Série théorie critique


Le poids des armes

sur la théorie de la « guerre juste »

P. Deramaix


Sommaire

1. Guerre et politique

Le sens commun déplore et condamne la guerre, quoique les masses s’y engagent, en temps de crise, avec enthousiasme, espérant en finir le plus rapidement possible et dans l’espoir d’une victoire glorieuse. Mais la paix revenue, face aux désastres qu’elle a provoqués, la guerre est condamnée, ses horreurs dénoncées, sa folie vilipendée. La paix devient l’objectif d’une éthique internationale qui cherche à concilier la souveraineté des nations et le bien commun de l’humanité. Objet de désir, la paix constitue cependant plus un projet qu’une réalité. Face à l’espérance de réconciliation planétaire, le réalisme oblige à un constat amer : la guerre semble être la condition normale des civilisations, accompagne la croissance technologique et exprime de la manière la plus brutale la volonté de domination humaine. La puissance destructrice qu’elle met en oeuvre est telle qu’elle semble oblitérer toute justification morale des engagements militaires. Face à la perspective de l’anéantissement nucléaire, face aux massacres de masse qui n’épargnent pas les civils, nous ne pourrions que condamner la guerre et voir en elle l’expression d’une volonté brute de puissance, d’un retour à la sauvagerie, ou d’une persistance d’un « état de nature » anté-politique, voire anti-politique. Contre le pacifisme moralisateur, la guerre fait parfois l’objet d’une approche sociologique mettant en relief sa fonction régulatrice. On voit en elle un facteur de régulation démographique, mais aussi une sorte de purgation sociale : on évoque l’épuration des peuples par la sélection des plus aptes, la mise à l’épreuve du corps social, forgé comme l’acier dans le feu de l’Histoire et trempé dans le sang des hommes. Dans cette perspective, il serait vain de poser la question de la guerre en termes moraux : il n’y a pas de guerre juste ou injuste puisque l’humanité est de toute manière appelée à se purifier dans le feu et le sang. On évoquera l’agressivité des primates et l’on convoquera Darwin pour justifier le sacrifice des faibles : le massacre des hommes est naturel et il serait vain de le condamner. Cependant, chacun des belligérants affirme le bien-fondé moral de ses entreprises guerrières, « sa » guerre ne peut qu’être juste, dans ses objectifs comme dans ses moyens. On peut voir dans ces justifications l’hypocrisie ou le mensonge des pouvoirs qui, pour aboutir à leurs fins, se doivent de mobiliser les troupes et de rassurer leur conscience. On le sait, pour chacun des protagonistes, Dieu, ou la Justice, est de son côté et la victoire militaire ne pourrait qu’être le juste châtiment de l’adversaire. Selon toute apparence, et surtout lorsqu’on examine en détail la cruauté des faits d’armes, il paraît au penseur légitime de douter de ces justifications et de considérer la guerre comme un crime injustifiable.

 Poser la question de la justice de la guerre, c’est la faire échapper aux déterminations naturelles et sociologiques pour la faire pénétrer dans le champ de la volonté politique, dans le champ historique et en fin de compte armer les hommes contre le déchaînement aveugle des violences collectives et contre les injustices qui forment, semble-t-il, la trame sanglante de l’Histoire.

 Le conflit et la violence caractérisent les guerres. Mais tout conflit, même violent, n’est pas une guerre. La lutte de classe, parfois très brutale, se déroule le plus souvent sans que soit remis en cause l’état de paix d’une nation ; les rixes collectives de bandes de hooligan, la « guerre des gangs » de rue, ne suffisent pas, malgré les morts, les blessés, les destructions de biens, et malgré l’intervention des forces de l’ordre, à faire d’une cité une ville en guerre. La guerre est un moment, un moment politique et historique où le rapport entre le droit et la force s’inverse. La violence collective, mais une violence encadrée et institutionnalisée, est autorisée contre un ennemi défini explicitement comme tel par le pouvoir qui détient légitimement la souveraineté sur un territoire donné. Dès lors, la guerre est l’acte d’un souverain, qui mobilise son armée pour aboutir à des fins qui lui sont propres. La violence de la guerre est entièrement dévolue à l’accomplissement d’un objectif politique, de sorte que nous pourrions reprendre à notre compte le mot de Clausewitz : la guerre est la politique menée par d’autres moyens. Mais la présentation de la guerre le prolongement de la politique oblitère en fait le rapport réel de la politique à la violence : la politique est une sortie, par l’énonciation du droit et une pratique de la régulation des conflits par la justice, de la violence primitive, de cet « état de nature » décrit par Hobbes. Ce qui fait de la politique un prolongement de la guerre et l’on peut affirmer avec autant de force que la politique est l’art de poursuivre une guerre sans violence. C’est dire en d’autres termes qu’une étroite interrelation existe entre la violence et le droit, et entre le stratégique et la politique.

Dès lors, le premier rapport qui semble émerger dans la discussion est celui existant entre la violence et la politique. En temps de paix, le souverain détient le monopole de la violence légitime - nous entrerons ici dans le modèle hobbésien du pouvoir - mais la souveraineté elle-même, censée assurer la paix, est une solution politique à cet état de guerre originaire, que Hobbes qualifiait d’état de nature que le régime de la vendetta pourrait illustrer comme forme primitive de la régulation de la violence. La construction de l’Etat, d’une souveraineté jouant, par rapport à la population assujettie et divisée en conflits intersubjectifs, le rôle du Tiers émergeant de l’institution performatrice du sujet politique et du droit, permet de pacifier les rapports sociaux au prix d’une abdication des souverainetés individuelles au profit exclusif du prince. L’acceptation contractuelle de cette aliénation du pouvoir devient indispensable à la cohésion sociale, de sorte que l’effort politique essentiel du prince sera moins d’imposer sa force que de convaincre ses sujets de la légitimité de sa puissance.

Nous voyons apparaître ici une double dialectique : d’une part, le passage de la guerre civile originaire (état de nature) à celui de paix s’opère par la violence institutionnalisée du prince, mais d’autre part, un lien s’établit entre la paix civile, qui suppose une identification collective à la volonté du souverain et la possibilité concrète de déclarer la guerre à l’étranger. Si la paix civile repose sur l’assentiment du peuple à la volonté du souverain, les relations entre peuples étrangers l’un à l’autre se réduisent, sur le plan géopolitique, aux relations entre souverains. Alliances et hostilités se nouent et se dénouent sans que les peuples puissent faire prévaloir leurs intérêts. La paix intérieure se conquiert qu’au prix de l’hostilité extérieure, comme si l’état de nature aboli dans les relations intersubjectives réapparaissait, sous la forme de la crainte mutuelle et de la défiance, entre souverains. Les nations démocratiques n’obéissent pas à d’autres règles : l’état de nature existe entre ces Etats dont chacun s’accorde à reconnaître le droit à la souveraineté. L’idée même de souveraineté introduit, dans le cadre des rapports internationaux où ressources et espaces deviennent rares, la négativité des rapports avec autrui. L’autre nation, souveraine elle aussi, représente pour ma nation la possibilité d’un anéantissement que l’attitude de défiance cherche à prévenir. La paix intérieure ne subsiste que par l’altération des rapports avec les autres nations devenues étrangères, tandis que la paix extérieure se garantit par la préparation de la guerre.

 Si la politique est l’art d’exercer sa souveraineté, on ne pourra dégager la question politique des moyens concrets d’assujettissement des individus. La parole - la force de persuasion idéologique ou rationnelle - constitue l’arme politique par excellence, mais le discours politique ne se déploie pas dans le vide. Il advient dans l’Histoire à l’occasion de l’usage d’autres armes dressées contre ceux qui n’acceptent pas le fait du prince. Appliquer une politique entraîne une nécessaire réflexion sur le choix et la pertinence, par rapport aux fins poursuivies, des moyens, qui sont toujours limités et conditionnés par le contexte social, économique et culturel. La discussion politique est d’abord une discussion stratégique, et la discussion stratégique est avant tout une discussion technique.

La question de la technique se politise, à savoir que l’option technique déterminera le discours stratégique et le discours politique, mis au service de la stratégie. Mais l’option technique est elle-même déterminée par les moyens matériels dont on dispose. En clair, l’armement - ou ce que l’on pourra globalement désigner par « instrumentalité guerrière », à savoir l’ensemble du dispositif militaire, matériel, humain, industriel et logistique - définit les conditions du possible et donc les options stratégiques pouvant être prises. Le discours stratégique s’avère donc une théorisation de l’arme et des possibilités qu’elle offre, théorisation sur laquelle le stratège se basera pour prendre les décisions de terrain. Réduite à une argumentation stratégique, la parole politique sera déterminée par des innovations techniques, mais ces dernières ne surgissent pas sans qu’une volonté politique soit capable de dynamiser les efforts pour les acquérir. Le conflit crée les conditions d’une dynamique de recherche développement capable d’impulser des stratégies nouvelles.

