série théorie critique
retour au sommaire

universalité et différence : sur le racisme

Patrice Deramaix

S'il fut un temps, relativement récent encore, où il fut mis sous le boisseau de la culpabilité collective d'après-guerre, le discours raciste se dévoile aujourd'hui dans toute sa crudité à la faveur de la crise des valeurs démocratiques. Cet espace d'intersubjectivité virtuelle qu'est internet, où circulent en toute liberté les signifiants d'une pensée collective dégagée de la rationalité marchande, devient paradoxalement le lieu de propagation privilégié de ces discours légitimement prohibés par les lois démocratiques impuissantes dès que l'espace d'expression s'internationalise et se virtualise. J'épingle dans un forum de usenet le texte suivant.

"Il y a des races différentes, chez les hommes comme chez les chiens comme chez toutes les espèces animales. Les négateurs des races ...s'obstinent dans leurs mensonges dans le but de promouvoir leur idéologie abjecte : le mondialisme, c'est-à-dire le génocide des races et des cultures humaines, en gommant leurs différences pour les assimiler petit-à-petit à une race unique et une culture unique, calquée de préférence sur le modèle occidental."...

La portée de ce propos serait minime s'il ne reflétait pas, dans sa crudité brutale, un sentiment devenu collectif, imprégnant et empoisonnant les sociétés démocratiques européennes (tout autant que celle des USA), au point de rendre plausible l'hypothèse d'une régression historique de plus de soixante ans... un sentiment qui, non seulement circule dans les cercles extrémistes ou le racisme s'exprime là où on l'attend, c'est-à-dire à l'extrême-droite de l'échiquier politique, mais se retrouve - édulcoré par le langage politically correct du relativisme culturel d'un humanisme de façade - dans les programmes et la pratique des partis de droite classique et de la gauche centriste à propos de l'immigration et du droit d'asile. Un discours, qui, concrètement, quotidiennement, se manifeste par des actes d'exclusion, de rejet, et d'intolérance dont un des plus récents, en France, fut l'éviction des grévistes de la faim de Saint-Bernard. Pour une partie de l'opinion publique comme pour une fraction de la classe politique, la restriction des flux migratoires est légitimée par la prétendue incapacité de certains groupes de migrants à intéger les valeurs propres des sociétés industrialisées occidentales.

de l'hégémonisme occidental au différentialisme

Plus qu'aucun autre sociologue peut-être, P.-A. Taguieff (note 1) a démonté l’ambiguïté des discours raciologiques tour à tour différentialistes et hégémonistes, auxquels répondent, en écho, la symétrie de l’antiracisme militant qui conjugue les thématiques de l’universalité des droits humain et du respect des différences culturelles. L’impact du racisme différencialiste et sa pénétration au sein d’une société fondée sur des valeurs universalistes montrent à l’évidence l’ébranlement d’une pensée politique devenue semble-t-il incapable de définir, dans le chaos apparent du multiculturalisme, les principes qui sous-tendent l’universalité des droits humains.

Moins maladroitement énoncée que le discours raciste cité plus haut, la thèse différencialiste séduit, ou du moins désoriente ceux qui, non racistes ou antiracistes s'attachent à respecter les différences culturelles et à les préserver de l'influence occidentale.

L’extrême-droite politique, en particulier le Front National, joue elle aussi sur le registre de l’ambiguïté. Dénonçant le mondialisme hégémonique, et même l’impérialisme culturel américain, cette formation entend revaloriser l’identité culturelle française, dans une dynamique de rejet qui englobe à la fois les migrants " inassimilables " et des nationaux jugés inintégrables en raison de leur "cosmopolitisme".

L'émergence, à mon avis tactique, de ce discours au sein de l'extrême droite témoigne d'un clivage consécutif à l'échec du colonialisme : primitivement, le racisme occidental disait un peu près : "la race blanche étant supérieure (plus civilisée) elle était en droit d'imposer ses normes aux autres races". Un tel discours pouvait même séduire, en son temps, des esprits progressistes, qui crurent que l'entreprise d'éducation civilisatrice des peuples indigènes allait apporter outre-mer l'esprit des Lumières et libérer les Barbares de l’ignorance et de la servitude. Jules Ferry, artisan de l’éducation nationale et républicain dans l’âme, justifiait l’entreprise colonisatrice et impérialiste française en ces termes : “ un mouvement irrésistible emporte les grandes nations européennes à la conquête des terres nouvelles. (...) C’est pourquoi aucune condamnation morale ne doit être portée sur les colonisateurs modernes, même s’ils se trouvent amenés à pratiquer les méthodes des anciens conquistadores ; au contraire, les uns comme les autres illustrent ce que la race humaine a fait de mieux ” (note 2). A cette apologie de l’impérialisme brutal, Ferry joint un argument humanitaire qui se trouve être en continuité avec sa politique d’éducation : la France se voit investie d’une “ mission éducatrice et civilisatrice ” et le colonialisme n’a pas pour but d’exploiter mais de “ civiliser les races inférieures ”. Devoir des “ races supérieures ” vis-à-vis des “ races inférieures ”, l’entreprise d’assimilation des indigènes se fondait sur un double présupposé : que la France détient des valeurs universelles qui légitimisent son sentiment de supériorité et qu’elle a le droit, ou le devoir, de les exporter.

Au bout du chemin, l’émancipation du “ sauvage ”, au point de départ, le racisme hégémoniste de l’Européen fier de sa supériorité : telles sont les voies de la politique coloniale française, ou du moins, car il faut aller au-delà de ces apparences, tel est son discours de légitimation.

Mais il serait sans doute intéressant de cerner au plus près cet universalisme dont l’origine doit être cherchée dans l’esprit des Lumières. La philosophie des droits de l'homme qui en émerge découle toute entière sur la pensée de l'universalité, articulée autour d'une recherche de la naturalité de l'homme, commune aux hommes devrait-on dire. Dans le cadre de ces recherches, des divergences s'expriment : Diderot cherchera dans l'animalité humaine le fondement de sa nature ; Rousseau le trouvera dans sa perfectibilité morale, dans les potentialités que les hommes, divers ici et maintenant, ont en eux ; Kant trouvera dans les capacités cognitives - la raison - les fondements de l'identité et de l'unité humaine. L'universalisme procède d'une double démarche : identifier, dans la diversité concrète des hommes, ce qui est humain en eux, et voir dans cette humanité la légitimité d'un traitement égal des hommes, malgré leur diversité culturelle et sociale. C'est donc, avant la lettre, à une réduction phénoménologique que l'universalisme procède, en éliminant de l'humanité le particulier pour n'y considérer que les traits communs permettant de penser, de façon quelque peu abstraite, l'universalité des droits humains. L'abstraction constitutive de cette démarche pose certes problème et donne lieu à un corpus de critique qui tend à réaffirmer la diversité (et l'inégalité) à travers les spécificités géographiques, culturelles et... biologiques, des groupes humains. On peut certes voir dans cette critique la réactivation du vieil argument aristotélicien sur la légitimité de l'esclavage : "nous ne prétendons établir rien de plus sinon que, par les lois de la nature, il y a des hommes faits pour la liberté et d'autres pour la servitude, auxquels, et par justice et par intérêt, il convient de servir" affirmait Aristote (note 3) avant de convenir que certaines formes d'esclavage trouvent leur source dans la violence des hommes. Mais on peut aussi y voir la mise en évidence de la difficulté de concrétiser dans les faits ces droits universels, qui en bien des cas, s'opposent à la coutume et aux structures de pouvoir en place.

C'est effectivement là le noeud du problème : l'universalisme ne peut que s'opposer, sous les modalités historiques de l'utopie et de la révolution, à la concrétude, toujours particulière et particulariste, des violences institutionnalisées. Condorcet avait, quant à lui, tiré toutes les conséquences politiques de l'universalisme, conséquences que relève Todorov (note 4).

