Le temps nous impose sa mesure dont nulle action humaine ne peut altérer le rythme, de sorte que la liberté humaine semble y trouver une limite infranchissable nous obligeant ainsi à chercher dans l'immobilité de l'âme, l'abolition du temps et la victoire sur la mort. Parce que l'accès à l'éternité - ou à l'immortalité - reste l'enjeu essentiel de la vie, nous ne pourrons éluder la question du temps tout en sachant que ce chemin fut maintes fois parcouru depuis l'aube de la pensée et que la physique contemporaine a profondément ébranlé les conceptions classiques du temps. Notre investigation ne sera pas celle d'un physicien. Dans le cadre d'une pensée de l'histoire et de la liberté humaine, nous ne pourrons penser le temps qu'en ce qu'il est vécu par le sujet philosophique et historique.
A première vue, le temps nous apparaît comme un substrat homogène où nos existences s'épanouissent et se meurent. Subjectivement, cette homogénéité qui conviendrait aux mesures physiques se trouve remis en question. Se confondant avec le destin : le temps s'écoule à la mesure de notre érosion physique et l'on pourrait dire que le vieillissement du corps en est l'expérience primordiale. Jeunes, nous ne sentons pas le temps passer, les jours s'accomplissent sans que nous épuisions l'espoir qui nous anime, notre croissance est rapide, nos forces sont vives et l'organisme se montre apte à réparer avec célérité les blessures du corps. Chaque jour nous offre encore la plénitude de notre vie et le temps nous paraît alors d'une lenteur infinie. Mais l'âge venant, chaque heure, chaque minute nous rapproche sensiblement de notre fin. L'érosion est telle qu'une guérison qui demandait à l'organisme jeune l'effort de quelques jours exige du vieillard la patience de plusieurs semaines. La conscience sénile se tourne quasi exclusivement vers le passé : l'année à venir est peut-être l'ultime et à ce moment l'espérance ne peut fonder quelque projet. Le temps paraît fuir inexorablement et nos mains serrées sur le sablier ne peuvent ralentir le glissement du sable dont l'épuisement achève notre vie. Le temps perd, si nous portons notre attention sur l'expérience intime du vieillissement, son isomorphisme et la vie semble s'écouler d'autant plus rapidement que nous en approchons la fin.
Il est ainsi deux instants de notre vie qui échappe entièrement à notre vouloir : celle de notre naissance et celle de notre mort. A défaut de pouvoir déterminer l'heure de notre émergence au monde, nous cherchons - refusant de considérer notre présence au monde comme le fruit d'un hasard - à tout le moins de lui assigner un sens : l'astrologie n'a d'autre but que de décrypter dans la position des astres la signification obscure de l'heure de notre naissance. Loin de prétendre nous assigner un destin inexorable, l'astrologue cherche à discerner les analogies du macrocosme et du microcosme : nous serions le miroir du monde tel qu'il se présentait à la seconde même où nous ouvrons les yeux, perpétuant ainsi dans notre vie l'instant de notre naissance.
L'heure de notre mort échappe aussi à notre vouloir. Certes le suicidaire semble échapper à ce destin en prenant lui-même la décision fatale et léthale, mais il ne meurt ni volontairement, ni librement, il ne peut qu'abaisser sa garde et se soumettre - choisissant l'impuissance - à la violence du monde, même s'il faut pour cela retourner contre lui-même l'artifice - ou l'arme - qu'il dresse habituellement contre l'Autre et le sépare de la physis. En se choisissant comme cible, le suicidaire échoue dans sa volonté de maîtriser l'ultime pouvoir du destin dans la mesure où son geste confirme définitivement sa propre altérité. Voulant échapper à un monde hostile, il en devient lui-même l'instrument, plongeant désespérément dans cette jungle au point de se transformer en victime : cible, proie, objet et en se faisant son propre prédateur.
Le suicide apparaît dès lors comme une défaite, une réification absolue. La mort est toujours subie. Le temps se montre ainsi comme l'instrument d'un destin auquel nous ne pouvons échapper. Il est en quelque sorte le lieu de notre enfermement, de sorte que toute victoire sur la mort suppose l'abolition du temps. L'éternité est la condition de l'Immortel dont existence se déploie dans l'infini d'un temps jamais révolu.
Pourtant le jeu même du temps constitue l'espace de notre liberté : le temps se joue de nous mais dans la mesure où nous saisissons les règles du jeu - dont la connaissance nous permet de maîtriser tout aussi bien le monde que l'Histoire - nous nous jouons du Temps... pour un temps. La conscience intime du temps comme une érosion prend bien sûr un caractère tragique : ce qui nous importe le plus dans l'immédiat, à savoir, la conservation de soi, notre existence quotidienne, nos travaux et nos oeuvres, est appelé à disparaître. Quand bien même notre oeuvre nous survivrait qu'elle ne résisterait pas à l'usure des siècles. Faut-il pour autant désespérer de vivre en liberté ? Le temps semble bien nous imposer un destin inexorable. Mais nous sommes en mesure de dépasser la désespérance qui nous submerge. Il nous faut pour cette raison repenser le temps en le considérant plus comme l'expérience existentielle de notre finitude et du devenir que comme une catégorie métaphysique.