 Cependant, on peut se demander dans quelle mesure cette dynamique reste contrôlable, dans quelle mesure la fin poursuivie par l’entrée en guerre n’est pas spontanément dépassée par les déterminations techniques. Nous entrons ainsi dans la discussion récurrente, dès qu’il s’agit de guerre, des rapports entre la fin et les moyens. Si nous prenons la violence comme moyen, la question surgit immédiatement de son adéquation par rapport aux fins poursuivies. Il ne s’agit pas de juger la violence à l’aune d’une morale ou d’un discours de légitimation, mais de la concevoir pour ce qu’elle est, un déploiement de la force en vue d’une contrainte, physique (l’anéantissement des moyens ou de l’existence de l’ennemi) ou morale (la menace, suscitant peur et dissuadant de l’attaque)... en fait, la violence est déployée dans l’espoir de susciter chez l’adversaire une crainte plus grande que celle suscitée par sa reddition volontaire. Concrètement, nous pouvons problématiser le rapport entre la violence et les fins généralement évoquées dans les entreprises guerrières. Le doute pacifique consiste moins à douter de la légitimité d’un pouvoir prêt à s’engager dans la guerre pour assurer sa légitimité qu’à douter de l’efficacité du moyen utilisé pour garantir la pérennité de cette souveraineté. La paix n’est pas une valeur en soi, pas plus que la guerre ne pourrait l’être, la paix ne pourrait être que le masque d’une servitude dont la guerre précisément serait capable de nous libérer. La question centrale, pour le non-violent, n’est plus de maintenir la paix, mais d’entrer en guerre, contre la servitude, contre l’injustice, sans le recours aux armes. Or, qu’elle soit violente ou non-violente toute lutte décisive ne peut aboutir que dans la proximité avec la mort. La mise en jeu de la vie et de la mort, comme enjeu de la dialectique du maître et de l’esclave, comme enjeu de la souveraineté (individuelle ou collective), est vraisemblablement ce qui constitue l’essence philosophique de la guerre. La guerre advient dès lors que la vie, celle des combattants, mais aussi celle du souverain (qui dans, l’état de droit, n’est autre que la nation) est mise en balance dans la résolution d’un conflit.

La résolution des antinomies, entre la paix et la guerre, entre le droit et la force, entre l’autonomie individuelle et la souveraineté de l’Etat, entre la souveraineté de la nation et le devenir de l’humanité, ne nous conduira pas à une casuistique de la guerre. Cette dernière est un fait qui ne dépend que très imparfaitement des volontés individuelles. La plupart du temps la situation de guerre advient sans que chacun des protagonistes ne soit à même de la contrôler totalement. Or, c’est précisément une capacité dissuasive forte qui se montre, en principe, le plus apte à prévenir la guerre. Cependant, l’acquisition de ce potentiel dissuasif n’est pas sans créer les conditions d’une insécurité internationale. En fait, la souveraineté armée des nations crée les conditions d’un « état de nature » cosmopolite où la paix ne pourrait être paradoxalement assurée que par une extrême confiance mutuelle ou par une extrême défiance mutuelle. Concrètement, et en raison de l’inégalité des nations, la sécurité est assurée par un jeu d’alliance au bénéfice des superpuissances impériales se défiant mutuellement de toute agression. Ce caïdat n’offre aucune porte de sortie sinon par l’élaboration d’un contrat mondial, équivalent cosmopolitique d’un contrat social, par lequel les nations accepteraient de se démettre d’une part de leur souveraineté au profit d’une métapuissance transnationale. Nous sommes loin de cette utopie qui pourrait, par ailleurs, déboucher sur une hégémonie planétaire d’une caste de dominants implacables ; cependant, des structures se mettent en place permettant de garantir le droit international par une force internationale.

Mais, paradoxe s’il en est, c’est de l’intérieur des Etats surarmés, et surtout armés du feu nucléaire, que surgit cette puissance contraignant les Etats à se tourner vers le droit pour résoudre leurs antagonismes. En fait, l’équilibre de la dissuasion nucléaire se présente comme une mise en jeu du destin de l’humanité entière, réduisant à néant la portée politique de toute guerre totale. Les conflits qui surgissent dans le monde bipolaire de la guerre froide se cantonnent à la périphérie d’un mixte d'antagonismes sociaux, dans lesquels on peut compter les luttes anticoloniales, et d’antagonismes idéologiques. La souveraineté des nations n’est pas mise en question, mais leur allégeance géopolitique : la colonie qui s’affranchit ne menace pas la sécurité de la métropole, le conflit qui surgit en ces terres libérées, mis à part l’éviction du colonisateur, sont le plus souvent des luttes internes exacerbées par le jeu d’alliance et les clivages géopolitiques des puissances nucléaires promptes à soutenir, contre leurs adversaires, l’une ou l’autre partie. La menace nucléaire oblige les membres permanents du conseil de sécurité à modérer leurs prétentions géopolitiques et à recourir, fût ce formellement, au droit international ou à la jurisprudence onusienne, pour légitimer leurs interventions. Mais l’équilibre de la guerre froide se trouve aujourd’hui ébranlé par deux facteurs. La première est évidente : il s’agit de l’effondrement - défaite géopolitique même si elle prend l’apparence d’une libération politique interne - d’un des partenaires basculant dans un capitalisme mal encadré et entraînant à sa suite ses anciens alliés. Même si nul antagonisme idéologique ne justifie aujourd’hui l’antagonisme politique, nous devons garder à l’esprit que la rivalité se maintiendra d’autant plus que la raréfaction des ressources économiques se fait croissante. L’exacerbation des marchés, la quête frénétique des matières premières, le souci de contrôler les voies d’acheminement causent les conflits présents. Second facteur, la prolifération et la diversification des armes de destruction massive : l’arme nucléaire est aux mains de plusieurs états périphériques ou du Tiers-monde : Chine, Pakistan, Inde, Israël... d’autres ont une capacité, volontairement inexploitée, de nucléarisation militaire. Mais surtout, la diffusion d’armes chimiques et bactériologiques constitue pour les états moins industrialisés, une forme de dissuasion « du pauvre », multipliant ainsi les zones d’instabilité, d’autant plus facilement que les acteurs en jeu ne sont souvent plus identifiables aux Etats. C’est devenu un lieu commun des inquiétudes géopolitiques d’affirmer que nous sommes entrés dans une « ère de turbulences », autant dire que l’avenir nous apparaît d’autant plus imprévisible que l’effondrement de l’union soviétique restait insoupçonnable avant 1985. La dissuasion nucléaire ne suffisant plus à garantir la paix mondiale, nous sommes contraints à repenser la guerre classique en tenant compte que l’arme nucléaire pourrait être utilisée dans des conflits régionaux.
 
 

2. L’état de guerre.

L’exceptionnelle durée de la paix européenne, 1945-1989, c’est-à-dire une absence de guerre ouverte sur le théâtre européen (on fait abstraction des guerres coloniales) a quelque peu oblitéré la pensée de la guerre que l’on réduit à la seule discussion de la dissuasion nucléaire, c’est-à-dire d’un état de non-guerre. Pour être glacée et mobiliser toutes les énergies dans un rapport d’hostilité, la guerre froide n’est pas moins une paix. La « paix nucléaire » constitue le noeud central de la pensée stratégique du 20e siècle, non que le bombardement de Hiroshima marque une rupture radicale, mais parce que la fin du monopole nucléaire américain marqua le début d’une surenchère de potentiel destructif mettant en jeu, en cas de conflit nucléaire généralisé, la survie même de la civilisation. Nous devrons à la fois relever la spécificité de l’arme nucléaire, mais en relativiser la portée : la menace atomique ne tue pas la guerre, elle en modifie les modalités et les enjeux, contraignant les puissances nucléaires à une modération (relative) dans la gestion des conflits. La guerre de Corée, dans les années 50, puis celle du Viêt-nam, prouvent que des conflits armés peuvent opposer les grandes puissances dans la mesure où ils se déroulent par clients interposés et se manifestent à la périphérie des centres de décision. Le basculement de la Corée ou du Viêt-nam dans un camp idéologique ne représentait pour aucun des protagonistes nucléaires un enjeu suffisant pour déclencher l’apocalypse. La fin de l’antagonisme entre les superpuissances américaines et soviétiques (suite à la pérestroïka) tendait à faire croire aux perspectives d’une pacification globale : délivrées de la contrainte géostratégique imposée par l’Union soviétique les obligeant à vivre un socialisme de plus en plus décevant, les nations périphériques appartenant au camp communiste basculèrent pacifiquement dans le capitalisme, souvent en payant un prix social des plus lourds. A la périphérie du monde industrialisé, les dernières mutations politiques d’ampleur, comme l’abolition de l’apartheid en République d’Afrique du Sud, se ramènent à l’établissement de l’Etat de droit sans sortie du libéralisme économique. La démocratisation, le pluralisme politique et l’ajustement structurel imposé par le FMI furent à l’ordre du jour, tandis que la décrispation idéologique permirent à certaines guerres civiles de se conclure, plutôt par épuisement des adversaires que par une victoire décisive, par des élections pluralistes et libres.

Cependant la fin rêvée de l’Histoire, entendons ici la cessation des hostilités idéologiques, ne se concrétise pas : d’autres antagonismes aussi profond apparaissent, symptômes de la dislocation sociale engendrée par l’hégémonie capitaliste. La guerre, comme fait social, reste au coeur de notre vie politique sans que nous osions véritablement la penser.

