"Prend soin de ma parole qui dit quels sont les seuls chemins de recherche pour penser : l'un dit qu'il est et qu'il n'est pas possible de ne pas être ; c'est la voie de Peitho (car elle suit Aletheia) ; l'autre dit qu'il n'est pas et qu'il ne doit pas être; ce chemin, je te l'indique, est un chemin inaccessible, car tu ne pourrais ni connaître ce qui n'est pas (c'est en effet impossible) ni l'indiquer par parole et par signes".L'avertissement que nous adresse Parménide (note 1) est suivi d'un autre dans le fragment 6 :
"il faut dire et penser l'être, car il y a l'être alors que le néant n'est pas. Je t'exhorte à méditer ces choses. D'abord en effet , contre ce chemin de recherche, je te mets en garde, ensuite contre cet autre, en lequel s'égarent les mortels qui ne savent rien, doubles têtes; car l'embarras qui est dans leurs poitrines dirige une pensée errante ; ils se laissent aller à la fois sourds et aveugles, stupéfaits, races sans discernement, qui ont tenu le venir à l'être et le ne pas être comme étant le même et pas le même; leur voie va et revient sur ses pas."
Pensée de l'être, la philosophie nous met en garde contre deux égarements : d'une part elle avertit que le néant n'est pas dicible, aucune parole, aucune pensée ne peut le mettre au jour; d'autre part l'Eléate nous met en garde contre cette troisième voie où les mortels "se laissent aller à la fois sourds et aveugles", car ils " ont tenu le venir à l'être et le ne pas être comme étant le même et pas le même ". Phrase énigmatique dont l'interprétation la plus courante est le refus du philosophe de se laisser guider par l'opinion.
Selon Couloubaritsis (note 2), deux principaux types d'interprétation de la voie de la Doxa se dédoublent à leur tour en deux perspectives différentes. Le chemin de la Doxa apparaît d'abord "comme une sorte de variante du chemin du non-être, marqué tantôt par le signe de la fausseté et de l'illusion", tantôt par "le signe plus positif, presque platonicien, de la vraisemblance". Selon la seconde interprétation, le chemin de la Doxa est signifié par le lien nécessaire entre l'être et le paraître : l'avertissement parménidien nous exhorte à garder en l'esprit la différence ontologique entre le phénomène et l'être. Ou bien, le chemin de la Doxa est la conscience du devenir, mélange d'être et de non-être, considérée par Parménide - peut-être contre Héraclite - comme illusion.
Ainsi - et pour autant que nous considérons Parménide comme le fondement de la pensée philosophique - la philosophie est pensée de l'être, questionnement du réel en vue de dégager l'être sous les apparences et méditation sur l'essence des choses. Ainsi la philosophie s'écarte radicalement de l'opinion, fondée sur l'apparence, l'illusion, le partage irréfléchi et non critique des préjugés, elle se construit sur un substrat de certitude. C'est dire que tout questionnement philosophique ne peut reposer que sur un doute : qu'est ce qui fonde et légitimise mon savoir? Qu'est-ce qui ne peut être remis en question, quel est le noyau irréductible de la vérité philosophique? Vérité philosophique... A vrai dire l'expression apparaît comme une tautologie, par essence, la philosophie est discours-vrai, encore faut-il s'entendre sur ce qu'est le vrai, la vérité.
Il paraît vain, ici, de parcourir d'une manière systématique les diverses figures de la vérité qui émergent dans l'histoire de la philosophie. Qu'elle soit une incessante progression dialectique vers un mieux-savoir ou au contraire, tentative sans cesse renouvelée et vaine de résister à l'effacement du savoir originaire, la philosophie reste essentiellement discours sur la vérité ou plus exactement quête d'un rapport de l'homme au monde que l'on a qualifié d'authentique. La philosophie entend dire le vrai sur l'homme et le monde, sur nos rapports au monde, de manière à en manifester l'être à travers la parole et l'acte. Lorsque nous considérons les diverses figures de la vérité, en philosophie, nous constatons que la pensée du vrai est solidaire d'une pensée des rapports entre l'homme et le monde. La question qui s'ouvre à nous est la place de l'homme dans la construction du discours vrai. Si la pensée grecque considère l'humain comme une partie intégrante de la physis, la pensée médiévale tend à le considérer comme simple créature. La recherche du vrai prendrait la forme d'une herméneutique du cosmos qui chercherait à déceler dans le livre du monde la langue et la pensée divines. La modernité confère, elle, une place centrale au sujet qui d'interprétateur d'un savoir préexistant devient la source même du vrai. Notre propos sera ici d'évoquer ces figures plurielles de la vérité, partant de la lecture heideggerienne des présocratiques et aboutissant à cette révolution philosophique opérée par Kant.
Parménide :
"le même, en effet, est aussi bien penser qu'être". ( trad. L. Couloubaritsis)
"le Même, en vérité, est à la fois penser et être." (trad. Heidegger)
La pensée originelle de l'être identifie - dans le Même - l'être "avec l'entendre perceptif de l'être" (note 3) . Aussi bien qu'être et penser est le même... assertion énigmatique de Parménide qui semble montrer que toute parole (logos) en tant que dictée par la pensée entretient un rapport étroit avec le fondement de toute choses.
Penser la vérité est avant tout penser une relation. Que disons nous lorsque nous affirmons d'une assertion "c'est la vérité" ? Nous effectuons une double désignation. Designation de l'assertion, de la pensée comme relevant de la vérité et désignation du vrai, de la vérité : comme référent de toute pensée-juste, que nous renvoie nécessairement à un ailleurs.
Car que disons nous d'une assertion lorsque nous affirmons sa véracité? Il y a dans ces simples mots " c'est vrai " toute une distance implicitement contenue dans "c'" et qui à travers l'assertion qu'elle désigne nous renvoie au réel. Nous portons un jugement sur l'assertion en lui conférant une qualité particulière qui le lie au réel. La véracité semble vouloir couvrir la distance apparemment infranchissable entre le dire et l'être, entre la parole et la chose, entre le logos et l'être, mais, par ce faire, elle la montre dans la mesure où cette distance trouve son origine dans le jugement même que nous portons sur la relation entre le logos et l'être. Le jugement d'adéquation contenu dans le concept de vérité est pour Heidegger une transformation aristotélicienne du concept de vérité, une transformation tardive qui suppose d'ore et déjà acquise la différenciation entre l'être et l'étant, la séparation entre un sujet, être présent, mais contemplant, observant, saisissant le monde et la physis - une totalité des étants - qui se laisse manipuler, conceptualiser, posséder. La vérité conçue comme adéquation de la représentation à la chose représentée ne peut apparaître que dans un monde où l'être s'est effacé sous le concept et où l'étant apparaît comme phénomène voilant la chose-en-soi.
Le sens originaire de vérité est, pour Heidegger, tout autre : elle est com-préhension immédiate de l'être. Heidegger ne formule pas en ces termes le sens parménidien de la vérité. La parole originaire est "le Même, en vérité, est aussi bien penser et être": identification entre la pensée et l'être. La vérité, à l'aube de la pensée, ne peut plus se concevoir comme telle, puisque toute conceptualisation suppose au préalable une distanciation : abstraction de la pensée qui permet l'autonomie réciproque du logos et de l'être. Or la pensée originaire ne différentie nullement le logos (ou la pensée) à l'être. Qu'est donc la vérité en ce moment primordial de la pensée?
Heidegger rappelle le mot d'Aristote sur les premiers philosophes contraints par l'être à l'investigation, "forcés par la vérité elle-même" et cette investigation est, pour Aristote, "philosopher sur la vérité" (note 4) ou bien, "faire voir par monstration le regard sur la vérité et dans ses parages". La philosophie devient donc science de la vérité. Mais elle est aussi caractérisée, continue Heidegger, "comme science qui considère l'étant en tant qu'étant , c'est-à-dire quant à son être".
Heidegger refuse de voir en cette investigation sur la vérité une quelconque théorie de la connaissance : il ne s'agit pas pour le philosophe de déterminer simplement les critères de l'exactitude factuelle. Son ambition n'est pas épistémologique, elle est métaphysique : c'est à un questionnement de l'être qu'il se livre.
En introduisant la problématique de la vérité dans le champ métaphysique, nous nous écartons de la pensée de la vérité comme simple adéquation de la représentation à ce que la conscience désigne comme objet. Bien plus, nous nous obligeons à réinterroger ce rapport que nous entretenons avec les étants, cherchant la vérité non plus dans la correspondance entre le dit et la chose, entre l'énoncé et le réel pour investiger, au delà des phénomènes, la vérité de l'être, c'est-à-dire son surgissement dans le monde. La quête essentielle à laquelle nous nous livrons ainsi n'est autre que celle du vrai. Il s'agit pour Heidegger de définir, non pas ce qui est vrai, ni les conditions, somme toute extérieures à la pensée métaphysique, du dire-vrai (ces conditions relèvent de la logique, donc d'une pensée conceptuelle où le logos, considéré en lui-même, s'autonomise par rapport à l'être) mais l'essence de la vérité. Or cet être-de-la-vérité doit être, pour Heidegger, décelée dans le rapport particulier qu'elle entretien avec l'être, rapport que le terme grec Aletheia explicite, pour peu que l'on soit attentif à son étymologie : il s'agit d'un dé-voilement. Si nous revenons à la pensée aristotélicienne de la vérité, considérée comme une adéquation entre un dit et un ce-dont-il-est-dit, rapport d'homologie, de superposition possible, entre un énoncé et un étant désigné dans l'énonciation : que constatons-nous lorsque nous formulons une assertion tenue pour vraie? L'énoncé nous dit quelque chose sur l'être. Dire, par exemple, "le tableau est noir" et affirmer que cet énoncé est vrai, revient à dire que l'énoncé ci-dessus nous dévoile quelque chose sur l'être du tableau, une de ses qualités sensibles qui est d'absorber la plus grande partie du spectre solaire. L'énoncé dé-voile, c'est-à-dire qu'elle nous sort de l'ignorance par rapport à l'être du tableau. Avant de formuler cet énoncé, et de le tenir pour vrai, quitte à le vérifier par tout moyen concret possible, nous ne savions rien de la couleur du tableau... Dévoilement. Tel est le mot clé de la pensée heideggerienne de la vérité. La vérité devient donc "l'être-dévoilant de l'énoncé", elle se présente comme une caractéristique de l'énoncé qui lui confère une fonction révélatrice. Ce qui fait dire à Heidegger : " l'énoncé est vrai signifie : il dévoile l'étant en lui-même ". Ce qui nous éloigne d'un simple rapport d'adéquation.
Mais la vérité comme dévoilement nous confirme-t-il comme sujet? Ou au contraire, cette démarche aboutit-elle à une dissolution de soi? En faisant de la vérité le résultat d'une expérience immédiate, concevons-nous le processus de connaissance comme une intuition pure, dégagée de toute rationalisation critique? A vrai dire, l'assertion parménidienne du fragment 3 pourrait nous faire aboutir à cette conclusion. La pensée originaire est saisie immédiate, totale, du réel rendue possible par une proximité de l'être dont le retrait n'est pas encore entamé. Mais concevoir la pensée-vraie comme une conscience immédiate de la réalité pourrait nous conduire à une conclusion discutable qui consiste à dénier toute autonomie réciproque du sujet et du réel.