On se souvient de la métaphore héraclitéenne du temps comme enfant joueur : "le temps est comme un enfant qui joue au tric-trac, royauté de l'enfant". La pensée de Héraclite est une conscience tragique d'un monde cyclique où tout est appelé à se dissoudre dans la totalité à la mesure du feu destructeur. Mais ce devenir cosmique, dans lequel nous sommes irrémédiablement plongés, ne ferait que se jouer de nous, comme l'enfant royal, si nous ne prenions conscience des règles du jeu par un patient travail de décryptage des événements qui touchent notre existence. L'ambition philosophique devient celle d'un savoir absolu : celui d'un état d'éveil, de lucidité que l'on pourrait désigner comme une conscience des limites, une saisie explicative d'un monde donéravant élucidé - mis en lumière - autant que produit par un "logos commun".
On sait maintenant que nulle totalisation de la pensée n'est achevable dans l'espace et le temps dévolus à nos efforts humains. De cette finitude de l'esprit nous pouvons en conclure à l'absurdité de la quête du Savoir : la philosophie abandonne sa prétention cognitive et encyclopédique pour devenir réflexive et existentielle. Loin de toute abstraction, elle met en relief le particulier des phénomènes pour mieux pouvoir en saisir l'essence. L'épochè nous ramène de manière décisive au soi, établissant l'absoluité du sujet transcendantal. Mais la fondation de la conscience humaine comme source ultime de savoir ne nous permet pas d'échapper au destin.
Au contraire, la phénoménologie en est une conscience plus aigüe : la finitude est au centre de la pensée de Heidegger qui ne peut d'ailleurs s'y soustraire que par une régression aux origines de la pensée : l'Etre est pour lui la fondation pré-historiale de la pensée plus que l'aboutissement d'un devenir philosophique. Or si la pensée du temps nous est à nouveau nécessaire c'est précisément parce que nous nous confrontons aujourd'hui, plus que jamais, à la perspective de notre anéantissement. Notre tâche et le fondement de toute démarche philosophique en cette fin de siècle est d'éviter que le temps accomplisse sa victoire dans l'extermination de l'humain - dont le paradigme est la Shoah. La pensée héraclitéenne nous donne l'occasion de nous jouer du temps autant que le temps se joue de nous mais, dans ce but, nous devrons transposer le vécu subjectif du temps - conscience tragique de notre finitude - dans le domaine de l'intersubjectivité : nous devrons penser ce qui seul peut nous permettre d'accéder à une relative liberté d'être, à savoir, l'Histoire comme une maîtrise rationalisée du temps.
Critiquant ceux qui confondent temps et mouvement, Aristote cherche à conceptualiser sans équivoque le temps. Son entreprise s'intègre dans sa tentative d'élucider les causalités qui régissent le monde. On peut comprendre que dans la mesure où la recherche d'une cause première entraine l'élucidation des rapports qui sous-tendent deux points de l'univers distincts soit dans l'espace soit dans le temps, en vue précisément de déceler ce qui pourrait - étant donné le premier - rendre le second nécessaire ; le problème de la temporalisation des phénomènes devient central. La pertinence de la distinction entre les dimensions - spatiale et temporelle - ne nous empêche pas de constater le lien étroit qui les unissent : nulle conscience du temps ne peut émerger sans le constat d'un changement et Aristote écrit justement que "d'abord nous percevons tout ensemble le mouvement et le temps ; ainsi on n'a beau être dans les ténèbres et le corps a beau être dans une impassibilité complète, il suffit qu'il y ait quelque mouvement dans notre âme, pour qu'aussitôt nous ayons la perception d'un certain temps écoulé." Nous devrons certainement élucider le rapport entre la perception du temps et celle du "mouvement de notre âme". La conscience du temps peut-elle s'assimiler à la conscience de soi, ou à la conscience de la pensée?
Poursuivant sa réflexion (note 1) , le Stagirite examine le rapport entre la succession spatiale (l'antériorité et la postériorité dans l'espace) et la succession temporelle et semble constater la prééminence de l'espace : "sans doute l'antériorité et la postériorité se rapportent primitivement au lieu" et "se distinguent par la situation". S'il est possible de discerner deux points de l'espace, il est donc possible de définir le sens d'un mouvement et d'attribuer un ordre aux deux points traversés par le mouvement. Curieusement, Aristote semble refermer le cercle : si le mouvement est perçu comme un succession d'événements touchant des points distincts, c'est en raison de la temporalisation du phénomène, sans quoi le mouvement ne pourrait être perçu que comme une simultanéité d'événements ponctuels. Or la temporalisation d'un phénomène, la conscience de son déploiement dans le temps et donc de la succession de ses différents instants, n'est possible qu'à travers la perception d'un mouvement qui suppose déjà successifs donc temporalisés au moins deux phénomènes ponctuels. Cette clôture trouve peut-être son origine dans la priorité donnée à l'espace : l'antériorité et la postériorité sont perceptibles, pour Aristote, en dehors de tout mouvement. Mais si nous nous trouvons dans un espace totalement isomorphe, nous ne pouvons qu'attribuer l'antériorité d'un point par rapport à un autre qu'à la faveur d'un mouvement, fût-il de notre conscience qui porte son attention sur un point avant l'autre. Le mouvement de la conscience se trouve donc à l'origine de cette différenciation de l'espace, y introduisant de facto le mouvement et temporalisant ainsi les phénomènes qui s'y déploient. Mais la conscience joue ici un rôle plus essentiel que le mouvement du monde. Toute la question que nous devrons débattre sera dès lors celui des rapports entre les mouvements du monde (condition pour Aristote de la perception et de la mesure du temps) et ceux de la conscience. Le temps est-il le fruit des mouvements de l'âme? Dès lors le monde ne prendrait sens qu'à travers le regard que nous portons sur lui.