 Trop souvent la guerre est perçue par le biais de ses motivations explicites, mais au-delà de ces rationalisations où la part de l'objectivité ne se distingue plus de celle de la propagande (ou de l'instrumentalisation de l'opinion) peut se déceler des causalités sous-jacentes : certes il y a la raison économique : conquête et contrôle des marchés, des lieux de production ou d'acheminement des matières premières... mais il y a aussi une économie de la guerre, par cela je n'évoque pas seulement le complexe militaro-industriel, mais aussi sa fonction économique - celle d'une relance économique par résorption de la surproduction. En sociologue, on pourrait, à la suite de l'école de G. Bouthoul, déceler des fonctions régulatrices de la guerre, notamment sur le plan démographique... mais force est de constater que si les tensions sociales et la prédisposition au bellicisme apparaissent dans des régions surpeuplées (à population jeune), la guerre peut être aussi menée, sous d'autres formes, par des nations démographiquement plus vieilles : les dernières guerres du 20e siècle - celle du Golfe, celle du Kosovo impliquèrent les pays industrialisés dont la démographie, à priori, ne prédispose pas au bellicisme populaire... il est vrai aussi que l’interventionnisme des coalitions ne mobilisa que des troupes réduites, professionnelles et selon une technicité qui permit l'économie, dans le camp des vainqueurs, des pertes humaines. Ces guerres sont extrêmement dissymétriques et l'on ne peut les appréhender de la même manière que d'autres conflits régionaux pouvant relever d'une causalité démographique. Mais l'approche fonctionnaliste n'épuise pas la complexité des situations historiques : la guerre interétatique, déclarée et menée, en quelque sorte, selon les règles du jeu (du droit international de la guerre) n'est que l'une des formes de l'expression des conflits. La guerre prend des formes multiples et l'une des figures les plus significatives du 20e siècle reste la guerre de partisan - guérilla sociale et politique apparaissant dans des situations conflictuelles dissymétriques où une population dominée s'oppose à l'appareil militaire et/ou policier d'un Etat despotique ou colonisateur. Par ailleurs tous les conflits politiques ne s'expriment pas par la violence : la guerre ne se réduit pas seulement à l'existence du conflit et l'on peut se demander par ailleurs si la violence d'une armée, régulière ou non, suffit à qualifier l'état de guerre. En fait, nous pourrions définir la guerre comme étant la situation particulière d'un Etat engagé dans un conflit et légitimant, par la déclaration formelle de guerre, l'exercice de la violence militaire selon des règles normalisées en droit international. Une telle approche légaliste et formaliste permet certes de cerner l'Etat de guerre mais elle ne rend pas compte de nombreuses situations de violence sociale et politique que masque l’apparente tranquillité d’un corps social subjugué par la nécessité économique et le souci de la préservation de soi. D’un autre côté, des troubles apparaissent sans que l’on puisse reconnaître dans les combattants une armée régulière, voire une armée insurrectionnelle telle que le droit de la guerre la définit. En maintes régions, les milices forment des bandes armées dont l’activité se rapproche plus du banditisme ou de la piraterie que de la guerre proprement dite. Ailleurs un terrorisme diffus constitue la forme d’activité militaire d’organisations subversives tandis que des forces répressives paramilitaires exercent leur violence d’Etat en dehors de toute légalité.

 L’impossibilité de dissocier la paix de la guerre, l’une conditionnant l’autre, nous oblige à réintroduire le concept de guerre dans le champ normatif : la guerre deviendrait un état conventionnel imposant un mode particulier, juridiquement défini, de relation interétatique. La guerre n’est pas, comme on aurait pu le croire, la substitution complète du droit par la violence brutale entre nations, elle ne réintroduit pas, dans le champ de l’Histoire, un état de sauvagerie complète. En fait, une articulation étroite existe entre la guerre et le droit dès lors que le souverain se préoccupe d’asseoir sa volonté sur une légitimité qui lui est, d’ailleurs, nécessaire pour conquérir l’assentiment de ses sujets. En effet, toute entreprise guerrière sacrifie les hommes qui s’y engagent, et ces derniers, qui ne sont pas tous mercenaires, ne s’y engageront qu’à la mesure de leur identification à la cause qu’ils défendent. La sujétion au prince présuppose la légitimité de son pouvoir. En démocratie, cette légitimité se construit de manière contractuelle, reposant sur l’assentiment du peuple à déléguer sa souveraineté à ses représentants, le peuple devenu son propre législateur et donc son propre souverain, il s’assure son autonomie en identifiant son destin à celui de la nation.

Rousseau distingue l’état de guerre de la violence interpersonnelle que l’on pourrait observer hors de toute relation politique :

« C'est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre, et l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d'homme à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature où il n'y a point de propriété constante, ni dans l'état social où tout est sous l'autorité des lois. (....)

 La guerre n'est donc point une relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à Etat, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens , mais comme soldats; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. Enfin chaque Etat ne peut avoir pour ennemis que d'autres Etats et non pas des hommes, attendu qu'entre choses de diverses natures on ne peut fixer aucun vrai rapport. » note 1

La nature même de la guerre détermine les limites de la violence admissible : la guerre n’ayant d’autre but que d’anéantir l’état, la destruction des hommes, des biens, la violence n’est qu’un moyen dont l’économie est envisageable, sinon souhaitable.
 
 
« La fin de la guerre étant la destruction de l'Etat ennemi, on a droit d'en tuer les défenseurs tant qu'ils ont les armes à la main; mais sitôt qu'ils les posent et se rendent, cessant d'être ennemis ou instruments de l'ennemi, ils redeviennent simplement hommes et l'on n'a plus de droit sur leur vie. Quelquefois on peut tuer l'Etat sans tuer un seul de ses membres : or la guerre ne donne aucun droit qui ne soit nécessaire à sa fin.» note 2
La délimitation que Rousseau établit de la guerre est sans équivoque : elle ne peut être qu’une modalité particulière de relation entre Etats, ce qui suppose une définition stricte du passage de l’état de paix à l’état de guerre. La déclaration intentionnelle, par l’autorité légitime, est une condition primordiale de la licéité de l’état de guerre, sans laquelle les actes de violences qui seraient commis à l’encontre de l’ennemi devraient théoriquement relever du droit commun. Dans sa définition, Rousseau dresse les linéaments principiels d’un droit de la guerre : la violence ne peut concerner que les militaires, les actes de représailles contre les prisonniers de guerre sont bannis, les civils doivent être épargnés... le but de guerre devant se limiter uniquement à la reddition de l’Etat, la violence militaire est clairement affirmée ici comme le moyen d’une politique, action sur l’Etat adverse, sans que soient supposées l’animosité ou la haine à l’égard des peuples.

 Cette subordination du militaire au politique caractérise les conceptions démocratiques de la guerre dans lequel on n’entre jamais de plein gré et que l’on veut limitée. Cette autolimitation de la violence contraste avec la réalité de la guerre qui se fait de plus en plus meurtrière. Malgré une massification croissante des engagements militaires (massification qui résulte de la pratique de la conscription), les lois de la guerre restaient, au 18e S et avant Clausewitz, marqués par un reliquat d’idéal chevaleresque de ritualisation du geste guerrier que la mécanisation des techniques du combat ne parvenait pas à oblitérer. D’un autre côté, tout acte de guerre devait répondre à un souci de légitimité morale qui est l’objet, depuis Thomas d’Aquin, d’un discours normatif.

 Dans la mesure où elle charpente aujourd’hui encore le discours des Etats guerriers et des moralistes commis à l’édification des combattants, la théorie de la guerre juste nous permettra de cerner, par ses contradictions mêmes, la distance entre l’idéal d’une guerre contrôlée et les déterminations concrètes dans lesquelles elle se déroule.

Issue de la casuistique thomiste, systématisation des thèses augustiniennes, la théorie de la guerre juste formalise la légitimité de la violence militaire en opérant une césure entre le temps de paix et l’état de guerre, césure que nous trouvons dans la distinction juridique entre le jus ad bellum et le jus in bello. Le jus ad bellum énumère les conditions de légitimité de l’entrée en guerre, qui ne peut être le fait que d’une décision souveraine prise par l’autorité légitime (le prince) tandis que le jus in bello énonce les droits et devoirs des combattants de manière à délimiter, dans le déchaînement de la violence guerrière, le licite et l’illicite. Le souci de la mesure sous-tend le discours qui tente de concilier l’idéal chrétien d’une pacification des rapports humain et la nécessité morale de résister ou de combattre le mal lorsqu’il s’exprime dans le champ politique. La guerre paraît au moraliste une nécessité inéluctable avec laquelle il conviendra mieux de composer, en la légiférant, que de condamner sans appel toute action belliqueuse, au prix d’un désengagement à l’égard du monde.

