir que dans le cadre de sa propre légitimité qui repose, dans nos sociétés démocratiques, sur le droit des citoyens. Dès lors les procédures de contrôle ne peuvent s'inscrire que dans le cadre légal et respecter les limites juridiques constitutionnelles et supra-constitutionnelles ( comme les droits de l'homme ). Cependant, si le droit définit les bornes du légitime, l'Etat dispose des moyens technologiques d'assurer une vigilance efficace outrepassant ces limites.
En tant qu'individu, l'internaute voit sa vie privée remise en question sous la double action de l'Entreprise, qui contrôle son comportement de consommateur, et de l'Etat qui surveille, à l'échelle nationale ou internationale, la légalité des activités communicationnelles. Nous avons vu par ailleurs que la censure, illicite lorsqu'elle est le fait de l'Etat, est autogérée par la société elle-même.
Cela introduit des contradictions logiques dans les discours promotionnels de l'internet dans la mesure où il se présente comme le lieu de la transparence communicationnelle absolue, défiant toute censure et promettant l'accès sans entrave aux informations, la divulgation des données, la réplication des oeuvres, et la diffusion de la pensée, concrétisant paraît-il le "village planétaire" de Mac Luhan . Dans les faits, cette "transparence communicationnelle", qui est encore le fait de certains services de l'internet, comme usenet, est contre-productive, rendant opaque le réseau par la submersion de l'information pertinente sous le bruit généré par d'innombrables subjectivités a-critiques, narcissiques, perverses ou exhibitionnistes. La contradiction réside en ce que l'internet, considéré dans sa réalité sociale, ne peut tenir les promesses de sa technologie et que cette dernière donne aux pouvoirs structurés les moyens d'oblitérer la portée critique, subversive et émancipatrice que l'internet semblait porter en lui.
L'internet concrétise et radicalise les contradictions des sociétés libérales. Loin de favoriser l'autonomie collective, la diffusion de moyens de communication dans la sphère marchande, comme objet de consommation et signe d'insertion sociale, ne produit collectivement qu'un "art moyen", intensifiant dans l'espace public le poids et la portée du discours dominant qui se trouve d'autant mieux légitimé qu'elle intègre les marginalités dans sa logique. Le contrôle, étatique ou entrepreneurial de la sphère privée est permis par la mise en place d'un "panoptique", réseau de surveillance global, décentralisé, auto-produit par le corps social lui-même. Par ailleurs, l'internet ouvre l'espace privé dans la sphère public, selon des mécanismes psychosociaux qui requièrent leur propre psychanalyse, et oblitère toute prétention de droit à la vie privée : sa protection qui requiert des procédures techniques spécifiques d'exception devient un service marchand au sein d'une société affirmant prétendument garantir le droit à la vie privée. L'extension planétaire du net semble favoriser l'universalisme de la pensée. En fait, elle a un effet ambivalent dans la mesure où elle s'accompagne d'une homogénéisation planétaire de la culture, à travers l'émergence d'une culture spécifique des internautes et par la prédominance de la culture anglo-saxonne. D'autre part, le caractère individuel des communications, entraîne une fragmentation de l'espace social devenu anomique. L'internet désintègre tout savoir global partagé au profit d'informations particulières construites "sur mesure", en réponse à des besoins individualisés. L'internet conforte la segmentation des marchés et l'émiettement de la civilisation en sous-cultures autosatisfaites et renfermées dans un néotribalisme narcissique.
P. Deramaix,
22 décembre 1999
WTO - organisation mondiale du commerce,
Seattle
voir : communiqué de presse : ZDNet - France : http://fr.news.yahoo.com/991204/32/7k4a.htmlthe Blair witch projectLe Directeur général de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), Mike Moore, regrette la prolifération de sites web imitant ceux de l'OMC. Lors d'une conférence de presse, il a dénoncé « cette manœuvre, source de confusion pour les personnes qui souhaitent obtenir de vrais renseignements auprès de l'OMC, en perturbant un dialogue démocratique qui est bien nécessaire. » En copiant le graphisme des sites officiels de l'OMC, l'organisation faussaire ®™ark induit les internautes en erreur, sans vraiment préciser quelles sortes d'informations circulent sur son faux site de l'OMC. Comme la connexion à gatt.org ne fonctionne pas toujours, ®™ark a réalisé un miroir sur son site.voir aussi : le FBI craint une guerilla électronique, communiqué du ZDNet France le site officiel de la WTO : http://www.wto.org/
par Laure Noualhat [ZDNet France]
la gatt.org : contrefaçon critique du site : http://gatt.org/
the blair witch project : http://www.marsfilms.com/blairwitch/ site officiel : http://www.blairwitch.com/Estelle Halliday vs Altern.org :
http://www.branchez-vous.com/actu/99-02/03-153901.html
la position de V. Lacambre, responsable de altern.org : http://altern.org/defense/ le jugement : http://altern.org/defense/jugement.html voir aussi le site de l'IRIS : http://www.iris.sgdg.org/documents/index.html