Mais Aristote, soucieux de conceptualiser le temps en soi, porte moins son attention sur la place centrale de l'âme dans la détermination du temps que sur la nécessité d'élucider les rapports entre le temps et le mouvement. Pourtant dans sa définition du temps il reconnaît implicitement le rôle du sujet :
"cette détermination du mouvement n'est possible que si nous reconnaissons que ces deux choses diffèrent l'une de l'autre, et qu'il y a un intervalle différent d'elles. Quand nous pensons que les extrêmes sont autres que le milieu, et quand l'âme affirme deux instants, l'un antérieur et l'autre postérieur, alors aussi nous disons que c'est là du temps (note 2)"
Aristote conclut en définissant le temps comme le "nombre de mouvement par rapport à l'antérieur et au postérieur", faisant de la mesure quantitative du mouvement la condition de la temporalisation d'un phénomène. En cela Aristote a définitivement, dans sa perspective propre, déplacé la question du temps vers la physis, le localisant en quelque sorte dans le monde dans la mesure où il n'émerge à la conscience qu'à travers la saisie quantitative du mouvement.(note 3) Pourtant Aristote affirme qu'il nous est nécessaire, pour percevoir le temps, de distinguer deux points, qui seraient les lieux successifs de deux événements. En dehors de tout mouvement physique, seul le mouvement de l'âme, entendons par là l'orientation sélective de notre conscience qui "affirme deux instants", nous permet de prendre conscience d'un temps, extérieur à notre être, susceptible de faire l'objet d'une conceptualisation. La conscience se temporalise donc en distinguant dans l'espace les points successifs où se concentre notre attention, mais, ce faisant, elle devient elle-même producteur du temps alors qu'elle attribue erronément ce rôle au mouvement du monde.
Parce que le temps est considéré par le Stagirite comme un nombré et par là dégagé de sa concrétude existentielle, il sera perçu comme une succession infinie d'instants homogènes qui sont au temps comme sont les points à la ligne. L'analogie géométrique - qui découle naturellement de l'analyse du mouvement - conduit à formuler le temps comme une dimension dont la continuité l'assimile à l'espace : le temps est continu et divisible par l'instant. C'est une propriété que Aristote - affirmant la continuité et l'unité essentielle du mouvement - retrouve dans le déplacement nonobstant la distinction subtile qu'il établit entre le point et l'instant considéré comme une limite et un "simple accident du temps". L'homogénéité de l'ensemble des instants ou plutôt, le constat que - à la différence de l'infinité des points que l'on peut distinguer dans l'espace - l'instant considéré est toujours unique comme limite entre le passé et l'avenir, implique que le temps ne peut être considéré que dans sa dimension quantitative : le temps n'est jamais lent ou rapide, affirme Aristote. Par cela, comprenons que en tant qu'il est nombre, c'est-à-dire quantité mesurable, le temps ne peut être appréhendé que comme une succession d'instants vécus comme longs ou brefs, soit comme - quelque soient les circonstances existentielles, subjectives, de son appréhension - une donnée objective susceptible de mesures répétées, successives, précises et indépendantes. On a fait remarquer que la perception du temps se modifie avec l'âge : subjectivement, le temps semble passer plus vite à la mesure du vieillissement. Une telle appréhension, existentielle et phénoménologique, du temps est étrangère à la conception aristotélicienne. Cette dernière imprégnera en fait non seulement la conception classique du temps, comme donnée physique, mais aussi son appréhension quotidienne, de manière à tisser notre existence sur une trame spatiotemporelle homogène et quantifiable.
Posant le temps - comme le fait E. Kant dans son Esthétique transcendantale (note 4) - comme un donné à priori de toute expérience, nous pourrions dire que "le temps n'est pas un concept empirique qui dérive d'une expérience quelconque". La perception du devenir, de la simultanéité ou de la succession présuppose en effet la fondation conceptuelle du temps. Or toute intuition empirique dérive d'une perception sensible, d'un affect temporalisé de l'être mis en présence d'un phénomène : la sensation n'est que comme devenir du sentant face au senti. Plus largement, "le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions". Une telle définition pose le temps comme un a-priori qui précède toute expérience existentielle et, allant plus loin, toute existence le suppose déjà re- présentée et conceptualisée. Pourtant, le temps n'est "pas un concept discursif", il ne se déploie pas uniquement dans le champ du logos ; il est, pour Kant, "une forme pure de l'intuition sensible".