En effet, de ses deux postulats de base, celui de l'identité naturelle des humains et de l'universalité de la raison, Condorcet affirme la possibilité et la nécessité d'une unification politique sur la base d'une rationalisation du droit naturel. Il voit en ce dernier les fondements d'un droit rationnel qui serait applicable à tous les peuples et commentant Montesquieu il écrit en marge de "l'Esprit des lois" : "comme la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes, l'intérêt de la propriété, de la liberté, de la sûreté sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d'un Etat, ou même tous les Etats, n'auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce etc..." Une "bonne loi" est assimilée à une proposition logique : elle est universelle.

C'est de l'unicité de la nature humaine que Condorcet déduit l'universalité des droits humains, et, en tant qu'elles en sont les conséquences, des lois en général. A l'unification juridique se joint naturellement l'unification politique, économique et enfin, culturelle, puisque Condorcet à la fin de sa vie, travaillait sur le projet d'une langue universelle. Le caractère scientiste de l'entreprise n'échappera pas à Saint-Simon ni à Auguste Comte, qui chacun à leur tour, reprennent les principes directeurs pour l'appliquer à la "réorganisation de la société européenne". Le rêve de l'unité européenne est ici en marche et ce qui est parfois dénoncé de nos jours comme la technocratie communautaire pourrait être le lointain prolongement de ces utopies.

Saint-Simon assignera à cette Europe unifiée la tâche de conquérir ni plus ni moins le monde : "peupler le globe de la race européenne, qui est supérieure à toutes les autres races d'hommes ; le rendre voyageable et habitable comme l'Europe, voila l'entreprise par lequelle le parlement européen devra continuellement exercer l'activité de l'Europe" (note 5)

La Raison, l'émancipatrice du 18e siècle se fait ici conquérante au 19e siècle. D'une manière plus scientiste encore, A. Comte s'attache à concevoir le régime politique idéal. Le positivisme lui apparaît comme la doctrine universelle capable de concrétiser l'hégémonie occidentale sous les bannières des sciences "dures", à savoir de l'industrie en plein essor. Et l'on ne peut nier que l'homogénéisation culturelle de la planète a pris appui sur le développement technologique et industriel, sur ce que Marx appelait "les forces productives".

Si l'utopie positiviste cherche à unifier le monde sous la bannière du savoir et de la technique, Comte reste néanmoins extrêmement prudent, malgré l'ampleur visionnaire de sa philosophie, dans l'application concrète de ses théories. Il ne cherche pas la conquête militaire et s'il observe le rôle premier de la production économique dans l'émergence d'une culture unifiée, il préconise, comme action pour "accélérer l'histoire" une démarche inverse : l'unification spirituelle, à travers l'éducation des élites, autour d'une France considérée comme le "noyau de l'humanité" précède toute tentative d'unification politique et même économique. La colonisation, comme les entreprises militaires, lui paraissent plus un frein d'un instrument de l'impérialisme culturel français, on doit procéder, dit-il, "à une digne restitution de l'Algérie aux Arabes".

Todorov ne dissimule pas le caractère raciologique de l'universalisme comtien. Le plan d'universalisation de l'esprit français reflète, il faut bien le dire, une hiérarchisation autant raciologique que culturelle. Il s'agit d'abord d'unifier l'Occident, puis, lorsque les différences locales des peuples européens seront effacées sous la bannière de la grande république positiviste, le modèle pourra s'étendre aux autres continents : les Amériques, tout d'abord, puis l'Asie et en fin de parcours, l'Afrique.

Sans doute faut-il voir en ce triomphalisme scientiste un des moteurs du colonialisme occidental, qui fut présenté à la fois comme une entreprise héroïque d'exploration, à des fins scientifiques, de civilisation et de prise de pouvoir économico-politique.

Vide du discours raciologique et irrationalité du racisme

Qu'il soit hégémoniste ou différencialiste, le discours raciste repose sur un concept vide. Dès la fin de la seconde guerre mondiale, au vu des conséquences tragiques de la raciologie biologique, les anthropologues se sont attachés, sous l'égide de l'UNESCO, à démontrer la fragilité scientifique de la notion de supériorité raciale. C'était une première étape de la critique de la biologie raciologiste. Cherchant à définir au plus près les races, on a fait appel à la génétique, qui s'est révélée impuissante à fonder la notion de race.

On ne peut nier les variations morphologiques de l'homo sapiens, mais elles sont continues et ne permettent pas une classification raciale rigoureuse : les extrêmes sont bien différenciés, mais entre eux se présente une infinité de variations telles qu'on ne peut établir clairement une frontière phénotypique entre tel ou tel type. Faute de pouvoir asseoir les clivages raciaux sur la pigmentation de la peau, d'autres critères morphologiques furent étudiés : groupes sanguins, angle facial, mesures craniologiques etc... aucun d'entre eux, pris séparément, n'est probant et aucune corrélation claire ne peut être observée entre eux. D'autre part, il n'y a pas un ou un ensemble précis de facteurs génétiques déterminant univoquement l'appartenance raciale : si l'on fait une étude comparative du patrimoine génétique entre les divers individus d'un groupe humain issu d'un même pays et "racialement homogène", on constate que l'écart statistique entre les gènes au sein d'un même groupe n'est pas supérieur à à celle observée entre des individus appartenant à des groupes "raciaux" différents.

Le mot "race" a historiquement une double origine : il permet aux familles aristocratiques de s'autodésigner comme ontologiquement différent, voire supérieur, à ceux qui n'en font pas partie ; "race" pourrait être ici un synonyme de "lignée"... l'autre origine réside dans les pratiques zootechniques pour sélectionner des animaux domestiques performants et "créer une race" adéquate à un objectif précis. Dans le cas des chiens, les "races" pures (ces chiens primés dans les concours) sont des monstruosités artificiellement préservée de la sélection naturelle... dans la nature, c'est la fusion et le métissage qui prévaut et dont l'avantage génétique est de dissoudre dans un patrimoine global ces innombrables petites altérations génétiques, récessives, inintéressantes sur le plan phylogénétique, qui compremettraient l'avenir de l'espèce. Une différentiation raciale, confinant à l'apparition d'une sous-espèce ou d'une espèce nouvelle, n'apparaît qu'à la faveur d'une séparation géographique, aux marges de la population et ne persiste dans l'environnement que si les conditions environnementales en favorisent la sélection naturelle. Ce fut le cas dans l'espèce humaine, comme dans bon nombre d'espèces animales.

Isoler une "race", c'est-à-dire isoler génétiquement un groupe animal (ou humain), a des conséquences dommageables à terme sur le plan génétique et biologique : appauvrissement de la diversité biogénétique, renforcement des maladies héréditaires (par consanguinité), disparition progressive de certains caractères utiles (comme la résistance à certaines maladies)... Le projet d'une "amélioration raciale", par son isolement, ne peut être que voué à l'échec.

La mise en évidence de l'inanité du racisme biologique contraint les idéologues racistes à modifier leur propos, encore que le fantasme de la purification génétique réapparaît de temps à autre : on n'est plus au temps d'Alexis Carrel mais bien à celui de Eysenck ou de l'auteur de "the curve bell" et le projet du "génôme humain" suscite des préoccupations bioéthiques. Si l'on peut déterminer, in utero, les facteurs génétiques "à risque", quelle peut-être la tentation d'empêcher ou de décourager telle ou telle naissance "socialement" indésirable : futurs diabétiques, futurs obèses, futurs cardiaques potentiels pourraient voir leur naissance remis en question à la faveur d'un discours utilitariste (en terme d'évaluation du coût social de telle ou telle affection) tout à fait analogue à celle qui préconisait, jadis, la castration ou le gazage des débiles mentaux et des malades incurables. Le programme eugéniste ainsi réactivé ouvre de nouveau la brêche à cette classification maudite entre une humanité désirable et une (non)humanité indésirable et force nous est de craindre qu'il s'en trouvera pour conjuguer - séduits par les arguments sociobiologistes - génétique et raciologie.

Le racisme n'a cure de la rationalité scientifique : son discours, sa pensée, ses actes sont tissés d'affects émotionnels, de représentations fantasmatiques, de préjugés indécrottables, de rationalisation à postiori et de perceptions subjectivistes.