Le vrai se manifeste pourtant dans, et par, une relation. En l'occurrence, le dévoilement implique un rapport entre le sujet - qui énonce et dévoile - et le réel. C'est l'énoncé qui préside à ce dévoilement, mais c'est le sujet qui accède à la connaissance du réel à travers l'énoncé et la vérification dont les modalités sont définies par la théorie de la connaissance. Connaissance immédiate à l'origine? Identifiant l'être à la pensée et cette dernière au logos, Heidegger semble abonder en ce sens.
Com-préhension immédiate de l'être : la vérité nous apparaît comme un rapport vécu existentiellement entre le Dasein et l'être. Elle est présente, comme dévoilement, dès que le Dasein pense, pourvu qu'il pense selon le mode originaire , "grec", du penser. Le logos originaire est désignation des étants : désignation vraie qui dévoile l'être des étants. Le terme com-préhension que j'utilise dénote deux caractères du penser-vrai: celui de la réciprocité, exprimée par le préfixe com - et celui de la "préhension". Heidegger semble penser l'être comme le pôle actif de la connaissance: l'être émerge au Dasein qui s'ouvre, accueille, et reçoit. En cela, Heidegger semble conférer au Dasein un rôle purement passif :
"nous et toutes nos représentations adéquates, ne serions rien et ne pourrions même pas présupposer qu'il y ait déjà quelque chose de manifeste à quoi nous conformer, si l'éclosion de l'étant ne nous avait pas déjà exposés en cette éclaircie où tout étant vient se tenir pour nous, et à partir de laquelle tout étant se retire". (note 5)L'émergence du Dasein à la vérité, comme présence et éclosion de l'être, n'est possible que dans l'acceptation consciente du monde. Toute saisie active, d'ordre manipulatoire, interpose un voile qui nous sépare de l'être et l'efface de notre regard. Ce retrait - que Heidegger juge inévitable - aboutit à une séparation irréversible. En est la conséquence, l'oubli de la différence ontologique, qui nous amène à confondre l'étant phénoménal, ou pire encore, le concept, et l'être. Heidegger attribue à la pensée technicienne et conceptuelle (qui naît chez Aristote et Platon) la responsabilité de cet effacement de l'Etre. La pensée-vraie est, si nous suivons le cheminement heideggerien, contemplation. On s'aperçoit que, dans sa démonstration, Heidegger ne pense pas le Dasein comme sujet ou plutôt, il considère que toute tentative du sujet de reconstruire activement - à travers la représentation - le monde conduit à un voilement de l'être.
Reste à savoir si laisser à l'être toute l'initiative dans l'émergence de la vérité, au sein de la conscience humaine conduit à interdire à ce dernier d'agir efficacement dans le monde concret.
Nous avons vu que la définition traditionnelle de la vérité nous ramène au face-à-face du sujet et de l'objet : la vérité réside dans la fidélité d'une représentation, elle est adéquation entre la chose et ce qu'il en est dit, entre le signifié et le signifiant, entre la pensée et l'être. Cette identification - primordiale dans l'histoire de la philosophie - de la pensée à l'être nous mène tout naturellement à une pensée de la vérité comme être. Pour cela nous devrons ici retourner à Heidegger afin d'examiner dans quelle mesure le Dasein heideggerien garde son autonomie.
Partant de la problématique de l'authenticité d'un matériau tel que l'or, Heidegger nous renvoie à la confrontation entre l'apparence de l'or, que pourrait prendre un cuivre doré, et la réalité de l'or vrai. L'authenticité de l'or ne réside pourtant pas seulement dans sa réalité matérielle. Le cuivre doré, qui se donne pour tel, est tout aussi authentique que l'or fin. C'est donc par rapport à un jugement, une attente, une représentation que la vérité de l'or, qui se présente à nous comme étant, se révèle. En disant, ce bijou est d'or vrai, c'est dire que, ayant soumis l'étant (le bijou) à un processus de vérification et de comparaison, nous constatons que sa matière correspond réellement à ce qui en est dit. Nous ne dirions pas d'une copie, donnée pour telle, d'un Magritte, "ce tableau est un vrai Magritte", mais bien "c'est vraiment une copie de Magritte". La question de la vérité nous mène à nous interroger sur les rapports que nous entretenons avec les choses, pour constater que la vérité se décèle là où il y a concordance. Concordance entre un jugement et ce dont il est jugé.
"Un énoncé est vrai lorsque ce qu'il signifie et exprime se trouve en accord avec la chose dont il juge".Heidegger : " Etre vrai et vérité signifient ici s'accorder et ce d'une double manière d'abord comme accord entre la chose et ce qui est présumé d'elle ensuite comme concordance entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose. "
L'énoncé d' Heidegger possède un double visage : vrai et accord sont mis en rapport dans une relation d'adéquation. Le vrai est accord, ou concordance d'une part entre la chose et ce qui est présumé d'elle , c'est-à- dire entre la chose et ce dont on en dit, en pense, en suppose avant toute vérification, puisqu'il s'agit ici d'un présumé. Le présumé apparaît ici comme un jugement de prime abord, reposant sur une perception immédiate, préalable à toute critique. Le lingot paraît être de l'or, on le dit en or, il me reste qu'à le mettre à l'épreuve pour vérifier son authenticité, c'est-à-dire pour vérifier si l'assertion première "le lingot est d'or" résiste à l'épreuve, est bien vraie. D'autre part l'assertion de Heidegger est complétée comme suit "comme concordance entre ce qui est signifié par l'énoncé et la chose". Ce qui nous amène d'ore et déjà à la vérification : l'énoncé première, dans notre exemple, "le lingot est d'or" (par ce qu'il nous paraît tel) résiste-t-elle à l'épreuve de l'analyse chimique? C'est ici bien la concordance entre ce qui est signifié par ces mots et la chose elle-même, la réalité concrète de l'or dont est constitué le bloc de métal. Nous voyons d'ore et déjà que le concept de vérité met en branle trois pôles dans un processus de confrontation/vérification: La chose, l'étant qui se présente à nous. Le sujet, qui perçoit et appréhende la chose. Le jugement, l'assertion, la parole, qui - pour être vraie - doit correspondre à la chose et qui ne peut être prononcée que par un sujet, qui lui même, retourne à la chose pour l'authentifier, c'est- à-dire confronter l'assertion à son objet.
Ce caractère double de l'accord, entre la chose et sa représentation, entre l'énoncé et la chose, fait apparaître donc la définition aristotélicienne de l'essence de la vérité. On peut cependant inverser la proposition comme suit : la vérité est adéquation de la connaissance à la chose. A vrai dire la vérification d'une assertion, l'établissement du caractère vrai d'une connaissance, de sa conformité par rapport à la chose, suppose acquis un préalable : que la chose nous apparaisse telle qu'elle est en soi, que nous sachions en fait ce qu'est la chose en soi. Nous ne pouvons authentifier une pièce d'or que dans la mesure où nous savons, au préalable, ce qu'est l'or. Dès lors la vérité intrinsèque de la chose (son adéquation à sa connaissance) doit au préalable être établie.
Si nous pensons la vérité comme la concordance d'un discours, d'une assertion, d'un jugement, d'une connaissance avec la chose, nous sommes mis face à une évidence qui semble nous dispenser de toute investigation ultérieure. En particulier, nous omettons même, dans la pratique courante, de poser la question : qu'est-ce concorder?
La concordance entre d'un énoncé à la chose nous renvoie au concept d'adéquation et au principe d'identité. Quels rapports existent entre un énoncé (supposé vrai) et la chose? L'énoncé n'est aucunement matériel, la chose l'est. Nous voyons que le concept d'adéquation se voit décalé par rapport à celui d'identification.
"L'adéquation en saurait signifier ici le fait que deux choses de nature dissemblable deviennent réellement identiques. L'essence de l'adéquation se détermine plutôt par la nature de la relation qui règne entre l'énoncé et la chose. Tant que cette "relation" restera indéterminée et non fondée en son essence, toute discussion sur la possibilité ou l'impossibilité, sur la nature et le degré de cette adéquation, se déroule dans le vide". (note 6)
L'essence de la vérité ne réside donc pas dans une identité impossible mais dans une relation, un rapport qui ne peut être établi que par la médiation d'un sujet, seul à même d'établir cette relation comme marquée du sceau de l'authenticité. Bien que Heidegger ne le fasse pas intervenir ici, le processus de vérification est en jeu.
L'énoncé se rapporte à une chose, qui nous est présente. C'est le mode d'être de la chose qui est analysé maintenant par Heidegger. "Apprésentation" désigne chez lui le mode de surgissement de la chose à la conscience humaine qui le saisit en tant qu'objet.
"Apprésenter signifie ici le fait de laisser surgir la chose devant nous en tant qu'objet".
La formulation "laisser surgir" prend toute son importance dans la mesure où elle prive la conscience du rôle décisif qu'elle détenait chez Kant.
"Ce qui est ainsi opposé à nous doit, sous ce mode de position, mesurer [couvrir] (durchmessen) un domaine ouvert à notre rencontre, mais aussi demeurer la chose en elle-même et se manifester dans sa stabilité. "
La conscience apparaît ici comme un champ ouvert, une béance dans laquelle s'engouffre le réel qui surgit et
nous impose son mode d'être.
Elle est le lieu d'une rencontre :
"cette apparition de la chose, en tant qu'elle mesure (couvre) un domaine de rencontre, s'accomplit au sein d'une ouverture dont la nature d'être ouvert n'a pas été créée par l'apprésentation mais est investie et assumée par celle-ci comme champ de relation. "Ainsi c'est l'ouverture, cette béance de la conscience, qui se trouve investie par le surgissement du réel. L'apprésentation se concrétise dans une mise une relation qui, même si elle n'est pas formulée explicitement, n'en est pas moins la mise en branle d'un comportement. Face à ce qui nous est imposé comme surgissement du réel, face au monde, aux étants, nous nous comportons : nous prenons une attitude qui est toujours celle d'une ouverture, entendons par là que la conscience humaine , étant toujours conscience de - , conscience ouverte, orientée, béante, investie, assumée par un réel auquel nous ne pouvons échapper, et que nous saisissons toujours comme objet susceptible d'être ap-préhendé, conceptuellement ou physiquement. Mais que deviennent l'énoncé et sa véracité dans ce contexte? Par l'apprésentation, l'étant "se rend proprement susceptible d'être exprimé dans ce qu'il est et comme il est", il se "propose dans l'énonciation" qui se soumet "à la consigne d'exprimer l'étant tel qu'il est".
La question n'est pas posée ici du fondement de cette adéquation : l'étant apparaît-il toujours tel qu'il est? A ce stade-ci Heidegger reste dans la pensée de la vérité comme adéquation, situant le lieu de cette confrontation de l'énoncé à la chose dans l'ouverture d'une conscience humaine devenue réceptacle passif de l'étant. Ce que semble confirmer la formulation ultérieure de Heidegger : "le comportement doit accepter le don préalable de cette mesure directrice de toute apprésentation. " En d'autres termes, la conscience doit pouvoir accepter tel quel le phénomène qui se présente. Naïveté? non, mais condition première de l'énoncé vrai, qui nous renvoie à une pensée plus originaire : celle de l'ouverture de la conscience. Cette démarche nous amène nécessairement à penser le sujet lui-même, à établir une ontologie du Dasein, de l'être humain en tant qu'il est présent et ouvert au monde. Car c'est précisément cette ouverture qui permet la mise en relation du monde à la conscience, et dès lors fonde toute vérité.