L’entrée en guerre

L’auctoritas principis, la causa justa et l’intentio recta constituent chez Thomas d’Aquin les conditions de légitimité d’une guerre. La première condition oppose l’auctoritas principis à la persona privata, dont la violence ne saurait être licite, sinon que comme ultime recours en cas de légitime défense, pour mieux dégager le combattant, pris en tant qu’individu, de la responsabilité morale des actes meurtriers qu’il aurait à commettre. Thomas d’Aquin cherche à résoudre la contradiction entre la promesse divine du châtiment de celui qui prend l’épée et qui « périra par l’épée », et l’injonction morale de combattre l’injustice. Thomas d’Aquin veut sortir de l’aporie dans lequel se trouve le non violent qui, tout en restant fidèle à son éthique de la conviction, ne peut assumer la responsabilité politique de participer à la défense de la communauté. L’obéissance au principe, seul habilité à déclarer l’état de guerre, dégage l’individu de cette responsabilité, l’épée qu’il tient en main n’est pas sienne, elle appartient au Prince. Le soldat n’étant plus que le bras armé du souverain, seul ce dernier répond donc des actes que ses troupes commettent.
« Mais celui qui, par l’autorité du prince ou du juge s’il est une personne privée, ou s’il est une personne publique par zèle de la justice, et comme par l’autorité de dieu, se sert de l’épée, celui-là ne prend pas lui-même l’épée mais se sert de l’épée qu’un autre lui a confiée. Il n’encourt donc pas de châtiment. » note 3
Cependant la liberté de jugement du soldat n’est pas totalement oblitérée puisque l’engagement dans la guerre répond à deux autres conditions de licéité : la cause juste se rapporte à la légitimité de la défense collective et du combat contre l’injustice. Défendre la souveraineté, défendre les faibles, rétablir la justice dans l’ordre sont les objectifs légitimes d’une entreprise militaire dont la finalité est, en fin de compte, de rétablir la paix par le rétablissement du droit. La casuistique thomiste inscrit la politique dans le cadre supérieur du plan divin, le souverain ne pouvant que concrétiser l’ordre voulu par Dieu ; mais nous pourrions, dans un contexte moderne, retrouver cette dialectique en inscrivant la guerre dans la perspective du droit international.

 Le développement moderne de la théorie de la guerre juste subordonne le projet politique sous-jacent à l’entreprise guerrière à un réquisit universaliste : le droit international repose largement sur le concept kantien du cosmopolitisme dans lequel la guerre ne serait licite que si elle contribue à la souveraineté des peuples et à leur unité.

Le souci premier de Kant est de sortir de la situation de fait où les nations entrent en guerre pour faire prévaloir leur droit par la force sans qu’il puisse trouver d’autre raison que la loi du plus fort. Même en escomptant que le caractère républicain d’une nation garantit, dans la mesure où le peuple souverain, conscient du coût matériel et humain d’une guerre, impose au gouvernement une politique extérieure prudente et pacifique, une pacification des relations internationales, on constatera que les nations cherchent toujours dans le droit à la souveraineté la légitimité de leurs actions militaires : la théorie de la guerre juste restera convoquée sans donner aux nations les moyens de porter leurs conflits devant un tiers. A l’échelle internationale, la force prime encore le droit.

« Il faut s’étonner, affirme Kant, que le mot droit n’ait pas été tout à fait écarté pour cause de pédanterie de la politique guerrière et qu’aucun Etat ne se soit enhardi à se déclarer publiquement en faveur de cette dernière : car on cite encore, toujours ingénument, Hugo Grotius, Pufendorf, Vattel et d’autres encore (rien que de funestes consolateurs) pour justifier une offensive de guerre, bien que leur code, qu’il soit rédigé philosophiquement ou diplomatiquement, n’ait pas eu ou même ne puisse avoir la moindre force légale» note 4
Justifiée ou non, la guerre est un acte de violence où la liberté d’une nation s’exerce « d’après des maximes unilatérales » et où le droit se construit « non pas d’après des lois extérieures valables universellement et restreignant la liberté de chaque particulier » mais par la contrainte exercée par la ou les nations dominantes. Le droit qui surgit ne peut être que celui du plus fort.

 Si la raison fait de l’état de paix « le devoir immédiat », il faut donc chercher à limiter la souveraineté des Etats par l’établissement d’un contrat « inter-national » :

« il faut qu’il y ait une alliance d’une espèce particulière qu’on peut nommer alliance de paix (foedus pacificum) et que l’on distinguerait d’un contrat de paix (pactum pacis) en ce que ce dernier chercherait à terminer simplement une guerre tandis que la première chercherait à terminer pour toujours toutes les guerres » . note 5
L’alliance ne serait que la garantie réciproque du respect des souverainetés (de la « liberté d’un Etat pour lui-même et en même temps celle des autres Etats ») sans que, insiste Kant, « ces Etats puissent se soumettre à des lois publiques et à leur contraintes ». L’absence d’un pouvoir exécutif capable d’imposer à tous la loi surgissant du contrat social semble introduire une antinomie dans notre problématique. En effet, l’égalité souveraine entre les nations libres repose sur une capacité dissuasive, puisque l’atteinte à la souveraineté justifie l’autodéfense militaire, de sorte que nous restons, dans le champ des relations internationales, dans l’état naturel dont précisément le contractualisme social nous permettait de sortir. Le modèle théorique de l’alliance de paix universelle reste - pour reprendre l’analyse sartrienne - celle du groupe en fusion assermenté. note 6

C’est à dire une structure intermédiaire entre l’anomie des groupements sériels et la structure historiquement déterminante d’organisation disposant d’un dispositif juridique de régulation des conflits internes. Le groupe assermenté se garantit contre la rupture du pacte l’exclusion - dans la pratique une mise à mort - du renégat. En l’occurrence, l’alliance pacifique serait une alliance défensive contre toute nation s’engageant dans une entreprise armée. C’est bien le sens des coalitions internationales mandatées par la « communauté internationale » pour pacifier - militairement s’entend - les nations belliqueuses.

Le modèle de la « Fraternité-Terreur » dans lequel tout individu est le policier de ses frères semble répondre à une situation formelle d’égalité anarchique, mais ce modèle ne résiste pas à l’hétérogénéité sociale et historique des hommes concrets. Le groupe en fusion ne peut être, pour Sartre tout au moins, qu’un état transitoire permettant à la résistance contre une oppression externe de s’organiser et de se maintenir. De même sur le plan politique, et à l’échelle nationale, la Fraternité-Terreur, en tant que transition entre l’anomie sociale et la structuration d’un Etat, permet le surgissement d’un nouveau droit : c’est l’étape constituante où la force révolutionnaire s’établit comme pouvoir légitime et reconstruit le droit, permettant à la nation d’entrer en temps de paix. Mais sur le plan international, la situation diffère en raison des contingences géographiques et de l’héritage historique : les nations sont inégales de sorte que la paix qu’une supposée dissuasion réciproque devrait garantir n’est que l’expression de la volonté dominatrice des puissants. L’égalité des hommes est la condition de la souveraineté, individuelle et collective, et l’égalité des nations garantit quant à elle, leur souveraineté au sein d’un monde pacifié. Mais une telle égalité ne peut surgir que dans la référence au Tiers : la Loi. Or ce Tiers reste absent dans l’ordre international, sauf à considérer, avec Kant d’ailleurs, que l’égalité ne surgisse qu’à travers la perspective d’un anéantissement collectif et réciproque. L’égalité des nations est celle de tous les hommes devant la mort : « il faudrait en effet comprendre que c’est justice si des hommes ainsi disposés [à faire la guerre] s’anéantissent les uns les autres et trouvent ainsi la paix perpétuelle dans la vaste tombe qui recouvre toutes les horreurs de la violence ainsi que de leurs auteurs ». note 7

La crainte de l’anéantissement réciproque comme facteur de pacification des esprits est d’ailleurs le soubassement des doctrines de la dissuasion par l’arme absolue.

Techniquement cette dernière s’avère plausible que depuis l’invention de la bombe nucléaire, signe et symbole de la destruction absolue dont nous devrions discuter, en profondeur, de l’impact sur la pensée géostratégique.

 Mais ici, il serait d’un dangereux idéalisme que de faire accroire qu’une égalité des nations surgisse de cette épée de Damoclès... en fait la puissance nucléaire est maîtrisée par un cercle fermé de nations, qui effectivement sont contraintes à dépasser leur rivalité économique et idéologique, pour maintenir sinon la paix du moins leur velléité de puissance dans des limites raisonnables.

C’est faute d’une construction d’un Etat mondial, dont les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas et par suite, rejettent in hypothesi ce qui est juste in thesi », que Kant retient l’idée d’une Alliance permanente, « équivalent négatif » d’une « république mondiale ». En effet, l’Alliance de paix se maintient dans la logique du groupe en fusion, assermenté, ne pouvant garantir le respect de son engagement que par la perspective de sanctions imposées aux nations tandis que la République mondiale, qui permettrait de reconstruire sur le plan international un droit susceptible d’application effective, ce qui suppose une puissance supraétatique détenant le monopole de la force, serait seule à même d’unifier les hommes dans un projet émancipateur commun. La paix garantie par l’Alliance des nations reste donc instable et se trouve subordonnée à une capacité militaire des Etats, qui serait contraints soit d’exercer leur droit à l’autodéfense, soit à participer militairement à une sanction décidée par la communauté internationale. On comprendra que la théorie de la guerre juste - instrument de légitimation - reste un dispositif idéologique utile aux gouvernements impliqués dans des engagements militaires.

 L’entrée en guerre est un moment critique de la communauté où les valeurs s’inversent : l’Etat qui agissait en vue de la protection de l’individu et de la garantie de ses droits impose aux citoyens le sacrifice suprême et l’engagement dans des actions qui, commises en tant de paix, seraient considérées comme crimes. Qu’elle soit voulue, désirée, espérée comme la purgation des maux de la société, la guerre n’en pose pas moins le problème moral de la subordination de l’individu, et de ses droits élémentaires, à l’intérêt collectif, ou plus exactement, à l’intérêt supérieur de l’Etat qui, en temps de crise, ne pourrait être sauvegardé qu’au prix de la souffrance du peuple. L’Etat ne garantit sa survie que par le sacrifice de ceux qu’il est censé protéger.