La catégorie de race reste bien vivante, non plus comme réalité biologique mais comme représentation qui doit être mesurée à l'aulne de la sociologie et de la psychologie collective. Nous avons ici affaire à un mème, un gène conceptuel, une idée figée qui se répand et se reproduit tel un virus dans le corps social. Aujourd'hui, ce virus a muté : le concept biologique a fait place au concept culturel. En lieu et place du racisme biologique et de l'hégémonisme culturel occidental apparaît, sous les modalités d'une récupération de la revalorisation des cultures non-européennes, le concept tout aussi délétère d'une irréductibilité culturelle. Le GRECE (note 6) était dans les années quatre-vingt le principal artisan de cette reconstruction de l'idéologie raciale dont le foisonnement des "termes nobles de la post-modernité" (note 7) cherche à occulter la finalité réelle : le refus de la société multiraciale et multiculturelle.

La polémique sévissant aux Etats-unis autour du "politiquement correct" que l'on présente, abusivement je crois, comme une censure insidieuse de tout ce qui ne conforterait pas un multiculturalisme normatif sous l'apparence d'une tolérance purement formelle, dissimule sous le boisseau de l'idéologique la réalité d'un racisme vécu au quotidien sur le terrain économique et social. En prenant au mot l'idéologie du politiquement correct, le racisme se réduirait à une forme plus ou moins agressive d'impolitesse, un manque de courtoisie qui révélerait, sans plus, le préjugé, la méconnaissance de l'autre, le mépris des cultures dominées.

Une démarche diamétralement opposée verrait dans le racisme, considéré ici comme le comportement de jugement collectif et de rejet porté sur un groupe humain, une expression idéologique masquant, ou légitimant, des rapports humains stéréotypés dont l'origine doit être recherchée dans des facteurs socio-économiques. Le discours raciste serait à la fois un masque et un symptôme. Un masque en ce qu'il tend à voiler, sous la prétendue différence ontologique entre les groupes humains, la causalité économique des rapports de domination et d'exclusion sociale. Il est un symptôme du dysfonctionnement structurel de la société libérale incapable pour le moins de parer à la schizogenèse sociale induite par les malentendus, les heurts, les agressions quotidiennes. L'enfermement névrotique de la classe moyenne européenne, destabilisée et menacée par le capitalisme planétaire, dans une quête d'identité perdue et piégée par l'identification perverse à l'autorité charismatique de leaders dont le manque de scrupule, d'honnêteté intellectuelle autant que morale, ainsi que le mépris profond des règles démocratiques, sont pourtant connus et publiquement dénoncés seraient les métastases les plus visibles d'un cancer dont la source pourrait être cherchée dans les structures socio-économiques de l'occident.

Une chose est certaine, le discours (et le comportement) raciste résiste à la rationalité, il en dresse même les limites que les barbelés et les miradors d'Auschwitz pourraient symboliquement marquer : le racisme, malgré (ou peut-être en raison de - ) sa volonté d'indiguer une "barbarie" venue d'ailleurs, manifeste le noyau barbare de la civilisation occidentale. Et l'on peut même se demander dans quelle mesure cette néo-barbarie n'est pas consciemment assumée par le néo-paganisme hitlérien ou ses avatars actuels : skinheads profanateurs de tombeaux, hardrockers nazifiants, adeptes occultistes de J. Evola ou de R. Guénon, intellectuels du GRECE et politiciens nationaux-frontistes participent - aux côtés des sectes et des intégrismes religieux - de l'assaut néo-obscurantiste contre les Lumières.

Cependant l'extrême barbarie se conjugue avec la froide rationalité technicienne de l'ingénieur concevant la machinerie du meurtre de masse. Peut-être faut-il voir dans la négation de la réalité des chambres à gaz une tentative désespérée de forclore cette face obscure de la rationalité occidentale. Faute de pouvoir penser après la Shoah, faute de la penser, la négation permettrait de faire l'économie de cette remise en cause de la Raison. La Shoah nous met en quelque sorte à nu : l'humanité est capable, en dépit des mises en gardes et des barrières juridico-institutionnelles forgées depuis le 18e siècle, de détruire une partie d'elle-même...bien plus, cette velléité d'automutilation - sans cesse réactivée lors de chaque acte, anodin ou non, de rejet racial - se prolonge d'une potentialité plus terrible que la figure emblématique d'Hiroshima pourrait, aux côtés d'Auschwitz, symboliser. Avec le développement de la dissuasion nucléaire, qui s'inscrit dans le prolongement de la seconde guerre mondiale, l'humanité se dote des moyens techniques d'une autodestruction totale.

Il faut prendre le risque d'une pensée globale de l'exterminisme (note 8), que l'on peut définir comme un processus d'anéantissement potentiel de l'espèce humaine rendue techniquement, politiquement et historiquement plausible. C'est l'instrumentalisation totale de l'homme réduit à l'état de marchandise, d'enjeu, d'otage, anéanti en tant qu'homme, en tant que sujet et être libre.

Faute de pouvoir intégrer sur le plan conceptuel la Shoah dans la rationalité marchande, c'est-à-dire dans la rationalité propre au capitalisme, certains, et je fais allusion ici aux négationnistes issus de l'extrême-gauche, ont cru devoir, par tactique ou par illusion, en nier la réalité. Mais la "rationalité" de l'extermination de masse n'en est pas moins réelle en se relevant pas spécifiquement de l'économisme pragmatique. L'état SS était, comme le système stalinien du goulag, une forme moderne d'esclavagisme, mais force nous est de constater que l'univers concentrationnaire avait d'autres fonctions que l'asservissement et la mise à disposition d'une économie de guerre d'une main d'oeuvre servile : l'anéantissement de l'homme non asservi, l'anéantissement de ce qui est humain en l'homme, et l'anéantissement des hommes qui persistent, en raison d'un nomadisme (indépendance, autonomie et fidélité de l'homme libre) spirituel, à rester libre parmi les nations, à rester homme parmi les robots.

Dans ses manifestations concrètes et quotidiennes, le racisme exprime un malaise social : ce serait un truisme que d'affirmer que les relations entre migrants et autochtones sont d'autant plus difficiles qu'une distance culturelle existe entre "eux" et "nous". Mais cette distance culturelle paraît plus un prétexte qu'une cause. Toute l'argumentation différencialiste, qui consiste à dénier en certaines cultures le partage, avec nous, de valeurs essentielles, permet à d'aucuns de dénier, sous le prétexte de respect identitaire, ces droits fondamentaux que nous proclamons dans une déclaration des droits de l'homme à portée universelle. On dérive ainsi d'un énoncé différencialiste acceptable à une xénophobie soupçonneuse, voire à une mixophobie compulsionnelle. La quête identitaire décline trop souvent le mépris de l'autre et aboutit trop souvent au mépris du droit pour que nous puissions faire l'économie de nos inquiétudes.

L'inquiétude surgit lorsqu'on s'aperçoit de fortes analogies structurales entre le discours antisémite nazi et la phraséologie identitaire et différentialiste qui surgit au sein de nos sociétés démocratiques à propos des migrants. Elle surgit aussi lorsque nous constatons la multiplications d'actes délibérément racistes à l'égard de migrants, d'actes que la société semble incapable d'endiguer, d'actes qu'une politique de plus en plus restrictive à l'égard des flux migratoires semble entériner.

Sa structure logique articule l'affirmation péremptoire de la différenciation des hommes, considérée comme irréductible, et le refus de la coexistence interculturelle. Pour le raciste, la différentiation ethnique est la base de la construction de l'identité sociale. L'individu ne s'identifie plus comme sujet autonome, mais comme membre d'un groupe différencié, que les prédicats raciologiques enferment dans une ontologie immuable. La mondialisation des échanges culturels, économiques, et migratoires menace, selon ce discours, la diversité des groupes humain et l'homogénéité qui en résulterait est considérée comme une perte d'identité, un aplatissement des valeurs culturelles, voire une déchéance biologique... Que ce soit sous les couleurs du mépris et de la haine ou le masque du "respect des différences", le remède préconisé est dans tous les cas la ségrégation physique des personnes dont la forme la plus raffinée, à l'échelle étatique, était jusqu'il y a peu représentée par le régime sud-africain d'apartheid. Considérée comme la cause des conflits interethniques, la mixité est violemment rejetée. Les conséquences politiques sont évidentes : de gré ou de force, il faut éloigner l'allogène, ou du moins le contrôler étroitement et lui refuser tout rôle dans la société autre que celle d'une main d'oeuvre silencieuse.