La question devient : "Quel est le fondement de la possibilité intrinsèque de l'apérité du comportement qui se donne d'avance une mesure ; c'est seulement à cette possibilité que la conformité du jugement emprunte l'apparence de réaliser l'essence de la vérité". (note 7)
Le questionnement de la vérité nous met en face du mensonge, de l'erreur et de la non-vérité dans son ensemble. Il est vrai que l'approche métaphysique rejette dans le non-être ces diverses formes de non réalisation du vrai. Mais la possibilité même du mensonge ou de l'erreur, comme apparaissant effectivement dans le champ de la conscience, ouvre une voie nouvelle à notre réflexion. La béance qui ouvre la conscience au monde n'est pas seulement une acceptation passive, une nécessité qui résulterait de notre étance. Elle est ouverture active. Heidegger s'interroge sur l'origine de cette "consigne" qui amène la conscience à s'orienter vers l'objet et de s'accorder selon la loi de la conformité. Cette mise en évidence du réel est-elle contrainte?
Heidegger
formule une réponse qui suscite débat et réflexion. Cette ouverture n'est pas comparable à l'ébranlement des
frontières qui précède et permet l'intrusion des choses dans notre conscience, elle est liberté, ou plutôt elle ne
peut être effective que dans la liberté : "L'apérité du
comportement, ce qui rend intrinsèquement possible la conformité, se fonde dans la liberté. L'essence de la
vérité est la liberté".
Affirmation étonnante pour qui vit la vérité comme une contrainte logique ou l'acceptation
de l'évidence d'un donné.
Ceci dit, Heidegger nous détourne immédiatement d'un égarement possible : la vérité ne se construit pas dans l'arbitraire, ce qui ramenerait la vérité à la subjectivité humaine. Il ne veut pas dire non plus que seul l'être libre peut accéder à la vérité. Ce qui est plausible mais ne nous permet pas de définir l'essence de la vérité. Heidegger est très clair : l'essence de la vérité consiste en la liberté. De cette adéquation entre ces deux concepts vérité et liberté que pouvons-nous tirer?
La liberté dont il est question est avant tout liberté laissée à l'étant, elle est retrait du jugement, c'est-à-dire renoncement de la conscience humaine qui s'abstient de donner forme et structure au réel. Elle est acceptation du réel. On retrouve ici le thème propre à la phénoménologie de la suspension du jugement, acte qui interrompt toute main-mise de la raison sur le phénomène pour le laisser accéder à la conscience sans qu'une instance s'interpose entre le Dasein et le phénomène pour conférer à ce dernier le statut d'existant. La liberté est donc un non-agir du Dasein, une béance laissée à l'être, un laisser-être de l'étant.
C'est là une position antagonique à celle de Kant pour qui la vérité se dégage d'une structuration du réel par l'entendement du sujet. Ce dernier, devenu autonome ne peut certes connaître le monde que par l'entremise des phénomènes, mais son autonomie lui permet de structurer l'ensemble des phénomènes pour en dégager le sens et forger ainsi les concepts qui lui permettent de connaître et d'agir sur le réel. Rien de tel ici, du moins pour le moment, c'est au contraire le réel qui surgit, tel quel, dans la conscience du sujet. Sous peine de voiler l'être des étants, le sujet ne peut se permettre d'interposer entre lui et le monde la moindre "grille d'analyse", il ne peut pour ainsi dire porter de jugement.
En effet dire : il est face à moi et présent à moi telle chose, un lingot d'or, par exemple, voile en fait la portion de la physis qui surgit à ma conscience, l'isole du monde et lui attribue un ou un ensemble de concepts qui le cas échant m'interdisent tout saisie immédiate de l'être de cet étant que je qualifie de lingot d'or. A priori je ne peux rien savoir, avant toute investigation de mon rapport au monde, de l'effectivité de ce lingot. Est-il vrai? Est-il illusion, rêve, imagination, mensonge, apparence, manifestation de tout autre chose qu'une masse déterminée d'or?
Laisser-être signifie "s'adonner à l'étant". C'est là le contraire d'une simple omission. Ce don de soi est donation à l'ouvert, qui amène avec soi tout étant. L'irruption dans la conscience d'un étant ouvre celui-ci à l'être. L'étant apparaît donc comme la voie - la béance - par lequel l'être surgit à la conscience, il est elle-même ouverture. Sans doute pourra-t-on s'interroger sur les choix terminologiques de Heidegger. Cette idée d'ouverture est quelque peu métaphorique, elle nous renvoie au vécu de celui qui errant dans l'obscurité d'une forêt découvre une clairière et voit s'ouvrir à lui l'espace qui laisse entrer la lumière. C'est ce que peut exprimer aussi le terme d'évidence : creusement d'une ouverture, d'une béance, d'un vide qui rend visible ce qui est au-delà de l'apparence. Mais précisément, dans la phénoménologie de Heidegger, ce phénomène qu'est l'étant est plus qu'une simple apparence, il est une voie d'accès, l'unique voie d'accès à l'être. Il est une ouverture vers l'être. La vérité est ce laisser-ouvert, cet espace de liberté qui est "abandon au dévoilement de l'étant comme tel". Elle est une attitude, autant qu'une relation.
L'attitude de contemplation que Heidegger nomme ek-sistence peut être définie comme suit :
"L'ek-sistence , enracinée dans la vérité comme liberté, est l'ex-position au caractère dévoilé de l'étant comme tel. Encore incomprise, l'ek-sistence de l'homme historique commence à l'instant où le premier penseur est touché par le non-voilement de l'étant et se demande ce que l'étant est. En cette question, le non-voilement de l'étant est, pour la première fois, éprouvé". (note 8)
Que devient la vérité dans ces circonstances? Elle reste un rapport d'adéquation, une conformité de l'énoncé. Mais la proposition, jugée vraie, n'est plus mise en relation avec un en-soi in-connaissable mais avec le dévoilement même de l'être, avec le sens de ce dévoilement. Etre vrai c'est prendre essentiellement une attitude de donation de soi, c'est adopter l'attitude de présence à l'étant qui s'offre à nous, et une telle attitude est, de notre part, une offrande. Mais est-ce pour autant une fusion dans l'étant, une abolition de soi de caractère enstasique qui anéantit le sujet? Non, elle est retrait de soi, rétention de l'agir et rétraction du Dasein qui, se laissant ouvert laisse émerger l'être par travers l'étant. "L'essence de la liberté, vue à la lumière de l'essence de la vérité (qui est en fait dé-voilement), apparaît comme ex-position [à l'étant] en tant qu'il a le caractère d'être dévoilé. "
Le dévoilement devient ici le concept clé qui nous ouvre à l'essence de la vérité. On voit aussi que l'accès au vrai n'est devenu possible que dans "l'abandon", un renoncement qui préserve le caractère d'être dévoilé de l'étant. C'est à une mise à nu de l'être que nous assistons ici mais un tel dénudement n'est rendu possible que par l'attitude contemplative et ek-statique qui caractérise l'ek-sistence. Heidegger nous renvoie in fine à une éthique, qu'il faut entendre non pas comme la sujétion à des normes morales déterminées historiquement ou socialement, mais comme l'adoption libre d'un comportement face au monde selon un mode précis qui seule nous ouvre à la connaissance. La liberté impliquée dans cette définition métaphysique de la vérité ouvre la possibilité d'un refus du vrai. "L'homme historique...peut ne pas le laisser être ce qu'il est et tel qu'il est". Travestissement et déformation de l'étant qui affirme la puissance de l'apparent. Nous en venons à la non- essence de la vérité et aux figures plurielles de l'erreur. Mais qu'on ne s'y trompe pas : la voie de l'opinion, les formes multiples du non-vrai, dérivent elle-même de l'essence de la vérité. Il ne faut pas - dans la mesure où l'homme est essentiellement libre, entendons par là, contemplatif, laissant être l'étant - chercher dans la négligence humaine ou son imperfection les racines du non-vrai. La non-vérité fait corps avec le vrai.
L'essence de la vérité est dévoilement, elle s'est dévoilée comme liberté. Laisser-être ek-sistant qui dévoile l'étant. Dans le face-à-face du sujet et de l'objet, c'est le non-agir, laisser-être de l'objet, qui rend possible la connaissance, c'est-à-dire l'émergence de l'étant, pris comme objet, dans la conscience.
L'examen des divers modes de l'erreur permet d'assigner une origine humaine à la non-vérité, elle ne fait que "confirmer, par opposition, que l'essence de la vérité "en soi" règne "au-dessus" de l'homme." Est-ce à dire que la vérité trouve son être dans une région où l'homme est exclu? Est-ce considérer la vérité comme une réalité transcendante?
Dès lors nous nous trouverions en face d'une vérité qui se situerait en dehors de toute énonciation, tout jugement et toute perception... ce qui conduirait tout naturellement à assimiler la vérité à l'être, ou même, revenant à une conception théocentrique du monde, l'assimiler au créateur. Pourtant la vérité ne peut se saisir - même si son essence réside dans l'émergence libre de l'étant - que dans une relation établie entre le Dasein et le monde : la vérité reste fidélité d'une représentation à l'être, fidélité qui ne peut se concrétiser - dans le vécu humain - que par l'attitude d'apérité, de contemplation ouverte, du Dasein. On ne peut donc éliminer du concept de vérité ce sujet qui, envers et contre tout, l'institue comme tel. Car c'est d'une institution de la vérité qu'il s'agit. Même si le sujet suspend son jugement, s'ouvre à l'être en acceptant librement sa manifestation comme étant, sa suspension du jugement d'existence, son renoncement à l'emprise rationnelle n'en est pas moins une une attitude active face au monde, elle est refus de soustraire l'étant de la totalité du monde pour l'analyser, le classifier et lui assigner une réprésentation purement conventionnelle. Cette attitude de retrait rend à l'être toute la liberté de se manifester mais se distingue-t-elle fondementalement - si l'on se place du point de vue du sujet - de l'in-sistance déployée à scruter le monde?
L'être de la vérité est, nous l'avons vu, dévoilement et émergence libre de l'être dans et par l'étant. Le Dasein est le lieu de cette émergence, un espace ouvert où l'être peut se manifester. Nous venons ainsi à la constitution d'un sujet, fondamentalement libre dans la mesure où, s'abstenant d'emprisonner le monde dans un réseau de concepts abstrait, il laisse venir à lui l'être des choses. L'abolition de la dichotomie primordiale qui ouvre une faille entre le sujet et l'objet n'est rendue possible que dans cette attitude contemplative où l'homme s'abstient, volontairement et librement, de tout jugement d'existence pour s'en tenir au constat phénoménologique. La question centrale qui subsiste est précisément la place que tient le sujet dans la constitution du savoir vrai : la vérité ne se dévoile-t-elle que dans la passivité d'une contemplation ex-statique? Où est-elle reconstruction active et historiquement déterminée du monde?