Si le temps est un a-priori dégagé de toute expérience concrète, impliquant une mise en relation entre un en-soi inconnaissable dans sa totalité et une conscience sensible, on peut se demander si une telle définition ne réduit pas le temps à un concept creux, vidé de toute substance parce qu'il se trouve détaché de toute expérience existentielle. Dans cette perspective, le temps se situerait en deçà de toute existence humaine (cette dernière étant nécessairement empirique, c'est-à-dire recueillant en elle la totalité des intuitions sensibles), présent comme une infinité avant même qu'une conscience puisse émerger de la physis.
Pourtant, les conséquences que tire Kant de "l'a-priorisme" du temps sont autres. Certes, le temps reste une réalité préalable à toute expérience concrète, mais il "n'est pas quelque chose qui existe en soi", qui soit "inhérent aux choses comme une détermination objective". Même en dégageant le temps de toute existence humaine en le posant comme a-priori de toute expérience intuitive, Kant ne peut en dégager le concept de la physis seule. Dès lors comment doit-on appréhender le concept de temps si d'une part il est un a-priori et si d'autre part il ne peut être considéré comme un "en soi" ?
La théorie kantienne de la connaissance pourrait nous apporter une solution. Si nous considérons l'appréhension de la réalité physique, nous pourrions en dégager deux moments : une sensation brute, appréhendant l'ensemble des percepti, et une réorganisation de ces sensations, une structuration - Kant dit "schématisation" - des percepti en un concept organisé. Mais l'unité qui se dégage de ces perceptions traduit une confrontation sur un autre plan : à une réalité mouvante - perçue comme un complexe de phénomènes - s'oppose un moi conscient de lui- même comme continuité et identité. La conscience du temps - préalable selon Kant à toute perception (intuition, pour respecter sa terminologie) - devient avant tout conscience des rapports entre un monde mouvant ou immobile et une conscience identique à elle- même (donc relativement immobile, permanent) ou changeante. Le temps devient dès lors, dans cette perspective, le cadre dans lequel s'organise la conscience de soi : il est "la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur". Autrement dit, le temps se manifeste comme fondation de la conscience de soi. Pour qu'une intuition (appréhension sensible d'un phénomène) ait lieu, il faut que la conscience s'appréhende elle-même comme continuité dans un monde en devenir et émerge alors à elle-même comme identité.
Comment pourrions-nous décrire ce processus? L'expérience du temps, indissociable dans notre optique, de l'expérience de soi, s'avère plus complexe qu'on le pourrait penser : elle requiert la conscience simultanée d'une identité et d'une altérité, qui porte à la fois sur le monde - totalité de phénomènes en devenir - et sur soi. Je regarde ma table de travail, elle porte les outils que j'utilise ; elle est semblable à elle-même, c'est-à-dire à cette table que je voyais l'instant auparavant. La table comme phénomène subsiste au temps qui semble couler autour d'elle. Si nous voulons analyser cette expérience des plus banales, nous serons, de nouveau, obligés de re-présenter ce face-à-face ontologique entre un être-là et un étant sous l'égide du logos. Cette co-présence de la table et de son utilisateur que nous mettons en scène n'est pas à proprement parler un tableau immobile : elle se déroule sous le mode de la succession d'actes d'appréhension et de confrontation. Rencontres physiques qui dévoilent l'opacité réciproque des deux étants que nous mettons en présence. La table est comme support, elle fait obstacle à ma main, à mon bras, à mes instruments de travail qu'elle supporte. Chaque instant qui passe voit cette confrontation se renouveler. L'identité de l'étant que je regarde se manifeste par la récurrence, d'instant en instant, du complexe de phénomènes qui définit à mes yeux la table comme étant physique. Mais le meuble que je vois et sens comme réalité concrète oppose son immobilité et sa résistance à la mobilité de mon être. La récurrence de la table manifeste sa durée. Mais la durée n'est pas, en soi, un phénomène : elle en est un attribut, et même un attribut nécessaire, sans lequel le phénomène ne saurait être, même si sa durée est de l'ordre de la nanoseconde.
Pourtant ce temps qui sépare l'apparition et la disparition du phénomène ne peut être considéré comme une réalité en soi. D'autre part, le monde comme permanence nous renvoie à une conscience en devenir. Quel rapport entretiens-je avec le moi de l'instant immédiatement révolu? Il se confond avec le souvenir du monde passé. A l'instant précédent, je perçus un ensemble de phénomènes, que j'intègre en une totalité cohérence et conceptualisée.