Le sens commun devrait se révolter contre la mobilisation générale, car il est faux que la destruction totale du pays soit l’objectif du conquérant : la violence guerrière n’est que le moyen de la contrainte et elle ne se déploie dans sa brutalité que si l’envahi oppose une résistance. Dès lors, la non-résistance suffirait, par elle-même, à faire cesser la guerre. Ce qui permettrait d’accorder semble-t-il raison à qui se dérobe au devoir militaire... après tout, l’existence de l’Etat, la souveraineté d’une nation, le caractère démocratique du régime ne sont pas des conditions nécessaires à l’existence matérielle : on peut vivre, travailler, voire prospérer sous un régime d’occupation et de cette servilité même, on pourrait espérer - moyennant quelques ruses, diplomaties et compromis - voir l’occupant tempérer sa violence, abandonner ses ambitions, voire se faire, en toute sincérité, l’allié du peuple conquis. Les collaborateurs de toute espèce n’espèrent rien d’autre qu’une pacification résultante de l’acceptation du fait accompli. La paix s’acquiert au prix de la soumission...

Ce défaitisme, que l’on s’accordera à considérer honteux, fait de la survie individuelle la valeur suprême, au détriment des liens de solidarité qui unissent l’individu non seulement aux siens, mais aussi à la nation dont il fait partie. Une nation ne se construit pas seulement sur le seul communautarisme structurant une collectivité sur la base des liens du sang ou d’une identité ethnique ou culturelle, elle se fonde sur une solidarité contractuelle : la délégation des souverainetés individuelles qu’impose l’Etat de droit, détenteur du monopole de la force, est le prix d’une sécurité commune et d’un bien être partagé. La loi surgit à l’horizon comme le référent permettant de dépasser les subjectivités et de résoudre sans violence les contradictions - divergences d’intérêts ou conflits - qui pourraient surgir dans le corps social. Certes des contradictions restent irrésolues dans la mesure où elles s’enracinent dans les structures sociales et ne pourraient être dépassées que par le biais d’une rupture radicale, une transgression généralisée de l’ordre établi en vue d’imposer un cadre contractuel nouveau. Mais il n’empêche que le cadre démocratique suppose une adhésion globale du peuple au régime, adhésion d’autant plus nécessaire que le peuple est son propre législateur et qu’une identité l’unit étroitement à l’Etat. Le défaitisme, ou le collaborationnisme, est un acte de rupture, de désaffiliation, caractéristique du repli individualiste ou d’un déni de légitimité du pouvoir. Pour éviter telle dérive, l’Etat ne peut, faute de pouvoir imposer sans limites sa force, qu’agir par la séduction tout en forgeant les discours légitimant les contraintes qu’il impose aux citoyens.

Rousseau affirme et démontre que le contrat social a pour fin la conservation des contractants, mais cette fin se paye d’une solidarité qui peut impliquer le sacrifice de la vie. Le citoyen, ayant délégué ses pouvoirs à l’Etat, n’est plus juge du péril que la communauté pourrait encourir en cas de menace extérieure. Dans la mesure que c’est à la condition de la souveraineté de l’Etat que le citoyen a pu vivre, on devra admettre que l’Etat est en droit d’exiger, pour le maintien de cette sécurité, la vie même des citoyens : la vie est un « don conditionnel de l’Etat » . note 8

Ces assertions fortes semblent nier le droit naturel à la vie, droit d’ailleurs explicitement affirmé dans certaines constitutions. Il ne faut pas oublier que la vie matérielle n’est possible qu’à travers une socialisation où la réciprocité apparaît comme garant de la sollicitude attendue d’autrui. Le pouvoir de mobilisation des citoyens par l’Etat repose sur cette morale de la réciprocité. On pourrait mettre cette légitimité à l’épreuve de l’universalisme kantien. Admettre que chacun ait le droit moral de se désolidariser de l’effort collectif de défense oblitérerait la souveraineté nationale en cas d’agression et, dans la mesure où la liberté repose sur la puissance d’un l’Etat capable de garantir la sécurité, le bien-être et la justice mieux que les communautés naturelles livrées à elles-mêmes, ces désertions ne peuvent se prévaloir d’une légitimité morale.

Mais l’universalisation que nous opérons ici reste partielle. En effet si le déserteur se replie sur son intérêt propre, accordant plus de valeur à sa survie individuelle qu’à la liberté commune, l’objecteur de conscience (déserteur ou non) replace son geste dans une perspective plus large. Son éthique non-violente individuelle ne se contente pas de juger la guerre comme crime, le geste postule une valeur d’universalisation dans la mesure où une généralisation de cette maxime « tu ne tueras point, même en cas de guerre juste, même sur ordre de l’Etat, même pour défendre la nation » abolirait de facto la guerre comme solution politique. Théoriquement, l’objection de conscience satisfait le critère kantien d’universalisation et pourrait être le soubassement d’une morale politique. Cependant la maxime semble entrer en contradiction avec le devoir de résistance au mal ou à l’injustice. Faute de vouloir se défendre lui-même, le non-violent n’aura d’autre alternative que de choisir entre le sacrifice vain - vain parce que l’agresseur ne s’apitoiera pas devant la victime - et la démission de responsabilité consistant à remettre à d’autres la charge d’imposer la justice. Cependant le non-violent réussit à sortir de la contradiction en interrogeant l’efficacité de la violence, et en postulant d’autres voies de résolution des conflits. Dans l’ordre du politique - où l’éthique de la conviction cède la place à une morale universalisable et à une éthique de la responsabilité - l’objecteur de conscience se trouvera face à une autre responsabilité qui est de situer à nouveau la problématique de la défense et de la guerre dans sa perspective propre. Repenser la défense en vue d’assurer la sécurité collective par d’autres voies et moyens que la résistance armée s’avère donc la tâche politique de l’objecteur de conscience.

On pourrait « juger la guerre » ou la condamner en relevant l’impossibilité de respecter les devoirs fondamentaux des belligérants - dont la protection des civils - dans les conditions stratégiques actuelles déterminées par la technologie militaire, mais il s’agit plutôt ici de replacer la problématique des rapports entre la fin (le rétablissement du droit international) et les moyens (la défense militaire) dans un cadre nouveau. Cette recherche de substituts fonctionnels à l’armée se maintient cependant dans une vision volontariste de la guerre selon laquelle l’entrée en guerre résulterait de la volonté des Etats libres et souverains. Or une situation conflictuelle trouve racine dans des déterminations complexes - économiques, sociologiques, politiques - qui imposent leurs contraintes aux Etats, d’autant plus que certaines d’entre elles n’accèdent pas à la conscience collective. Une élucidation de la guerre constitue le programme d’une polémologie qui se chargerait d’élucider l’inconscient des conflits collectifs en cherchant, par exemple dans l’évolution de la démographie, la causalité des guerres qualifiées, par G. Bouthoul, « d’infanticides différés ». Cette démarche ne cerne pas cependant les questions posées par la résolution des conflits internationaux. La guerre comme régulation démographique et économique par le sacrifice collectif de la jeunesse au cours d’un « potlatch » militaire est une vision certes séduisante, mais qui ne rend pas compte de la fonctionnalité explicite des actions militaires visant à assurer une domination politique sur un territoire géographique donné.

La guerre ne se résume pas au déchaînement d’une violence collective, à moins de qualifier telle la moindre émeute ou révolte. Même si la démographie joue son rôle dans la genèse des tensions psychosociales prédisposant à la violence collective, la guerre ne peut se réduire à un pur phénomène sociologique spontané qui échapperait au contrôle politique. Bouthoul a certes raison de récuser le pacifisme moralisateur et de préconiser l’élucidation sociologique des conflits armés, et l’on peut comprendre sa recherche de substituts fonctionnels aux exterminations collectives, mais les voies et moyens d’une régulation démographique non sanglante n’oblitèrent nullement le caractère conflictuel des rapports internationaux, surtout lorsque des clivages socio-économiques fracturent l’espace public en excluant du droit des populations entières. La guerre ne se situe pas hors de la rationalité : les discours dénonçant la « folie guerrière » ne font que relever la contreproductivité stratégique des moyens mis en oeuvre lorsqu’ils sont censés garantir la sécurité ou la paix dans une région. La guerre vise en réalité le contraire d’elle-même puisque l’action militaire - on s’inscrit ici dans la perspective d’une « guerre juste » - tend à imposer, par la force, un régime de droit et la folie surgit lorsque les actions militaires engendrent des souffrances et des destructions telles qu’elles annihilent les bénéfices que la victoire politico-militaire devrait apporter. D’autre part, la stratégie militaire répond à une logique propre qui pourrait, si elle n’était étroitement encadrée par les autorités politiques, imposer sa dynamique au détriment des buts géopolitiques poursuivis.

 Penser la guerre comme entreprise politique nous amènera à interroger les rapports entre la force et le droit dans la perspective historique de légitimation de l’ordre social démocratique.

La guerre manifeste de manière paroxystique la tension entre le droit et la force, entre le de facto et le de jure d'une situation de pouvoir. Le droit est l'expression d'un rapport social légitimité par la volonté générale, rapport de force issu du pouvoir constituant d'un peuple capable d'exercer, par les armes s'il le faut, son pouvoir et qui, afin de pacifier la société civile, en vient à confier à l'Etat le monopole de la force. Aux sources du droit se trouve nécessairement la guerre, le plus souvent la guerre civile, ou l'insurrection du peuple contre un pouvoir qui a perdu sa légitimité historique, en raison même des contradictions nouvelles issues de la transformation des rapports socio-économiques.