L'enjeu du débat est, on le comprend, la place et le statut de la liberté dans l'existence humaine. Dans une représentation purement heideggerienne de la vérité : le Dasein n'achêve sa quête du vrai que dans la mesure où il ne se limite qu'à être un réceptacle purement passif d'une réalité transcendante : qu'en est-il dès lors de la liberté si l'humain se donne au monde comme une ouverture où surgit l'être? L'acceptation purement passive du réel - entendons par ce mot, ce qui est présent à nous sous l'apparence de la concrétude matérielle du monde - est-elle la condition nécessaire de toute connaissance vraie? Pour Heidegger, toute saisie active du monde apparaît comme une édification méthodique d'un savoir qui, loin de nous rendre proche de l'être, obnubile, fait écran, représente pour nous un obstacle. Là où nous cherchons à dévoiler l'être, nous ne pouvons déceler qu'objets d'investigation et d'investissement.
Reprenons pour comprendre ce processus d'obnubilation la pensée de la vérité comme adéquation. Heidegger
s'interroge sur la possibilité intrinsèque de la concordance entre l'énoncé et la chose : " en quoi cependant la
chose et l'énoncé peuvent-ils se convenir, là où manifestement les termes de la relation diffèrent par leur
aspect?" (note 9) . L'adéquation ne peut se réduire à une identification : les deux choses dissemblables que sont le
jugement et la chose jugée ne se réduisent pas à un seul et même être : " l'essence de l'adéquation se détermine
plutôt par la nature de la relation qui règne entre l'énoncé et la chose ", c'est cette "relation" que nous devons
déterminer en son essence. L'énoncé est vrai si elle exprime la chose telle qu'elle est. La relation de
juxtaposition d'un objet et d'un prédicat devient ici apprésentation, surgissement de la chose en tant qu'objet.
Heidegger continue : " cette apparition de la chose, en tant qu'elle mesure [couvre] un domaine de rencontre,
s'accomplit au sein d'une ouverture dont la nature d'être ouvert n'a pas été créée par l'apprésentation mais est
investie et assumée par celle-ci comme champ de relation".
Ainsi l'énonciation fait apparaître la chose comme
telle en un lieu d'ouverture, où l'être de la chose se manifeste, qui est assumée, par l'énonciation apprésentative,
comme champ de relation. La présence au monde de l'homme , du Dasein, est ouverture au sein duquel
s'établissent les multiples attitudes humaines face au monde. Heidegger pense ici le sujet comme un espace
ouvert, un champ où la relation au monde s'établit entre le sujet, qui adopte un comportement par rapport à
l'objet et l'objet qui se présente à lui comme étant. Il pense cependant le comportement lui-même comme une
ouverture "le comportement est ouvert sur l'étant. Toute relation d'ouverture (par laquelle on s'ouvre à ...) est un
comportement" Si l'apérité de l'homme se différencie bien selon la nature et le mode de relation, il n'empêche
que toute investigation, qu'elle soit purement cognitive ou utilitaire, se déroule dans " un domaine ouvert au
sein du quel l'étant se pose proprement et se rend proprement susceptible d'être exprimé dans ce qu'il est et
comme il est. "(note 10)
On remarquera que Heidegger confère à l'étant un rôle actif dans la constitution de la vérité : il se pose, il se rend susceptible d'être exprimé, il se pro-pose dans l'énonciation, autant de modes d'être de l'étant qui fait de lui le principal acteur de la connaissance. A vrai dire le sujet n'a plus qu'à accueillir le monde, à le laisser surgir dans l'ouverture de sa conscience et se soumettre à la consigne d'exprimer l'étant tel qu'il est. Cette conformité elle-même de l'énoncé n'est pas puisée n'importe où, en tout cas pas dans la constitution d'une logique formelle qui, quelque soit l'énoncé, tirerait sa vérité de la cohérence interne de ses propositions. Elle tire sa vérité dans l'attitude d'accueil, d'ouverture, du Dasein, dans "l'ouverture du comportement" qui doit " se laisser guider " par la mesure directrice d'une apprésentation adéquate, qui " doit accepter le don préalable à cette mesure directrice "...
C'est dans la mesure où l'ouverture est la condition nécessaire de toute saisie vraie du monde, qu'elle se révèle comme essence de la vérité. La vérité trouve sa source dans l'ouverture de l'être-là, reste à savoir ce qui rend possible cette ouverture à l'être. Heidegger désigne la liberté comme essence et fondement de la vérité. C'est elle qui fonde toute possibilité d'énoncé vrai. Mais de quelle liberté s'agit-il? D'une certaine manière on pourrait affirmer qu'il s'agit de la liberté du Dasein : l'ouverture à l'être implique nécessairement la possibilité d'une clôture, d'un détournement du regard, d'une errance ... Heidegger traitera plus loin des manifestations du non-vrai. Si, pour Heidegger, la liberté est l'essence de la vérité, c'est moins en ce que le Dasein reste libre qu'en ce qu'il laisse, par le renoncement à sa propre autonomie de sujet, toute liberté à l'étant de se manifester comme tel. Heidegger reconnaît en premier lieu que la problématique nous ramène à la question du sujet : l'objectivité est conditionnée par le sujet. D'autre part si nous considérons que les manifestations de l'erreur, du non vrai, sont proprement humaines et se déroulent dans l'espace de la subjectivité, on ne pourrait dès lors que situer la vérité que dans une région transcendante d'où l'homme est exclu.
Affirmer la vérité comme transcendante nous conduirait soit à une conception idéaliste du monde : le vrai se confondrait avec l'idée absolue dont les êtres qui se présentent à nous n'en sont que les pâles reflets, dès lors la tâche du chercheur de vérité ne pourrait n'être qu'une herméneutique du monde, la recherche d'un sens qui serait donné préalablement à toute émergence de l'humain ; soit - dans l'hypothèse athéiste - à une vision de la connaissance qui ne trouverait sa source que dans l'accumulation des sensations brutes, le savoir trouvant sa source dans la concrétude purement matérielle de la physis de sorte que la vérité ne pourrait être que la traduction formalisée d'une réalité extérieure à l'homme. Dans ce dernier cas on reviendrait à un positivisme qui, transformant le sujet en simple réceptacle de sensations, cantonnerait la vérité dans sa définition aristotélicienne (adéquation du discours au réel) mais dans une perspective sensualiste ou empiriste (note 11) , ou (prenant conscience de la subjectivité irréductible des sensations) la situerait dans la cohérence interne du logos réduit à un formalisme logique, permettant de dissocier la véracité du discours de toute idée de conformité au réel. Dans cette perspective, l'essence de la vérité elle-même se retrouverait jetée hors de l'existence humaine.
Heidegger refuse donc ce rejet de la vérité hors de l'homme, il affirme néanmoins l'identité profonde entre la vérité et la liberté non pas pour affirmer la liberté humaine, la liberté n'est pas, pour lui, une "propriété de l'homme", mais pour assigner à l'homme un devoir : laisser être l'étant.
Prenant soin de dissocier le verbe "laisser" de toute idée de renoncement ou d'abandon, Heidegger assigne au Dasein le devoir de " s'adonner à l'ouvert et à son ouverture, dans laquelle tout étant entre et demeure et que celui-ci apporte, pour ainsi dire, avec lui ". Cet ouvert, continue-t-il, la pensée occidentale à son origine le conçoit comme aletheia : non-voilement.
Ainsi ce qui est pensé comme adéquation devient le mode d'être d'un étant qui se manifeste à nous comme dé-voilé. Nous venons de dire que le laisser " être l'étant être l'étant qu'il est " n'est pas abandon de l'étant à lui-même, il s'agit d'une sollicitude où le Dasein s'expose à l'étant devenu libre de surgir à la conscience humaine. La liberté qui est ainsi conférée à l'étant ne peut être assimilée à une absence de contraintes, de déterminations, ou de nécessités : elle est - pour le Dasein - "abandon au dévoilement de l'étant comme tel". Comment dès lors, acceptant cette définition de la liberté, envisager la connaissance vraie autrement que comme un renoncement à toute pensée critique? Pour Heidegger cette présence de l'homme à l'étant n'est en rien une fusion entre le sujet et l'objet : à vrai dire, il y a un recul (Heidegger parle de "déployer un recul") de l'être-là face au surgissement de l'étant, ce recul est la suspension du jugement, l'épochè, un retrait de la conscience humaine, du Dasein, face à l'être des choses. La situation du Dasein, lorsqu'il établit une relation vraie avec le monde, est l'ek-sistence, qui ne doit pas être confondue avec le sens courant du terme "existence", concrétude de l'apparition d'un étant. Certes pour le reste du monde, le Dasein apparaît comme enraciné dans la physis, comme un étant possédant ses propres déterminations et sa propre liberté d'être. Il n'apparaît d'ailleurs comme tel, dans sa plénitude, que pour une autre conscience humaine. Mais par rapport au monde, qu'il contemple, il se tient en dehors, en recul, et se définit comme sujet conscient du monde : la conscience intentionnelle ne peut saisir le monde, les étants dans leur totalité ou tel étant surgissant à l'horizon du monde, qu'à la faveur d'une interaction réciproque marquée par la négativité : je ne suis pas le monde, ou tel étant, et cet étant n'est pas moi. différenciation conceptuelle qui s'enracine dans l'être-même du sujet, dont l'essence ne peut être que être-là présent et différencié. Cette dichotomie primordiale marque toute relation au monde est définit l'ek-sistence (se situer hors de) de l'homme.
Quelle est-donc la place laissée au sujet dans la dichotomie primordiale? Heidegger semble à première vue fonder dans la vérité la liberté du Dasein, mais une analyse plus serrée de ses propos nous a montré que la liberté dont parle Heidegger est plus celle de l'étant que celle d'un sujet autonome. Voyons comment Heidegger définit cette liberté, essence de la vérité :
"... cette dernière [ la liberté ] est le laisser-être ek-sistant qui dévoile l'étant. Tout comportement ouvert se déploie en laissant-être l'étant et tout en prenant attitude vis-à- vis de tel ou tel étant particulier. La liberté a, d'avance, accordé tout comportement à l'étant en totalité en tant qu'elle est l'abandon au dévoilement de cet étant en totalité et comme tel. " (note 12)
C'est là un accord où le sujet s'abandonne littéralement à l'émergence de l'Etre. L'examen des diverses modalités de l'errance, telle que Heidegger nous l'expose montre mieux que ses affirmations qu'aucune autonomie n'est véritablement laissée au Dasein. C'est là où l'étant est peu connu par la pensée conceptuelle et classificatoire que la totalité se révèle de manière plus essentielle. C'est là où la science technicienne se déploie que "s'estompe la révélation de l'étant". La totalité reste constamment "indéterminé et l'indéterminable" et le dévoilement d'un étant particulier laisse en retrait, marqué par l'obnubilation la conscience de la totalité. La non-vérité apparaît ici comme dissimulation, elle apparaît même, comme obnubilation de la totalité, comme une "non-vérité originelle", plus "ancienne que toute révélation de tel ou tel étant". La possibilité même d'une connaissance rationnelle est mise en doute : Heidegger relève en parlant de la dissimulation de l'étant comme tel qu'il ne s'agit "de ce fait unique que le mystère, (la dissimulation de ce qui est obnubilé) , comme tel domine le Dasein de l'homme" (note 13)
Heidegger aboutit ainsi à une pensée qu'il qualifie lui-même de paradoxale, le non-essence, la non-vérité étant indissociable de l'essence et du vrai. Là où le Dasein émerge comme être actif, chercheur, raisonneur, l'être des choses se retire à la faveur d'un oubli de la différence ontologique. Ainsi nous nous trouvons face à un Dasein ek-sistant, se situant hors l'être, et in-sistant, c'est-à-dire en interrogation constante des choses. L'homme qui se tourne vers l'étant, tel qu'il le perçoit dans la vie courante, comme objet, proie, bien, menace, outil, concept ne peut qu'emprunter, bien malgré lui, le chemin de la doxa. L'errance à laquelle l'homme historique est abandonné est inévitable, à la mesure sans doute de l'enracinement du Dasein dans la physis, et fait "partie de la constitution intime du Da-sein".