Ce phénomène, je le désigne par "table". Je pourrais le désigner plus généralement par "physis", mais une difficulté surviendrait immédiatement si nous nous considérons comme partie intégrante du monde. Considérons donc pour le moment un phénomène particulier, manifestant un en-soi, sans doute inconnaissable mais bien réel. La table fait l'affaire. A l'instant précédent, ma table était, globalement identique à celle que je regarde actuellement. L'est-elle totalement? Suffisamment pour que je puisse l'identifier comme le même objet que celui que je regardais l'instant précédent, mais en observant bien je peux déceler quelque altération mineure : une tache, une légère usure, un gauchissement... "le temps fait son oeuvre".
Ma table actuelle est en conséquence même et autre. Autre parce que la rencontre de la table avec le monde l'a quelque peu modifiée et même parce que ces altérations n'ont pas détruit la table comme telle. Ce qui advient à ma conscience est donc d'une part l'identité de la table, et l'altération minime, mais réelle, qui me permet d'affirmer qu'entre l'instant t et l'instant t-1, il s'est passé quelque chose. Qu'en est-il de moi-même? Ce qui me lie à l'instant t-1, maintenant, est le souvenir de la table passée. La fait que je puis me souvenir de cette table, même si je m'écarte de sa présence, et que je puis constater sa présence attendue, à mon retour dans la pièce où elle se trouve, est en fait la seule preuve de mon identité. Non pas la preuve de mon être (le cogito se fonde - toujours - sur l'acte de penser) mais la confirmation de mon identité, du même de mon être, entre le moi à l'instant t-1 et le moi présent. En fait dans la confirmation, s'opère une triple relation, d'une part entre le présent et le passé : la table était dans la pièce à l'instant t-1, et entre le présent et l'avenir : je m'attends à voir la table à l'instant t+1.
Une objection pourrait être posée : la perception du temps dérive plus de la confrontation de la table et de son environnement physique que du face-à-face entre le sujet et l'objet. L'altérité de la table actuelle ne serait visible que par rapport à la permanence de ce qui l'entoure, d'autre part, la table reste table que par rapport à son environnement. Si ce meuble m'apparaît tel c'est en raison de sa persistance en dépit du fait que les objets qu'il supporte ont disparu et en raison du fait que la maison qui l'abrite persiste à faire de l'objet un meuble : objet destiné à meubler une pièce. C'est oublier ici que chaque objet faisant partie de l'environnement de ma table n'est tel que si je le constitue comme élément utile ou inutile du monde qui m'entoure et entoure ma table. En définitive, je ne puis prendre conscience de la relation existant entre la table et son environnement qu'en les isolant successivement dans ma schématisation. La pièce meublée par ma table n'apparaît comme pièce que dans la mesure où je rejette le meuble comme n'étant pas ma salle de travail et inversément. Mais ce qui rend possible cette alternance est la persistance, au cours de mes mouvements de pensée, de mon être. Je suis le même quand je considère la table que lorsque ma pensée est dirigée vers la pièce. Pourtant l'altérité de ma conscience me force à admettre qu'en- deçà de la physis et de mon être-au-monde est cet espace qui me rend libre de considérer successivement la table et ce qui n'est point elle.
Une telle altération manifeste mon devenir : l'être que je suis ne se manifeste pas que dans l'espace, effectuant des translations me permettant de circonscrire le monde. Il se manifeste de sorte que je puis, du même lieu, considérer du monde l'une ou l'autre chose, modifiant non pas mon lieu d'existence mais ma conscience elle-même, me laissant par cet acte conscient devenir quelque peu autre que celui que j'étais. Or un tel changement qui se manifeste comme une genèse ou une corruption ne peut s'accomplir dans l'espace. Portant mon attention sur la table, je constate sa présence et enregistre ses qualités, détournant le regard, je prend conscience du livre posé dessus. Le livre est, je suis considérant le livre mais le moi-considérant- le-livre a changé, tout en restant identique à lui-même, par rapport au moi- considérant-la-table. Je reviens à la table, elle est restée identique à elle- même. Pourtant le moment où - ne pensant plus à la table - je considérais le livre n'est pas aboli. Je le sais puisque j'ai ouvert le livre pour le consulter, le livre maintenant ouvert est posé sur la table et se présente différemment par rapport à l'instant où je considérait la table avant d'ouvrir le livre. Si j'effectue une synthèse de ce qui m'est arrivé et arrivé à mon environnement entre l'instant t-1 et l'intant t+1 , je ne puis que conclure à l'existence passée - mais réelle puisque inscrite en ma mémoire - d'une série d'événements qui, pour se dérouler dans l'espace, ne peuvent exister comme tels que dans la mesure où une conscience agissante non seulement les contemple mais les crée ou les sucite. Une confrontation se dessine donc entre trois pôles : le moi, agissant et évoluant, le monde et l'objet de ma conscience, l'un devenant l'autre à mon gré. La conscience du temps prend racine dans l'entrelacement de ces devenirs pluriels qui alternativement et exclusivement se posent et reposent comme même et autre.