 Menée à l'échelle internationale, la guerre est l'instrument de l'extension du droit en tant qu'il s'exerce nécessairement sur un territoire, dans le cadre d'un espace géographique et historique. Le pouvoir légitimé par le droit et garanti par le droit doit pouvoir s'exercer dans l'espace, et donc être garanti par une défense territoriale, et s'inscrire dans le temps, c'est-à-dire pouvoir résister aux dissensions internes. La guerre extérieure et intérieure conduit donc à l'extension, tant spatiale que temporelle du droit, en imposant, comme fait, le lieu et le temps de son exercice qui n'est autre que la nation pris dans son sens historique et géographique.

La guerre s'avère donc le moment fondateur de la nation, voire la condition de l’émergence du politique, un acte constituant par lequel la volonté générale s'impose comme fait et fonde le droit... mais on comprendra dans ce propos, qui n'a rien de belliciste malgré les apparences, que l'aboutissement logique de la guerre est sa cessation par le biais de la monopolisation étatique de la violence. Cette guerre fondatrice, qui se situe hors du droit et en tout cas avant le droit, est en quelque sorte un état de nature que l'Etat abolit en instituant le champ politique. C'est dire que la guerre comprise comme acte fondateur ne s'assimile pas aux guerres menées par les nations, à moins de considérer l'extension territoriale d'une nation comme l'acte fondateur du droit dans un espace géographique nouveau... c'est à ce point que la guerre entre en réalité en contradiction avec le droit et abolit, dans les faits, le droit. En effet, si l'Etat cherche à garantir le droit de ses citoyens contre le droit de l’étranger (jugé, au terme d'un discours "universaliste" de légitimation, hors du droit) en menant une politique belliciste contre les Etats "barbares", il détruit explicitement toute possibilité de fondation interne du droit au sein même de ces Etats étrangers, en imposant comme fait, une relation qui se situe sur le plan de la pure force, un rapport de domination (annexion, occupation étrangère, mise sous tutelle etc.) Dès lors, un Etat de droit ne peut mener, sous peine d'abolir le droit dans les rapports internationaux, une politique belliciste. Cependant, la guerre apparaît concrètement comme fait historique et l'on doit bien admettre que des droits nationaux ou régionaux trouvent leur origine historique, mais non leur légitimité, dans des guerres expansionnistes. Il en est ainsi des Etats impériaux dont, par exemple, les Etats-Unis issus de la guerre menée par les colons européens contre les Amérindiens, qui, résistant à l’occupation des « visages pâles », furent exterminés et "ethniquement purifiés" dans les réserves.

D'un autre côté, la nécessité d'une défense territoriale d'un Etat de droit ne peut être mise en doute, la discussion devant porter dès lors non pas sur la fin (la défense d'un espace de droit) mais sur les moyens institutionnels (l'appareil militaire) et technique (l'armement, à caractère létal). On évacuera de cette discussion la discussion morale : la casuistique de la « guerre juste » étant un discours de légitimation à posteriori des décisions belliqueuses, elle ne devrait pas intervenir dans une élucidation philosophique de la guerre. Celle-ci ne peut être un acte éthique, puisqu’elle inscrit nécessairement dans ses fins la domination, c’est à dire l’instrumentalisation des hommes (les vaincus, tout comme les combattants) par le pouvoir politique, ce qui contredit radicalement le réquisit kantien de considérer tout homme comme une fin et non comme moyen. Mais si la guerre est, par essence, amorale, elle ne s’inscrit pas moins comme moyen d’une attitude morale qui est la résistance au mal, à l’injustice et à l’esclavage. Cette tension éthique qui associe des moyens amoraux à des fins morales d’émancipation me semble irréductible, sauf à abolir la violence dans les relations humaines.

La guerre ne peut fonder le droit qu'aux conditions suivantes, qui en fin de compte, définissent la légitimité d’une déclaration de guerre et par-là, la notion politique de « guerre juste » revue à l’aune kantien : être l'expression de la volonté générale ; avoir pour fin l'application du droit dans un espace géographique ; trouver sa légitimité dans le droit objectif du peuple, c'est-à-dire qu'elle doit répondre à une logique d'émancipation face à un pouvoir en perte de légitimité... le fondement du droit n'est pas seulement l'adéquation formelle au droit positif, ou au droit constitutionnel, il se trouve aussi dans les rapports historiques, dans l'adéquation d'une forme de pouvoir avec l'intérêt général, adéquation qui ne peut être dégagée du rapport entre les structures économiques (mode de production), les formes juridiques qui l'encadrent, et la conscience collective des masses, ou plus exactement, de la classe émergente. En clair, la forme la plus pure d'une guerre menée au nom du droit est la révolution.

 Mais la tâche de la révolution est d'abolir sa nécessité, c'est-à-dire de fonder le droit de manière telle que les rapports sociaux s'en trouvent apaisés, au moins tant que le développement des forces productives n'engendrera pas de nouvelles contradictions sociales. A ce point, nous voyons apparaître des contradictions nouvelles, qui prennent d'ailleurs l'allure d'une aporie.

S'appuyant sur un espace territorial délimité, le droit perd son universalité, à moins de la traduire en une volonté politique d'expansion ou d'hégémonie, fût-ce par le biais d'influences diplomatiques, économiques, compatibles avec l'état de paix. D'autre part, en tant qu'expression d'une volonté insurrectionnelle, le droit nouveau se confronte avec les forces sociales obsolètes qui restent en pouvoir dans d'autres Etats. Comment seront gérés les rapports interétatiques dans ces conditions ? Historiquement, la plupart des Etats révolutionnaires furent confrontés à une opposition internationale dictée par la crainte de la "contagion" subversive. Dans une telle situation, l'universalisme émancipateur se ramène à la défense d'intérêts nationaux. Il s'ensuit aisément que l'émancipation des peuples devient la raison, puis le prétexte, à des expansions territoriales, aux répressions internes des dissidences régionalistes ou à un bellicisme impérial... les sans-culottes deviennent grognards.

Ainsi donc la fondation du droit, la constitution du pouvoir républicain, rencontre et doit résoudre nécessairement la contradiction entre la territorialité et l'universalité : les forces sociales porteuses d'émancipation se retrouvent, du fait de l'homogénéisation des rapports économiques, sur toute la planète, mais les espaces de droit, espaces géopolitiques, sont localisés ; de sorte qu'une stratégie paradoxale doit être mise en oeuvre : défendre un espace national libéré (et par là identifier l'intérêt du peuple à l'intérêt de l'Etat par le développement d'un discours nationaliste) et développer une solidarité internationaliste (ou transnationale) entre les forces sociales émancipatrices, s'opposant le cas échéant, à l'intérêt national - y compris de la "nation libérée" - dans la mesure où l'idée même de nation est contradictoire avec l'universalité du droit.

 Les nations étant une réalité géopolitique, la solution résidera dans une pensée cosmopolitique du droit : la fondation kantienne du droit international ("la paix perpétuelle") est une base solide en tant que manifestation utopique d'une conscience internationaliste émergente, mais elle rencontre la réalité historique des nationalismes bourgeois du 19e S et se trouve mis à mal par la réalité géopolitique présente, où le droit, y compris le droit international, ne fait qu'avaliser les rapports internationaux de domination. Le nationalisme apparaît ici comme une idéologie, un discours destiné à inféoder l'ensemble du peuple aux intérêts nationaux de la bourgeoisie en brisant les liens de solidarité qui pourraient se dessiner au sein du prolétariat mondial. Le nationalisme ne s'oppose nullement à la globalisation des activités économiques : le libre échangisme libéral se moque des frontières tant qu'il s'agit de capitaux et de biens, mais les préserve soigneusement lorsqu'il s'agit de diviser les hommes et à ce titre, il nous faut bien reconnaître, que la construction européenne conjugue le démantèlement des souverainetés nationales à la fois éclatées dans les confrontations identitaires entre régions et nations héritées du 19e S et assujetties à la rationalité économique mondiale avec la construction d’une forteresse supranationale dont la politique en matière d’immigration et de droit d’asile n'est pas sans parenté avec la purification ethnique. On peut se demander dans quelle mesure l’Europe ne détruit pas sa propre légitimité démocratique et crée les conditions d’un éclatement ethnique de son territoire, ouvrant ainsi la boîte de Pandore des ressentiments nationalistes au sein d’un territoire à la fois unifié, sous l’angle économique, et morcelé, sous l’angle géopolitique et social. Ce devenir géopolitique de l’Europe dans un monde dégagé de la bipolarisation idéologique et militaire opposant communisme et capitalisme introduit paradoxalement la guerre dans l’actualité immédiate alors que nous aurions pu espérer voir Bellone s’écarter de nos destins politiques à la faveur du désarmement (très relatif, il faut le dire) nucléaire. Bien au contraire, le vent qui souffle sur le continent européen dans les territoires délivrés de l’emprise communiste, et particulièrement dans les Balkans, montre que la guerre reste la voie privilégiée de la reconstruction d’une légitimité étatique, sinon démocratique. Ainsi la construction des nouveaux états sécessionnistes passe d’abord par la reconnaissance d’un état de fait : la sécession, le contrôle militaire des territoires, la purification ethnique ... L’on aurait peut être tort d’y voir dans ces aventures balkaniques la simple négation de l’universalisme propre aux nations républicaines : les nations jacobines, tout en se construisant sur la base d’une citoyenneté qui fait abstraction des identifications ethniques, ne se sont pas privées de discours xénophobes, orientés moins vers les minorités internes que vers la supposée menace des puissances rivales. Ce qui impliquera aussi une définition de la citoyenneté par l’exclusion de l’étranger ou à tout le moins par la politique conjointe d’une absorption quasi anthropophage assimilant l’étranger par la négation de sa spécificité, et d’un rejet ou à tout le moins d’un contrôle drastique des mouvements migratoires. L’étranger, dans un cadre nationaliste, a toujours fait l’objet d’un soupçon dans la mesure où le nationalisme, qu’il soit ethnique ou jacobin, ne parvient pas à relativiser la place centrale de l’Etat et de la Nation dans la construction de l’identité politique et sociale et à admettre que des identités plurielles, toutes aussi légitimes l’une que l’autre, peuvent se construire et se juxtaposer chez le même individu : identité régionale, culturelle, religieuse, nationale, de classe, ethnique etc.