Ainsi la condition humaine de l'errance devient l'anti-essence fondamentale de l'essence originaire de la vérité. L'erreur apparaît donc comme constitutive du Sujet. Est-ce dire autre chose que toute tentative d'autonomisation du sujet ne peut que le conduire à l'égarement?
Nous nous trouvons là devant une aporie : d'une part la quête de l'essence de la vérité nous conduit à affirmer la liberté comme essence du vrai et d'autre par nous constatons, si l'on suit Heidegger, l'impossibilité, concrète, historique, de réaliser pour le Dasein cette liberté, dans la mesure où l'exercice même de l'intelligence, de la conceptualisation et des instruments logiques du savoir occulte la vérité essentielle du monde. Que peut-on conclure sinon que Heidegger développe une conception de l'homme essentiellement anhistorique d'où toutes les manifestations concrètes d'un sujet proprement philosophique sont bannies.
En fait la pensée heideggerienne semble parsemée de zones obscures, de non-dits, de silences que apparemment il n'a su ou voulu combler. En effet qu'en est-il de cette démarche essentielle dans la constitution du savoir-vrai qui est la vérification, ce parcours inverse du sujet à l'objet pour confronter sa représentation au réel? Qu'en est- il de l'héritage historique du savoir : quoi qu'il en pense, en effectuant une herméneutique des pensées originaires du vrai, la pensée philosophique s'incrit dans la vie concrète, temporalisée, historiale. Le Dasein heideggerien reste étonnemment abstrait : il n'a ni corps, ni membres et n'entretient avec le monde qu'un rapport idéel d'où sont absentes et les déterminations matérielles de l'existence et la problématique existentielle fondamentale : la confrontation à la rareté et à l'autre. Qu'en est-il donc de la praxis ? Heidegger ne semble pas véritablement à même de concevoir une vérité des actes. C'est que tout agir est appréhension concrète du monde et toute appréhension concrète et lucide ne peut être le que d'un sujet capable de se dissocier du monde et d'appréhender le réel en fonction de ses intérêts.
Cela ne veut pas dire que la pensée originaire de vrai relève de l'idéalisme creux : le face-à-face du Dasein et des étants ne se déroule pas dans la sphère éthérée du pur concept, elle est enracinement et confrontation avec la physis. C'est avec Platon que naît précisément la possibilité de l'idéalisme : le vrai et l'être se réfugiant dans l'idéalité abstraite. C'est après Aristote que la logique formaliste , prenant le mot pour la chose, se déploie dès lors dans toute sa facticité. Facticité qui se concrétise dans les formes antiques ou modernes de la sophistique. La pensée heideggerienne est un réalisme, mais un réalisme qui, tout en enracinant le Dasein dans la physis, interdit à ce dernier une quelconque autonomie. Or ce que nous devons penser, c'est la possibilité, ontologique, de la liberté de l'être humain, le Dasein, être présent au monde, doit pouvoir agir, exercer sa puissance rendue possible par une saisie-vraie du réel et par la transparence de la parole intersubjective.
C'est dans cette perspective qu'il importe de garder notre attention sur la réciprocité de la com-préhension immédiate de l'être. Le Dasein, être-présent-au-monde, ouvert au surgissement du réel, à l'éclosion de l'étant, émerge - précisément par cette présence au monde - comme sujet par l'appréhension de la physis, sans lequel il ne peut perpétuer son existence. Ce que nous devons penser, à partir de la mise en évidence de cette réciprocité, c'est l'émergence du sujet autonome, l'être pour soi, dont l'existence est conditionnée par la saisie active, productrice du monde. C'est dans le cours de cette émergence que la vérité prend ses multiples visages. De conscience immédiate de l'être, qui se dévoile, le vrai devient justesse de la représentation. Pour qu'il y ait re- présentation, un processus complexe s'instaure : la saisie immédiate fait place à la perception médiatisée par les organes des sens, les sensations elles-mêmes constituent le substrat d'une conceptualisation, qui seule rend possible la re-présentation discursive du réel. Re-présenter c'est, ici, présenter à nouveau, comme dans un miroir, ce qui est présent à notre regard. La vérité réside dans la fidélité de cette représentation. Cette figure de la vérité n'émerge en fait que dans un monde où sujet-miroir et réel coexistent de manière autonome, dans un contexte historique où des hommes peuvent se penser comme regardant le monde et discourant (re-produisant une image) du monde. Cette re-présentation de la vérité se retrouve, dans la pensée grecque, chez Aristote. Examinons-la telle que Heidegger nous la présente. (note 14)
La figure aristotélicienne de la vérité est une mise en relation qui prend la forme d'un énoncé : Ceci (le sujet) est (copule) cela (prédicat). La vérité surgit ici comme une adéquation entre le sujet et le prédicat, adéquation qui est rendue par le copule être. Or nous nous apercevons que si nous voulons saisir l'essence du vrai, nous ne pouvons nous en tenir à un énoncé de ce type qui nous fournit certes la représentation verbale d'une relation entre le sujet et le prédicat mais ne nous dit rien sur l'essence de cette relation. Dire "ceci est cela" ne peut épuiser l'investigation du vrai. Or, cette investigation qui vise à dévoiler l'être de la vérité nous renvoie à la problématique fondamentale de toute métaphysique qui est, pour Aristote, "qu'est-ce que être? ". Cette question appelle comme réponse l'énonciation : "être c'est...", énonciation in-dicible dans la mesure où précisément ce qui est "être" est tout entier contenu dans le copule "est". Que se passe-t-il dans l'énonciation? Supposons que je dise d'un tableau : "ce tableau est noir". Nous assistons à la mise en scène d'un rapport complexe entre le fragment de réalité qui est détouré par l'énoncé , le sujet qui énonce , la parole énoncée où l'on peut distinguer ce dont on parle et ce dont on en affirme, et enfin le rapport existant entre l'énoncé et le réel. En parlant du tableau, je désigne en effet un fragment de réalité, isolé et détaché de l'ensemble de la physis. La parole énoncée, qui est mienne, est une affirmation à propos du tableau, je dis :" ce tableau est noir ". Cette phrase possède une cohérence interne qui est déterminée d'une part, par les règles grammaticales et sémantiques et d'autre part par le rapport possible entre l'énoncé et le réel. Je ne pourrais énoncer "singe tableau évidemment" ou "noir mange tableau le", suites de mots dont la structuration ne peut désigner aucune réalité tangible. Même si la cohérence grammaticale de la phrase est respectée, l'énoncé peut fort bien être insensé en conférent par exemple à l'objet désigné une propriété qu'il ne peut avoir : "le tableau mange les élèves". Mais la possibilité de l'adéquation entre l'énoncé et la réalité n'implique nullement la véracité.
Je peux dire tout à fait correctement sur le plan grammatical et logique "le tableau est blanc", tandis que tout un chacun peut observer la couleur noire du tableau. Ici entre en jeu le rapport entre l'énoncé et un réel indépendant du sujet. Tandis qu'en examinant la cohérence interne de la phrase et la logique intrinsèque de ma proposition, je néglige volontairement tout rapport au monde physique. En fait en disant "le tableau est noir", je sous-entend le plus souvent une autre affirmation qui est : "l'énoncé "le tableau est noir" est vrai"... c'est-à-dire qu'elle correspond à la réalité matérielle du tableau, à une qualité qu'elle possède et que tout un chacun peut constater. La véracité de ma proposition ne réside donc plus dans sa cohérence interne mais bien dans la possibilité concrète de vérifier l'adéquation supposée entre l'énoncé et la réalité. Cette figure de la vérité, comme adéquation entre l'énoncé et le réel, ne peut apparaître que comme conséquence d'un réalisme : le monde que nous observons est une réalité indépendante du sujet. Mais la vérité aristotélicienne suppose aussi l'existence d'une subjectivité, qui non seulement énonce mais peut conclure, par un processus de vérification à la véracité de l'énoncé.
Il est à noter que je n'ai pas considéré deux problèmes essentiels. Le premier réside dans la différenciation possible entre le phénomène et le réel, dans l'évaluation de la validité de nos perceptions, qui conditionne toute possibilité d'une vérification de l'énoncé. L'énoncé "le tableau est noir" est déjà une inférence: l'apparence noire du tableau qui se découvre à mes yeux me fait conclure , avec une forte probabilité de dire vrai, à la couleur noire du tableau. Mais l'énoncé la plus conforme à la réalité sera :"je perçois le tableau comme noir", sans inférer immédiatement la réalité d'une couleur dont la perception peut être altérée par divers facteurs subjectifs ou objectifs : daltonisme, illusion d'optique, faible luminosité ambiante, effet de contraste etc... qui pourrait me faire apparaître comme noire une surface bleu outremer ou vert sombre. Le second problème est que, dans une définition stricte de la véracité comme adéquation de l'énoncé à un réel indépendant du sujet, je m'interdis de pouvoir énoncer comme vraie toute proposition ne touchant pas au monde des faits concrets. Quelle vérité pourrait donc émerger de l'art, de la poésie, de l'imaginaire, du mythe, du religieux ou même, du méta-physique... ?
En reprenant l'exigence de la cohérence interne de ma proposition, son aspect logique me renvoie aux principes de la pensée, à ses lois qui régissent son fonctionnement, lois qui n'ont besoin de prendre en considération ni le contenu de la pensée, ni la forme qu'elle revêt. Elles peuvent se résumer à deux principes : celui d'identité et celui de non contradiction. Le premier d'entre eux, le principe d'identité, nous entraine, par ses implications, dans la problématique de l'être. En effet si nous concevons la vérité comme une adéquation du logos à l'être, nous mettons en oeuvre le principe d'identité qui identifie à l'être de la chose sa représentation. Cette identification suppose un enracinement commun du logos et du phénomène, un enracinement dans l'être où se tiennent à la fois la pensée, d'où surgit la parole, et l'étant, tel qu'il nous apparaît et qui manifeste l'être. Etre et pensée s'identifient donc en un lieu que Platon a rejeté hors du monde concret. L'idéalisme a en effet comme conséquence de ne permettre l'accès au vrai qu'à travers une conversion du regard, qui, se détachant des ombres, des apparences phénoménales , entrevoit le monde idéel hors de la physis. La quête de la vérité devient donc un retrait du regard, un doute porté systématiquement sur la véracité des apparences, une skepsis qui ne pourra être radicalisé qu'avec Descartes. Mais cette radicalisation du doute, qui autonomise complètement le sujet, ne pourra être mis en oeuvre qu'à travers le dépassement de l'impasse théologique dans laquelle Platon, et surtout les néo-platoniciens nous ont conduits.
