série théorie critique
Ebranlée par les tensions internationales où la terreur tient lieu de langage politique, l’idée de tolérance se voyait, il y a peu encore, célébrée comme la conquête, préfigurant les émancipations futures d'un Etat acceptant le pluralisme confessionnel en son sein. Par ce geste, concrétisé dans l'Edit de Nantes, par lequel les réformés obtenaient la liberté de conscience, une liberté de culte limitée et l’égalité civile avec les catholiques, l'Etat assurait son autonomie et sa souveraineté en plaçant le bien commun - le rétablissement de la paix civile - avant les intérêts particuliers d'une communauté ou d'une institution religieuse.
Cette préfiguration de la laïcité (entendu ici comme une autonomie de l'appareil d'Etat par rapport au pouvoir de l'Eglise) suppose de la part du pouvoir une suspension de jugement. L'Etat refuse dorénavant de se prononcer sur la véracité des thèses religieuses. Si le chef d'Etat manifeste toujours sa foi personnelle, ce choix n'aura désormais d'autre portée que le gouvernement de sa vie privée tandis que, dans la vie publique, il lui sera imposé de tolérer comme licite les cultes hérétiques, voire l'idolâtrie ou l'incroyance.
Reconnaissons de suite l'anachronisme de ce tableau d'un Etat pluraliste et tolérant qui résulterait de l'application de l'Edit de Nantes. Ce dernier était surtout un compromis destiné à pacifier un royaume exsangue et laissait encore le protestantisme dans une position défavorisée, mais l'Edit préparait le terrain aux laïcisations futures. De nos jours, les Etats démocratiques garantissent la liberté en matière religieuse, philosophique et politique, adoptant à l’égard des pratiques et des comportements une tolérance parfois stigmatisée comme un indifférentisme ou un relativisme. Or, la séparation des autorités religieuses et des autorités politiques n’oblitère pas les tensions surgissant dans l’espace public dès lors que les fondements de la morale se voient remis en cause par des enjeux inédits. Explorer ces frontières de la tolérance nous amène à nous interroger sur une société pluraliste et à cerner les conditions d’une pacification sociale là où l’intolérance ressurgit.
Reconnaissons d’emblée que l'idée de tolérance contient un paradoxe : présentée comme une qualité morale, la tolérance me conduit à accepter d'autrui qu'il ne partage pas ma vérité morale. Or, si je suis pleinement moral, je ne puis accepter que se manifeste un comportement résultant de ce que je ne puis accepter comme vrai. Pour le catholique conséquent, l'expression publique de l'hérésie ne pourrait être tolérable et quand bien même il s'abstiendrait de la force, il ne saurait se soustraire le devoir de rappeler la frontière entre la vérité religieuse et l'erreur. Sans doute on pourra affirmer que la tolérance porte plus sur les articles de foi que sur le comportement, se rapprochant du scepticisme : l'immoralité n'est pas pour autant tolérée, on accepte simplement que diverses personnes puissent subjectivement fonder leur moralité dans la mesure où il est impossible, dans l'état actuel des connaissances, d'établir un consensus départageant les prémisses vraies des autres.
La tolérance religieuse circonscrit donc le pluralisme en réduisant son champ à cet indécidable que deviennent, paradoxalement, ces articles de foi, fondement des certitudes religieuses. Il est permis de croire selon sa conscience propre, mais il n'en reste pas moins interdit de violer la loi commune régissant la vie civile, qui prévaudra lorsque - conjoncturellement - elle entre en conflit avec les règles spécifiques à telle ou telle confession.
On pourrait juger cette réinterrogation de la tolérance religieuse comme dépassée au sein d'Etats admettant sans restriction la liberté religieuse et le pluralisme philosophique. Cependant, la paix religieuse qui règne en Europe ne doit pas faire oublier que les zones de tensions existent encore dans nos régions et que manifestent sporadiquement des incidents, mineurs le plus souvent, mais qui pourraient, faute de précaution, exacerber les tensions sociales et déboucher sur d'autres incidents plus dramatiques. La question largement médiatisée en son temps du foulard islamique, dont le port ne fut pas autorisé dans des écoles publiques, est symptomatique de la difficulté résiduelle de gérer la pluralité religieuse dans une société laïque au sein duquel les confessions religieuses, même dominantes, réagissent parfois comme si elles se trouvaient menacées dans leur existence.
Ainsi les procédures judiciaires intentées en vue d'interdire une affiche publicitaire jugée offensante pour les catholiques témoignent de cette crispation : la laïcité, tolérant le détournement ironique du sacré, manifesterait une intolérance coupable à l'égard des croyants. Enfin les comportements les plus excentriques, les doctrines les plus hétérodoxes, voire les plus irrationnelles, les politiques les plus incorrectes revendiquent pour eux ce dont ils sont prompts à dénier aux autres. La liberté de conscience et le devoir de tolérance obligerait tout à chacun à se taire devant les manifestations de sectarisme, d'intégrisme moral ou religieux, et d'extrémisme idéologique : nous aurions, au nom de la tolérance, non seulement le droit d'être superstitieux, obscurantiste, extrémiste, sexiste, raciste... mais aussi le droit d'exiger du corps social qu'il accepte les manifestations publiques de ces égarements.
La laïcisation de nos sociétés a effacé de nos mémoires l'audace inhérente de la tolérance religieuse. Elle impliquait que l'on suspende l'entreprise de conversion des âmes, enjeu primordial pour celui qui adhère à la sotériologie chrétienne. L'hérétique n'est plus celui qui doit être converti, de gré ou de force : il est un frère égaré sans doute mais auprès duquel on peut vivre en paix ou, du moins, coexister pacifiquement, ce qui n'équivaut pas totalement à la convivialité. La coexistence pacifique reste, il faut l'avouer, une juxtaposition sociologique de communautés fermées sur elle-mêmes : on se tolère en se ménageant des espaces sociaux impénétrables. Au 16e siècle, les protestants jouissent de quelques cours de justice, disposent de places fortes, bénéficient de lieux de culte et vivent entre eux ; qu'ils ne rompent pas l'équilibre, surtout, en s'aventurant hors du terrain qui leur est assigné.