La conscience s'organise donc sur une trame spatiale mais temporalisée, tissée sur la chaîne du temps ; elle est une monade en ce qu'elle se réduit, spatialement parlant, en un point confronté en une totalité infinie, perpétuellement mouvante tout en étant identique - comme totalité - à elle-même. Miroir du monde, la monade subjective (que nous abstrayons de sa réalité physique) ne se déploie que dans la durée. Kant continue : "le temps ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs, il n'appartient ni à une figure, ni à une position... ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne". C'est effectivement au sein de la conscience que les phénomènes s'organisent et se structurent comme continuité et/ou devenir. Il ne faut pas oublier que Kant s'abstient de tout jugement quant à l'en-soi, pour lui, la connaissance du monde se limite à l'appréhension des phénomènes, qui sont, par la suite, conceptualisés. Dès lors la physis lui reste impénétrable sinon que par la médiation d'une subjectivité devenue Raison. Or, dans la mesure où le temps est "la condition formelle à priori de tous les phénomènes en général", on ne peut considérer le temps comme un phénomène, il est une catégorie à priori qui se déploie, manifeste son être, non pas dans la physis, mais comme forme du sens interne, comme cadre où se déploie la subjectivité de la conscience. Mais si l'espace est l'a-priori de la physis, c'est-à-dire le lieu de manifestation phénoménale de l'Etre, comme étants ; toute appréhension cognitive du monde ne peut se dérouler que dans le temps, ainsi tout savoir déployé comme logos devient récit, drame du monde saisi par une conscience temporalisée (c'est- à-dire consciente d'elle-même comme continuité en devenir au sein d'un monde mouvant) et par là doublement finie, dans l'espace parce que toute conscience, pour être manifestée comme existence, est enracinée dans la physis et la rencontre donc comme limite, et dans le temps parce qu'elle se sait en devenir et donc promise à la dissolution finale dans la totalité.
Il n'est pas évident, pour celui qui s'appréhende comme devenir, de conclure à la finitude de son être. Certes l'homme fait chaque jour l'expérience de son érosion, en tant que concrétude physique. Mais la pensée métaphysique du temps, qui vise à en dégager l'être, ne peut que conduire à une appréhension de l'existence humaine. Hors de l'expérience du monde, le temps s'abolit dans le non-être. Le temps subsiste d'ailleurs comme conscience pure si nous tentons d'abolir tout contenu de la conscience. Faisant le vide en nous, nous réduisons notre conscience à la perception de notre corps, et si encore nous tentons de vider notre conscience de ces sensations diffuses, la plénitude de notre existence subsiste malgré tout comme conscience d'être. Mais, quelle est la forme de cette conscience d'être? Celle du temps. Mais est-ce un Vide? Le temps est la conscience d'une coulée de la physis en nous : nous nous sentons exister et cette existence devenue vierge à la mesure de la vacuité de notre conscience qui - cherchant à se rassembler en elle- même en abolissant tout objet de conscience susceptible de la porter vers l'extériorité - se confronte immédiatement au plein de notre être. En cet instant décisif la conscience - portée au bord de l'abîme - se dévoile à elle-même comme instantanéité au sein d'une totalité qui se confond alors avec la présence immobile de l'Etre.
Nous nous trouvons, à ce stade de la réflexion, face aux deux catégories essentielles du monde : Temps et Espace. Temps comme monade devenue Eternité saisissant en son sein la totalité de l'Etre et Espace comme lieu de présence essentielle du monde à soi-même, comme Infini. Dans l'espace vierge d'une conscience réduite à elle-même, émerge une Totalité où s'unissent, abolissant la dichotomie primordiale, le sujet et l'objet, l'Etre-là et le Monde. Une telle expérience est rarissime, elle requiert d'ailleurs le silence plus que le déploiement discursif (et donc nécessairement temporalisé) du Logos et ne peut être traduite qu'en des formes (narratives, poétiques, iconiques, symboliques) qui tentent en vain d'abolir les contingences matérielles qui en oblitèrent la compréhension. Précisément parce qu'elle ne peut être communiquée en faisant l'économie d'une narration discursive, réintroduisant le temps dans l'économie de l'Etre absolu, l'évidement de la conscience sauvegarde le Temps comme fondement de l'Etre- là : ce dernier n'accède au Vide que pour l'instant d'une transgression des frontières qui abolit la conscience des limites du Dasein. Mais parce que la dissolution du Dasein reste inéluctable, le Temps reste comme ultime fondement d'une conscience réduite à elle-même. Cependant, dans cette circonstance le temps se dévoile comme accès subit à la totalité. Mais parce que l'expérience existentielle, quelle que soit sa nature, ne peut abolir le corps, l'espace ouvert par l'évidement de la conscience se clôt dès l'irruption du monde en son sein : le Temps redevient une succession d'instants établissant la continuité évolutive de l'Etre-là.