Les Présocratiques nous ont introduits à la pensée de l'Etre que nous découvrons dans un face-à-face avec la physis. Avec Aristote, la pensée classificatoire surgit, dénommant les étants, les classant, et distinguant rigoureusement les catégories, les notions abstraites et générales par lequel nous désignons des regroupements logiques d'étants, des choses en soi. L'émergence d'une raison classificatoire introduit d'ore et déjà une dichotomie entre le sujet et l'objet : ce n'est plus dans une expérience immédiate, intuitive, du monde que l'être de l'étant se découvre au sujet, mais à travers la rigueur d'une observation méthodique et d'un raisonnement qui saisit les choses pour les transformer en concepts. L'être n'émerge plus au sein de cette béance ouvert par la conscience intuitive des choses; il transparaît dans une parole dont le sens permet d'établir une correspondance entre le prédicat et le réel. La vérité réside alors dans la cohérence interne de la parole, des énoncés que je formule à propos des choses et qui disent vrais si ces mots que je prononce permettent de représenter adéquatement le monde. L'être du monde se voile dans le logos, et nous paraît sous le masque des concepts, mais s'éloigne en vérité de nous.
Mais cet éloignement, propice à une saisie utilitaire de la physis, s'accentue avec Platon. Le mythe de la Caverne met en scène cette rélégation de l'être. Le décor du monde, la caverne, l'horizon qui nous enferme dans le cercle clos de la vie - " image... du lieu de séjour qui se dévoile [journellement] à qui regarde autour de soi " (note 15) - ; sur ce fond, les prisonniers ne voient autre chose que l'ombre de "statues et autres figures de pierre et de bois et toutes sortes d'objets fabriqués de la main de l'homme" que d'autres hommes portent entre eux et le feu qui les éclaire. Le feu illumine de ses flammes dansantes les parois de la caverne et y projette les ombres. La lumière du soleil à laquelle on accède que par un "long passage vers le haut" et dont l'intensité est insupportable à ceux qui le regarderait en face. Nous assistons ici à une mise en scène où l'accès au vrai nécessite une conversion du regard - qui apparaît ici comme une libération - en deux étapes.
Le dé-chaînement et retournement vers la flamme révèle la distance entre l'ombre - le phénomène - et l'étant tel qu'il est, en soi. Mais cet accès à la vérité des choses étantes n'achêve pas la conversion philosophique. Car même si observons le monde d'un oeil critique, distinguant avec rigueur l'apparent du réel, nous restons prisonniers de la caverne, de la vie mondaine, encerclé par l'horizon de la physis. L'Etre se situe en fait dans un au-delà du monde, et la réalité du monde, des étants, ne nous apparaît que dans la mesure où la lumière de la flamme, qui les éclaire, et en même temps trompe nos sens en projetant les ombres dansantes sur les parois, est un reflet de la lumière solaire. Hors de la caverne, accoutumé à la lumière solaire, le philosophe ne peut que constater l'illusion de ses croyances passées. Ce qu'il pensait être une réalité inébranlable, existant en soi et autonome, n'est que l'effet d'une cause dont l'origine se situe hors du monde. La pensée du vrai devient recherche de la cause finale, mais celle-ci se retrouve réléguée hors de la Caverne et ce n'est que par un retournement du regard, un désenchantement irréversible (Platon affirme vaine toute tentative de retour au sein de la caverne en vue de libérer les autres prisonniers), une paideia - transformation essentielle - qui arrache le penseur au monde que l'accès au vrai est possible. C'est en dehors de la caverne que les choses apparaissent dans leur é-vidence comme "idées". Ainsi ce que nous voyons du monde, dans la vie courante, "tout ce qui passe pour être proprement réel et seul réel, tout ce qu'on peut immédiatement voir entendre, saisir et calculer" n'est que l'ombre d'une réalité essentielle désignée par Platon sous le vocable d'idées et ce qui rend les "idées" visibles n'est autre que l'Idée, "Idée du bien".
Ce qui importe pour Heidegger est peut-être moins la topologie symbolique que le mythe dresse devant nous que le processus de la paideia et surtout les étapes de transition, celles où la conscience ne peut que percevoir que confusément le réel lorsqu'il émerge à la lumière. En raison de cet éblouissement, ou cécité nocturne, le regard a besoin d'un temps de latence avant d'accéder à une perception juste. Ce que Heidegger relève, dans son exposé du mythe, est la position contradictoire de Platon : héritier d'une conception présocratique de la Vérité, conçue comme dévoilement, il ne trouve accès au vrai qu'à travers l'éducation du regard, qui tend vers l'exactitude que lorsqu'il se trouve en présence de l'Idéal. Le processus de libération des prisonniers se présente comme un dévoilement des choses qui révèlent leur vraie identité : les ombres se dévoilent comme ombre lorsque le regard se tourne vers le feu et les objets qu'il éclaire. Le dévoilement de l'être est ainsi progressif, c'est en usant du comparatif que Platon qualifie la véracité du regard au cours des étapes de la paideia. Cette dernière aboutit à une liberté qui ne peut être confondue avec une simple absence de contraintes : elle est " constance d'une orientation, par laquelle l'homme demeure tourné vers ce qui apparaît dans sa figure propre et qui, apparaissant ainsi, se dévoile au maximum " (note 16) .
Plaçant l'aboutissement de la formation (paideia) sur "le terrain de ce qu'il y a de plus dévoilé", Heidegger l'associe étroitement à la vérité. Nous trouvons - dans l'évocation du retour à la caverne - la trace d'une autre conception du vrai : la vérité devient relative dans la mesure où le non-dévoilement de l'être s'avère progressif. Dans la vie mondaine (la caverne), la vérité, le non- dévoilé s'avère les apparences de l'être, les phénomènes perçus et interprétés de manière a-critique : le regard porté sur les ombres dévoile et, même si ce dévoilement ne porte en fait que sur une apparence bien éloignée de l'essence, elle est plus vraie que cette cécité nocturne qui frappe le malheureux philosophe missionnaire. La vérité redevient exactitude du regard, exactitude du jugement par rapport à un en-soi, qui ne nous paraît que sous la forme du phénomène. Mais la quête philosophique change de sens, alors qu'elle était interrogation du monde pour y déceler l'Etre, elle devient transformation de soi et fidélité à un idéal. Cette transposition du vrai - comme présence immédiate à l'être des choses - au Bien tend à faire de la philosophie une éthique, une attitude personnelle, qui touchant la totalité de l'être, ne se réduit plus à une interrogation.
Il faut garder à l'esprit que le mythe de la Caverne s'inscrit dans une problématique plus générale qui est la construction d'une cité idéale. La question posée par Platon est la possibilité d'une réalisation concrète du bonheur humain dans la vie sociale : le Bien devient le critère décisif de l'action et ceux qui sont amenés, par vocation et de plein droit, à détenir le pouvoir dans la Cité ne sont autres que ces philosophes capables de, non seulement émerger de l'ignorance ou des illusions, mais aussi de rentrer à nouveau dans la caverne, c'est-à-dire adopter une praxis concrète, pour contribuer à la transformation des hommes. En fin de compte, et tout en étant conscient des difficultés quasi insurmontables de l'entreprise, Platon tente dans sa République de décrire les conditions matérielles de l'émergence d'un homme nouveau. Deux prises de conscience doivent être assumées par le philosophe : d'une part la nécessité de l'exactitude du regard, c'est-à-dire la formation d'une vérité comme adéquation entre la perception et la réalité de ce qui est perçu et d'autre part une orientation de la vie vers le Bien, et la conscience aiguë que ce qui est dans le monde trouve sa cause dans cette Idée originaire que Platon semble assimiler au Bien.
La philosophie s'oriente donc vers une méditation sur la cause primordiale du monde, elle tend par conséquent vers une théologie. En effet, elle n'admet le monde que comme conséquence, reflet, et une correspondance s'établit entre la conscience, l'intellect, la sagesse et l'origine du monde, le Bien, l'Idée que le néoplatonicien assimilera au divin. La vérité devient dès lors cette correspondance, cette adéquation de la représentation à l'idée, de l'esprit au Bien, de l'âme à Dieu. Ce qui nous mène à une dérive : en effet l'Etre ne se trouve plus dans la réalité concrète du monde, il le dépasse, se retrouve en un lieu éloigné de la physis, s'éloigne de plus en plus de la conscience immédiate. L'aspiration à l'Etre devient culte d'un Etre transcendant, faisant de la philosophie une théologie, discours sur Dieu qui se confond avec le discours de Dieu. Cette assimilation du vrai à Dieu ne peut aboutir qu'au dogmatisme, la révélation des religions "du livre" se donne comme parole du dieu qui réduit dès lors toute pensée philosophique à un commentaire de la parole originaire.
Une autre conséquence de cette théologisation de la pensée est la réduction du sujet au statut nécessairement inférieur et dépendant de créature : la liberté de l'être-là est ainsi abolie au profit d'une fidélité à une tradition, ou d'un contrat léonin (si l'on en croit la tradition biblique), entre un peuple terrifié et un dieu qui ne lui accorde liberté et statut d'élection qu'après avoir démontré sa puissance destructrice. La sacralisation de l'Etre en interdit l'accès au philosophe, en effet la prononciation du nom divin, et dès lors, la conceptualisation de dieu, prend valeur de violation d'un tabou. La pensée théologique se refuse à appréhender positivement l'être divin dans la crainte de le rendre accessible au commun des mortels. L'accès à l'Etre, qui conditionne la libération ontologique du Dasein, en abolissant la frontière qui le sépare du monde, devient impossible ou est reportée aux fins des temps ou dans l'au-delà.
D'autre part, la pensée théologique, telle qu'elle se développe au Moyen-Age, pense le monde comme ens creatum. Elle insère l'ensemble des êtres dans une totalité où les individus, loin d'exister par eux-mêmes, ne sont que comme images du divin, choses créées dans le seul but de rendre gloire au Tout-puissant.
Cette théologisation de la pensée apparaît déjà chez Aristote. En effet, il considère Dieu comme la cause première de tout, comme l'étant suprême, "summuns ens", le plus parfait, "ens perfectissimum" et le fondement originaire de tout étant. De sorte que " l'être de l'étant non divin, créé, doit nécessairement être compris à partir de l'être de l'étant suprême " (note 17) . Comme étant créé, la chose, telle qu'elle nous paraît, correspond à un projet divin, à une idée conçue par l'esprit de Dieu. C'est dans la mesure de cette correspondance que la vérité de la chose émerge. A une pensée de l'être s'adjoint une pensée de l'homme, porteur de l'intellectus, de l'esprit, qui est essentiellement reflet et réceptacle de l'esprit divin. L'intellectus humanus, l'esprit humain, est aussi chose créée, dès lors cette faculté doit être adéquat à son idée, or ce n'est que dans la mesure de la véracité de ses jugements, de leur adéquation à la chose, et par là, à l'idée divine, que l'intellect humain se conforme à l'idée divine, au projet divin. La vérité est donc émergence du divin à travers la création. Une représentation vraie du monde dégagerait, par la mise en évidence des concordances entre les choses voulues par Dieu, un ordre cosmique harmonieux, reflet de l'Esprit de Dieu. Tout savoir est donc herméneutique, dévoilement, interprétation d'un logos divin dont les choses concrètes, matérielles, seraient les signes.
