Un déni récurrent oblitère la pensée contemporaine de la guerre. L’équilibre de la terreur résultant de la stratégie de dissuasion nucléaire semble bannir la guerre de nos perspectives politiques. Depuis 1945, nous serions en paix, n’étant confronté militairement qu’à des situations " de crise ", " d’instabilité ", de " conflits " et de tensions. La guerre est absente de notre horizon politique : l’opération multinationale " tempête dans le désert " n’est qu’une opération de police menée sous l’autorité des Nations-Unies, l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie et Kosovo se réduit à une sanction, sous forme de " frappes chirurgicales ", de bombardements mesurés et sélectifs... aucune de ces deux interventions militaires majeures, quant à leur ampleur et leur portée symbolique, n’a été qualifiée de " guerre " par les autorités alliées, bien que les analystes les plus critiques voient dans ces interventions les manifestations d’un impérialisme débridé. Les guerres qui apparaissent dès la fin de la guerre froide sont de nature sécessionniste et résultent des ressentiments nationalistes exacerbés par plusieurs décennies de régime totalitaire. La chute de l’Union Soviétique a paradoxalement, en rompant l’équilibre des forces géopolitiques en Europe, ramené la guerre à notre réalité alors que nous aurions pu nous attendre, avec la fin de la guerre froide et l’intégration de l’ancien bloc communiste dans l’économie de marché, à une pacification générale de l’Occident. Que nous le voulions ou non, la guerre doit être repensée. Mais comment intégrer cette réalité sociale et politique, réalité tragique s’imposant avec toute la brutalité du fait accompli, dans une réflexion philosophique ?
Au vu des discours sur la guerre, on peut mesurer les difficultés rencontrées. Il semble impossible de penser philosophiquement, c’est-à-dire d’un lieu propre qui ne soit ni de l’éthique, ni de la sociologie, ni du politique, une réalité qui pourtant conditionne notre avenir et notre présent. La question centrale pourrait être " qu’est-ce une guerre ? ", sachant que le concept ne se résume pas dans le déchaînement de la violence armée, ni même dans la nature conflictuelle des relations internationales... Dès l’aube de la pensée, la guerre fut évoquée comme un état permanent, un état de nature du cosmos. Héraclite affirmait que " le combat est de tous les êtres le père, de tous les êtres le roi " et " qu’il faut savoir que la guerre est commune, la justice une lutte et que tout devient dans la lutte et la nécessité " (note 1). Ce constat tragique, dans l’ordre du social et de l’histoire, devient chez Héraclite l’objet d’une réflexion métaphysique : la guerre est constitutive de l’univers, du devenir, dans la mesure où tout chose n’est que par opposition au non-être. Ainsi émerge la pensée dialectique qui trouvera son accomplissement théorique chez Hegel et son accomplissement pratique chez Marx. Mais l’élévation de la guerre au rang d’une catégorie métaphysique vide la pensée de toute potentialité positive à force de ne voir dans les guerres, celles que vivent les hommes, que la manifestation, dans le champ historique, de la dialectique de l’être et du néant. Ce qui nous interdit cette contemplation métaphysique est sans doute ce bond qualitatif qu’à accompli l’art militaire en 1945 : la bombe atomique n’est pas que le perfectionnement ultime des bombardements massifs. Son invention, et sa mise en œuvre a déclenché un mécanisme stratégique aboutissant à l’accumulation d’un potentiel destructif capable d’annihiler l’humanité. La guerre signifiant, pour l’opinion publique et dans l’ordre du symbolique, l’anéantissement total, elle se voit paradoxalement oblitérée par un dispositif d’armement dont la nature devient strictement dissuasive. En effet, l’armement nucléaire est paradoxal : la peur qu’il suscite, l’effet d’anéantissement total qu’il présuppose, fait que son efficacité politique réside dans son non-emploi. L’arme nucléaire est le non-arme par excellence, produite uniquement pour ne pas être utilisée, car son utilisation marquerait, non seulement la fin de la guerre, mais l’impossibilité de concrétiser ce pourquoi la guerre serait déclenchée. Ce paradoxe est généralement mal pensé dans la mesure où la dissuasion nucléaire tire son efficacité dans l’effroi qu’elle suscite. Or la crainte oblitère la réflexion philosophique au profit de jugements moraux qui font d’ailleurs partie du dispositif de la guerre psychologique. La menace est prise pour le passage à l’acte, la paix surarmée se confond avec la guerre, la dissuasion pour le déclenchement, de sorte que le discours qui a dominé la réflexion sur la guerre jusqu’en 1991 portait en fait sur un état de " paix " conflictuelle.