Racisme et antiracisme : ambiguïté des discours.

Classiquement, la réponse au racisme comportait deux versants. D'un côté on déploie l'arsenal conceptuel de la biologie contemporaine, en une opération de démystification du concept de race que l'on s'attache, non sans raison, à vider de son sens biologique. D'un autre côté la diversité culturelle est relativisée au profit d'un universalisme de principe qui puise sa vigueur dans le rationalisme des Lumières. Ce qui est affirmé dans l'universalisme est la primauté de la raison, l'unité ontologique du genre humain, et la capacité - à travers la référence universelle à un logos commun - de dépasser les particularismes culturels ou ethniques.

L'antiracisme se réfère volontiers à cette catastrophe emblématique de la Shoah, pensée comme essence et l'aboutissement du racisme : l'idéologie nazie identifiant l'Aryen comme une race, une race privilégiée, supérieure, dominante, et identifiant l'autre, Juif, Tzigane, Slave et plus généralement toute race non-européenne (asiatique mis à part) comme irrémédiablement inférieure conduit à un ensemble de mesures administratives, sociales, politiques, policiers, militaires d'exclusion puis d'extermination. Le schéma est bien connu, en dépit des négations sporadiques dont il fait l'objet, et l'on peut en retrouver quelque traits dans la xénophobie actuelle à l'égard des migrants.

Avec une différence notable, qu'il convient de souligner sous peine d'affaiblir le rapprochement structural entre le discours xénophobe actuel (je me réfère ici au discours accepté dans les milieux gouvernementaux justifiant le contrôle renforcé des migrations plus qu'au discours extrémiste néo-nazi ou national frontiste) et le discours nazi... l'accent est actuellement mis beaucoup plus sur l'étrangeté du migrant supposé inassimilable aux valeurs démocratiques formellement défendues, que sur son infériorité biologique et l'intention est plus d'éloigner et de contrôler que de le réduire délibérément en esclavage... mais en dépit des différences des processus similaires s'amorcent : l'identification et la stigmatisation de l'autre, la caractérisation d'autrui par la visibilité de son appartenance à un groupe ethnique, l'identification du migrant comme ne faisant pas partie de la communauté nationale (et par là, la survalorisation des valeurs nationalistes et chauvines par rapports aux principes de citoyenneté et d'humanisme), la stigmatisation à priori du migrant comme menace potentielle, la pratique du contrôle policier sur la base des signes visibles d'altérité ethnique, l'enfermement administratif des migrants ou des demandeurs d'asile dans des camps de transit, la constitution au sein de l'espace social de zone de non-droit où l'administratif prend le pas sur le judiciaire dans des décisions arbitraires et sans recours, l'instrumentalisation des individus qui sont déplacés, déportés, expulsés du territoire par la force sans qu'ils se soient rendu coupables de délits autres que leur irrégularité administrative.

Ce serait naturellement déforcer notre propos que d'assimiler ces pratiques aux premières étapes de l'extermination des juifs, sans compter qu'un tel rapprochement aurait aussi pour effet de "banaliser" les crimes nazis... mais si l'intentionalité exterminatrice est bien entendu absente des états démocratiques, on peut se demander si, dans les mesures administratives, des mécanismes fonctionnels ne se mettent pas progressivement en place, banalisant des attitudes, popularisant des préjugés, marginalisant l'antiracisme et la xénophilie, que des hommes politiques plus extrémistes pourraient, s'ils venaient au pouvoir (et la chose n'est pas exclue), reprendre au bénéfice d'intentions franchement racistes.

L'argumentation scientifique contre le racisme, s'il peut convaincre l'homme rationnel s'avère cependant inopérante à l'égard des mouvements sociaux et des mythes politiques. Il faut bien admettre que la xénophobie échappe à la rationalisation et met en branle des zones plus obscures de la pensée.

L'argumentation rationaliste, qui fonde la revendication universaliste des droits de l'homme, souffre elle aussi d'un handicap profond que les contempteurs du mondialisme, emboîtant le pas de certains tiers-mondistes, n'ont pas manqué de souligner : la philosophie des droits de l'homme est un produit culturel et politique occidental. Elle est dénoncée à l'extrême-gauche comme étant la vertu hypocrite de la domination impérialiste et néocolonialiste. A l'extrême-droite, on la considère comme utopique, niant la différenciation fondamentale non seulement entre les ethnies mais aussi entre les classes sociales. A l'idée d'un droit universel à la citoyenneté fondée sur le respect de l'individu, on oppose le rêve d'une réalisation de soi par l'appartenance à une caste, une nation, une ethnie... sociologiquement, on mobilise l'idéologie trifonctionnaliste décelée par G. Dumézil au sein des sociétés esclavagistes indo-européennes ; politiquement, on réactive le mythe d'une nation organiquement structurée autour d'un chef charismatique ou d'un instituant métasocial ; scientifiquement, on biaise l'interprétation statistique des tests psychosociaux pour corréler abusivement les différences de performance à l'appartenance ethnique, cherchant ainsi à réactiver le racisme inégalitariste.

Discours raciologique et argumentation antiraciste se répondent l'un à l'autre en se déjouant d'une confrontation aux faits : au mythe différentialiste on oppose un autre mythe, celui d'un universalisme abstrait ; au mythe de l'universalité dominatrice des valeurs occidentales on oppose la revendication ethnodifférentialiste... ces discours se reprennent, au sein de chaque camp en subtiles variantes qui se font écho. La droite, l'extrême-droite, reprend la thématique antiimpérialiste et anticoloniale du respect différentialiste. La gauche prête le flanc, se laisse parfois séduire, mais impose d'autorité, dans l'affaire surmédiatisée du "voile islamique", les codes occidentaux - supposés libres et laïcisés - de la pudeur vestimentaire à des adolescentes, parfois manipulées, parfois soucieuses d'affirmer une appartenance culturelle face à une société qui les rejette socialement, parfois simplement sincères dans leur foi et leurs convictions... Gestes et contregestes se répondent, se multiplient, accentuent jusqu'à la haine la schizogenèse de deux cultures vouées à coexister en raison d'un passé commun.

Historiquement toute ségrégation raciale, légitimisée par un discours différencialiste, reflète une relation de domination (soit coloniale, soit économique, soit guerrière) d'un groupe sur l'autre : le discours différencialiste n'apparaît dès lors que comme un faux-semblant, un mensonge dissimulant la véritable finalité de cette ségrégation : permettre la domination d'un groupe sur l'autre, et exploiter l'autre au profit du dominant.

Ce constat forme l'ossature d'une élucidation essentielle du racisme qui devient un discours de légitimation, une idéologie, un masque à la fois révélateur, en tant que symptôme, et dissimulateur, en tant que le symptôme voile l'étiologie du mal.

Le racisme désigne en l'allogène la cause des dysfonctionnements de la société. Pour l'antiraciste, le racisme fera l'objet d'un soupçon : ne cherche-t-il pas à détourner l'attention vers un bouc émissaire, qui assumera seul une faute partagée par tous, ou du moins commise par les groupes sociaux dominants ?

