série philosophie

du tripalium au chagrin

P. Deramaix


On pourra s’interroger, quitte à revenir au Cratyle de Platon, sur la signifiance des étymologies. Quoiqu’il en soit, même sans conférer une origine divine au langage, l’usage historique des mots, leur évolution, et leur polysémie dénote l’intelligence, populaire ou savante, d’un concept. Ce que l’historique du terme " travail " dévoile est l’association étroite de notre labeur quotidien, le travail au sens courant et moderne du terme, avec l’expérience de la contrainte et de la domination. Le tripalium est à l'origine du mot. C'est un instrument à trois pieux, un instrument de torture dit-on. En réalité, le tripalium correspond au travail utilisé dans les fermes : c'est un dispositif de contention utilisé pour aider à la délivrance des animaux, mais il est surtout utile au ferrage, au marquage au fer rouge, ou à des interventions vétérinaires douloureuses... j’imagine volontiers qu’il fut utilisé pour " contenir " les esclaves que l’on fouettait ou punissait.

Vérification faite - le "Dictionnaire historique de la langue française" (aux éditions Robert) s'avère à cet égard un trésor - le tripalium est bien, pour le Romain, et c’est attesté au début du moyen-age un instrument de supplice, dont dérive le terme " travail " désignant l’outil de contention familier aux éleveurs. Le dictionnaire nous rappelle pertinement l'historique et le croisement étymologique avec " trabicula ", petite travée, poutre, désignant un chevalet de torture : (trabiculare signifie " torturer " et " travailler ", au sens, de " faire souffrir "). Et c’est bien dans cette acception que s’utilise en ancien français le terme " travailler " et cela jusqu’au 12e et 13e siècle, et s’applique non seulement aux suppliciés, ou aux femmes en proies aux douleurs de l’enfantement, mais aussi aux agonisants. L’enfantement étant un " travail " non pas parce qu’on y re-produit la vie, mais en raison des douleurs de l’accouchement, au cours duquel sans doute, on devait - si elle était trop forte - immobiliser la mère...

Il s’agit bien d’un sens originel, qui s’affaiblit au cours du temps, et il serait sans doute intéressant d’étudier, documents à l’appui, comment l’usage du terme glisse vers l’acception anodine de notre temps : en 1155, toujours selon ce même dictionnaire, on voit : " se travailler " : produire de grands efforts et par la suite, le courant : " travailler à " : faire tous ses *efforts* pour parvenir à un résultat... l’idée de transformation d’une matière première ne prend le pas sur l’idée de souffrance qu’à partir du 16e siècle moment où le verbe se répend dans le sens " faire un ouvrage " et " rendre plus utilisable " (indiquant qu’un ouvrage intellectuel a été travaillé pour le rendre utile, pour lui conférer une valeur d’usage).

L’association du travail à la souffrance et au châtiment, dans la culture occidentale, est certainement plus ancienne et l’on pourrait s’en référer au texte biblique où, pour avoir voulu goûter au fruit de l'Arbre de la Connaissance, Adam et Eve se voient respectivement condamnés à " produire son pain à la sueur de son front " et " à enfanter dans la douleur ".

Vécu comme destin ou comme volonté, le travail n’est pas sans rapport avec la violence. Mais nous devons garder à l'esprit que le verbe travailler est transitif : le travailleur est, en fait, le tortionnaire. Il exerce une contrainte sur la matière qu'il travaille, comme le policier brutal qui "travaille" le suspect...

Cette contrainte, mise en forme utile, est donc exercée sur quelque chose, à savoir " la physis ". Que cette in-formation aboutisse à une production n’est pas sans nous étonner puisqu’expérience première du travail est agricole : on fouaille la terre pour en tirer un produit, pour permettre la re-production des semences, tout comme on " travaille " (dans tous les sens du terme) la bête en vue de sa reproduction... dominer la physis, ruser avec ses lois, vaincre l’inertie de la matière, lui donner forme et l’insérer dans le cadre intentionnel d’une pro-duction objectivante de ce qui nous est utile, vise, en fin de compte, la conservation et la re-production de soi, à travers la (re)production agricole, artisanale et, par la suite, industrielle.