Il est banal d’affirmer que la chute de l’empire soviétique nous
introduit dans l’incertitude géopolitique. En fait nous sommes maintenant
confrontés à l’homogénéisation politique et
économique de la planète, à la diversification et
multiplication des conflits, qui deviennent tous des conflits internes
au capitalisme - faisant ainsi de toute guerre une guerre civile - dans
un contexte stratégique qui à la fois brise la logique d’une
dissuasion nucléaire équilibrée entre les superpuissances
et maintient, de facto, la menace nucléaire en tant que potentialité
destructrice. Nous nous croyons délivrés de la peur nucléaire
et de la bipolarisation antagoniste du monde, et pour cette raison, en
partie du moins, nous sommes confrontés à l’éclatement
des conflits nationalistes, tout en étant, sans que nous en gardions
conscience, assujettis à la menace nucléaire, aujourd’hui
diversifiée en raison de la prolifération de l’arme à
la périphérie du monde industrialisé. Une telle situation
fait craindre le pire, encore que ce " pire " soit difficilement identifiable
et peut surgir de n’importe où.
Si nous reconnaissons, en dépit de nos bonnes volontés
pacifiques, que la guerre devient l’incontournable de la politique du 21e
siècle, nous ne pourrons éviter de nous confronter philosophiquement
à elle. Il ne s’agit pas de nous abîmer dans une contemplation
tragique de la guerre, et encore moins d’en exalter d’hypothétiques
vertus. La pensée de la guerre est une pensée des rapports
entre la force et le droit, entre la violence et la justice, qui ne doit
pas seulement se déployer comme axiologie. Il ne s’agit pas seulement
d’élaborer un code de bonne conduite guerrière, ni même
d’élaborer une nouvelle théorie de la guerre juste appropriée
à la situation politique du moment. Force est de reconnaître
que le plus souvent le penseur cherche soit à établir une
éthique du combattant, soit à légitimer une guerre
précise, soit à définir les conditions d’une " guerre
juste ".
Le plus souvent la guerre n’est théorisée par le philosophe que dans le cadre d’une interrogation éthique qui cherche à délimiter ce qui reste de l’humanité dans l’entreprise guerrière. Michael Walzer , dans " guerres justes et injustes " (note 2), pour donner un exemple, cherche à définir les conditions d’une guerre " juste " au terme d’une pesée respective des fins politiques poursuivies et des moyens militaires adoptés pour les atteindre.
Une autre approche très classique consiste à replacer la guerre dans la perspective plus large d’une pensée politique cherchant à élucider les rapports entre la force et le droit le plus souvent dans l’intention d’élucider les conditions d’une pacification générale. La politique est ici considérée comme la sortie d’un état sauvage, où la guerre, le pur rapport de force, est généralisée. La construction politique de la souveraineté de l’Etat, qui détient le monopole du pouvoir et de la violence, assume cette fonction pacificatrice par une régulation des conflits internes à la cité. Contre le moralisme, Machiavel (note 3) assume politiquement cette violence naturelle (l’égoïsme et l’ambition humaine) et en fait l’instrument d’une pacification sociale et d’une unification politique qui pourra être menée à la fois sur le terrain diplomatique et sur le terrain militaire. Grotius (note 4) , puis Kant (note 5) , posent les jalons d’un droit cosmopolitique. L’universalisme de la pensée s’accompagne d’une homogénéisation croissante de la vie économique et sociale, à l’échelle européenne d’abord, puis à l’échelle mondiale, à la faveur des colonisations et des conquêtes. Une telle situation impose une pensée du droit régissant les rapports entre les nations et s’imposant à l’ensemble de l’humanité. L’universalisation des règles éthiques en la morale kantienne accompagne l’idée d’un droit international capable de garantir à la fois la souveraineté des Etats et l’autonomie des peuples. Le projet kantien pour une paix universelle (Kant, projet pour une paix perpétuelle, éd. GF Flammarion, et son commentaire par Habermas, note 6 ) est avant tout une réflexion pour sortir de l’état de nature (celle d’un conflit perpétuel) dans lequel les Etats se trouvent encore sur le plan de leurs relations internationales. La paix apparaît ici comme l’idéal cosmopolitique. Cependant, une relation dialectique