 La caractérisation de la guerre révolutionnaire comme fondation du droit, comme dépassement des subjectivités individuelles ou collectives par le souci de l'intérêt commun (formation d'une conscience collective soucieuse de sécurité, de défense commune) et donc comme lieu d'émergence du politique (que l'on pense à la nécessité d'harmoniser les opinions par la discussion politique dans les cités grecques confrontées aux guerres du Péloponèse) n'épuise certes pas l'analyse du rapport entre la guerre et le droit, ni le questionnement éthique de la guerre. Non pas qu'il faille prendre en considération l'idée d'une "guerre éthique" en guise de guerre "juste" en droit (international) : lorsqu'on évoque le cas des guerres défensives, du point de vue du défenseur, pour en juger de leur fondement éthique on oublie souvent la responsabilité de l'attaquant, c'est sur lui que pèse la charge de justifier "moralement" son entreprise belliciste, et non sur le défenseur qui, de son côté, est confronté à l'urgence d'assurer sa survie, ce qui constitue non seulement un droit, mais un devoir.

 Ce qui est en jeu dans la guerre défensive est moins la survie individuelle que celle de la nation comme lieu de cristallisation de l’identité politique. Cette dernière se construit dans et par l’exercice de la politique, c’est-à-dire par l’engagement civique qui fait de l’individu sérialisé et plongé dans l’anonymat des rapports économiques un citoyen à part entière dès lors qu’il se constitue comme son propre législateur. Si l’on peut reconnaître que la médiation institutionnelle et partidaire introduit entre l’Etat et l’individu une distance qui peut, pour beaucoup, être ressentie comme aliénante, à la mesure de la « déception démocratique », on ne pourra nier que la citoyenneté démocratique implique l’individu dans les impératifs de défense collective. Il s’agit moins d’assurer la sécurité des groupes sociaux dominants que de garantir la pérennité des institutions démocratiques. A ce titre, l’intérêt du droit prime sur l’intérêt de l’Etat et l’on pourrait certainement concevoir que des circonstances historiques - celles où l’Etat lui-même ne respecte plus les termes du contrat social qui le lie aux citoyens - font de la trahison un acte légitime. Mais si l’Etat ne garantit plus le droit et n’assure plus l’autonomie des sujets, on peut estimer que la nation régresse à l’état de nature au sein duquel la force, brute ou rusée, prime. Dans ces circonstances, la guerre, insurrection armée ou intervention étrangère, menée pour restaurer le droit trouve sa légitimité dans la nécessité historique.

 L’idée d’une raison historique de la guerre repose sur le postulat que toute collectivité aspire au bonheur, à des conditions de vie telles qu’elle permet à chacun des individus qui la compose de s’épanouir et de prospérer. L’affirmation de soi contient une part de négativité dans la mesure où l’identité se construit par opposition à l’autre. Autrui devient à la fois le partenaire d’une interaction constructive et la possibilité, dans un contexte de rareté des ressources, de l’anéantissement de soi. La vie, qu’elle soit individuelle ou collective, est une lutte pour la reconnaissance qui pose comme enjeu la vie pour conquérir la liberté et l’autonomie. On pourra déceler dans cette perspective un sens dans le tumulte de l’Histoire : l’humanité progresse et émerge de la servitude pour conquérir l’autonomie. L’idée surgissant de cet historicisme est que l’Histoire elle-même dicte les conditions de légitimité d’un combat pour l’émancipation ou pour la reconnaissance et que les peuples ne peuvent s’inscrire dans l’Histoire que dans la négation de ce qui s’oppose à leur autonomie. Reconnaissons de suite le péril qu’entraîne cet historicisme : la lutte identitaire deviendrait le modèle de la guerre juste, opposant des subjectivités collectives à une universalisation supposée aliénante dans la mesure où elle fait abstraction des spécificités historico-culturelles fondatrices de la conscience identitaire.

Mais d’autre part, l’universalisation résulte d’une interrogation critique de l’humanité qui surgit à elle-même en tant que lieu de dépassement des particularismes réducteurs : la rationalité des échanges que l’on tend à réduire à la seule rationalité économique repose en fait sur un fond commun de rationalité humaine qui permet à quiconque de faire la balance entre les intérêts subjectifs (le désir) et l’intérêt objectif. Autrui n’est plus la menace possible d’un anéantissement mais aussi l’interlocuteur avec lequel on peut établir une relation contractuelle entre égaux, relation qui autorise en quelque sorte un désir de paix. La guerre advient donc comme instrument d’universalisation, d’extension du domaine du droit et de la marge d’autonomie des individus comme des peuples. L’extension des droits, la lutte pour la reconnaissance, la quête d’égalité, sont la raison d’être des luttes collectives, de sorte que l’on peut dresser une ligne de démarcation pratique permettant de juger de la légitimité d’une action guerrière : va-t-elle dans le sens d’une émancipation ? Est-elle acceptable même par ceux qui, potentiellement, pourraient en souffrir ? Autrement dit, nous soumetterions, si c’était praticable, la politique militaire à l’aune du critère habermassien d’universalisation note 9 et du voile d’ignorance rawlsien note 10 : une décision morale - l’engagement dans la lutte - n’est acceptable que si les vaincus, sur le plan militaire, peuvent trouver avantage à cette issue défavorable. La seconde guerre mondiale pourrait en être l’exemple paradigmatique dans la mesure où la victoire des Alliés a libéré les Allemands du joug nazi. Que cette libération implique une lutte sans merci contre la subjectivité collective du peuple allemand, qui durent s’arracher malgré eux à l’emprise idéologique du nazisme et au rêve de la domination germanique, ne constitue pas un argument décisif en défaveur d’une action militaire libératrice. Certes, dans la réalité historique, l’entrée des Alliés en guerre était aussi une réaction défensive face à l’invasion allemande, mais on pourra reconnaître dans le renoncement à l’avantage que présentait à court terme l’acceptation de la défaite une prise de conscience des enjeux profonds de la lutte qui s’était engagée : il ne s’agissait plus seulement, pour de Gaulle, du sort des Français, qui auraient fort bien pu vivre et prospérer sous Vichy, mais aussi du devenir d’une civilisation humaniste, enjeu du conflit mondial.

 La guerre étant par essence chose publique, sa licéité ne peut être garantie que si le principe de l’« autorictas principis » est respecté : seul le souverain légitime peut prendre la responsabilité de déclarer l’état de guerre. Ce principe qui dégage les combattants des conséquences morales de leur engagement militaire n’est cependant pas sans poser problème, car il délimite le cadre de la légitimité qui relèvera de la raison d’Etat : l’insurrection populaire, contre le souverain, ne pourra se prévaloir d’une quelconque licéité, hormis que Thomas d’Aquin dit du tyrannicide. Dans la perspective aquinienne, l’autorité du prince n’est pas sans limite puisque sa légitimité s’inscrit dans le cadre plus large du projet eschatologique divin. Même s’il n’a pas de supérieur dans l’ordre temporel, le prince n’en reste pas moins assujetti à l’ordre divin dans la mesure où son autorité trouve sa source dans la volonté divine. Par ailleurs et contre la tradition du droit divin des rois, le souverain a en charge le bien commun de son peuple dont il doit préserver les droits fondamentaux. Ces restrictions du pouvoir du prince ouvre une perspective théorique à une formulation nouvelle du lien politique qui permettra progressivement au peuple d’affirmer sa souveraineté. Cependant, si l’on considère que la souveraineté appartient au peuple, on prendra la mesure des distances parfois infranchissables entre la volonté du peuple, qui détermine le contrat social, et celle d’un gouvernement dont la volonté peut s’infléchir au détriment du bien commun ou des intérêts supérieurs de la nation. Dans cette perspective, que la pensée médiévale ne pouvait envisager, le peuple peut, dans certaines circonstances historiques, prendre l’initiative de la lutte dès lors que le gouvernement légitime dessert, par ses compromissions avec l’ennemi, la souveraineté nationale. D’autre part, nous pouvons envisager, en discutant Hobbes, Kant, Rousseau ou Erhard, une casuistique de la guerre révolutionnaire où le peuple redéfinit, en imposant sa force, le cadre contractuel dans lequel il concrétise sa souveraineté.