Dévoiler les dysfonctionnements socio-économiques (les fameuses "contradictions internes du capitalisme"), déceler la nature de classe des rapports de domination, décrire le racisme comme une tactique de diversion seront les étapes obligées d'une critique marxiste du racisme. Critique pertinente quant au fond, inopérante quant à la forme : l'opinion publique, vivant au quotidien les "contradictions" tant dénoncées, et qui se manifestent aussi bien par l'exacerbation des tensions intergénérationnelles que par des clivages culturels, reste opaque à l'analyse socio-économique. Peu lui importe que la bourgeoisie divise la classe ouvrière en important un prolétariat de seconde zone, le dit prolétariat s'efface devant la crise, se voit marginalisé, écarté des circuits traditionnels du travail, réduit à l'économie parallèle, contaminé par une criminalité présentée comme endémique... et d'ailleurs, les liens de solidarité propre à la classe ouvrière se dissolvent au fur et à mesure de la fermeture des usines. Le prolétariat occidental subit le contrechoc de la dualisation : les élus se tertiarisent, les autres rejoignent la cohorte anomique des exclus. Le prolétariat, le vrai, se retrouve, quant à lui, au sud de l'Occident : le patronat ne l'importe plus, il déplace vers la banlieue planétaire son outil de production... on délocalise.

L'examen des causalités économiques servira plus de toile de fond que de terreau de l'argumentation antiraciste. La dualisation économique, au niveau planétaire, explique certes les mouvements migratoires, la crise économique, les transformations structurelles de nos sociétés comme de celles du tiers-monde. On pourra sans peine désigner le libéralisme comme la cause et origine du besoin migratoire. Une telle élucidation est nécessaire, mais à elle seule, s'avère inopérante quant au changement comportemental à l'égard des migrants.

Pour être opérante, la critique du différentialisme raciste ne devrait pas rester sur le terrain privilégié dans ce texte : celui des idées, de la théorie, de la morale abstraite. Elle devra s'attacher à modifier in situ les comportements autant que les idées reçues et pour ce faire, une réorientation théorique du discours antiraciste pourrait s'avérer utile à la mise en oeuvre des pratiques sociales concrètes.

Deux axes seront choisis :

Le premier axe sera une élucidation psycho-sociale du discours raciologique qui pourra être considéré tantôt comme une rationalisation, à postiori, d'un modèle relationnel préxistant entre le groupe ethnique dominant et des groupes minoritaires, tantôt comme une idéologie de légitimation de violences structurelles à composante économique et sociale, tantôt comme une cristallisation névrotique d'un malaise social réel, fixation symptomatique censée éloigner la source du malaise tout en la réactivant sans cesse.

Le second axe serait une réexamen du concept d'universalité et de son usage dans l'élaboration des droits de l'homme. On peut certes légitimement invoquer le respect des Droits de l'homme pour refuser l'apartheid, mais cette légitimité des droits de l'homme provient plus de son caractère juridique - la Déclaration universelle des Droits de l'homme étant un ensemble de dispositions juridiques concrètes que les Etats signataires se sont engagés à respecter - que de ses fondements philosophiques que le discours antiraciste utilise parfois dogmatiquement. Nous chercherons à reformuler un fondement philosophique de l'universalité des droits et de l'unité du genre humain.

le racisme comme symptôme social

Il y a un noyau dur du racisme, fortement théorisé, s'appuyant tour à tour sur un différencialisme biologique ou sur une mixophobie culturelle. Ce noyau, apparemment imperméable à la rationalisation, s'avère toutefois le plus aisé à traiter à la fois par la contreargumentation rationnelle et par la mise en oeuvre d'un dispositif légal réprimant l'incitation à la haine raciale. Mais au-delà de ce noyau dur, on constate une zone intermédiaire de pratiques ou d'attitudes qui, sans être théorisées, manifestent une prise de distance à l'égard de l'allogène, qu'il soit ethniquement différent ou culturellement minorisé. C'est à travers ce racisme ordinaire, non virulent mais d'autant plus profond, que le discours raciste "dur" pénètre progressivement dans le corps social. Plusieurs théories peuvent être mobilisées en vue d'élucider la banalisation du racisme. Les plus courantes évoque une crise d'identification qui résulte de la destructuration du tissu social. La recherche d'une identité culturelle forte, l'identification à des valeurs référencielles mythiques (la nation, l'histoire médiévale...), repli sécuritaire et rejet xénophobe seraient les indices d'un besoin psychosocial de reliance groupale, exacerbé par la crise économique et les tensions sociales qui en résultent. L'approche de Daniel Sibony par exemple, pousse à l'extrême cette psychanalyse sociale au point d'oblitérer sous le décryptage symbolique du rejet de l'autre comme bouc émissaire de nos peurs et de nos frustrations, les réels enjeux économiques. Entre le travail structurel qui porte sur la redistribution des ressources et des biens et le travail idéologique, qui porte sur les représentations, les discours et l'imaginaire on peut se demander s'il est possible d'insérer une approche comportementale et cognitive du racisme.

Tout individu, comme sujet social, est inséré dans un réseau relationnel où se tissent, à divers niveaux, des liens d'identification et de rejet. A l'identification familiale ou clanique se superpose une identification civique autour d'un contrat social concrétisé par les textes constitutionnels, une identification classiste sur la base d'une mise en situation concrète dans le processsus de production économique et une identification culturelle, souvent inconsciente, qui manifeste l'intériorisation de valeurs, mais aussi de comportements quotidiens de convivance, portant sur l'usage du langage, du corps, du temps, de l'espace selon des codes partagés permettant une compréhension intersubjective sans heurt. Pour qu'une communication puisse s'établir, il faut qu'il y ait un logos commun.

La mixité culturelle, que l'on veuille ou non, remet en question ces processus d'identification culturelle, parce qu'elle nous met en présence d'un "autre" qui ne partage pas cette consensualité culturelle qui nous est propre. Au sein d'un même espace social, économique et politique, se juxtaposent des espaces culturels autonomes, fermés, entre lesquels la communication ne peut s'établir qu'au prix d'un effort de transposition des codes. Des valeurs communes, issues de la pensée libérale et démocratiques, permettent la convivance interculturelle : on reconnaît à chaque culture la légitimité de sa présence dans l'espace public et politique, on accepte que l'autre, que l'on ne comprend pas immédiatement, soit un être rationnel jouissant en conséquence de l'autonomie et du respect dû à l'être humain. Mais la mise en pratique de ces principes de coexistence pacifique n'est pas spontanée : elle rend nécessaire un travail préalable d'intériorisation consciente des valeurs de tolérance démocratique que l'appareil idéologique d'état (école, armée... ) se charge, normalement, d'assurer. Spontané est le repli sur l'identité culturelle et clanique : on se retrouve entre soi, dans un espace social où l'effort d'intercompréhension est réduit au minimum et bénéficie de la meilleure gratification.

Dans l'espace public, les heurts se manifestent lorsque l'un ou l'autre groupe, par son comportement culturel, paraît (sans décodage) violer les règles comportementales régissant l'identité civique. Pour donner un exemple concret : les normes - acceptées en Europe du Nord - d'usage des lieux publics et de respect de l'espace privé, normes souvent codifiées par des règlementations locales (municipales, préfectorales, régionales...) impose une réduction du niveau sonore à la tombée de la nuit : l'animation nocturne n'étant tolérée qu'à la faveur d'activités festives partagées par tous (kermesses, braderies, fêtes nationales, carnaval) et entachée de suspicion ou de réprobation en dehors de ces cas. Quiconque a voyagé dans les régions méditerranéennes sait que ces règles n'y sont pas de vigueur. Ainsi la présence de groupes d'hommes en soirée dans l'espace public y fait partie de la convialité quotidienne alors qu'elle est, spontanément, considérée comme suspecte en Europe du Nord... tandis que le vide nocturne et le silence public de nos cités apparaît au méditerranéen comme une source d'angoisse et d'insécurité.

Chaque communauté obéit à ses règles culturelles propres, mais sans le vouloir, une de ces communautés viole des règles culturelles érigées en normes civiques... c'est en ces circonstances que les heurts et une mécompréhension, aboutissant à la schizogenèse sociale, apparaissent.