Le laborare du bas latin signifie effectivement " mettre en valeur, cultiver ", autant que " se donner du mal ", ici encore nous avons l’expérience conjointe de la production de valeur avec la souffrance, vécue ici plutot que donnée, que l’on éprouve en labourant la terre, qui nous résiste. Mais ce labor - travail, en tant qu’effort fourni - désignait à l’origine la charge sous laquelle " on chancelle ", on glisse (labare) devient en ancien français " labeur " qui signifie clairement " affliction, peine, malheur " et au 12e S, un travail pénible, comme celui des champs. On retrouve encore l’idée de souffrance et de contrainte dans le terme " exercice " issu du latin : exercere : poursuivre, chasser, agiter, ne pas laisser au repos. Ce n’est plus la pratique agricole qui semble être en jeu ici, mais bien celle de la chasse, du harcelement du gibier, mais sans doute aussi, celle de l’entrainement à la poursuite (Exercere est formé de ex - et de arcere : contenir, maintenir, ou écarter : laissant transparaître l’arc plutôt quel le tripalium ) et exercer est aussi " mettre à l’épreuve, à la torture " autant que " travailler " ... pour devenir, par la suite, " pratiquer une discipline ", " s’éduquer par exercices appropriés " et enfin " pratiquer une profession ", un métier.

Ainsi, du travail à l’exercice, nous traversons laborieusement des figures de la souffrance productive, souffrance exercée, produite, autant que subie. On aurait pu croire cette conjonction issue des illusions des marquis lexicographes du XVIIIe siècle, divinement enclins aux fantasmes de la cruauté, mais elle trouve sa source dans la réalité vécue du travail, qui dès l’antiquité, s’exerce dans les chaines et les fers de l’esclavage, inscrivant dans l’usage de la langue la mémoire de la domination.

Une chose est toutefois certaine : le travail a doublement partie liée à la re-production : d’une part elle a la production en vue, (production de nourriture) et cherche à maitriser de la re-production (végétale ou animale) et d’autre part, le travail est la condition nécessaire de notre re-production, autant que de notre croissance... Nous aboutissons à un truisme : le travail, dans sa mise en scène originaire, diffère peu de la nutrition animale. Et si nous faisons abstraction de l'apparat culturel dont nous entourons nos besoins physiologiques, on peut affirmer que l'homo sapiens établit une relation symbiotique avec d’autres espèces, qu’il nourrit, entretient et reproduit, pour s’assurer une réserve nutritive stable... comportement de fourmi.

Pour la cigale, la fourmi est chagrine, elle se refuse à prêter... le travail coûte de la peine, au point que les fourmis humaines qui creusaient les galeries dans le sol borain se préparaient à aller, avant l'aube, "au chagrin", c'est à dire "au charbon". Nouvelle association entre le labeur et la peine que confirme notre "dictionnaire historique" : le mot "chagrin" n'est pas sans lien étymologique avec le labour... il viendrait d'un mot allemand (du bas allemand) qui signifierait : refuser le partage des labours... le chagrin serait-il l'attitude maussade de mécontentement du travailleur insatisfait par son sort... ou par la tâche (la servitude) qui lui est assignée ? Pardi, de la tristesse nous passerions subrepticement à la lutte de classes !

Mais nous en sommes pas là, puisque au fond de la mine nous ne pouvons être ailleurs qu'au coeur de la matière, de la physis... et pour cause, l'or noir est ce qui est source d'énergie et que cette énergie consumée se transforme, par la magie de la pro-duction, en matière ouvrée, et en même temps, en ... or, ou du moins en ce que l'or signifie : la valeur. On même aller plus loin encore, puisque le travail est reproduction, et reproduction vitale (du corps, des corps), ou du moins, vise à cet effet... en pensant précisément à l'origine de cet or noir ... végétal fossile, le carbone dont le charbon est constitué est de la même nature que la salade que nous consommons, ou que la vache (que nous dévorons) consomme... du végétal de l'ère carbonifère aux substances organiques dont nous nous nourrissons en cette fin de siècle, il y a une continuité, et cette continuité est la (re)production... et la circulation de l'énergie. C'est dire, dès à présent, que notre pensée du travail a un lien étroit avec la physique et avec l'écologie - la vraie, la science qui étudie les liens entre les vivants et leur milieu physique - tout comme elle aura partie liée avec la pensée du logos, du sens. Nous obligeant à faire appel aux théories de l'information et de la signification.