Aujourd'hui encore, nous vivons une telle juxtaposition communautaire, non plus entre catholique et protestant - les temps ont évolué, heureusement - mais entre chrétiens (pratiquant ou non) et musulmans (pratiquant ou non). Et l'on porte trop souvent crédit à l'idée que ces derniers participent d'une culture « inassimilable », que nous ne pourrions que "tolérer", par largesse de cœur et - après tout – au nom des droits de l'homme. Alors, nous pouvons nous permettre à l'égard de l'Islam la souplesse que la catholicité française manifesta à l'égard des réformés quatre siècles auparavant.
Mais qu'en est-il vraiment de cette tolérance soudainement fragile lorsque l'Islam se manifeste sur le territoire propre de la laïcité républicaine ? Extrême de la tolérance, le respect politiquement-correct de l'altérité aboutit ça et là à des situations cocasses : ainsi en est-il de cette dame anglaise, vivant en quartier musulman, chez qui la police londonienne vint saisir quelques cochonnets de porcelaine exposés à sa fenêtre. Les impurs animaux de faïence choquaient, paraît-il, la communauté musulmane. Cette anecdote plus risible que scandaleuse est symptomatique des paradoxes dont la tolérance imposée comme politique de coexistence intercommunautaire est porteuse : tel geste anodin, ressenti subjectivement comme une agression, est perçu comme une intolérance coupable. Ailleurs la situation est souvent bien plus tragique : la mort reste, ne l'oublions pas, promise à Salman Rushdie. Que l'on ne croie pas l'intolérance confinée aux marges de nos sociétés industrielles ; tel film, telle affiche, telle oeuvre d'art suscitent occasionnellement, de nos jours encore, les foudres d'un christianisme militant. De sorte que l'idée de tolérance commémorée comme une victoire historique vit de nos jours à la mesure des intolérances. Sans refus de l'autre, sans réprobation brutale, il ne serait point nécessaire de faire appel à la tolérance, de faire effort sur nous pour réprimer la parole condamnatrice et le geste vengeur.
Ce que nous tolérons est nécessairement pour nous un mal, sinon nous ne le tolérerions pas : nous le voudrions et l'assumerions comme nôtre. La tolérance ne s'exerce, il est vrai, que par le biais d'un jugement préalable et d'un jugement négatif. La chose à tolérer - il ne s'agit plus nécessairement de l'Islam, ni même d'une religion quelconque, mais bien de n'importe quel comportement, conviction, geste ou expression qui, au départ, heurte - est d'abord rejetée ; ce n'est que dans un second mouvement que nous faisons taire notre réprobation pour accepter que l'objet de notre tolérance s'exprime dans l'espace public.
Parce que l'idée fondamentale de la tolérance est l'acceptation sociale de ce que nous jugeons, envers et contre tout, comme un mal, nous nous plaçons, en nous revendiquant de la tolérance, dans une position paradoxale. La tolérance valorisée comme vertu sociale se paye d'une démission morale : tolérer la prostitution, la consommation de drogues « douces », la petite délinquance ou bien, tel extrémisme politique, tel sectarisme religieux est, que nous le voulions ou non, la marque d'un échec, un moindre mal que les contingences politiques rendent parfois nécessaire. Ce que nous réprouvons ne pouvant être éradiqué, nous nous en accommoderons. Bien plus, nous nous confrontons moins à une impossibilité sociologique ou historique que nous nous heurtons à une nouvel impératif moral lui-même porteur d'un paradoxe paralysant. La tolérance est une suspension d'interdit. Erigée en norme sociale, elle devient un interdit d'interdire.
Expression de l'utopie soixantuitarde, l'interdit d'interdire exprime tout le paradoxe qui résulterait d'un devoir de tolérance poussé à l'extrême dont Jankelevitch a mis en lumière la dimension totalitaire. "Veto à sens unique", "assertion irréversible" cette "interdiction infinie fraye la voie à la surenchère du fanatisme moralisateur" (note 1) que nul discours d'interposition ne saurait endiguer. L'interdit d'interdire ne nous mène pas à la liberté absolue, et garantit encore moins l'anarchisme politique rêvé par les libertaires. Au terme de cet ensauvagement de la cité, on décèle la dictature de toutes les subjectivités qui, s'exprimant sans restriction dans l'ordre social, imposent, de fait plus que de droit, leur présence. La loi se voit ainsi dictée par celui qui, matériellement et institutionnellement dispose du pouvoir de hurler ou, à défaut, celui de séduire et de tromper. Oppose-t-on un contre-argument, fut-il rationnel ? interpose-t-on le droit positif ou tente-t-on de faire prévaloir l'universalité d'une règle éthique ? Nous voilà sans rémission taxés d'intolérance en prétendant, au sein d'une société sans interdit, établir les limites claires de ce qui ne saurait être tolérable sous peine de voir le droit, celui de tout un chacun, sapé par le fait accompli, par l'exercice de la force pure, munie des gants de velours de la sophistique publicitaire ou du talon de fer des milices terroristes.
La difficulté réside donc dans la détermination des frontières de l'intolérable, car - nous ne saurions contourner le fait - il est un intolérable qu'il nous incombe de définir. Que l'on prenne garde d'énumérer ici le catalogue de l'inconvenant et de l’atroce : de la pétomanie publique aux exterminations guerrières la liste s'allongerait au gré de nos subjectivités historiques ou culturelles tout en nous laissant dans l'obscurité totale. Nous pourrions tenter une distinction toujours utile : nous tolérerions toute parole et imposerions nos restrictions morales aux actes. La liberté totale serait donc assurée à qui veut exprimer ses pensées, tandis que la congruence du dire aux actes resterait dûment assujettie au contrôle social. Il y a une sagesse certaine dans cette politique de liberté d'expression : elle ôte toute entrave à la discussion publique des normes sociales qui régissent les actes, assurant ainsi à la fois la transparence communicationnelle nécessaire à la rationalité des prises de décision. Cependant, la distinction entre le dire et l'agir ne fait que déplacer notre problème, outre le fait que la parole acquiert volontiers la portée d'un acte, la détermination du tolérable et de l'intolérable dans le champ complexe des comportements suppose résolue la question du fondement du permissible et de l'interdit.