A ces malentendus culturels s'ajoutent d'autres sources de tension : la crise économique soumet l'espace social à la tyrannie de la rareté : rareté des revenus, rareté du travail, rareté des biens sociaux.... ce qui renforce considérablement le sentiment d'étrangeté, d'altérité et de négativité. L'autre devient une menace dont il faut se prévenir. Faute de pouvoir agir efficacement sur les facteurs économiques de l'exclusion, (comment lutter contre la concurrence économique ?), l'étranger ou l'exclu marginal deviennent, par ce qu'ils suscitent un rejet proportionnel à l'éventualité de sa propre exclusion, la cible de nos ressentiments. La crainte de se voir assimilé à cette "lie sociale" et comme pour se protéger de cette menace, on les charge de cette responsabilité qui devrait incomber, pour autant qu'on prenne la peine de se livrer à l'analyse critique de nos sociétés, aux maîtres du jeu économique.

Dans une société où le milieu de travail est le lieu privilégié d'identification sociale (classiste ou non) et de valorisation économique de soi, le chômage engendre nécessairement des attitudes d'exclusion et de dévalorisation qui remettent en cause ces processus identitaires. Le chômeur se sent lui-même exclu et se dévalorise, dès lors, il offre un terrain favorable soit à une marginalisation accrue (passage à l'acte délictueux par ressentiment et/ou besoin économique), soit à une identification exacerbée à d'autres instances métasociales investies de la valeur attribuée normalement aux instances civiques et économiques. L'exclu social (ou le menacé d'exclusion) se replie sur les valeurs identitaires culturelles fortement chargées de symbolique et d'affectivité groupale : religions, sectes et partis extrémistes sont les lieux privilégiés d'un tel repli d'autant plus qu'ils manipulent consciemment ressentiment et culpabilité.

On a peut-être trop peu étudié ce glissement de l'opinion publique vers ce racisme banalisé qui constitue le terreau des extrémismes. Un concept, forgé par le psychologue américain Festinger et reprise en France par Jean-Léon Beauvois et R. Joule (note 9) permet de comprendre le changement d'opinion. Il offre aussi des voies opératoires pour le maîtriser, voire le susciter. Ce concept est celui de dissonance cognitive. Il permet de rendre compte du comportement d’individus soumis à des impératifs tels qu’ils se trouvent amenés à adopter des attitudes opposées à leurs convictions ou jugement antérieurs. Expériences et études de terrain montrent que mis en situation d’agir en contradiction avec lui-même, le sujet a tendance à conformer ses opinions aux actes plutôts que les actes aux convictions. Le but est de réduire la tension psychologique qui résulte cette « dissonance cognitive » en re-forgeant de manière cohérente et gratifiante ses jugements. L’approche cognitive a trait plus à la psychologie individuelle qu’à la psychologie sociale, il n’empêche que ses implications sur la question du racisme ne sont pas négligeables, même si la causalité des tensions raciales touche aussi bien au domaine économique que politique.

Force nous est de constater que les efforts discursifs sur les droits de l'homme et la démocratie n'ont pas réussi à limiter la banalisation du racisme. L'hypothèse de la dissonance cognitive permettrait, si elle se trouve confirmée par des études de terrain, d'expliquer ce phénomène par le fait que l'on vit fréquemment des situations concrètes de contact (en tant qu'acteur ou témoin) avec des migrants, des allogènes, des étrangers dans lesquels il s'avère impossible de manifester les valeurs égalitaires. En effet ces contacts, qui se déroulent dans la sphère publique, professionnelle ou civique, sont essentiellement des relations où l'Autre est, d'une manière ou de l'autre, instrumentalisé, stigmatisé, aliéné : on peut en énumérer quelques unes : relation d'autorité professionnelle, de domination ou de mise au service (la bonne-de-maison, le manoeuvre, l'homme-à-tout-faire), l'exclusion socio-professionnelle, relation de dépendance univoque (par exemple, relation propriétaire-locataire), relations conflictuelles de voisinage résultant des "malentendus culturels" évoqués ci-dessus, relations de méfiance face à la "débrouillardise" de certains migrants ou rapports de négociation mal définis selon nos normes comme le marchandage, rapports de suspiscion face à l'établissement de circuits économiques parallèles que les normes sociales nord-européennes n'intègrent pas, relations de contrôles, administratifs ou policiers, où le fonctionnaire est amené à appliquer une législation indépendante de sa volonté, sans pouvoir en maîtriser les implications humaines et affectives.

Dans ses aspects concrets et affectifs, il est difficile d'intégrer ces relations de manière cohérente au discours égalitaire démocratique de sorte que pour échapper à cette dissonnance, au lieu de lutter contre ces rapports sociaux inégalitaires on intériorise petit à petit les valeurs xénophobes, racistes qui paraissent les légitimiser. Cette situation est encore aggravée par des mesures d'encouragement à la dénonciation et la répression de l'hébergement d'immigrés susceptibles d'être "clandestins" ! En conséquence le succès du FN ou du soft-racisme officiel pourrait être expliqué par ce besoin de réduction de dissonnance cognitive : faute de concrétiser l'idéal d'égalité dans les rapports économiques et sociaux, on y renonce purement et simplement et d'autant plus facilement que les idées progressistes sont marginalisées et discréditées par l'échec historique du socialisme d'état et l'incapacité de la social-démocratie à surmonter la crise.

La dissonance cognitive n'est évidemment pas le seul facteur explicatif du racisme : il y a un "noyau dur" du racisme et du fascisme qui peut trouver une élucidation psychologique par le concept de "personnalité autoritaire" telle qu'elle a été mise en évidence sur les recherches de l'Ecole de Francfort (Adorno, Fromm... ) sur l'antisémitisme aux USA. D'autre part les préjugés ou les sentiments racistes ne se manifestent parfois en dehors de toute expérience concrète de contact avec l'allogène : il faut reconnaître la part de l'irrationnalité de certains racismes (et en particulier de l'antisémitisme dont les racines sont aussi religieuses) ainsi que celle de l'intériorisation collective des préjugés coloniaux à travers les appareils idéologiques d'Etat. Enfin, le concept générique de "racisme" englobe une pluralité de discours et de comportements, qui vont de l'ignorance délibérée ou de la représentation stéréotypée jusqu'à la volonté d'extermination, en passant par toutes les modalités du préjugé, du mépris et de la haine . Ces comportements requièrent des réponses adaptées. Il n'empêche que la piste de réflexion que nous empruntons ici, qui porte surtout sur le vécu de la relation entre les migrants et les nationaux, peut déboucher sur des implications stratégiques et tactiques non négligeables face aux manifestations actuelles du racisme européen.

Un grand nombre d'éducateurs de rue, d'animateurs socio-culturels, de militants de base, et d'assistants sociaux savent qu'il est vain d'opposer aux manifestations quotidiennes du ressentiment raciste ou xénophobe le discours de l'universalité et de l'égalité. Une des premières conséquences de l'approche cognitive du racisme serait la relativisation de l'efficacité d'un contre-discours antiraciste. Il vaut mieux mettre les acteurs sociaux en situation concrète de relations égalitaires et pour ce faire, procéder progressivement par cette technique inspirée du marketing que l'on désignerait par "le pied dans la porte et les petits cadeaux publicitaires"... Amener les acteurs à se reconnaitre l'un l'autre en engageant à poser des actes peu coûteux au départ mais gratifiants sur le plan de la valorisation de soi, actes qui conduiraient, par le fait qu'ils "déracialisent" une relation humaine, à relativiser et à détruire les préjugés, les malentendus, et en fin de compte, les idéologies racistes. La réciprocité des actes est essentielle, car la racialisation du regard sur l'autre peut être réciproque et toucher aussi bien le regard du migrant sur le national que l'inverse.