peut être décelée entre la politique et la guerre, considérant cette dernière comme la continuation de la première, et la première comme la finalité de l’entreprise guerrière. En effet, l’établissement du droit suppose nécessairement l’exercice d’une souveraineté dans un espace géographique concret : l’autonomie et la souveraineté s’accomplissent aussi dans la vie matérielle des hommes, ce qui implique le contrôle des ressources économiques. Dès lors, l’exercice de la souveraineté politique ne peut éviter la guerre comme moyen de défense collective, comme outil de conquête, mais aussi comme instrument de libération. Aux guerres entre princes succèdent les guerres totales des nations engagées sans rémission dans la défense de leur souveraineté, ou dans la construction impériale d’une souveraineté s’étendant à plusieurs peuples. A ces guerres classiques, succèdent les guerres de résistance, telles la guérilla espagnole (s’opposant à l’occupation française, sous Napoléon) et, au 20e siècle, les guerres de libération anti-coloniales. La guerre révolutionnaire, menée par le peuple au sein de son propre état, débouche sur les guerres civiles perçues comme confrontation agonique entre deux visions de la société, entre deux conceptions antagoniques du droit, ou si l’on prend en compte les clivages sociaux, entre des intérêts sociaux antagoniques. La guerre d’Espagne devient, au 20e siècle, le paradigme d’une guerre " de civilisation ", guerre totale opposant dominants et dominés, dont l’enjeu est la construction d’une démocratie nouvelle. Mais c’est aussi le laboratoire de la guerre totale, où civils et militaires se confondent à la fois comme acteurs et victimes. Jusqu’au début du 20e siècle, la perception de la guerre est clausewitzienne (note 7) : elle conçoit la guerre comme l’expression d’une confrontation entre armées régulières engagées dans des combats aux procédures normalisées. Le contrôle territorial, accompagnant éventuellement l’annexion et/ou l’anéantissement des ressources économiques de l’ennemi, est le moyen de la politique considérée comme l’exercice du pouvoir, de la souveraineté. La révolution bolchevique introduit un nouveau facteur, celui de l’insurrection du peuple contre l’Etat pouvant mener à une guerre prolongée, internationalisée par le jeu des coalitions contre-révolutionnaires mais aussi par le souci d’internationalisation du conflit de classe. Dans une certaine mesure, la révolution de 1917 réitère les problèmes politico-militaires de la révolution française où le nouveau pouvoir se voit amené à se défendre contre une alliance internationale et à subjuguer des résistances régionales internes, au prix de l’exercice d’une terreur révolutionnaire.
Une pensée philosophique de la guerre ne pourra faire l’économie d’une pensée stratégique. Cette dernière est évidemment une théorisation pratique de la guerre, dans la perspective des fins propres qu’elle poursuit. Mais la stratégie met en relief le rapport dialectique entre la fin et les moyens, replaçant les fins dans le contexte matériel de la concrétisation des objectifs. L’instrumentalité militaire - le dispositif d’armement comme le modèle organisationnel de l’armée - n’est pas sans conditionner les fins poursuivies et l’on peut se demander dans quelle mesure l’existence du dispositif militaire - aujourd’hui ce qui est convenu d’appeler le " complexe militaro-industriel " (note 8) - ne réduit pas le champ de manœuvre politique en l’assujettissant à ses fins propres. Deux approches sont globalement possibles : une approche éthique ou une approche socio-politique. La première aboutit à un jugement moral sur la guerre - celle-ci pouvant être aussi bien valorisée, comme chez E. Junger (note 9) (mais l’on pourrait évoquer aussi F. Nietzsche, M. Heidegger (note 10) ou le théoricien de l’Etat nazi Carl Schmitt (note 11) ) que comme dévalorisée, comme chez Alain (note 12) et plus généralement chez les auteurs pacifistes. Une approche socio-politique permet d’appréhender la guerre comme phénomène objectif. Gaston Bouthoul (note 13), constatant l’échec du discours pacifiste, approche la réalité guerrière en " naturaliste ", en sociologue imprégné de positivisme, et cherche à en élucider les fonctions, politiques, sociales, économiques et surtout démographique : son interprétation de la guerre