Que l'on réprouve, pour prendre un exemple, l'usage sexuel du mineur d'âge, on suppose, au préalable, une définition théorique de la frontière entre le licite et l'illicite, sachant très bien qu'en l'espèce, cette frontière varie selon les cultures et les circonstances historiques. Dès lors, la définition de l'interdit revient à se prononcer sur la véracité de thèses portant sur la moralité de tel comportement ou portant, si l'on pousse la réflexion plus profondément, sur les fondements de la morale. Nous tolérons de plein droit, au nom de la liberté de pensée, l'expression de l'erreur et acceptons sans trop de restriction, parce qu'il est inévitable, le mensonge, pourvu que nous puissions le dénoncer. Mais l'intolérance dogmatique, qui porte sur le dire, est aussi un pronunciamento sur la véracité du dire de l'adversaire que nous contraignons au silence en raison de son erreur ou de son mensonge. Tandis que la répression légitime d’un acte socialement réprouvé porte en outre, implicitement, sur l'affirmation erronée ou mensongère du caractère anodin de cet acte.
Ainsi la répression du meurtre raciste, par exemple, est un démenti factuel du discours de légitimation de ce meurtre et la pénalisation de l'acte rejette par delà l'interdit le dire qui le fonde. C'est, il faut le dire, une contre-éthique (ou une éthique symétrique) qui est reléguée hors du droit. De sorte que toute interdiction, pénalisant certains actes, est en fait une énonciation assertive d'ordre éthique. C'est dire que la question de la vérité est ici en jeu et que, en fin de compte, la tolérance à l'égard du dire assortie de la restriction légitime des actes ne peut nous préserver du dogmatisme sous-jacent à tout interdit.
Originairement, la dogmatique désigne tout système philosophique permettant d'aboutir à une certitude ; la révélation chrétienne inverse ce processus en posant comme premier le discours divin, dévoilé dans les Ecritures, dont l'interprétation canonique fait l'objet d'articles de foi institués comme dogmes. Le dogme se présente, dans la perspective chrétienne, comme un donné sur lequel la foi s'édifie : l'exigence morale première sera celle de la fidélité tandis que la dogmatique philosophique, quant à elle, exigera la rigueur du raisonnement permettant, à partir d'une incertitude première que le doute méthodique systématise, d'énoncer un savoir vrai. La dogmatique philosophique se manifestera en fin de compte comme une attitude assertive qui, sereinement ou non, se contentera d'énoncer, en la démontrant au besoin est, le véridique. Le dogmatique s'opposera au scepticisme lorsque ce dernier affirme l'impossibilité de la certitude : le doute, qui constituait la fondation permettant d'éliminer les incertitudes, devient la charpente même d'une attitude philosophique critique, habile à déconstruire les discours mais incapable d'assurer le savoir.
Si pour le religieux, le dogme est donc une parole instituée comme susceptible de signifier la plus adéquatement possible la révélation, manifestant ainsi l'autorité de l'Eglise, la dogmatique apparaît pour le philosophe comme le résultat d'une recherche dont la validité est reconnue par la communauté philosophique. Le dogmatisme y apparaît comme l'usage de l'argument d'autorité et fixation de la doctrine en un corpus canonique sans que l'énoncé ne puisse pour autant être soustrait à la raison critique.
Paradoxalement, la doctrine dogmatisée se trouve être candidate à la déconstruction, au dépassement ou aux révisions ; le dogme philosophique, parce qu'il se donne comme résultat synthétique d'un raisonnement rigoureux, et non d'une révélation, s'effondre sur lui-même et redevient la thèse réfutable. Il n'en est pas de même en ce qui concerne le dogme religieux : ce dernier est l'expression canonique d'une révélation qui ne doit rien à la raison humaine. Même si cette dernière peut rendre compte du concept de dieu, le dogme s'impose là où le dévoilement du divin précède toute interrogation et se donne, à travers la parole, préalablement à tout jugement. Le dogme est une parole médiatrice, instituée par l'autorité religieuse et se donnant comme révélation. Ce qui se dévoile dans les Ecritures ne peut être examiné librement, mais constitue le Credo formant le substrat préjudiciel de toute interrogation théologique. Dès lors, et dans la mesure où il y va, dans cette perspective religieuse, du salut de l'âme, le dogme ne peut être qu'imposé aux fidèles au prix de la liberté intérieure. Le dogmatisme religieux se méfie de l'immédiateté de l'expérience mystique, qui, se dégageant de tout présupposé et de l'apparat doctrinal dont s'entourent les théologiens, transgresse le dire qui s'interpose entre le croyant et son dieu.
Car le dogme est, en soi un interdit, une parole médiatisant la foi, qui définit ce qui doit être su, pensé, désigné comme véridique. De sorte que l'expérience mystique, qui se passe du dogme en faisant l'économie de cette médiation discursive (l'expérience mystique est par essence indicible) franchit une barrière. Il ne s'agit pas pour le mystique de nier le dogme, il reste trop fidèle à la doctrine et à l'enseignement qu'on lui a inculqués, mais son expérience le situe au-delà du dogmatique parce qu'il se retrouve plongé à l'origine du dévoilement, en deçà de la parole. La parole en elle-même ne peut transgresser l'interdit : elle se contente de poser, en travers, un autre dire, que l'autorité jugera inacceptable en raison de son altérité.
Le chemin qui s'ouvre à l'hérétique sera un chemin de traverse où il s'égarera le cas échéant ou, s'il se trouve être dans le vrai, accèdera plus aisément à ce face-à-face originaire. Dès lors, la transgression ne réside pas dans la formulation de l'hérésie, comme discours mais dans le rejet d'une autorité qui s'affirme, par l'acte institutionnalisant le vrai, comme pouvoir politique agissant par dessus la parole originaire. Le dogme acquiert ainsi un statut paradoxal par rapport à ce qu'il prétend préserver : la parole divine, la manifestation de l'être divin, s'obscurcit sous les oripeaux de la puissance temporelle que constitue, en lui-même, l'énoncé dogmatique. Gardons à l'esprit que le dogme n'est autre que la performance d'une parole instituant, par le fait même d'être énoncé, le vrai. Et cette énonciation - exprimant la vérité d'un pouvoir en fait contingent - est de nature à oblitérer la conscience humaine devenue incapable de supporter le face-à-face avec le divin.
Il en est de la raison discursive comme du dogme : le dogme prétend désigner la vérité de dieu sous la forme d'énoncés auto-institués comme véridiques sans que la raison puisse établir une vérification quant à l'adéquation du dire et du fait. Or, en matière religieuse, seule l'expérience immédiate de la contemplation divine peut rendre compte du divin, le reste est soit témoignage, qui instaure l'autorité du prophète ou de l'apôtre, soit dogme, discours s’auto-instituant comme source d'autorité, soit un simple commentaire s'appuyant sur l'autorité du témoin ou de l'énonciateur du dogme.