Il serait aussi nécessaire de "déculpabiliser" le ressentiment raciste "de base"... Entendons-nous, la "déculpabilisation" ne consiste pas en une légitimation ni même en une banalisation. L'individu, et à titre d'individu, est en droit d'exprimer - sans violence - ses sentiments, ses opinions, ses préjugés... fussent-ils racistes, mais ses sentiments doivent être rectifiés, ses opinions réfutées, ses préjugés démentis. L'inadmissible et le répressible portent sur des actes et non sur l'expression de la pensée ou du sentiment. Ainsi je peux "ne pas aimer tel groupe ethnique", c'est-à-dire "me sentir mal à l'aise en présence de ressortissant de ce groupe et ne pas désirer fréquenter un membre (ou les membres) dudit groupe" et je peux avoir même des "raisons" (une mauvaise expérience de cohabitation par exemple) et en faire état, je suis même en droit (au risque de m'appauvrir culturellement) d'éviter telle ou telle personne et de ne choisir mes amis qu'au sein de mon groupe ethnique... et je peux même exprimer ces ressentiments quitte à faire preuve de préjugé ou de stupidité lorsque je généralise abusivement à un groupe une expérience particulière malheureuse, mais je n'ai pas pour autant le droit "d'agir en raciste" c'est-à-dire, chercher à nuire (injurier, agresser), inciter publiquement à la haine, à la violence, refuser un droit légitime (droit au logement, accès aux lieux publics, droit aux services, refus de vente...) d'autrui en raison de l'origine ethnique, religieuse, raciale, nationale. On précisera de la sorte les limites de l'applicabilité de la législation réprimant les actes racistes, qui vise l'expression délibérée, collective et politique du racisme plutôt que les préjugés ou les ressentiments individuels. Et ce n'est que dans une délimitation claire de la portée de l'arsenal juridique que l'on pourra contrer efficacement l'expression politique et sociale du racisme.

universalité, différence et droits de l'homme

La cible réelle du racisme différencialiste est la notion d'universalité et d'unité du genre humain, assimilée abusivement à l'hégémonie occidentale. Il cherche à dénier à l'Autre la qualité d'être humain, ou du moins la qualité d'interlocuteur ayant les mêmes droits et les mêmes libertés.

En effet, pour admettre que l'Autre soit sujet de droit, ayant les mêmes droits que moi, il faut reconnaître entre lui et moi des référents, des valeurs communes et, en fin de compte, une identité fondamentale : nous sommes égaux en droit parce que nous partageons - en dépit de nos différences - la même nature, le même destin : nous habitons tous deux le même monde. Exclure du "monde" ceux avec qui on ne veut pas partager ses droits reste donc la méthode privilégiée du raciste "différencialiste" ou non.

Le vécu, le vécu du corps, le rapport à l'existence, à l'autre, au monde, est le fondement de toute expérience humaine. Si l'universalité des droits de l'homme s'est fondée sur l'esprit rationaliste des Lumières, je fonderais pour ma part la liberté humaine d'habiter où et comment il veut sa planète sur la notion plus existentialiste d'étance-au-monde, d'expérience vitale marquée à la fois par l'espoir, la volonté de survie, d'éviter la souffrance et de rechercher le bien-être : l'Autre, aussi différent que moi, dispose du même droit que moi au bien-être parce que, étant en relation d'empathie avec lui, je partage avec lui le même monde vécu. Niant l'autre dans ses droits, je me vois amené à nier, ou à laisser nier par autrui, mes propres droits, ma propre liberté. Car avec cette négation, qui consacre éventuellement mon pouvoir sur l'autre, j'oblitère toute relation, basée sur l'acceptation et le consensus réciproque de l'altérité, me mettant face à l'autre dans une relation égalitaire entre deux sujets libres. Faisant de l'autre mon esclave, je m'aliène la liberté auquel j'ai droit. Excluant l'autre de mon monde, je m'aliène la liberté d'être de son monde.

L'autre fondement, mieux connu, mieux pensé, de l'universalité des droits de l'homme, est la nature rationnelle de l'être humain. J'entends par là, non pas que tout dans l'homme soit rationnel, mais que ce qui permet à l'homme de vivre avec les autres hommes est la Raison.

Raison technicienne et occidentale ? on ne peut écarter d'un trait cette critique. La raison occidentale - mais peut-on dire qu'il en est autrement ailleurs ? - est effectivement orientée vers la maîtrise technicienne de la nature. Plus généralement, on peut dire qu'elle est une faculté d'adaptation à l'environnement naturel et social qui passe par une perception constructive du réel et la capacité de le désigner et de l'expliquer par la médiation du langage.

Nous en venons au concept antique de Raison - le "logos" - : celui de langage commun, de la capacité commune de désigner le monde et ses étants, d'expliquer les phénomènes, de construire un savoir et de le partager... et même si les constructions du savoir sont plurielles la compréhension, l'échange, l'acceptation réciproque reste possible (parfois difficile, je le reconnais) à condition de renoncer à mesurer l'humanité entière à l'aulne de sa chapelle propre. Cette capacité logique, même si elle se manifeste de manière plurielle, est commune à toute l'humanité et constitue à vrai dire l'essence de unité humaine. Un des aspects essentiels de la raison est la capacité de s'appréhender comme sujet, comme être autonome qui se trouve dans une relation de face à face avec le monde...

S'appréhendant comme sujet, l'homme en tant qu'il est au monde (en phénoménologie on le désignera comme l'être-au-monde, l'être-là, ou Dasein), affirme son identité. Mais cette affirmation est collective et s'enracine dans le partage commun, médiatisé par un langage commun, du même monde vécu avec d'autres hommes. Ce partage commun fonde les cultures particulières, qui s'autonomisent et s'appréhendent collectivement comme sujet historique. La rencontre interculturelle entraîne toujours une crise, une remise en question qui force à relativiser l'identité culturelle... la négation de l'autre semble être une réponse, mais c'est une réponse appauvrissante, mutilante que l'on adopte que dans la perspective d'une domination de l'autre... à la relation intersubjective, conjugant autonomie et interdépendance, se substitue une relation transitive de maître à esclave.

La crise résultant de la rencontre de l'autre oblige chacun à réévaluer son propre logos, à rechercher avec l'autre, un métalangage, un logos permettant l'intercompréhension. Tout l'effort de l'anthropologie culturelle - lorsqu'elle est bien comprise - vise à cette intercompréhension, mais il ne faut pas perdre de vue que l'autre se voit aussi, dans le champ propre de son horizon culturel, à se relativiser... La coexistence culturelle met chacun des protagonistes dans une situation d'instabilité créatrice et de l'interrelation émerge une métaculture, une culture commune des cultures particulières. Une telle émergence n'est véritablement possible que si l'autonomie, l'indépendance et les droits respectifs des communautés sont mutuellement reconnues dans une relation égalitaire.

Une relation de domination engendre des distorsions communicatives par l'intériorisation mutilante de l'identité du dominant par le dominé : l'esclave intègre dans son horizon propre l'image que donne de lui le maître et s'aliène, en détruisant son identité propre, en ne se concevant que par rapport à l'autre. Le dominé cherche à copier le maître dans l'espoir d'une reconnaissance, mais cette acculturation renforce la situation de dépendance. De sorte que la libération ne peut être accomplie que dans un acte de rupture où l'esclave met en jeu son identité propre par la négation - en lui - de l'identité du maître. Est-ce à dire que l'esclave ne peut être libre qu'en "tuant" le maître ? Il ne s'agit pas - comprenons-nous - de prôner une extermination crépusculaire des maîtres du monde. La négation s'opère plutôt dans la conscience propre de l'asservi qui se nie en tant qu'esclave et s'affirme comme sujet. En se libérant, et cette libération passe - dans le cas des rapports de domination coloniale - par la prise de conscience d'une identité culturelle propre, le dominé crée dans la conscience du maître les conditions de sa propre libération. Le maître s'efface devant le sujet et se libère lui-même en acceptant l'autre, qui était son objet, comme interlocteur égal, sujet historique d'une ère nouvelle.

Mais une telle dialectique ne peut être mise en oeuvre que sur le fondement d'un logos transcendant les logiques particulières des protagonistes historiques. Si la "raison" telle qu'elle fut forgée en Occident devient elle-même suspecte à la mesure de la domination économique et politique qu'elle a permise, on peut se demander quel peut être le fondement d'une nouvelle relation interculturelle qui préserverait à la fois les autonomies et les identités réciproques et les impératifs catégoriques de la reconnaissance de droits humains, universellement applicables à l'échelle planétaire. A nier l'universalité des droits de l'homme on serait amenés à nier l'humanité de l'autre et à justifier et perpétuer à jamais les rapports de domination actuels.