comme " infanticide différé " est bien connue. La guerre lui apparaît comme un fait qu’il faut comprendre et la mise en évidence de ses fonctions réelles, qui ne sont pas nécessairement conscientes, permettrait la recherche de substituts fonctionnels à la guerre. Force est d’avouer qu’une telle approche n’a pas porté ses fruits, sans doute en raison de la complexité réelle du phénomène qu’il étudie mais surtout parce que le soupçon sociologiste oblitère le fait que la guerre soit aussi ce qu’elle se donne : un moyen politique de vaincre un adversaire ou l’expression matérielle d’un conflit. La guerre n’est pas seulement une instance de régulation démographique ou une fonction de résorption du surplus social, c’est un moyen de domination politique dans un espace géographique et sociologique donné. De sorte qu’une approche géopolitique s’avère plus fructueuse, à première vue, pour élucider les conflits, et éventuellement les théoriser en un modèle plus ou moins formalisé. Raymond Aron (note 14) a consacré à Clauzewitz un essai déterminant, mais son œuvre essentielle, concernant le sujet, reste " Paix et guerre entre les nations ". Le contexte historique de cet œuvre est celle de la bipolarisation du monde suscitée par la guerre froide, l’émergence des conflits tiers-mondistes, et surtout, le déploiement de la force nucléaire, qui n’est pas sans modifier radicalement la doctrine stratégique. La dissuasion nucléaire sera bien souvent au centre du débat philosophico-éthique de la guerre, soit jugée impossible, parce que le risque de destruction mutuelle surpasse tous les enjeux imaginables, soit appréhendée comme une perspective redoutable que le surarmement rend plausible. André Glucksmann dans " La force du vertige " (note 15) , essai écrit dans le contexte du débat politique sur l’implantation de missiles stratégiques sur le théâtre européen, opte pour la première hypothèse : la destruction mutuelle assurée est le garant paradoxal d’une paix que le désarmement unilatéral, face à une union soviétique jugée belliciste, compromettrait. Contre cette argumentation, E. Thompson, in " L’exterminisme " (note 16) et bon nombre d’essayistes, y compris militaires (A. Sanguinetti, le vertige de la force) mettent en avant les risques de surenchère et l’oblitération du désarmement que la dissuasion nucléaire implique. La théorie mathématique des jeux (note 17) est convoquée pour construire une stratégie de dissuasion ou, au contraire, l’analyser de manière critique (note 18).
Mais la problématique principale, qui me semble encore peu étudiée, reste celle des déterminations suscitées par les choix techniques préalables, qui imposent leur pratico-inertie et déterminent la pensée ou, du moins, les discours, de la guerre. Ainsi l’intégration des innovations techniques dans la conduite de la guerre - comme le char d’assaut, l’aviation, les armes de destruction massive, l’arme nucléaire - conduit non seulement à une modification des doctrines stratégiques, et par là, des discours politiques sur la guerre, mais aussi à une modification plus globale de la pensée. Quoiqu’il en soit, le développement de la dissuasion nucléaire permettant l’instantanéité de la destruction massive et la délocalisation des menaces, a amené à une refonte globale du discours stratégique et à une nouvelle interrogation des concepts d’espace (géopolitique) et de temps (historique). La guerre déploie la force dans les deux dimensions complémentaires (et dialectiques) de l’espace géographique - et l’on situera dans cette perspective les approches géopolitiques de Y. Lacoste (note 19) ou de G. Chaliand (note 20) - et historique, dans lequel la modification des rapports de force sociaux ou politiques modifient le cours de l’histoire et la perception de nos destins. Les moyens de communication et l’abolition de la durée dans le déploiement des forces militaires (la dissuasion nucléaire, la possibilité concrète d’intervenir sur le terrain en tout lieu, mais aussi la dissolution du théâtre des conflits en microrésistances ponctuelles de caractère terroriste, crée une situation d’ubiquité de la menace) empêche cependant toute pensée historiciste de la guerre : l’histoire se révèle d’autant plus catastrophique et imprévisible que le monde bipolaire que l’on pourrait croire figé s’est effondré de manière imprévue.