La philosophie procède en principe d'une autre démarche puisqu'elle part d'un état d'ignorance originaire qu'exprime le doute méthodique pour construire un système cohérent. Qu'il soit empirique ou philosophique, le discours assertif - que l'on distingue ici d'un discours hypothétique ou fictif - cherche à rendre compte de faits - qui relèvent du monde, comme état des choses, ou de la conscience, comme état mental - en énonçant des propositions présumées véridiques. La véracité de l'énoncé tient en son adéquation par rapport à un en deçà du verbe, en deçà qui n'apparaît que secondairement par rapport à l'expérience qui porte en fait que sur sa manifestation phénoménale, de sorte que l'interrogation philosophique portera aussi sur le rapport entre le mot et la chose, non pas telle qu'elle nous est perçue et décrite par le mot, mais telle qu'elle peut être en soi, indépendamment de l'expérience que nous faisons d'elle. L'en-soi nous reste inaccessible sauf à postuler, à titre heuristique, une adéquation suffisante pour nous permettre d'agir. L'efficacité opératoire de nos actes et de nos pensées démontrent que cette adéquation peut être raisonnablement affirmée, en tenant compte cependant d'une différence irréductible - la différence ontologique - qui oblige à marquer la distance entre le discours et l'en-soi. Le discours, comme système énonciatif, reflète autant un mode de percevoir et penser. La sensation immédiate fait place à une perception structurée - qui fait sens - plus en fonction de ce qui est dit du monde et intériorisé comme discours-adéquat-du-monde, qu'en fonction d'une esthétique transcendantale. L'espace, le temps sont perçus à travers les mots qui structurent l'espace et le temps, comme lieux et moments différenciés, et nous apparaissent que secondairement, à la suite de la mathématisation conceptuelle de l'étendue et de la temporalité, comme espace/temps homogène. L'expérience du monde n'est possible comme tel que dans la mesure où le discours, qui se déploie dans l'intersubjectivité, structure le flot des sensations en leur donnant corps, cohérence, articulations ; sans quoi le monde apparaît comme indistinct, c'est-à-dire comme sensation brute, appréhendée telle quelle sans que la conscience distale puisse s'interposer entre soi et le monde. Le monde n'est alors pas distinct des sensations, ou plutôt, il apparaît comme une succession de sensations diverses qui ne seront structurées qu'à la suite d'un apprentissage. L'apprentissage surgit lorsque l'expérience du monde s'inscrit dans la conscience comme une donnée susceptible de réapparaître : dans la mémoire des événements, le temps surgit comme fait de conscience. Deux événements sensibles seront irréversiblement associés de sorte que la répétition de l'un détermine la conscience du second événement passé. Le réflexe acquis, ce second événement sera attendu et pressenti.
Le chien qui salive dans l'attente de la nourriture, évoquée par le biais de la sonnerie, prend-il conscience du temps en reliant l'événement passé - la nourriture associée à la sonnerie - à l'événement futur - la donation de la pitance ? Nous ne pouvons répondre pour le chien, mais il est à penser que l'enfant acquiert la notion de devenir et de permanence des êtres par l'expérience successive de la disparition/privation et de l'apparition/don. L'association de diverses sensations constituent le substrat mental sur lequel peut s'édifier le langage, comme associations signifiantes de morphèmes et d'événements. La structure du monde se traduira dans la structure du langage, qui deviendra récit, articulant ainsi les événements dans une ligne temporelle, les associant dans une chaîne causale. Le récit deviendra la médiation nécessaire à l'appréhension structurée, significative, du monde de sorte que l'on peut voir surgir, dans la conscience humaine, la triade physis/cosmos/logos - c'est à dire l'en-soi du monde / le monde comme ensemble des choses perçues / le discours, comme ensemble des choses décrites.
Le discours s'interpose entre la physis et la conscience humaine (considérée
ici comme conscience intentionnelle du monde, comme être-là)
comme le lieu de constitution du monde. Ce qui ne doit pas nous faire conclure
que le monde relève totalement de l'ordre du discours : il surgit à
la conscience en tant que sensations induites par les interactions que
l'enracinement du corps dans la physis rend possible. Le discours advient
sans doute secondairement à ces aperceptions, mais celles-ci ne prennent
sens que parce qu'il y a un discours, au moins élémentaire,
permettant d'inscrire dans la conscience collective le sens et la structure
du monde. Dès lors si nous admettons cette interposition du discours
nous devrons nous demander dans quelle mesure le savoir du monde ne repose
pas, quant à ses fondements, sur une parole instituée comme
producteur de sens. Ce qui nous ramène au fondement dogmatique du savoir.
La question du dogme nous conduit naturellement à celle de l'autorité.
Le dogme religieux se montre comme un discours autorisé, une parole
qui fait autorité en raison même de son infaillibilité
instituée (sans quoi le dogme ne pourrait être tenu comme tel)
qui permet d'avancer comme seul argument l'autorité qui devient le
garant autoréférenciel de sa propre légitimité.
Malgré la critique des Lumières, la question reste pendante, y compris dans le champ philosophique et sa résolution nécessaire si nous voulons sortir du scepticisme radical dans lequel le doute philosophique nous enferme de prime abord. Faute de pouvoir résoudre cette question, nous ne saurions qu'accepter le relativisme sous-jacent à la définition conventionnaliste du vrai. Or si nous supposons que le discours du monde dit réellement quelque chose du monde, et qu'une relation d'adéquation permet de rendre compte de la véracité du dire, nous devrons rechercher le lieu d'où le discours fait autorité. L'enjeu est celui de tout savoir : c'est la distinction, c'est-à-dire l'institution de soi comme soi et de l'autre comme autre. Ce qui revient à penser que la question fondamentale sera celle du sujet.