Mais si nous dégageons l'idée de vérité de celle de création, nous en venons à une étape décisive de la connaissance humaine, étape qui fut définitivement franchie pendant la Renaissance, avec Galilée. Le savoir sur le monde devient ordonnance du cosmos selon une mathesis universalis, une logique universelle qui s'appliquerait à toute chose concrète de l'univers. Dès lors l'essence de la vérité prend un autre visage dans la mesure où la concordance de l'énoncé à la chose perd son fondement théologique. En effet, il n'est plus nécessaire de s'interroger sur ce qu'est la chose en soi, sur l'être des étants. La pensée médiévale donnait à ce propos une réponse d'ordre théologique mais dès que Dieu est rélégué dans l'abstraction d'une pensée dé- théologisée, nous pensons la vérité comme adéquation de l'intellect à cette mathesis universalis prise comme instrument d'une conformité du jugement à la chose sans que nous puissions penser les fondements d'une telle conformité ailleurs que dans la cohérence logique du discours.
La prédominance de la logique dans la problématique de la vérité conduit à une autonomie du logos par rapport à l'être, ce qui nous mène - et c'est une des caractéristiques de la sophistique - à une instrumentalisation de la pensée. C'est-à-dire que la pensée devient en quelque sorte une "bonne à tout faire", dans la mesure où le critère fondamental du vrai réside dans la perfection de l'argumentation, plutôt que dans l'adéquation entre le dit et la chose. Mais une telle autonomie du discours va de pair avec l'éclatement de la société : en effet, la vérité que le sophiste recherche dans l'efficace d'un discours se fragmente à la mesure des antagonismes d'intérêts (de connaissance, matérielles, ou politiques) qui président à l'argumentation. Dès lors la connaissance fragmentée ne peut que témoigner des clivages culturels propre à une société divisée.
L'apparition de la sophistique (note 18) , au Vme siècle avant J.C., peut être considérée comme une étape essentielle de l'autonomisation de la pensée et du logos. Elle préfigure dans la Grèce antique l'émergence moderne du sujet. Parmi les Présocratiques, les Ioniens ( Thalès de Milet, Anaximandre, Anaximène ) tentent, pour la première fois, une explication rationnelle et naturaliste du monde, s'écartant délibérément de l'irrationalisme orphique et des spéculations pythagoriciennes. De ce questionnement de la réalité s'ensuit une interrogation du langage, des rapports entre la pensée et l'être et, dès le 5me siècle, les principales orientations de la philosophie occidentale se construisent : pensée de l'unité de l'être chez Parménide, pensée de la mobilité et du devenir chez Héraclite. Ces deux figures centrales de la philosophie grecque allaient fonder toute la problématique des rapports à l'être et à la vérité : pour l'un le logos doit s'identifier à l'être dans une quête de l'absolu, pour l'autre la réalité n'est connaissable qu'à travers ses manifestations transitoires, l'absolu réside dans l'unité dialectique entre l'être et le non être, dans le devenir (note 19). Pour l'un comme pour l'autre, la pensée juste se distingue de l'opinion, qui repose sur les illusions, sur une acceptation a-critique de l'apparence, duquel la pensée philosophique doit se défier. Le logos devient, au delà d'une perception immédiate des sens, l'instrument privilégié, pour Héraclite, de la connaissance. Mais sur quoi cette dernière peut-elle se construire? Moins sur la pensée intérieure de l'être que sur sa manifestation concrète dans le logos : la parole est expression de la pensée et si pour être vraie, elle lui doit être fidèle, elle ne contribue véritablement à la connaissance que dans la mesure où elle saisit la totalité et s'appuie sur l'universel. Opposant la conscience lucide du philosophe au sens commun Héraclite affirme que
"les hommes éveillés ont un monde unique et commun, mais chaque dormeur se détourne dans son monde particulier " (Doxa 89) et "les dormeurs sont artisans et collaborateurs de ce qui devient dans le monde" .Il constate que les humains tant qu'ils se conforment à l'opinion courante, saisissent le monde en fonction de leur subjectivité particulière qui les écarte de la vérité et les amène à construire un monde divisé. Mais une conscience éveillée cherche dans la rationalité de la pensée et dans le logos, le moyen de saisir la totalité du monde et de rendre compte de l'universel. Il ne s'agit de rien d'autre que de la fondation de la logique : formalisation de la pensée qui permet seule le dépassement des subjectivités particulières. L'achèvement de ce processus sera sans doute prise en charge par Aristote mais un tel travail de rationalisation classificatoire du monde ne pourrait aboutir qu'à une pensée sclérosée s'il ne permettait pas aux « logoi » de se confronter dialectiquement pour aboutir à une vérité consensuelle et dynamique.
Si l'on considère le "nihilisme" de Gorgias, la sophistique se construit en opposition aux Eléates. Elle marque en effet une distanciation radicale par rapport à l'assimilation de l'Etre et du logos, autonomisant le logos et poussant à l'extrême la logique de cette démarche. D'un autre côté la doxographie de Protagoras semble montrer qu'il se situe dans la continuité d'Héraclite. La formule "rien n'est" se complète avec le "tout coule" héraclitéen, pensée de la mouvance universelle assumée par Protagoras. Car que peut-on déduire d'une perception d'un monde sans cesse en mouvement, où l'instabilité et le désordre semble être la règle, où les perceptions des choses se fragmentent à l'infini selon les circonstances et le mouvement de l'observateur, d'autre qu'un constat d'ignorance, ou du moins d'impossibilité, dans un monde où les témoignages et les assertions se contredisent sans que l'on puisse porter de conclusion définitive, d'affirmer la perdurance de l'être. Nulle vision particulière du monde ne fait apparaître le tout. Et cela d'autant plus que Protagoras avance une explication, courante dans le Grèce du 5me siècle avant notre ère, de la vue comme la rencontre de deux flux, l'un émanent de l'oeil, l'autre émanent du réel. C'est dire que toute vision ne peut être que particulière, subjective, partielle et qu'il est impossible de déduire - sans l'émergence intersubjective du logos - la véracité de ce que nous voyons (c'est-à-dire l'adéquation du perçu à la réalité).
Ce n'est donc ni dans la contemplation de la physis, ni dans la quête du Bien que la vérité du monde peut être décelée. Elle se trouvera dans la cohérence intersubjective de la parole. En quelque sorte, le monde n'est qu'à travers la parole humaine, le logos. C'est sans doute le sens profond de l'assertion connue de Protagoras : "l'homme est la mesure de toutes choses". Assertion fondée dans la mesure où seul l'homme détient le pouvoir des mots et construit par eux la représentation du monde et par là, jouit seul du pouvoir de "mesurer", de contrôler le cours du monde. En conférant à l'homme la place centrale dans la construction du vrai, Protagoras lui assigne en même temps un devoir : celui de parfaire sa rhétorique, de rechercher le fondement de ses assertions dans la cohérence interne du discours. Nous nous trouvons là devant un agnosticisme courageux : en effet, Protagoras admet certes que le vrai - entendons par là l'Etre ou, si l'on veut l'adéquation de la parole à l'Etre - est inaccessible, mais ce constat d'ignorance ne le conduit nullement à un nihilisme débilitant: l'homme est, dans la mesure où la parole humaine est. Ce qui est fondamental chez les sophistes c'est l'importance donnée à la communication. La sophistique est un savoir-communiquer. C'est dans la communication, c'est-à-dire dans la confrontation des paroles particulières reflétant plus ou moins exactement, plus ou moins sincèrement, plus ou moins fidèlement et la pensée et la perception du monde que la vérité pourra émerger.
L'attention portée sur la parole en tant qu'instrument de communication recèle incontestablement un danger : celui, dénoncé depuis Platon, d'une instrumentalisation de la pensée qui risque d'être plus inféodée à des intérêts conjoncturels qu'orientée vers le Bien. Il faut toutefois garder à l'esprit que la sophistique émerge dans un contexte social et politique précis : celui de la démocratie naissante et de la confrontation entre les diverses cités grecques. D'autre part, les enjeux de la sophistique ne consistent pas dans une forme ou l'autre de pouvoir personnel. L'enjeu réel du débat entre les sophistes et leurs adversaires est d'ordre politique et éthique.
Les vertus exigées du citoyen était - dans ce cadre - une autorestriction et un sens de la justice qui permettaient la convivance avec ses semblables. Cette conception d'une loi purement conventionnelle, répressive c'est-à-dire donnant des limites à une liberté humaine considérée comme allant de soi, se fonde sur une théorie du progrès, légitimise par ailleurs une pédagogie de la vertu. De Protagoras on trouve en effet un écrit "sur l'Etat originel de l'homme" et le mythe que nous trouvons dans le Protagoras de Platon (note 21) nous montre une humanité primitive et "dispersée", à qui " le travail de leur arts...ne donnait pas les moyens de faire la guerre aux animaux ", ne trouver un avenir que dans l'institution d'un " sentiment de l'honneur et du droit " (aidos et diké) "indistinctement distribué à tous". Ce qui amène Protagoras à conclure deux choses. Premièrement que le sens de la justice est accessible à tous, ne fut-ce que parce que ceux qui en sont dénués le simulent. Deuxièmement, Protagoras affirme la légitimité d'un apprentissage de la vertu, du sens du droit et de la justice. Ce qui ne peut se concevoir que dans le cadre plus général d'une vision "progressiste" de l'humanité. Pour lui, le fait même de la réprobation des actes injustes, prouve la possibilité d'une réforme du coupable, et donc d'une pédagogie de la vertu. Ce qui nous mène in fine à la possibilité d'un progrès social à travers la communication intersubjective et donc la légitimité d'un art sophistique du discours.
On aura compris ici l'enjeu politique de la sophistique. Celle-ci ne peut se concevoir que dans un ordre social capable de préserver un lieu accessible en droit à tous, où les décisions se discutent et se prennent. Ce lieu, dans la Grèce antique, c'est l'Agora. La démocratie ne peut s'exercer que là où on parle, débat, communique et que là où les hommes quels qu'ils soient accèdent à une information suffisante pour prendre les décisions en toute lucidité. La rhétorique, art du discours et de la persuasion, deviendra donc l'instrument de cette liberté, de ce pouvoir partagé. Mais dès lors qu'en est-il du vrai, si les sophistes défendent avec la même énergie, la même rigueur formelle, se fondant sur la même logique formelle, des assertions contradictoires ? Il ne faut pas oublier que la défense par le même orateur de thèses contradictoires était plus un procédé pédagogique (et sans doute une pratique professionnelle de rhéteurs servant tour à tour des politiques différentes, à l'instar des agences de marketing politique actuels) qu'une réelle démarche philosophique.