Ainsi nous sommes en présence de deux approches dont le caractère philosophique peut être mis en doute. La guerre y est présentée comme une donnée sociologique, un objet sur lequel nous serions amenés à émettre un jugement moral ou que nous pourrions théoriser. Cependant, la guerre est aussi un vécu et c’est probablement en adoptant un point de vue phénoménologique que nous pourrions déceler en quoi elle modifie radicalement notre vision du monde. E. Junger (" la guerre comme expérience intérieure ") a mis en évidence comment la guerre totale s’inscrit dans une mutation globale de la vie : l’expérience du front ne se vit pas seulement dans les tranchées, mais aussi sur le lieu de production : le travail devient une activité militarisée, tant par son caractère technico-industriel, qui impose sa rationalité propre, que par la massification de l’individu engagé dans une activité sérialisée à l’extrême. Jünger constate que nous entrons, à l’aube du 20e S, dans l’ère de la mobilisation totale. Reprenant le constat de Jünger, mis en parallèle avec les témoignages similaires de Teilhard de Chardin et de Barbusse, Jan Patocka (note 21 ) constate le partage, par delà les frontières et la diversité des existences civiles, d’une expérience commune de dénuement, d’ébranlement de toutes les valeurs, qui suscite une nouvelle solidarité " de ceux qui ont subi le choc ". Ce qui est mis au jour c’est la relativité de la paix et de la guerre qui, loin de s’opposer, se conditionnent l’un l’autre. La paix, et ses valeurs bourgeoises, impose un état de guerre constant, durablement installée dans la mentalité collective. Or, sur le front, la vie, la paix, tant désirées sous la forme de la démobilisation, s’effondrent comme perspective libératrice de sorte que, pour ceux qui se maintiennent, tenaces, au-delà de la peur comme au-delà de la volonté de puissance, sur ce sommet que la guerre les a contraints à gravir. Jan Patocka invoque une aristocratie spirituelle, celle de ceux qui, se situant à l’extrême limite des possibilités humaines, comprennent que la guerre unit les hommes dans une expérience fondatrice : " les ennemis se touchent dans l’ébranlement commun du quotidien ".
Cette solidarité des ébranlés c’est aussi celle qui unit ceux que la guerre a déracinés. La guerre totale montre que les humains peuvent être superflus, qu’ils soient réduits à la sérialisation massive des conscrits, toujours renouvelables, masses interchangeables justement qualifiées de " chair à canon " ou qu’ils soient, comme sans-Etats, jetés hors de l’humanité.(note 22) La seconde guerre mondiale pousse l’humanité aux extrêmes, et même au-delà de l’humain. Le 20e siècle s’est ouvert sur la boucherie des tranchées : la guerre 14-18 marqua l’ère de la mobilisation totale et fut le théâtre de l’expérience fondamentale du front. La seconde guerre mondiale marque l’effondrement des lignes de partage entre le front et l’arrière, entre les forces armées et les civils, qui furent, bien au delà de ce qu’on pouvait craindre, les victimes privilégiées des actes de guerre, non plus en tant que "dégâts collatéraux " mais en tant que cible directe d’une stratégie de terreur. Mais au-delà de ces barbaries que furent les bombardements massifs, les exécutions de civils, et l’usage non discriminé d’armes de destruction massive, la guerre totale dévoila l’extrême inhumanité d’un pouvoir capable de rejeter hors de l’humanité une communauté entière, au point qu’une catégorie juridique nouvelle fut nécessaire pour qualifier ces actes. Dans la mesure où une qualification pénale n’est pas rétrospective, la notion de "crime contre l’humanité " ne concerne pas les actes commis avant l’avènement du nazisme, mais on se rappellera malgré tout que la première guerre mondiale fut le théâtre d’une extermination de masse délibérément programmée par un Etat s’ouvrant à la modernité : le génocide des Arméniens par les " Jeunes Turcs " apparaît comme un précurseur sinistre du judéocide commis par les nazis. C’est même à l’occasion de cet événement que les premières occurrences du terme " crime contre l’humanité " apparaissent.
L’expérience des déportations de masse et des camps accompagne celle des tranchées comme révélateur paradoxal de l’humain à travers le déni d’humanité.