La production est avant tout pro-duction de valeur, information signifiante d’une matière sans laquelle elle n’aurait, pour nous, aucun *sens*. Mais l’usage du mot " production " liée à l’activité laborieuse, au travail, est relativement récent : 16e siècle, par métonymie, désignant la publication d’une oeuvre. Le terme vient de " producere " : mener en avant, amener, exposer, présenter, mais aussi... développer, faire pousser (un arbre). Ici encore, on revient à l’agriculture et ses labeurs.

Etymologiquement, produire est "conduire en avant", et, de fait, ce verbe est usité en droit, pour "faire apparaitre, présenter une pièce", que l'on invoque pour sa défense, et prend la valeur plus générale de "présenter, faire connaître"... " Ce sens juridique date du 14e siècle, on produit un témoignage, une pièce juridique, pour sa défense, c'est-à-dire qu'on expose une thèse, une parole. Il s’agit de mettre en avant, en évidence, au conduire au jour. Un artiste qui se produit, se présente sur scène et se fait connaitre, il se montre, ostensiblement. La monstration apparait donc comme une composante significative de ce verbe, que l'on trouve en moyen français dans son sens latin, de "mener, guider", et, chez Oresme, dans le sens de "causer, amener, procurer"... le verbe est transitif, ce qui signifie que quelque chose, dans la production, est amené à l'évidence, à la vue d'autrui, une chose qui atteste et témoigne d'une intention, d'une finalité. Mais la production concerne aussi l'être vivant : en parlant de la terre, produire est "porter, offrir, procurer la croissance de" quelque chose qui se montre comme un résultat d'une action, action dont la cause peut être interne au "producteur", comme l'arbre qui produit ses fruits.

Catégorie ancienne, la notion de production qui n'est pas nécessairement associée à l'activité économique au sens moderne du terme : on pourra évoquer la distinction aristotélicienne entre la vie de l'esprit (theoria), la vie sociale (praxis) et la vie économique (poiesis).

Chez Aristote, dont la pensée s'inscrit dans le cadre d'une société esclavagiste, la vie dans la théoria reste la vie parfaite, auquel s'adjoint l'engagement politico-morale dans la cité tandis que la vie de fabrication, de production matérielle, de travail, est dévolu aux animaux, y compris ceux "à pied d'homme" (et Aristote voudrait le laisser, si c’était possible, à des machines). Cependant, Aristote qui confère à sa pensée une dimension pratique et opératoire : l'artisanat, l'activité technique est pour lui source de connaissance. Le même terme "poiésis" se réfère en outre à la création littéraire, à la poétique. C'est dans la proximité sémantique entre ce qui désigne la production littéraire et la production économique que l'on pourra élucider l'essence du travail.

De prime abord on pourrait considérer que la création littéraire ou artistique relève de la "theoria", de la vie de l'esprit, et qu'elle n'a que peu à voir avec la poeisis des esclaves, cependant, Aristote consacre un traité à la poétique dans lequel il expose les techniques de la création.

Platon fait dépendre la poétique de l'ontologie... cherchant la source de la création moins dans la maitrise technicienne (qui relève de la sophistique) que dans l'inspiration où la part divine (theia moira) est déterminante. Ce sera donc au-delà de la raison, en dehors de la poéisis technicienne, que le poète accueillera - comme un don - la révélation de l'essence des choses. La poésie devient donc, dans cette perspective, un dévoilement, une ouverture de la parole à l'être. Ce n'est plus la parole qui désigne l'être, dans sa vérité, c'est à dire dans une relation d'adéquation du dire par rapport à la chose en soi, mais c'est l'être qui émerge dans et par la parole qui se contente, pour ainsi dire, de le mettre au jour, de le manifester dans la pensée. L'artiste, comme le penseur, n'aura d'autre ressource que d'adopter l'attitude contemplative du méditant, ou, pour reprendre les catégories aristotéliciennes, de se livrer à la vie de l'esprit, à la theoria pure.