A l'inspiration kantienne de l'universalité des droits de l'homme, il faudrait adjoindre une pensée phénoménologique de ces droits, une pensée qui cherche dans le corps, dans l'enracinement au monde, dans la responsabilité éthique que nous avons envers notre demeure planétaire et envers les générations futures, de nouvelles fondations capables d'assurer, en dépit et par delà la diversité culturelle que nous chercherions à préserver, un avenir commun et partagé.

Il y a une intelligibilité commune à tout humain, une intelligibilité qui repose sur le rapport des corps à la physis, une intelligibilité qui est plus de l'ordre du sensible que de la raison, mais qui nous permet de comprendre, de concevoir, de reconnaître, par empathie, la légitimité de l'autre. Cette intelligibilité est celle du plaisir et de la souffrance : tout corps cherche le plaisir, le bien-être dont la satisfaction requiert des conditions matérielles, concrètes, autant et plus que la reconnaissance purement discursive de droits fondamentaux. C'est donc à une pensée à la fois hédonistique et matérialiste des droits de l'homme que je convie, droits dont le principal serait de pouvoir subsister matériellement dans la dignité, pouvoir échapper à la faim et la misère, pouvoir vivre, travailler, là où les conditions sociales, matérielles, économiques, politiques, permettent la dignité d'une vie heureuse.

Nous connaissons tous les droits de l'homme, et en particulier ceux qui nous touchent le plus dans notre vie quotidienne où l'essentiel nous est acquis, les libertés politiques, la liberté d'expression... mais nous oublions peut-être que dans cette fameuse déclaration universelle ( qui est, quoiqu'on en pense, un texte légal ayant valeur contraignante pour les états, c'est-à-dire pour chacun de nous, électeurs, citoyens, décideurs ou non ) formule explicitement ce droit applicable à quiconque "sans distinction de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation"

article 25 : "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien~être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, lcs soins médicaux ainsi quc pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite dc circonstances indépendantes de sa volonté."

et cet article 14

"devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile, et de bénéficier de l'asile en d'autre pays"

que précède l'article 13

"toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat"

"toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays".

Dans la mesure où bon nombre d'Etats n'assurent pas à l'individu les "droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité", ce dernier n'est-il pas en droit de chercher ailleurs (appliquant son droit de quitter son pays) les conditions adéquates pour que ces droits puissent être satisfaits... ce que cherche le migrant, et je parle ici du migrant économique, n'est pas une quelconque prospérité "parasitaire" à bon compte, mais la dignité de pouvoir travailler et de vivre du fruit de son travail. Dès lors, nous sommes en devoir d'assurer cette dignité, et le migrant est en droit de demander en quelque sorte, asile économique...

On rappelle couramment, et avec pertinence, que la satisfaction des droits de l'homme est corrélée à l'exercice de devoirs. Effectivement, chacun, au niveau étatique comme au niveau individuel, a le devoir d'assurer pour autrui (c'est-à-dire de s'assurer mutuellement, en fin de compte) que ces droits sont respectés. Les Etats en particuliers ceux qui disposent des moyens matériels les plus amples, ont le devoir d'assurer et de faire respecter notamment les droits énoncés dans l'article 25 de la Déclaration Universelle. La mondialisation de l'économie étant un fait accompli, ce devoir incombe, essentiellement à ceux qui en tiennent les rennes. Est-ce une outrecuidance de préciser qu'une réorganisation globale de l'économie serait, dans cette perspective, une nécessité ?

Faudra-t-il que les "esclaves" du jeu économique se livrent à une insurrection généralisée pour que les 20 % de l'humanité détenteurs de quatre cinquièmes du gâteau planétaire comprennent que le système économique mondial comporte quelques bugs et virus ? Il n'est pas de la compétence du philosophe, de l'éthicien, ou de l'essayiste d'élaborer les étapes programmatiques du changement social... après tout les dits changements seront plutôt le fait des acteurs économiques et sociaux eux-mêmes, mais il ressort de la responsabilité de chaque citoyen d'user de sa liberté pour peser en faveur d'un meilleur équilibre du bien-être.

Le mondialisme intégral, l'abolition des frontières, la liberté de migration, de déplacement... est certes un rêve, une utopie... mais il faut reconnaître la légitimité de la pensée utopique. L'irréalisme certes serait de croire en un effacement soudain des frontières, fut-ce en raison de l'irrationalité actuelle des Etats et de la nature violente des relations internationales... mais plus souhaitable est l'ouverture aux hommes, non sans un certain contrôle admettons-le, qui désirent proposer leur savoir-faire, que ce soit à titre de manoeuvre ou de cadre d'entreprise.

Plus humain est le respect élémentaire de ceux qu'on a invités, dans les années grasses, en tant que main d'oeuvre... et si en raison d'une crise économique, que nous serions incapables de résoudre, certains émargent de la sécurité sociale, n'oublions pas alors que cette sécurité leur est, tout simplement, due.

Le discours anti-mondialiste propre à l'extrême-droite frappe par son caractère rétrograde et le refus névrotique de voir la réalité : réalité des échanges économiques, réalité des échanges culturels, réalité des échanges migratoires humains... nous vivons une ère planétaire, où les enjeux sont planétaires : faute de pouvoir les résoudre, faute de pouvoir dépasser les particularismes, et à force même de les exacerber sous le prétexte que les solutions mondialistes ont jusqu'à présent échoué et parfois donné prétexte à des hégémonies... nous risquerions de précipiter le monde dans une nouvelle barbarie médiévale, où aux pouvoirs démocratiques nationaux, limités par une volonté transnationale de solidarité et de rationalité planétaire, se substituerait une multiplication effrenée et incontrôlable de pouvoirs locaux, particularistes, égoïstes et animés de volonté hégémonique d'intolérance et de refus d'autrui...

Notre monde est ébranlé par une prolifération des conflits nationalistes, ethniques, et régionalistes qui éclatent aux quatre coins du globe. Ces conflits trouvent leur source à la fois dans les situations de violence économique et sociale, et dans les idéologies ethno-différencialistes légitimant ces violences tout en masquant leur véritable nature sociale. Ils sont les rejetons directs de la peste brune et trouvent précisément leur terreau dans le discours nauséabond du racisme.

A laisser agir ceux qui cherchent à transformer les démocraties européennes en citadelles closes de la prospérité occidentale, nous risquerions d'en voir détruire l'âme, à savoir l'esprit de fraternité et d'égalité qui unit les hommes, et de vivre sous peu dans le cimetière de nos illusions et de nos espérances perdues. Est-il besoin encore de l'affirmer ? L'heure est peut-être moins à la pensée et à la réflexion, aussi utiles soient-elles, et encore moins aux hypocrites et conventionnelles condamnations de pure forme, qu'aux préparatifs concrets d'une résistance de longue haleine, voire d'une offensive concertée contre les ennemis de l'humanité.


copyright : P. Deramaix - 15 septembre 1996


notes

1. La force du préjugé : essai sur le racisme et ses doubles / Pierre-André Taguieff. - Gallimard, 1990. -
2. Discours du 28 juillet 1885, cité par T. Todorov in “ Nous et les autres ”, éd. Seuil, p. 346
3. Aristote, La Politique, trad. M. Prélot, éd. Denoël/Gonthier, p.23
4. T. Todorov, Nous et les autres, p. 48 et sq.
5. Saint-Simon, de la réorganisation de la société européenne II, R, p. 293, cité par Todorov, p. 51
6. Groupe de Recherche et d'Etude de la Civilisation Européenne, lieu de pensée et de réflexion de la nouvelle (extrême) droite fondée en 1968.
7. P.-A. Taguieff, o.c., p. 336
8. Ce concept a été forgé par E.P. Thompson, in "l'exterminisme, stade suprême de l'impérialisme", un essai édité en 1985 critiquant la politique de dissuasion nucléaire.
9. J.-L. Beauvois et R. Joule, Soumission et idéologies : psychosociologie de la rationalisation, éd. PUF, 1981


accueil - textes