Abordé jusqu'ici d'une manière abstraite comme une catégorie métaphysique, comme a-priori de la conscience, le Temps se montre de nouveau comme expérience de la durée. Il conditionne par là notre finitude et entre par ce fait dans le champ de notre expérience. Nous nous écartons maintenant de la définition kantienne du temps. En effet, la durée ne peut être considérée comme une catégorie métaphysique se déployant dans une conscience vierge de toute expérience. Pour être appréhendée comme telle, la durée doit nécessairement être rapportée à un étant enraciné dans le monde. Un concept pur - essence, noumène kantien, idée platonicienne, ou Etre dégagé de son étant - ne "dure pas", étant donné qu'il se dévoile à nous comme présence d'un être à la conscience, il est d'ore et déjà dans sa totalité, présent à nous dès que nous le portons comme objet de notre conscience, et en dehors d'une telle saisie, il ne change pas, n'évolue pas, ne finit pas d'être sans que pour autant affirmer qu'il "dure". Pourtant on ne le réduira pas, ici, à la ponctualité d'un instant ; il est, pas encore éclair fugitif mais pas nécessairement non plus comme éternité.
Nous devrons situer le concept hors du temps tout en gardant l'esprit que la conceptualisation est, elle, insérée dans la temporalité.
Ma table - celle que je vois et touche pour l'instant - est incontestablement un bien "durable" et affirme sa réalité par sa persistance au cours des divers instants qui se succèdent : concrètement la présence de cet objet se manifeste par la réccurrence d'un certain nombre de sensations et la cohérence d'un perçu qui me permet de définir et d'appréhender la table comme objet existant "en soi" et d'en construire le concept. Ce concept survit à l'éventuelle destruction de ma table et même à son éventuel oubli. Si nous nous attachons non pas au concept lui-même mais à son émergence dans la conscience, nous constatons qu'elle a lieu en un temps et dans des circonstances précises, que l'on peut décrire et désigner. En conséquence on ne pourrait dire que le concept est en soi, éternellement, hors de toute expérience de conceptualisation. Mais dès qu'il est forgé, il subsiste à l'expérience individuelle, au devenir - et même au souvenir - de l'objet auquel il se rapporte. Mais le concept lui-même peut disparaître dans l'oubli, si nous le rapportons à l'acte de conceptualisation. Une notion, même abstraite, peut être - à la suite d'une amnésie, d'un accident ou de la disparition de celui qui l'a forgée - rejetée dans l'oubli et réduite à l'inexistence.
Cet examen m'indique que le concept n'est point éternel : le concept de table ne peut signifier quoi que ce soit pour celui qui n'a jamais vu (appréhendé) ou ne peut voir (appréhender) une table concrète. Le concept existera certes comme mot dénué de sens (comme celui qui est traduit par une langue totalement morte). La conceptualisation de "table" dépend de l'invention concrète dudit meuble. Mais, parce que l'on peut, pour autant que soit maintenu ouvert l'espace d'intersubjectivité nécessaire à la compréhension du mot, laisser émerger à la conscience le concept [table] à volonté, le concept n'est pas en soit un événement temporalisé : il est à disposition, en quelque sorte, de celui qui pense. On pourrait dire dès lors que le concept "perdure" dans l'histoire humaine, parce la possibilité de son évoquation persiste au cours des années. Mais en soi, le concept ne s'inscrit pas dans la durée, seule reste ouvert l'espace nécessaire à son appréhension et sa compréhension, expériences concrètes, existentielles du concept. La table émerge à la conscience, et c'est, non pas la [table] mais l'expérience de la compréhension de ce concept qui se répète au cours du temps. Le concept est - parfois latent, oublié, ignoré, délaissé - mais ne dure pas comme événement.
La question est : qu'est-ce que durer? ou plus lourdement posée encore : "qu'en est-il de l'être de la durée? ".
On dit d'une pluie qu'elle dure : par ce verbe nous signifions que nous attendons la fin de la pluie et qu'elle ne vient pas, la pluie survient encore et malgré notre attente et sans doute malgré notre désir de voir resplendir à nouveau le soleil. On en dira jamais de la justice, de la liberté, de l'amour qu'il ou elle "dure", amour, liberté, justice sont des concepts non liés à un étant. Certes l'état amoureux peut durer, mais c'est là non pas l'amour mais la situation d'un étant aimant. Certes une situation injuste peut durer, portant à la conscience humaine l'exigence de la justice, là encore il s'agit d'existence empirique, d'expérience vécue par ceux à qui leur dû n'est pas accordé. La durée elle-même ne "dure" pas, est durant ce qui se manifeste comme réalité empirique, comme persistance en dépit de notre attente, de notre désir ou de nos craintes.