C'est dans le passage de la théorie à la production (poeisis) que se situe le clivage entre la sophistique et l'essentialisme platonicien. En érigeant la technique, la maitrise rationnelle et conventionnelle du verbe, comme vecteur possible du beau, du vrai ou du savoir, le sophiste entraine la philosophie, et plus généralement la pensée, et les arts dans le champ de cette activité productive assumée par les esclaves... Le philosophe devient un artisan du verbe, l'artiste un artisan de la forme matérielle, un technicien de la communication... la poétique d'Aristote, qui définit et catégorise les formes de la production littéraire relève d'un tel glissement, qui s'avère, il faut le dire, heureux en raison même de l'indissociabilité entre la pro-duction poétique de l'être et la poiésis (au sens économico-technique du terme).

Si nous en revenons à la lecture essentialiste (sous le mode platonicien, ou sous le mode heideggerien) de l'art, nous relevons comment la poéisis est vécue comme une éclosion de quelque chose qui préexistait, soit dans le champ théologique (des Idées) soit dans le champ ontologique (de l'Etre), ce qui, soit dit en passant, revient à rechercher une causalité nécessaire (d'ordre transcendant ou immanent selon les cas) à toute pro-duction. L'art se fera imitation de la nature, sous le modèle du bourgeonnement, de la croissance, de la germination...

Même dans notre perspective matérialiste moderne, on peut trouver un fondement à cette métaphysique si l'on pense la poéisis comme auto-poéisis : auto-production de l'être. C'est précisément ainsi que les systémiciens actuels décrivent le vivant : une machine autopoiétique, une machine capable de se produire lui-même. Et comment fait-elle cette machine : en absorbant et assimilant de la matière première et lui conférant une structure se manifestant comme morphologie... cette structure n'est pas alétoire, sa forme est, sur le plan ontogénétique, déterminée par le "code génétique". Etablir une relation d'homologie significative entre une structure moléculaire, celle de l'ADN et la structure moléculaire des protéines fut la grande découverte biologique du XXe S, mais au-delà de cette homologie, il y a aussi celle, plus globale, entre le génotype et le phénotype, entre l'ensemble du génome et la structure morphologique visible, fonctionnelle de l'organisme. Former un organisme demande de l'énergie, qui, de proche en proche, nous ramène à l'énergie lumineuse émise par le soleil (transformée en énergie chimique par la photosynthèse).

La vie est donc une auto-production d'une forme signifiante. L'organisme vivant signifie (de manière complexe, non linéaire, avec des opérations de transcodage, mais aussi d'occultation, de répression et quelques erreurs de transcription sans doute) le code génétique, qui - et c'est là la caractéristique du vivant - fait précisément partie de cet organisme... l'ouverture de cette boucle étant assurée par la filiation, par la reproduction, au cours duquel le milieu, par le jeu combiné du hasard (mutations, accidents...) et de la nécessité (la sélection) inscrit le vivant dans un devenir historique, dans la phylogenèse, dans l'évolution.

Définir la vie comme une production d'un signifié nous permettra donc de comprendre le sens du travail comme fonction vitale. Le travail est donc une production, une poiesis, et l'artiste (ou l'artisan, ou l'ouvrier) est celui qui use d'énergie pour donner forme à l'informel, conférer une forme signifiante à une partie de son environnement.

Toute production de signifiant relève du travail. Entendons par cela qu'il requiert de l'énergie, dans la mesure où la poéisis consistant à donner forme à l'informel, à transformer un in-signifiant en quelque chose qui a sens pour nous, et renvoie, soit à une intention soit à une finalité, c'est à dire à une valeur d'usage requiert, en raison des lois de la thermodynamique, une dépense énergétique, et par là, suppose une usure du corps, usure que le repos et l'alimentation répareront, pour un temps seulement.

Si toute production de sens (ou d'un signifiant) requiert du travail, on peut se demander si tout travail est, en soi, signifiant. Il y a t-il un travail insensé ? Le sens est ce qui lie le signifiant au signifié, un travail insensé serait in-signifiant, c'est à dire qu'il ne signifierait rien ni pour le travailleur ni pour quiconque et serait une dépense d'énergie en pure perte.

Nous devrons, pour cerner au plus près ce rapport entre le travail et le sens, chercher précisément ce que signifie signifier. Lorsque je parle ou j'écris, j'use de signifiants, qui peuvent être physiquement (graphismes, sons, code binaire) divers tout se référant à la même notion. Le mot nous renvoie à un au-delà du mot, un objet, s'il existe, ou à une notion (qui n'est en fait qu'un état cérébral que le langage permet de traduire en discours et éventuellement induit par l'évocation - acte mental - d'un objet concret), le mot, comme objet physique, fonctionne ainsi comme indicateur.