Le sujet que le philosophe appréhendera comme l’être conscient de lui-même et de sa place au monde, se construit dans la relation à autrui, c’est dire en d’autres termes qu’il est un produit social plus que la conséquence de déterminations naturelles. La fonction du dogme dans la construction subjective n’est pas, comme on pourrait l’interpréter étroitement, la simple acceptation d’une vérité transcendante, révélée par une volonté divine. Le dogme fondateur du sujet est – s’exprimant d’abord par le corpus des mythes des origines – une parole perfomatrice instituant le sujet comme être social, situé en référence à la fois dans un processus de filiation et en référence à un Tiers instituant que l’on peut désigner comme « la société ». Cette dernière n’existe pas seulement comme entité organique, rassemblement structuré d’individus interdépendants, il existe par la médiation d’un discours commun fondant la relation sociale à travers l’édit de la norme. La codification des rapports sociaux, qui se manifeste depuis l’antiquité par le droit, institue le sujet plus sûrement que les réductions biologisantes auquel on a trop recours aujourd’hui. Le sujet n’est pas seulement le porteur d’un patrimoine génétique, il ne se définit pas seulement par son appartenance à une espèce biologique, pas plus qu’on ne pourrait le définir par ses caractères « raciaux », il se définit essentiellement par une relation sociale particulière se construisant dans la famille, une relation que seul le discours instituant de la filiation peut fonder. Le sujet est dès lors un être différencié, reconnu dans sa filiation particulière comme membre à part entière d’une société commune. De sorte que toute connaissance de l’universel passera nécessairement par la reconnaissance distinctive de soi et d’autrui : nous somme l’autre de l’autre. Dans cette mesure, on peut dire que la tolérance est la reconnaissance mutuelle de cette altérité et de la légitimité de cette altérité : Il y a un constat de fait en même temps qu’une reconnaissance de droit qui implique le préalable de l’institution sociale du sujet reconnu non seulement comme être biologique mais surtout comme individu se construisant dans une dialectique nécessairement problématique entre le particulier et l’universel : l’universel – le droit commun à tous – reconnaissant le particulier – l’irréductibilité de la condition subjective, cette dernière ne pouvant s’affirmer qu’en se référant au « commun ».
On aura cœur de ne pas confondre la tolérance avec le pluralisme, dont le principe est plus que la simple reconnaissance d'une liberté ou d'un droit. Le pluralisme dans sa forme achevée est l'expression positive d'une politique qui désire la pluralité culturelle, religieuse, idéologique, politique au sein d'un espace social donné.
Ce qui la situe à un autre niveau que cette condescendance qui admettrait la présence, dans le corps social qui nous est propre, d'un élément étranger parce que, après tout, nous n'y pourrions rien faire, sans risquer la paix de nos demeures. Le pluralisme pourrait n’être que conséquence du constat factuel de l’hétérogénéité culturelle de nos sociétés où, du fait de la globalisation des échanges, se montrent perméables aux migrations et ouvertes aux rencontres interculturelles. La coexistence de cultures hétérogènes, autochtones ou non, induit deux réponses apparemment contradictoires.
Une telle solution, si elle prend en considération les spécificités religieuses, est une entorse au principe de la laïcité ou de la séparation des autorités politiques et religieuses puisqu’en certaines matières du moins, l’identité religieuse pourrait prendre le pas sur l’identité politique, à savoir le sentiment d’appartenance à une même nation, ce qui se concrétise par l’obéissance à une loi commune et identique pour tous. Cependant ce pluralisme pourrait être dépassé, permettant de renouer avec une conception pleinement laïque de l’Etat, pour autant que soit définie rigoureusement, dans le champ éthique, la démarcation entre une vérité d’adéquation du discours au dogme (ce qui nous oblige à une définition non religieuse du concept) et une vérité consensuelle.
Le concept de pluralisme s’avère indispensable à l'établissement de la paix civile, mais il reste problématique en ce qu'elle oblige à remettre en chantier la question de la "vérité" dans ses rapports avec le comportement, donc avec la morale. La question du relativisme et de l’universalisme est ici clairement posée.
Quand bien même elle se poserait en dehors de toute dogmatique, la question de la tolérance ne peut être dissociée de celle de la vérité en raison même des liens qui unissent cette dernière à l'éthique. La morale, si elle veut se dégager du subjectivisme de la pitié ou de la connivence clanique, s'édifie sur une argumentation rationnelle, établissant les comportements éthiques sur la base d'un réquisit qui suppose possible l'établissement rationnel de normes universalisables. Autrement dit, il deviendra nécessaire de statuer sur la vérité d'assertions fondatrices de la norme. La morale, qui semblait pouvoir se réfugier sur un relativisme des mœurs, revient sur le terrain du discours où la norme se conjugue avec une relation particulière unissant le discours au fait. Quoi que nous puissions penser du relativisme éthique, nous ne pourrons éviter une interrogation du statut de la vérité : passer de l'injonction "tu ne tueras point" à la norme selon laquelle la protection de la vie humaine est un devoir suppose que l'on s'entende, au moins de manière consensuelle, que l'existence d'un droit à la protection de la vie relève du fait.
Or nous pourrions concevoir, et malheureusement l’Histoire du 20e siècle nous en a donné la preuve, une « éthique » selon laquelle l'élimination de la vie de certains hommes jugés indignes de vivre se présente comme un devoir. Au nom de quel pluralisme pourrions nous accepter la coexistence de ces éthiques contradictoires - le droit universel à la vie s'opposant au devoir du meurtre - au point d'empêcher, dans un même espace social, leur mise en oeuvre conjointe ? Le relativisme pourrait tolérer la coexistence des discours et pourrait même admettre, au prix de la cohérence et au risque des pires compromissions, qu'elles se manifestent toutes deux dans l'espace social, mais dans la mesure où le déni d'existence ne pourra être accepté par les victimes on ne pourra espérer que se maintient durablement la paix espérée de la tolérance benoîte. Si nous prenons l'éthique au sérieux, nous ne pouvons faire autrement que de statuer sur la véracité d'assertions qui assumeront la fonction de maximes universalisables et nous ne pourrons éviter de lutter, sur ce plan, contre l'erreur ou le mensonge. Ainsi la fondation même d'une éthique, quelle qu'elle soit (c'est-à-dire fut-elle l'exigence d'un déni d'universalité des droits au nom de la protection clanique) exige pour ainsi dire une intolérance qui se situe autant dans l'ordre du discours que dans l'exercice d'une répression. Le fait que des positions éthiques soient de fait inconciliables - il ne s'agit pas simplement, ici, de la simple violation des règles éthiques - impose, au philosophe mais aussi au citoyen, le devoir de prendre parti. Ce qui nous obligera à nous interroger sur ce que peut être la vérité d'une morale avant même de pouvoir tracer les limites de la tolérance.