Le second enjeu du débat apparaît ici : quel est le fondement de la vérité ? N'est-elle que le parler du plus fort ? L'instrumentalisation et l'autonomisation du logos pourrait effectivement amener à cette conceptualisation réductrice de la vérité. Il est incontestable que les sophistes étaient fondamentalement sceptiques. Ils constataient la coexistence de discours philosophiques contradictoires, partageant - pour ce qui concerne Protagoras du moins - une vision héraclitéenne et atomiste de l'univers physique, ils ne pouvaient déceler dans la multitude des phénomènes et des perceptions successives d'un même étant, la moindre permanence qui leur permettrait d'affirmer la "perdominance" de l'Etre. Agnostiques ou athées, ils l'étaient, même si par convention ou par séduction, un Protagoras fait intervenir Hermes, Zeus ou Prométhée dans son mythe. En pragmatiques, les sophistes savaient que - dans la pratique sociale - la multiplicité des discours reflétaient tout autant la diversité des intérêts humains que la complexité mouvante du monde.
Dès lors quel peut être le fondement du vrai sinon que dans l'émergence d'un discours commun permettant la communication et l'action coordonnée des hommes? C'est ce que j'appelerai une "vérité consensuelle", définie "par consensus" construit dialectiquement dans et par un discours collectif dont l'efficacité réside dans sa cohérence logique. C'est aussi à travers la possibilité à la fois sociale et logique d'une réfutation qu'un savoir en progrès peut se construire. (note 22)
Il n'empêche que l'élaboration d'une vérité consensuelle ne résoud pas, en soi, la problématique ontologique de la vérité. La sophistique ne dit pas le fondement du vrai, elle ne définit ni une ontologie ni une épistémologie. Elle se contente, un peu par la force des choses, d'être une pragmatique du discours. La question reste : comment discerner l'opinion (la doxa) du savoir. Nous nous trouvons ici orphelin d'un fondement ontologique : la physis ne nous permet plus de fonder le vrai, fut-il adéquation à un réel ; le vrai ne se trouve plus dans le monde idéel du Bien. Si elle réside dans le discours et dans sa cohérence interne, nous sommes dès lors forcés de nous tourner vers le producteur de ce discours : le sujet.
Toute la problématique philosophique des temps modernes se construit autour de la constitution du sujet comme fondement de la pensée. Le scepticisme qui, chez les sophistes, et même chez Pyrrhon (note 23) , est constat d'ignorance, devient chez Descartes méthode de connaissance. Faut-il rappeler ici les fondements de la méthode cartésienne ? Ce que Descartes recherche ce n'est certes pas les arguments pour construire un agnosticisme, mais bien le fondement de tout savoir humain. Sachant que les perceptions sont douteuses, sachant que les discours peuvent être trompeurs, que les choses pensées elles-mêmes peuvent être rêves ou hallucination, Descartes recherche un préalable absolu à tout savoir et ne peut le trouver que dans le fait qu'il pense.
Le cogito est la seule certitude : il est un être pensant qui se trouve être moi :
" ... et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient, elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j'existe, cela est certain. Mais combien de temps? Autant de temps que je pense; car peut-être même qu'il pourrait se faire, si je cessais totalement de penser, que je cesserais en même temps tout à fait d'être." (note 24)Certes, l'intention de Descartes est de fonder son discours théologique : il n'aboutit d'ailleurs qu'à répéter la preuve ontologique de l'existence divine.
Il n'empêche que ce fondement du savoir-vrai sur le cogito permet l'émergence du sujet dans le processus de connaissance. Jusqu'à Hume, la conception empiriste de la connaissance prévalera : la conscience et la conceptualisation exacte, vraie (au sens de l'adéquatio) résultent d'une sommation de perceptions sensibles. Le sujet reste encore passif mais il est présent, tant dans la philosophie que dans une Histoire de plus en plus dégagée de la féodalité. Mais la maîtrise de son destin historique ne pourra être accomplie que lorsque sera constituée l'autonomie complète d'un sujet qui de philosophique (avec Fichte) deviendra aussi historique et collectif (avec Hegel et Marx). Pour cela il lui faudra apprendre à concevoir le vrai comme re-construction synthétique et totalisante du réel. Ce n'est que dans la mesure où ils pourront donner sens au monde que les hommes maîtriseront l'Histoire. Ce sera l'oeuvre de Kant.
Kant ne remet nullement en question la théorie aristotélicienne de la vérité-adéquation. Il porte même le lieu d'émergence de la vérité dans le jugement que le sujet porte sur l'objet :
" Vérité et apparence ne sont pas dans l'objet, dans la mesure où il est intuitionné, mais au contraire dans le jugement porté sur lui dans la mesure où il est pensé " (note 25) (...) " c'est-à-dire dans le rapport de l'objet à notre entendement ." (note 26)Il n'empêche que Kant a adopté une position tout à fait novatrice dans l'évolution de la pensée : là où la pensée philosophique faisait du sujet un miroir plus ou moins fidèle du monde, ou assignait à la pensée humaine la tâche de déchiffrer, dans le monde créé, le logos divin, Kant confère au sujet le rôle essentiel dans la construction du vrai. Il revient certes à l'interprétation la plus classique de la vérité qu'il considère comme une simple adéquation du jugement et de la chose. Mais c'est précisément dans la mesure où il situe le vrai dans une opération de l'intellect humain qu'il peut élaborer sa théorie de la connaissance. Admettant l'acception aristotélicienne du concept de vérité, Kant s'interroge sur la possibilité d'un critère universel, indépendant de l'objet de la connaissance, de la vérité. Il affirme l'impossibilité de détacher le concept de vérité de son contenu :
" Mais il est clair - puisqu'on fait abstraction en lui de tout le contenu de la connaissance (du rapport à son objet) et que la vérité vise précisément ce contenu - qu'il est tout à fait impossible et absurde de demander un caractère de la vérité de ce contenu des connaissances, et que, par conséquent, une marque suffisante et en même temps universelle de la vérité ne peut être donnée ." (note 27)Le critère universel de la vérité, que Kant recherche malgré tout, ne porte donc pas sur son contenu mais sur sa forme : il lui est clair "qu'une logique, en tant qu'elle traite des règles générales et nécessaires de l'entendement, doit exposer dans ces règles mêmes, les critères de la vérité." Ces critères ne concernent que la forme de la vérité, c'est-à-dire de la pensée en général. Kant a parfaitement conscience du danger potentiel de la logique formelle, il sait qu'une pensée "parfaitement conforme à la forme logique", peut "être en contradiction avec l'objet". La logique apparaît donc comme une condition "négative", "sine qua non", de toute vérité qui "résout en ses éléments tout le travail formel de l'entendement et de la raison". Mais cette logique formelle, que Kant traite dans son "Analytique", ne suffit pas à établir la vérité matérielle et objective de la connaissance. Cette logique générale est employée abusivement, selon Kant, comme "organon" qui sert à produire réellement des assertions objectives. Transformée en une dialectique, elle ne constitue qu'une logique des apparences, un "art sophistique de donner à son ignorance, et même aussi à ses illusions préméditées, l'apparence de la vérité, en imitant la méthode de profondeur que prescrit la logique en général et en se servant de la topique de cette science pour colorer les plus vaines allégations ".
Ainsi, pour Kant, la dialectique doit
s'insérer dans la Logique comme "une critique de l'apparence dialectique". Nous verrons s'élaborer une
théorie de la connaissance centrée sur le sujet, elle se construit en plusieurs facettes tournées l'une vers le
formalisme logique que Kant qualifiera de "logique transcendantale" et qui " traite des éléments de la
connaissance pure de l'entendement et des principes sans lesquelles aucun objet ne peut absolument pas être
pensé" et et l'autre constituant un versant critique qu'il appelera "dialectique transcendantale" qui est avant tout
une critique de l'entendement et de la raison. Kant se livre donc à une dissection du sujet dont il distingue
soigneusement les fonctions purement esthétiques (sensation/perception) des fonctions logiques et conceptuelles
(entendement/raison). Il cherchera à définir les conditions à priori - c'est-à-dire hors de toute intuition concrète
- de la perception et de la connaissance. L'espace et le temps conditionnent toute perception, ils sont des
"intuitions pures à priori" ; les catégories - de quantité, de qualité, de relation et de modalité - conditionnent
l'entendement et toute synthèse conceptualisante des perceptions.
Partant de ces a priori, Kant démonte les
mécanismes de la construction de la vérité plus qu'il ne tente une définition de celle-ci.
Le sujet kantien nous apparaît donc comme un acteur essentiel dans l'élaboration du savoir : il perçoit certes passivement les phénomènes, mais l'entendement lui permet de re-structurer logiquement ces perceptions, de leur donner une unité dans le temps et dans l'espace. A cette schématisation succède une autre étape : la conceptualisation, qui elle, s'appuye sur la cohérence logique du discours. Mais cette cohérence n'est pas gratuite, elle ne se referme pas sur elle-même et s'appuye toujours sur le phénomène dont la persistance et la cohésion spatio-temporelle signifie la réalité en soi (note 28) . Certes la chose-en-soi restera impénétrable, mais Kant peut néanmoins fournir un critère opérationnel de la vérité : l'unité des concepts et l'examen des conséquences qui en résulte.
" Dans toute la connaissance d'un objet, il y a l'unité du concept, que l'on peut appeler unité qualitative en tant que sous ce concept n'est pensée que l'unité de l'ensemble du divers des connaissances"... " Vient ensuite la vérité par rapport aux conséquences. Plus il y a de conséquences vraies tirées d'un concept donné, plus il y a de signes de son objective réalité " (note 29) .
La connaissance est ici clairement une totalisation où sont reliées, au sein d'une conscience rationnelle, des éléments de connaissance hétérogènes. L'établissement d'un concept rend nécessaires trois conditions: son unité, la vérité des conséquences, (c'est-à-dire de leur adéquation à la logique formelle), et la perfection qui ramène la pluralité des phénomènes au concept, s'accordant totalement et exclusivement avec lui. la connaissance - perception, schématisation, conceptualisation, jugement - s'accomplit en un double mouvement : de l'objet (phénomène) au sujet et du sujet à l'objet dans un processus de vérification de l'adéquation des phénomènes au concept élaboré et dans l'examen des conséquences tant logiques que concrètes de l'hypothèse formulée.
Nous nous trouvons, avec Kant, face à une sorte de révolution copernicienne inversé dans l'histoire de la philosophie : si dans la pensée antique, le sujet est essentiellement un être intégré dans la totalité de la physis et ne peut se penser qu'en unité profonde et immédiate avec le monde, si dans la pensée médiévale le sujet est avant tout un ens créatum qui ne prend sens que par rapport au divin, Kant situe le sujet au centre du monde dans la mesure où, rélégant Dieu dans l'inconnaissable ( on peut s'en référer aux fameuses antinomies ou à la réfutation kantienne des preuves cosmologique et ontologique de l'existence divine ), et rélégant la physis en deçà des phénomènes, il ne peut penser le vrai qu'en fonction de l'être pensant qui, s'appuyant sur les donnés à priori des catégories, re-construit le monde des phénomènes pour un faire une totalité cohérente, structurée et opératoire.
Nous nous trouvons pourtant en dehors des terrains mouvants de la sophistique : le monde est là et la construction du vrai s'appuye sur l'examen du réel. Certes un doute subsiste toujours, interdisant toute naïveté dans ce réalisme : nous ne percevons et schématisons que les phénomènes, l'apparence des choses, mais en dépit de cette faille qui subsiste envers et contre tout entre le phénomène et la réalité objective, la connaissance devient possible.