Ce qui est important dans notre réflexion se trouve être la relation induite d'un objet à l'autre, d'un étant à un autre étant qui pourrait fort bien n'exister que comme "état mental" (discours ou vécu intérieur, subjectif) ou "état cérébral" (l'aspect objectivable d'un état physiologique du cerveau). Or on peut trouver, dans la nature, des choses qui "signifient" pour nous et qui se détachent de l'horizon indifférencié....

Notre mineur qui va "au chagrin" cherche dans le roc un minerai "signifiant", qui prend de l'importance en fonction de l'usage dont il fait l'objet. La signification renvoie donc, dans le cas d'un étant naturel, à son usage humain, à son utilité. Il y a d'innombrables objets existants, objectivement, dont nous percevons une petite partie, et qui ne "signifient" rien pour moi : je n'en ai pas (pour l'instant) l'usage et ils n'ont aucune importance à mes yeux. A peine entreapercus, je les oublie.... mais dans ce monde qui m'entoure (le monde étant l'ensemble des choses perçues ou perceptibles aujourd'hui, ce qui ne correspond pas à la totalité de la physis), les objets signifiants pour moi sont ceux qui, d'une manière ou de l'autre, importent à mon corps, à ma conservation.

A vrai dire, comme homo sapiens est très évolué, un peu près tout ce qui lui est (potentiellement) perceptible prend sens, mais pour la grenouille, par exemple, (et pour autant que l'on puisse imaginer l'effet que cela fait d'être une grenouille), le monde signifiant se réduit a deux milieux, aquatique et aérien, au sein desquels évoluent des taches mobiles... il ne perçoit pas grand chose d'autre, sinon les insectes susceptibles de servir de nourriture et des masses énormes, zones sombres, qui peuvent être le ...héron, ou tout autre prédateur. Etre dévoré (ou détruit) ou dévorer, tel est le rapport originaire que nous établissons - êtres vivants - avec la physis. Le monde qui signifie pour nous est donc celui-ci : des objets utiles ou menaçants... tout le travail consistera, pour l'organisme, à distinguer ces objets et à s'approprier des objets utiles, et éviter les menaçants. Le reste est ruse, sophistication, résultant de la co-évolution de l'organisme et de son milieu (les proies et prédateurs).

La production de sens sera, en premier lieu, la distinction d'un "monde" structuré, devenu signifiant par rapport aux besoins de notre corps. La signifiance se trouve en relation étroite, dans notre perspective, avec l'effectivité : tout signifiant agit, par sa présence comme réalité physique sur son environnement, qui, modifié par lui, le "perçoit", est agi. Ainsi nous sommes agis par le monde, autant que nous agissons sur ce monde. Agir sur le monde, c'est lui donner sens et lui donner forme : nous créons dans le monde des signifiances qui peuvent être désignées par l'expression "valeurs d'usage".

Extraire le charbon du sol, c'est lui donner sens comme combustible utilisable parce que extrait du sol : le travail du mineur informe ainsi, en séparant ce que la nature a - par le seul jeu des forces physiques - mêlé dans l'indifférencié de la matière première.

L'information (la production de sens) est encore plus évidente lorsqu'on pense à la production d'objets artisanaux : le bois taillé, en meuble, en table, prend un sens qui correspond au projet de l'artisan, projet qui peut s'exprimer sous la forme d'un discours (représenté peut-être visuellement par un plan coté). L'information contenue dans ce discours (le plan coté) est traduite en un objet ouvré, qui, acquiert une valeur-travail correspondant à la quantité d'information produite par l'artisan.