La notion d'événement est la clef du concept de durée qui se manifeste comme irruption d'un être dans la physis : sans étant, point de durée, point d'étant durant. Mais si nous disons que telle chose dure, est-ce dire simplement l'existence de cette chose? Certes une chose qui existe est présent dans le monde, mais l'existence - qui concrétise en phénomène - l'être de cette chose, nous est telle que dans la mesure où la conscience humaine est à même d'appréhender, comme étant, cette chose. L'Etre est, l'étant est étant, est présent dans le monde, est existant, autrement dit se présente à nous. La présence semble être une condition de la durée. Mais il est des choses qui paraissent ne pas durer. Un éclair par exemple. L'éclair survient, se dévoile comme phénomène particulier, unique (même si la fréquence des éclairs est élevée) et qui manifeste une rupture d'équilibre. L'éclair peut s'assimiler à une catastrophe. Or l'éclair ne dure pas ou si peu. On pourra dès lors assigner un prédicat à la durée : elle caractérise un événement présent attendu comme identique dans un avenir prochain, à l'instant suivant. La pluie dure, comme phénomène étendu dans le temps. Le rocher que je vois restera présent demain et le surlendemain. J'escompte sa présence probable au cours des prochaines décennies, voire de quelques siècles, sinon des millénaires. Le rocher dure. Nul événement irruptif interrompra sa présence. La durée devient donc permanence de l'étant. Mais cette permanence n'est telle que parce qu'une conscience humaine (qu'elle soit mienne ou d'un promeneur quelconque) la jauge, c'est-à-dire l'appréhende à la mesure de sa propre durée. L'éclair est furtif dans la mesure où notre conscience s'étend au-delà de l'instant fulgurant : elle garde rassemblé tant le souvenir du ciel vide, l'instant précédent, que celui du ciel obscurci face au regard étonné.
La conscience ne peut appréhender comme étant-ayant-duré l'éclair qui fait irruption, comme événement catastrophique - inattendu et imprévisible - dans notre monde. La fugacité de l'événement n'est que toute relative mais la durée de notre être est la seule jauge qui nous permet d'évaluer celle de l'étant qui nous fait face. La durée exige dès lors notre présence au monde. Ici encore le temps s'enracine plus en nous que dans le Monde. Car nous sommes, en fin de compte, seul juge de ce qui dure. Si l'événement dure, et l'événement dure nécessairement comme étant, c'est-à-dire comme être-persistant au cours des instants successifs, on pourra lui discerner un passé et un futur. L'éclair ne dure pas en raison de son instantanéité. Le passé de l'éclair - que l'on supposera instantané (en fait il n'en est rien si on le mesure à l'aune d'événements plus brefs ) n'est pas puisque l'instant précédent nul éclair n'était. D'autre part nul avenir n'est promis à l'événement en question qui l'instant suivant ne sera plus. Dès lors dans un tel événement, que l'on appelera "catastrophique", en ce qu'il manifeste une rupture brutale d'équilibre, aucun lien de causalité ne pourra être discerné. Par lien de causalité, nous devrons comprendre le rapport entre deux moments instantanés, de l'événement : c'est-à-dire, ramenant par le biais du mouvement la relation temporelle à une relation spatiale, liant deux points distincts par une relation telle que la présence d'un point détermine l'existence (ailleurs, ou future) de l'autre.
En l'absence de détermination, nous ne pourrons parler, en présence d'un événement aléatoire, catastrophique, que de probabilité. Une différence de potentiel électrique peut rendre très probable l'apparition d'un éclair, mais l'événement n'est jamais certain, même si la probabilité avoisine l'unité. La durée est donc relative, toujours ramenée à notre propre durée (même si l'attention de l'observateur se porte, pour mesurer la durée, sur un événement très bref - le battement d'un chronomètre, une impulsion électrique ... ) dont la conscience émerge corrélativement à celle de notre finitude. Nous nous savons finis sans toutefois délaisser nos rêves d'éternité. Telle est l'expérience fondamentale de la durée : la conscience du temps n'est autre que celle de la relativité de notre temps de vie. Nous nous savons plus durable que le jour, espérons l'être plus que la saison ou l'année, désespérons de l'être plus que le siècle et savons le monde plus durable que notre existence. Toute expérience du temps est en conséquence une confrontation au monde et rappelle l'inéluctabilité de notre érosion.
La banalité de ces propos ne fait que refléter l'universalité de l'expérience qu'ils traduisent. Pourtant, elle peut nous amener à une conscience philosophique du temps que l'on ne peut dissocier de la conscience de soi. Penser la durée c'est penser la persistance de l'être dans le monde, c'est aussi penser notre présence au monde.
1. Aristote, Physique, Livre IV, chapitre 16., trad. Barthelemy Saint-Hilaire, éd. Presse Pocket. p. 302. et sq.
2. Aristote, op cit. p. 306. Nous soulignons.
3. "le temps n'est le mouvement qu'en tant que le mouvement est susceptible d'être évalué numériquement. (...) Le temps est ce qui est nombré, et non par ce par quoi nous nombrons ; car il y a une différence entre ce qui nous sert à nombrer et ce qui est nombré". (Aristote, op. cit. p. 307) La distinction établie ici par Aristote est double : le temps est considéré comme une abstraction, un nombre abstrait par opposition à "ce par quoi nous nombrons", c'est-à-dire un nombre concret. Mais le dénombrement du temps passe par une mesure concrète : ce par quoi nous nombrons le temps est le mouvement : le temps est mesuré par le mouvement d'un point dans l'espace.
4. in Critique de la raison pure, édition PUF (Quadrige), pp.61 et sq.