Nous avons posé jusqu'à présent la question du pluralisme sur deux plans : celui de la religion, relativement à la vérité des dogmes et celui de la morale, où la tolérance porte, non pas sur une violation délibérée de la norme - on parlerait alors de laxisme, mais sur la pluralité des discours éthiques qui peuvent être contradictoires. Dans un cas comme dans l'autre, l'idée de tolérance, et de pluralisme sociologique qui en découle, conduit à penser le concept de vérité dans ses rapports avec la morale. Nous acceptons sans peine l'idée de tolérance lorsqu'elle se limite à l'opinion d'autrui, étant entendu qu'elle repose sur une expérience subjective et particulière. Le pluralisme se conjuguerait-il avec le relativisme ou avec l'indifférentisme à l'égard des "opinions" ? La fonction même de la philosophie (et de la science) qui est d'aboutir à un savoir certain n'est-elle pas contradictoire avec la tolérance qu'implique un pluralisme institutionnalisé ? En fin compte, l'idée du pluralisme répond peut-être plus à une pensée de la vérité qu'à une pensée du droit.
L'idée de pluralisme découle de celui de l'autonomie de la conscience individuelle et, en deçà, de la primauté de la subjectivité, découlant du caractère particulier de la perception du monde. Faute de certitude quant à notre rapport à la réalité "objective", la pluralité des opinions demeure légitime, dans la mesure où nous resterions dans une position d'indécidabilité, ou d'agnosticisme, sur un certain nombre de questions, du moins celles qui dépassent l'évidence. Le risque d'une telle attitude serait la démission critique, l'acceptation passive des subjectivités individuelles (ou groupales) qui interdirait la discussion contradictoire. D'un autre côté, l'émergence d'un savoir partagé, d'une opinion commune instituée comme vérité, s'opère aussi sur le théâtre social ; c'est dire, qu'aux argumentations rationnelles s'ajoutent, non seulement, la part d'affectivité et de passion, mais aussi des relations sociales, sous-tendues par l'intérêt ou des rapports de domination. La "vérité" partagée, consensuelle, ne serait que l'expression, idéologique, de cette trame sociale.
Historiquement, le pluralisme apparaît comme une solution à un conflit sans issue. Faute de pouvoir exercer une domination sans partage, on se résout à instituer une trêve - Edit de Nantes philosophique - permettant le fonctionnement des institutions d'Etat et des appareils idéologiques ( note 2 ).
En fait, c'est sur les questions éthiques que la tolérance trouve ses limites sociales : en effet, les disparités de vue à ce sujet, qui reposent in fine sur les clivages philosophiques ancestraux (entre idéalisme et matérialisme par exemple) ne s'expriment pas uniquement à travers des discours, mais mettent en branle des comportements concrets face à des situations existentielles le plus souvent douloureuses : faut-il interrompre une grossesse, peut-on euthanasier, peut-on résoudre une infertilité en recourrant à la fécondation in vitro... ? Il ne s'agit plus ici d'admettre simplement qu'autrui puisse avoir une opinion erronée – l’indifférentisme permet de vivre en paix - mais de savoir si autrui peut m'imposer ou m'interdire un comportement vital pour moi.
Le pluralisme (et la tolérance) commence à faire problème est lorsque nous avons affaire, non pas à une opinion ou à une réponse philosophique parmi d'autres, mais à un comportement qui m'interpelle et m'implique. Ce que ces lois que l'extrême droite appelle "liberticides" – il s’agit ici des lois réprimant les actes racistes et l’incitation à la haine raciale - ne répriment pas, contrairement à ce qui est prétendu, une pensée mais un comportement susceptible de remettre en cause les fondements - un des fondements du moins - de l'Etat démocratique : le principe d'égalité en droit de tous les individus et le respect des droits individuels. Nous devons assumer ce paradoxe : la tolérance démocratique est protégée, encadrée par une forme d'intolérance, à savoir la répression de ce qui menace les fondements (y compris idéologiques, dont la notion d'égalité) de l'Etat de droit.
Ainsi donc, le pluralisme rencontre deux obstacles :
A la rigueur, nous pourrions tolérer, dans un état pluraliste, l'opinion "qu'une violence insurrectionnelle est nécessaire dans la conjoncture actuelle", mais entre l'expression de cette opinion et le passage à l'acte, la frontière est assez floue pour que la divulgation publique de cette thèse puisse faire l'objet d'une surveillance ou d'une répression policière.
Mais même l'expression d'une opinion peut avoir une valeur performative. Il en est ainsi lorsque l'opinion en question a un caractère injurieux, diffamatoire, envers un individu ou un groupe. D'aucuns, évoquant la législation antiraciste, soutiennent que la loi réprimant les actes racistes ne viole pas la liberté d'opinion dans la mesure où le racisme "n'est pas une opinion"... c'est passer un peu rapidement sur ce qui précisément fait l'objet de la répression, à savoir que l'expression même de l'opinion raciste (car le racisme c'est aussi une opinion) constitue le délit : l'incitation à la haine, ou l'injure, sont des actes expressifs, de nature performatrice. La parole ne s'y contente pas d'énoncer un ensemble de prédicats, elle agit sur autrui, en incitant à la passion ou en blessant. Dans cette perspective, ce qui est réprimé, n'est pas l'énoncé prédicatif (comme l'assertion "il y a une inégalité raciale") mais l'énoncé performatif ("tu es inférieur parce que membre de cette race") violant le droit ou la dignité d'autrui.
La question qui se pose en l'occurrence est la détermination de cette frontière entre le tolérable et l'intolérable... problème qui est la forme axiologique d'une détermination des critères de véracité. C'est dire, à ce stade de la réflexion, qu'un lien étroit existe entre la vérité et l'éthique, que l'on pourrait (peut-être) qualifier comme "vérité des actes".
L'exigence philosophique de lucidité (ou de dépassement de la subjectivité) nous met dans une situation paradoxale quant au pluralisme. D'un côté, il nous force à forger une thèse et à la défendre comme vraie, et, en conséquence, à désigner les thèses adverses comme erronées. Si nous voulions être totalement conséquents, nous devrions nous montrer impitoyablement dogmatique dès lors que nous ayons acquis une certitude. Cependant, la philosophie relève aussi du doute, doute méthodologique qui peut aboutir à un constat d'incertitude. Le sceptique, comme l'agnostique, se refuse à une réponse définitive et admet, la possibilité d'une réponse autre que la sienne. Pour le non sceptique, le discours se fera assertif, et ce sera en dehors de la philosophie - dans la prudence, la politesse, le tact, la diplomatie, c'est-à-dire en fin de compte dans une éthique de la discussion ou une tactique de la persuasion - que le philosophe se maintient dans une attitude de réserve courtoise, admettant au moins formellement qu'autrui peut accéder, par ses voies propres et à son rythme, au vrai.