Dans la mesure où le travail consiste précisément, par définition, à produire cette valeur d'usage, on peut affirmer que tout travail est producteur de sens et a donc un sens, sinon pour le travailleur du moins pour celui qui en utilise le produit. La valeur du travail sera donc lié à son sens. Toute la théorie économique de la valeur consistera en fin de compte à quantifier ce "sens", on parlera tour à tour de valeur-travail, de valeur marchande, de valeur d'usage... qui ne coincideront pas nécessairement. L'important est de se rendre compte du lien qui existe entre l'information et le travail, que le travail consiste à produire du sens, de l'information, et que cette production est quantifiable. Cependant, si la valeur peut être mesurée à l'aune de l'énergie dépensée par le travailleur, la valeur d'usage, quant à elle, est évaluée à l'aune du prix consenti par l'utilisateur, prix déterminé par les automatismes du marché (on parlera de valeur marchande) dans lequel, si l'on admet la théorie marginaliste de la valeur, une marge peut subister entre la valeur-travail, au sens strict du terme, la valeur marchande déduite des seules lois de l'offre et de la demande et la valeur d'usage proprement dite, dans lequel intervient éventuellement un facteur symbolique, qui ne pourra être élucidé qu'à travers une pensée de la signification. C'est parce que un bien a une valeur signifiante de l'ordre du symbolique qu'il peut acquérir une valeur d'usage excédent - et parfois très largement - sa valeur-travail ou sa valeur marchande. Pensons au coût affectif du dépôt d'un souvenir de famille au mont-de-piété, où l'objet est ramené au plus bas prix correspondant à peine à sa valeur-travail, et pensons aussi à la cote, faramineuse parfois, des objets ayant appartenu à telle célébrité. Mais la valeur marchande et la valeur d'usage renvoient in fine à la valeur travail, celui du travail consenti par l'acheteur pour pouvoir acquérir l'objet, ou le travail imposé à l'orpailleur pour extraire l'or qui servira (même par la médiation de la monnaie-papier) de moyen d'échange.

Pour éclairer brièvement la source physique de la valeur-travail, je renvoie à la formulation de la seconde loi de la thermodynamique et à la théorie mathématique de l'information (Shannon) pour relever l'analogie structurale qu'il y a entre l'entropie (production spontanée d'entropie dans un système fermé et la perte d'information, l'établissement d'un désordre) et la néguentropie (production non spontanée, parce que requérant de l'énergie, d'information par l'établissement d'une structure, d'un ordre, signifiant) en oeuvre dans la production d'information. Ces formulations mathématiques, tout à fait semblables, montrent en fin de compte qu'un lien existe entre l'ordre et le désordre, entre le travail et le non-travail, entre le sens et le non sens, entre la vie (autopoeisis d'une structure) et la mort : ce lien est l'énergie, la quantité d'énergie nécessaire pour produire une quantité donnée d'information. On sait précisément que l'information est quantifiable, l'unité "le bit" correspondant à la dualité "métaphysique" entre l'être et le non-être (1 ou 0) et l'on sait que tout discours est réductible à une succession d'informations binaires (de bits).

Considérons maintenant ce qu'est in-former : une information étant d’autant plus intéressante qu’elle diminue davantage le nombre de possibilités ultérieures. Elle consiste à passer de l'indéterminé, de l'aléatoire, au certain, et pour ce faire, on est conduit à sérier les possibles. L'information est une réduction des possibles, à la manière d'une clé dichotomique, jusqu'à une opposition binaire entre l'être et le néant. Mathématiquement, on est amené, je cite J. Hebenstreit, " à définir la quantité d’information comme une fonction croissante de N/n où N est le nombre d’événements possibles et n le sous-ensemble désigné par l’information. Pour conférer à la quantité d’information les propriétés des grandeurs mesurables (définition de l’égalité et du sens de l’inégalité et définition de l’addition), on a posé par définition : quantité d'information = I = k.lg(N/n) où k est une constante qui dépend du choix de l’unité. En prenant comme unité de quantité d’information (encore appelée « logon ») celle qui réduit l’incertitude de moitié (n = N/2), on a k = 1/lg 2. Pour simplifier les formules, il est commode d’utiliser les logarithmes de base 2, ce qui donne finalement : I = lg de base 2 (N/n), où I est exprimé en logons " (Théorie de l'information, in Encyclopaedia Universalis). Or si nous tenons compte de l'interprétation statistique de la thermodynamique, nous avons le même type de relations : une diminution d'entropie (donc une augmentation de l'enthalpie, un apport énergétique) revient aussi à réduire l'indétermination d'un système (clos), à réduire le champ des possibles.