Le texte de Patocka s'inscrit dans une réflexion phénoménologique portant sur le vécu de la guerre, et tout particulièrement de la guerre totale, industrielle, où l'individu se perd dans la masse. La solidarité qui émerge est celle d'un dénuement total de l'être social aboutissant à une conscience de l'essentiel, se concrétisant sans doute dans un désir de paix, une forme de résistance contre une vie normale qui n'est que le travestissement civil d'un état de guerre permanent, menée sur le front économique (concurrence et conquête des marchés) et social (lutte de classe). Une telle approche a ses références et ses prolongements, aussi bien littéraires que philosophiques dans, à mon avis, la réflexion de H. Arendt sur la condition des "sans-Etats", déracinés, déportés, réfugiés et exilés, (réflexion que Caloz-Tschopp prolonge et actualise en se référant à la situation des exilés et sans-papiers), humanité devenue superflue faute de pouvoir être considérée comme marchandise interchangeable et négociable à merci.
On peut cependant se demander dans quelle mesure la pensée de Patocka ne s'enracine pas dans la perception heideggerienne de l'histoire, ou d'une historicité destinale où l'individu ne peut se penser que dans l'enracinement au sein d'une culture ou d'une communauté particulière, définie par son historicité propre.
La pensée heideggerienne de la guerre (et ses rapports avec Nietzsche, Jaspers, Husserl, Spengler, Carl Schmitt) a été rigoureusement analysée par Domenico Losurdo (note 10). L’auteur montre à quel point le discours identitaire allemand, qui stigmatise l’universalisme " bourgeois " ou " philistin " des droits de l’homme en faveur du particularisme germanique, où l’individu n'est appréhendé qu’en terme d’appartenance communautaire, se retrouve dans la philosophie idéaliste prompte à verser dans le pathos de l’idéologie guerrière : la proximité de la mort, la conscience de la finitude et la sujétion au destin, l’historicité et le dépassement de soi dans un devenir commun sont autant de récurrences que l’on retrouve aussi bien chez les théoriciens nazis que chez les philosophes plus ou moins inféodé au régime, sans que pour autant, des penseurs plus distants puissent se targuer d’être épargnés par cette idéologie.
Une approche phénoménologique ou existentialiste du vécu de la guerre n'épuise (heureusement) pas le sujet. La guerre moderne ne se définit pas seulement par la mise à nu de l’homme et la proximité de la mort, mais aussi par le rapport que le combattant entretient avec la technique. L'évolution technologique détermine pour une grande part la conduite de la guerre, sa stratégie, et aussi sa perception et je pense qu'il est difficile de penser la guerre sans penser ces déterminations. Il ne s'agit pas seulement d'évoquer la violence que la technique introduit dans nos rapports au monde (discours heideggerien ou jonasien) mais de voir comment l'innovation dans l'armement influe sur la nature de la guerre.
La guerre nous apparaît comme une réalité complexe, se déployant simultanément dans plusieurs champs de la pensée et de l’agir humain. La violence qu’elle déploie semble l’enraciner dans la réalité biologique de l’agressivité humaine, dont on trouve aisément les équivalents dans les sociétés animales. Cependant la guerre ne se réduit pas à une rixe à grande échelle, elle est une entreprise politique, disons plutôt géopolitique puisqu’elle vise à assurer territorialement une souveraineté. D’autre part, elle se manifeste dans le contexte d’une réalité quasi ontologique, celle de la rareté, rareté des ressources qui nous amène à voir dans autrui un rival, c’est-à-dire la potentialité de notre propre anéantissement. Le rapport à autrui se faisant dialectique, nous serons nécessairement amenés à élucider les rapports entre la violence et l’histoire. La guerre comme lieu du devenir nous obligera à repenser la paix comme catégorie du non-devenir. La paix que nous croyons vivre en l’absence de guerre ouverte est en fait une modalité particulière du conflit ou la rivalité s’y exerce essentiellement dans les champs économique et politique. La paix semble faire l’économie des moyens militaires dans l’exercice de la puissance, mais la violence, structurelle, économique et sociale, n’en est pas pour autant absente et quand bien même la force resterait encadrée par le droit, nous ne pouvons nous dégager de la nature essentiellement conflictuelle du système social. Une guerre, sourde et occulte, reste menée, qui vise à l’assujettissement de l’humanité sous la houlette du capital. Par ailleurs, nous ne saurions penser la guerre sans penser le rapport entre l’appareil militaire et les fins que la guerre est censée poursuivre. Forme du politique, la guerre se définira peut être par sa technicité propre, à savoir l’usage codifié, normalisé, légitimé des armes… la technique militaire n’est pas sans influer, d’une manière que nous devrons encore élucider, les discours et les modes de pensée stratégique et politique. Cette relation entre la technique et la pensée se manifeste de manière cruciale dans la dissuasion nucléaire. La guerre ne peut être pensée sans que soit interrogé le paradoxe d’une arme totale oblitérant la guerre par sa seule existence tout en étant à la fois le pôle attractif et le point obscur de toute pensée géopolitique. En fait, penser la guerre aujourd’hui reviendra à penser les paradoxes géopolitiques du 21e S. Paradoxes d’une paix conflictuelle. Paradoxe d’une souveraineté franchissant les limites frontalières des nations. Paradoxe d’une menace rendue inexécutable par la puissance même des armes nucléaires brandies. Paradoxe enfin de l’inefficacité de la violence ou, inversement, de l’efficacité de l’inaction.