Mais on l'aura compris, le pluralisme est implicitement dénié : pour le non sceptique, la réponse véridique est unique. Le pluralisme se justifie donc pour des raisons qui ne relèvent pas de la dynamique propre de la pensée : le fait est que, même certain, le philosophe reste imparfait, et peut s'égarer. La prudence est de mise, et cette prudence est dictée par la réalité sociale, par l'existence concrète d'erreurs et d'égarements fatals. Par ailleurs, la pensée ne se déploie pas uniquement sous le mode assertif, énonciatif : la dialectique se met en oeuvre par le jeu des arguments et des contrarguments qui, partant de points de vue divers, mettent en évidence la complexité du monde et le caractère paradoxal des notions philosophiques qui sont problématisées dès l’aube de la philosophie grecque. Dès lors, et en raison même de la difficulté humaine à saisir la complexité du monde, la philosophie se fait plurielle et se construit dans une dynamique d'oppositions et de contradictions où le maître se voit à la fois perpétué, contredit et supplanté par l'héritier, et où la fratrie philosophique se disperse au cours des âges.
Dans cette perspective, le pluralisme devient un fait, un donné social qu'il convient de penser autant que d'accepter. Reste cependant à en trouver et dépasser les limites, car au simple constat de la diversité philosophique, nous ramènerions notre quête du savoir au niveau d'une rhétorique. Le vecteur d'unification, qui permet à la communauté philosophique de travailler ensemble reste le langage - langage naturel, issu de la culture - et un langage formel, celui de la logique, qui nous permet de mesurer au même aune les innombrables et divers produits de ses cogitations.
Cette volonté d'universalisation s'exprime aussi dans l'établissement des règles de conduite, et c'est précisément là où, de nos jours, le pluralisme échoue à maintenir la paix sociale. Sans doute est-ce symptomatique d'une carence dans la pensée éthique, domaine où la subjectivité et la certitude dogmatique prennent le pas sur l'esprit critique, en raison même des enjeux et des implications existentielles, mais aussi en raison de l'interférence entre le discours, supposé rationnel, et les intérêts matériels ou symboliques.
Partant de Kant (critique de la raison pratique) Habermas reformule la règle d'universalisation sous-jacente à l'impératif catégorique en le posant, non plus comme examen rationnel, théorique, des conséquences d'un acte positif, mais comme exigence d'une acceptation, par l'ensemble des acteurs impliqués par le comportement discuté, des conséquences de l'interdiction dudit comportement. Cette règle a le mérite de transposer la problématique vers une pragmatique de la discussion, impliquant concrètement, factuellement, les acteurs sociaux. ( note 3 )
Le nœud du problème réside dans l’articulation, dans l’espace public, entre l’éthique, entendu par-là la recherche d’une « vie bonne », et le devoir moral, c'est-à-dire l’établissement de normes socialement acceptées, et de leur confrontation avec le souci de rationalité pragmatique dans l’action, évaluée à l’aune utilitariste d’une maximisation du bien commun et d’une minimisation des coûts. L’éthique de la discussion, en fait une pragmatique morale, repose sur l’affirmation d’une rationalité de l’éthique ou, plus exactement, d’une convergence, constatée à partir de Kohlberg, entre le progrès éthico-moral du sujet et son accès à une conscience rationnelle.
En effet, si les normes éthiques peuvent être formulées
sur une base uniquement rationnelle, ce qui permettrait de faire l’économie
d’une dogmatique reposant sur un instituant métasocial, transcendant
l’histoire humaine, nous pourrions dépasser le pluralisme par le recours
à une éthique de la discussion, c'est-à-dire en formulant
les normes par le biais d’une pratique discursive au cours de laquelle la
norme est instituée sur la base d’une procédure d’universalisation
concrète : celle-ci est formulée par Habermas comme l’exigence
d’une acceptation par toutes les personnes concernées des conséquences
et des effets secondaires qui, de manière prévisible, résultent
de l’observation de la norme. ( note 4 )
Ce qui implique que chaque norme valide doit « pouvoir trouver l’assentiment
de tous les concernés, pour peu que ceux-ci participent à une
discussion pratique ». Cela suppose malgré tout deux préalables
: que toutes les parties soient disposées à une discussion rationnelle
et que, pour qu’elle puisse être menée, un « logos »
commun puisse être adopté. Nous ne faisons pas seulement référence
au langage ou à l’adoption d’un commun accord d’un jeu de langage reposant
de part et d’autre sur les mêmes règles métalinguistiques,
mais aussi à un référentiel commun, d’ordre logique,
permettant de supposer qu’un acte pragmatiquement rationnel pour l’un soit
jugé tel par l’autre.
A cette condition, nous pourrons concevoir une recherche commune de normes permettant de vivre ensemble.
Cependant nous pouvons élaborer deux stratégies apparemment opposées :
La question se posa, sérieusement, de l’humanité des amérindiens (on se réfère ici à la controverse de Valladolid) dont Gines de Sepulveda affirmait, au constat des sacrifices humains, de l’idolâtrie et de la barbarie de leurs mœurs qu’il y a « entre eux et les Espagnols » autant de différence qu’entre « les singes et les hommes » (note 5) mais Todorov prend soin de prendre en compte le regard amérindien sur l’Espagnol qui se présentait, à leurs yeux, comme d’une étrangeté absolue au point que la seule manière d’intégrer l’événement que constituait leur venue fut de le concevoir comme la réalisation d’une prophétie (note 6) , et apparaissant, aux yeux des Mexicains, « comme des êtres symboliquement pauvres, sachant à peine parler et ignorant les dimensions sociales et rituelles de la vie ». On retrouve, dans ce réciproque regard stigmatisant, le paradigme de la « barbarisation » de l’autre dont on relèvera, pour mieux justifier les conquêtes, l’immoralité ou l’incapacité de se plier aux normes communes d’une humanité rationnelle. Certes pour Bartolomé de Las Casas, qui, refusant la mise en esclavage des indiens en défendait l’humanité, l’unicité des humains se fonde sur la Création : l’indien est humain parce que fils de Dieu : les qualités que le dominicain lui trouve sont précisément les vertus chrétiennes « ils sont simples, pacifiques, aimables, humbles, généreux et de tous les descendants d’Adam, sans aucune exception, les plus patients » et surtout « les plus disposés à être amenés à la connaissance de la foi et de son Créateur ». L’universalisme de Las Casas s’avère en conséquence un assimilationnisme. Il n’empêche que la confrontation, destructrice pour les Indiens, nous laisse la trace d’un regard croisé qui donne prise à une relativisation des normes. Est-ce à dire que la « coexistence pacifique » entre deux cultures aux normes antagonistes oblitère toute universalisation de la morale ?