Dans l'article "énergie", in Encyclopaedia Universalis, on lit sous la plume de J. Bok : "L’état macroscopique qui est le plus probable est celui qui correspond au nombre maximal Y [omega, dans le texte original] de configurations microscopiques possibles. On définit l’entropie comme S = k.lg Y, où k est une constante. Un système isolé évolue donc vers l’état d’entropie maximal. L’entropie est, en quelque sorte, une mesure de l’état de désordre microscopique d’un système. La chaleur étant une forme désordonnée d’énergie, il est plus facile de transformer du travail en chaleur que l’inverse."

Tout travail, comme apport d'énergie dans un système, peut être en conséquence pensé comme réduction des possibles, un apport d'information, une structuration signifiante de la physis. La quantification de l'information conférée à un système se ramène à la quantification négative de l'entropie et, finalement, à la quantification de l'énergie nécessaire pour structurer ce système.

Un lien étroit existe donc entre le logos et la physis : le travail étant l'insertion du logos dans la physis, insertion qui requiert de l'énergie vitale, que nous puisons dans la physis sous forme de nourriture et d'énergie solaire ; mais cette énergie solaire, la lumière, qu'est-elle en fin de compte sinon un champ électromagnétique, une fonction d'onde exprimant une énergie pure. L'identité entre la matière et énergie, que Einstein a mis en évidence, nous oblige à concevoir le réel comme une unité dynamique, dépassant ainsi la tenace illusion dualiste. Ce monisme ne permet pas cependant d'oblitérer le caractère dynamique et dialectique de l'Etre.

L'Etre qui sous-tend le monde est mouvant, inséré dans le temps, et en perpétuelle transformation : l'energie se manifeste comme matière. Se manifester : l'apparaître, le phénomène, n'est qu'à la mesure d'une perception, c'est à dire d'une interaction. En fait, nous devrions ici interroger le physicien et tout particulièrement celui qui s'occupe de théorie quantique, pour comprendre que ce qui est considéré, par nos sens et à notre échelle, comme matière relève de l'énergie, d'un champ structuré à la faveur d'interactions entre diverses forces, encore imparfaitement décrites et comprises, et relativement peu expérimentées. Ces structures de l'univers n'apparaissent à notre regard qu'à la faveur d'une relation, d'une interaction experimentale, d'un contact entre notre corps (lui-même partie prenante de cette physis indifférenciée) et l'objet de notre investigation. Et puisque nous sommes ici au coeur de la matière, une veine s'ouvre à nos yeux que nous pourrions, ou du moins les mineurs armés des outils conceptuels et mathématiques adéquats exploiter, à condition de s'aider de la technique expérimentale.

De mon chef, je me contenterai d'une simple conjecture : l'atomisme logique permet de quantifier l'information, de la présenter comme une suite de données binaires. En admettant que tout processus physique peut être décrit comme un mécanisme, un jeu de forces et pourrait être dès lors décrit comme un algorithme... dans quelle mesure à un atomisme logique pourrait correspondre un atomisme physique (d'ordre conceptuel) dans lequel une "unité de matière" ramenée à une unité binaire entre l'être et le néant. Ce qui nous permettrait (du moins conceptuellement et peut-être dans un avenir concret, expérimentalement) à passer continument du logos à la physis et de la physis au logos en identifiant la matière (l'énergie) au logos. Si la conjecture se confirme expérimentalement, il serait concevable de *créer* de la physis à partir du logos.

Mais en attendant ce "savoir absolu" et le règne sans partage du Concept, nous sommes contraints de vivre au coeur de la physis, enracinés en elle, et dépendants d'elle. Le travail - transformation énergie-matière - est, pour les organismes vivants que nous sommes - une fonction naturelle, aussi naturelle que la production quotidienne de déchets ou l'absorbtion de nourriture... c'est dire que le travail humain n'est rien d'autre qu'une sophistication de ces fonctions qui sont médiatisées en fin de compte par la technique, produit de la transformation structurante de la matière. Il n'y a pas d'opposition entre la nature et l'artifice (c'est en cela que les idéologues de l'écologisme fondamentaliste, essentialistes de la nature, s'égarent) : il est dans la nature de l'être humain (et même de certains animaux ) de transformer leur environnement, de produire de l'artifice, d'insérer du sens, du logos dans la matière. C'est le mode de survie organique et matériel de homo sapiens, mode qui dépasse l'opposition aristotélicienne (idéologie d'une société esclavagiste) entre l'activité théoriquie (production du logos) et activité poétique (production d'artefacts), car l'artefact est du discours et le discours (texte, sons, musique, gestes...) est un artefact. Le travail est donc, simplement, la condition de la vie humaine, le mode de vivre de homo sapiens, une nécessité.