notes
1. Héraclite, fragments, in Les Ecoles Présocratiques, éd. Gallimard, coll. Folio,
Héraclite d’Ephèse, Fragments, PUF, 1998, coll. Epithémée2 Walzer, Michael, Guerres justes et injustes, éd. Belin, 1999
3 Machiavel, l’Art de la guerre, éd. Garnier Flammarion, coll. GF ;
Le Prince, suivi des extraits des œuvres politiques et lettes, éd. Gallimard, coll. Folio4 Grotius, Hugo. Le droit de la guerre et de la paix, PUF, 1999, coll. Leviathan
5 Kant, Emmanuel. Projet de paix perpétuelle, éd. Vrin ou Vers la paix perpétuelle, éd. Garnier Flammarion, 1991 (coll. GF).
6 On pourra voir aussi la relecture par J. Habermas, la paix perpétuelle, le bicentenaire d’une idée kantienne, éd. Cerf, coll. humanités
7 Clausewitz, Carl von, De la guerre, éd. De Minuit, et Théorie du combat, éd. Economique, 1998 (coll. Bibliothèque stratégique)
8Collectif, Le complexe militaro-industriel , in La documentation française, 1997
9 Junger, Ersnt, Feu et Sang, éd. C. Bourgois, 1998 ; La guerre comme expérience intérieure, C. Bourgois, 1997 ; Orages d’acier, éd. C. Bourgois
10 voir Domenico Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, éd. PUF , 1998 coll. Actuel Marx
11 Schmitt, Carl, La notion de politique, théorie du partisan, éd. Calmann Levy, 1972
12 Alain, Mars ou la guerre jugée, éd. Gallimard, coll. Folio
13 Bouthoul, Gaston, Traité de polémologie : sociologie des guerres, éd. Payot,1970. Le phénomène-guerre, éd. Payot ; L’infanticide différé, éd. Hachette ; Sauver la guerre, éd. Grasset, 1963.
14 Aron, Raymond. Paix et guerre entre les nations, Calmann-Levy, 1962, rééd 1984 ; Penser la guerre : Clausewitz, éd. Gallimard ; sur Clausewitz, éd. Complexe, 1987
15 Glucksmann, André. La force du vertige, éd. Grasset Fasquelle ; Le discours de la guerre, éd. Grasset Fasquelle, réédition en Livre de Poche, coll. Biblio
16 Thompson, Edouard, L’exterminisme, armement nucléaire et pacifisme, éd. PUF
17 Giraud, Gael, la théorie des jeux, Flammarion, coll. Champs
18 L. Poirier, des stratégies nucléaires, éd. Complexe.
19 Lacoste, Yves. La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, éd. La Découverte, 1985
20 Chaliand, Gérard. Stratégies de la guerilla, éd. Payot ; terrorismes et guerrilas, éd. Flammarion ; Les stratégies du terrorisme, Desclée de Brouwer. Son œuvre comprend en outre de nombreux atlas et d’annuaires de géopolitique.
21 Patocka, Jan, Essais hérétiques sur la philosophie de l’Histoire, éd. Verdier
22 Caloz-Tschopp M.- C., les Sans-état dans la philosophie de Annah Arendt, éd.Payot Lausanne : voir aussi sous la direction de Caloz-Tschopp, chez l’Harmattan, Hannah Arendt, les sans-états et le droit d’avoir des droits ; et, Hannah Arendt, la banalité du mal comme mal politique.