Le relativiste pourrait se contenter des explications ethnographiques des mœurs barbares, qui leur confère une rationalité ou, du moins, une intelligibilité, et les tolérer du fait même qu’ils s’insèrent harmonieusement dans l’économie propre d’une culture : De l’anthropophagie aux mutilations sexuelles, en passant par les mises à mort cruelles ou l’esclavage traditionnel, le catalogue des atrocités exotiques, auquel nous adjoignons, pour faire bonne justice, les nôtres, pourra aisément passer aux pertes et profits d’un relativisme éthique, peut-être utile, voire nécessaire, à l’ethnographe contraint méthodologiquement de suspendre ses propres jugements de valeur, mais en tout cas problématique dès lors qu’il s’agit d’organiser normativement une coexistence dans un monde globalisé et homogénéisé.
L’universalisme reprend pied dans un monde pluraliste par deux voies complémentaires.
L’une est la reconnaissance d’une rationalité commune qui, d’une part, prend la forme hégémoniste du pragmatisme utilitaire, auquel cas la raison prévalente emprunte la forme technico-économique et suppose au préalable que les actes soient déterminés par une connaissance factuelle, objectiviste, du réel et d’autre part se dégage de l’intersubjectivité et du partage d’un méta-langage commun. Quand bien même la langue de l’autre nous serait inconnue, elle n’en est pas moins traduisible dans la mesure où des contraintes matérielles et biologiques aboutissent nécessairement à une appréhension objectiviste du monde permettant, quel que soit notre terreau culturel, la désignation et l’explication d’un monde partagé, et là où la différenciation s’affirme dans le champ symbolique, il reste possible, de manière médiate, par le biais d’une distanciation critique, de rendre compte du processus même de cette différenciation. Ce serait une erreur de croire que, dans la confrontation culturelle, le regard soit unilatéral : Nous sommes l’autre de l’autre, c'est-à-dire que ceux qui nous paraissent étrangers ne se contentent pas passivement d’intérioriser de subir l’empreinte de notre domination sans que leurs propres fondements culturels ne soient remis en question. La radicalisation identitaire, loin d’être la simple affirmation d’une authenticité, est symptomatique au contraire de cette crise et n’aboutit, en réalité, qu’à mettre en évidence l’aliénation : se revendique que ce dont on est aliéné.
L’autre voie serait celle de l’enracinement dans la vie biologique : l’humanité est une dans sa nudité et l’intercompréhension s’avère possible en raison même de ce partage commun d’une corporalité qui, quel que soit l’horizon historique et culturel, oblige à répondre, de manière variée certes, aux mêmes questions : comment survivre, comment se reproduire, et comment assurer la pérennité de notre destin. En clair les modalités de la réponse sociétale ne peuvent épouser qu’un nombre limité de structures de base : sont communs la sexualisation, la nécessité biologique et le rapport ouvrier à une nature transformée et artificialisée. Ce substrat partagé permet une intercompréhension dépassant, par le bas pourrait-on dire, les clivages superstructuraux.
Contrairement à ce qu’une conception communautariste pourrait faire prévaloir, la tolérance ne se réduit pas une simple juxtaposition acritique de normes imperméables l’une à l’autre, mais elle implique le volontarisme du débat, voire d’une confrontation, qui rende compte de l’unicité fondamentale de l’humain. Une telle unicité obligera à une démarcation du tolérable et de l’intolérable non pas en regard de la subjectivité particulière d’un groupe donné, mais en regard de ce double impératif de la raison et de l’éthique que seule une pratique discursive, à la fois intercommunautaire et interne aux communautés, permettra de dégager. Il restera à instituer un espace de discussion, à créer, au sein du corps social, une "zone franche" libérée des enjeux de pouvoir et d'intérêt, au sein duquel les limites du pluralisme "axiologique" pourraient être tracées.
La possibilité même d’une discussion intersubjective, voire d’une confrontation même conflictuelle, démontre la validité théorique de l’universalisme en révélant un espace commun, celui de la discussion/confrontation, d’où se déterminent les polarités. C’est parce que les cultures décrites comme inconciliables partagent le même monde que l’on assiste aux « chocs des civilisations » : la lutte pour la reconnaissance se double d’une rivalité pour la maîtrise des ressources et l’on peut même relever que c’est ce dernier enjeu qui conditionne les luttes identitaires. En effet, le déni des droits économiques se voile de discours inégalitaires et se manifeste par le mépris culturel. Mais cette rivalité économique montre clairement qu’en deçà des différences culturelles, des intérêts communs animent tout être humain : la survie matérielle, qui suppose une maîtrise socialisée des ressources naturelles et des biens économiques, est l’enjeu ultime de tout combat et nous pouvons en conséquence fonder une axiologie, non pas sur une éthique abstraite des droits humains, mais sur la reconnaissance de la légitimité et de la nécessité de la satisfaction des besoins fondamentaux qui, en dépit des différentiations culturelles et sociales de ces besoins, se ramènent à quelques « universaux » - nourriture, logement, vêtement – qui, tout en répondant aux besoins naturels, biologiques, n’en constituent pas moins les fondements matériels de nos cultures.
Aussi la « tolérance », si elle veut être autre chose que le masque bien-pensant des inégalités, s’avère indissociable de la justice, c’est-à-dire d’une répartition socialement acceptée – au prix d’âpres conflits, comme les luttes de classe – des ressources économiques selon une politique que la règle d’or chrétienne, le principe kantien d’universalisation, et le voile rawlsien d’ignorance pourraient permettre de modéliser. Mais force nous est de reconnaître que l’Histoire ne progresse pas selon les modèles abstraits du management éthique et que la réalité sociale se concrétise dans une confrontation sans merci des subjectivités à demi-aveuglées, prisonnières à jamais de cette Caverne dont la philosophie nous délivre à grand peine et au prix d’arrachements douloureux.
P. Deramaix
25 octobre 2001 - version revue le 1er novembre 2001