Une nécessité, qui, il est vrai, nous coûte : la peine du travail, la peine originaire, résulte simplement du cout énergétique que requiert la transformation (information) de la matière première. C'est la conséquence de la confrontation - interaction physique - avec la matière... mais dans lequel nous sommes gagnants, puisque, tant que le Soleil nous illumine et que nous préservons notre environnement physique et maintenons ses ressources naturelles en quantité suffisantes, nous parvenons non seulement à re-produire notre force de travail, mais aussi à croître et à nous multiplier... Souffrance ? Oui, mais la souffrance dont il est question ici, (et que je distingue de celle due à la violence institutionnalisée des rapports sociaux de travail, de production) est constitutive de la vie, en tout cas, constitutive de la conscience distale qui est, originairement, une conscience de la séparation et qui se traduit dès la naissance par les pleurs du nourrisson, déjà nostalgique de la vie utérine, en quête désespérée du Sein maternel.... séparation irréductible du sujet et de l'objet, bref, la conscience malheureuse.

Un philosophe de mes amis m'affirmait, il y a peu, que lorsqu'il s'apprêtait à accomplir sa tâche de philosophe, qui est, dans son cas, éveiller les jeunes à la conscience de soi, il allait, tel le mineur, "au chagrin". Je lui donne triplement raison.

D'abord parce que le philosophe ne peut se passer du mineur. Le mineur extrait du sol ce qui est nécessaire à la survie corporelle : les sources d'énergie, les matériaux de construction, etc... et si ce n'est pas le mineur qui travaille pour toi (pour nous tous, en fait) c'est le paysan, qui va au labour ou l'ouvrier (l'opérateur comme on dit) qui va à la chaine. Si le philosophe - comme tout travailleur intellectuel - ne peut se passer du travail physique, c'est simplement parce qu'il pense avec son cerveau, qui, on le sait, est un tas de viande graisseuse et que cette viande doit être nourrie et oxygénée.... Pour pouvoir philosopher, il faut aussi "aller au chagrin" et si ce n'est le philosophe ne descend pas lui-même sous terre, un ouvrier, que ce soit dans le Nord de la France ou à Bogota, s'y rend pour lui. Et comme il sait qu'il ne peut philosopher sans le charbon du mineur ou le blé du laboureur, il se met au service de ceux qui y vont...au chagrin... et le meilleur service que peut rendre un philosophe à ceux qui oeuvrent dans la caverne est de leur enseigner à forger eux-mêmes les mots, les idées, les discours qui leur permettront de comprendre et de transformer le monde. Hormi ceux induits par les structures sociales et donc, par l'idéologie légitimant la division sociale du travail, il n'y a pas d'antagonisme entre le travail manuel et le travail intellectuel : tous deux sont production de sens. Ce qui m'amène à conclure qu'un concept, un discours, a une valeur-travail, une valeur-marchande et une valeur d'usage.

Ensuite parce que aller au chagrin c'est se colleter avec la physis et l'on ne peut comprendre le monde sans interagir avec lui, et par là, l'informer, le transformer. Et ce monde n'est pas seulement celui des mots, mais aussi la matière elle-même, et ce qui relève de l'ordre du sensible... la philosophie ne peut se passer de science et de technique. L'une et l'autre se nourrissent dans une relation interdisciplinaire. Bien plus, je dirais volontiers que nous devons, de nos jours, agir comme les Grecs, c'est à dire penser le savoir philosophique en étroite corrélation avec le savoir factuel sur la physis.

Enfin parce que philosopher c'est extraire de l'indifférencié de l'Etre, les phénomènes (c'est le travail de perception structurante, celui du physicien - nous sommes tous "physiciens"), forger les signifiants, les mots, qui les désignent, produire les discours qui donnent sens au monde et permettent de le transformer. Philosopher, c'est pénétrer dans l'antre de la caverne... pour y extraire l'énergie de notre volonté, le métal de notre savoir et l'or de la sagesse qui nous permettront, un jour, de nous libérer de notre chagrin.

mars 1998


© P. Deramaix
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