L’acte de guerre

Cependant la question de la licéité de la guerre ne se limite pas à la formulation d’un jus ad bellum qui se contenterait de définir les conditions de légitimité d’une entrée en guerre. La pratique du combat fait l’objet du jus in bello qui tend à limiter la portée de l’engagement militaire, à définir le statut des combattants et à protéger les civils de la violence.

 Globalement, le contrôle de la violence guerrière consiste en une ritualisation qui peut être analysée comme une sacralisation du conflit aboutissant à une différenciation sans équivoque de la guerre censée se dérouler en un temps et un espace géographico-sociologique rigoureusement déterminés. En premier lieu, il s’agit de différencier le combattant légitime du civil, au-delà de la fonctionnalité d’une armée constituée. En effet, le soldat se voit investi d’une fonction, d’une responsabilité - défense du sol, de la patrie - qui le différencie à la fois du paysan ou de l’artisan et du clerc ou du prêtre. On trouvera cette spécialisation fonctionnelle dans les sociétés indo-européennes pour autant que l’on accorde crédit à la thèse d’une différenciation sociologique trifonctionnelle : les clercs, religieux et intellectuels, étaient exemptés des armes, tandis que la caste des producteurs économiques - paysannerie, artisans, esclaves - n’en était pas digne, ce qui laissait à la noblesse et aux ordres guerriers ou chevaleresques la fonction militaire.

Même dans les sociétés modernes et démocratiques, on pourrait dire que l’armée se veut l’héritière d’une tradition de l’honneur et d’un esprit de corps, et on peut se demander dans quelle mesure l’incorporation ne procède pas d’un rituel initiatique visant à élaborer une identité aristocratique dégagée des codes moraux et sociaux du vulgaire. En fait, il s’agit dans ce processus, d’obliger à un certain nombre de transgressions en déstructurant la personnalité civile : il ne s’agit pas seulement d’abolir l’enfance ou l’adolescence par le culte de la virilité ou la dépersonnalisation groupale, mais de reconstruire une identité sociale dans laquelle, au cours de l’engagement militaire, certains privilèges peuvent être acquis moyennant, naturellement, l’assujettissement total aux objectifs de l’Etat. Le droit de tuer se paye d’un déracinement social qui fait du conscrit un être à part, tout à la fois admiré, adulé, craint des civils dont les valeurs « bourgeoises », « médiocres », sont anéantis en temps de guerre. Il est curieux de constater que le temps de guerre, qui en apparence met en évidence la capacité d’autodestruction de l’humanité, soit vécu comme l’occasion d’une refondation des valeurs et d’un dépassement de soi à travers l’épreuve du feu. Ce dernier n’est pas seulement l’occasion de faire preuve d’héroïsme et de pugnacité, c’est surtout une relativisation de l’existence civile consécutive à la proximité de la mort, à la fois encourue et donnée. La vie acquiert son sens dans le paradoxe de sa désacralisation qui en fin de compte oblige à une refondation des valeurs reléguant au second plan ce qui faisait le sel quotidien de la vie civile. Ainsi le soldat est qualitativement différencié sur le plan sociologique : cela se marque par l’inféodation à une discipline et une autorité propre, par le port de l’uniforme (qui définit socialement le soldat), par l’adhésion à une solidarité de corps surpassant les normes sociales en vigueur dans la vie civile (ainsi le corps militaire se protège du jugement civil) et cette différenciation s’inscrit aussi dans la réalité concrète de la vie militaire : marquage des corps par le rasage du crâne, par l’entraînement physique et le drill, par le tatouage, par les blessures de combat... marquage des esprits par le conditionnement à la soumission, par la transgression des civilités (on peut expliquer ainsi la pratique des chants collectifs orduriers si fréquents dans les troupes) qui permettent et préparent l’apprentissage du meurtre et de la violence. Contrairement à ce que l’on peut croire, la violence qui se déchaîne dans une guerre n’est pas un paroxysme d’une sauvagerie incontrôlée : la violence spontanée, celle des rixes, des émeutes, des accès de rage, n’est le plus souvent meurtrière que par accident. En fait, la violence militaire est une violence apprise, qui fait l’objet d’un entraînement et d’une éducation soignée, destinée à la fois à maîtriser son usage - par le self contrôle de la peur, de la colère, de la haine individuelle - et à accroître son efficacité au prix d’un apprentissage technique. Car la guerre est avant tout une technique de domination politique, où s’inscrit en avant-plan de la réflexion éthique la question du rapport entre les moyens et la fin. Or à force de condamner moralement la guerre, on s’abstient de penser, dans le cadre de cette problématique, l’autonomie de la techné par rapport aux fins politiques que la guerre est censée poursuivre. L’évolution de « l’instrumentalité guerrière » détermine en fin la stratégie et son discours, il détermine aussi les voies et moyens d’une politique militaire, et indirectement un certain nombre de fins géopolitiques censés assurer la sécurité de la nation. La politique se voit donc infléchie par la technologie militaire dont la production s’inscrit dans un jeu plus large de déterminations économiques.

Le jus in bello inscrit la norme dans trois champs : temporel, spatial et sociologique

 En définissant les modalités de l’obligation de la trêve, il délimite un espace de légitimité de la guerre qui ne peut se dérouler qu’en respectant une temporalité propre : le rythme des combats était marqué, dans les sociétés préindustrielles, par les temps de repos, de trêve et d’hivernage pendant lesquels les forces se reconstituent, les soins aux blessés sont assurés et les rites funéraires accomplis. Cependant, la nécessité semble faire loi dès lors que l’on considère que la résistance à une agression injuste reste, pour le croyant, un devoir y compris les jours de fête religieuse. Il n’y aura pas de trêve hormis ceux conclus de commun accord entre les belligérants.

 En définissant les champs de bataille et en excluant certains lieux des combats, l’enjeu géographique est limité aux lieux profanes, d’importance militaire et économique... aujourd’hui encore, la destruction délibérée des lieux de culte, des écoles et hôpitaux, du patrimoine culturel et historique, des villes ouvertes et des habitations civiles est considérée comme une violation du droit de la guerre. En considérant le discours thomiste sur la guerre, on s’apercevra qu’une distinction reste constamment établie entre la relation humaine et l’antagonisme politico-militaire. Ce qui est voulu est le rétablissement de l’ennemi dans le droit chemin, et non sa destruction, qui sera toujours considérée en quelque sorte comme un moyen, un dommage collatéral résultant de la contrainte physique imposée par les armes, dont la légitimation morale recourt au principe du « double effet » note 11, l’effet destructif étant considérée comme secondaire par rapport aux objectifs légitimes. La destruction totale n’entrera donc pas en ligne de compte dans un plan de bataille, mais on devra certes considérer les cas où cette dernière, localisée à une place d’importance stratégique, s’insère comme un moyen nécessaire dans un cadre plus large.

 La délimitation sociologique passe par la protection du civil et des prisonniers de guerre. Le non combattant ne peut subir que « collatéralement » des dommages tandis que certains procédés de guerre se voient condamnés au nom d’une éthique de l’honneur. Ces dernières restrictions, relatives aux armes de destruction massive, ne sont pas récentes : Thomas d’Aquin questionnait la légitimité de la ruse et des embuscades note 12 , tandis que la théorie actuelle de la guerre juste, y compris dans la pensée chrétienne, exige la proportionnalité des moyens aux fins. Les innovations technologiques suscitent, en matière d’armement, une réprobation éthique qui peu à peu cède à la raison stratégique pour n’apparaître que sous la forme de condamnation des pratiques ennemies.

 La suprématie morale du corps à corps n’a pas résisté à l’usage des armes de jet, la virilité des engagements frontaux fait place à la souplesse et à la mobilité des cavaleries, la mécanisation de la guerre, qui commence avec l’introduction de l’arbalète, apparaît comme une violation des codes d’honneur, la généralisation des armes à feu permet le massacre à distance tout en reléguant à l’arrière-plan la force et le courage physiques : la guerre devient l’affaire de techniciens qui, progressivement, ne se trouvent plus en contact direct avec l’ennemi. L’exigence morale de la proportionnalité des moyens par rapport aux fins stratégiques et politiques, supposées justes, que l’on se détermine, impose au belligérant une limitation de la violence. Même si la tradition chrétienne s’appuie volontiers sur Augustin pour légitimer une action militaire en vue du rétablissement de la justice, l’acte guerrier reste subordonné à l’intention pacifique : la contrainte armée n’est mise en oeuvre que pour empêcher l’aggravation du conflit et, même pacificatrice et juste, une guerre peut être rendue illicite en raison du déploiement incontrôlable de la violence meurtrière. La cruauté, la haine, la vengeance, la sauvagerie dans le combat, la passion de dominer sont toujours condamnées.

 Dans sa formulation moderne, le jus in bello cherche à établir une pratique de discrimination des combattants et non-combattants et contenir le déchaînement de la violence en imposant le principe de proportionnalité : les moyens guerriers, s’ils correspondent naturellement aux fins proprement militaires qu’ils servent, doivent cependant s’inscrire dans le cadre de l’objectif politique de la guerre, supposée juste, c’est-à-dire pouvant s’inscrire dans le cadre communément accepté du droit international. Les moyens guerriers ne doivent pas desservir le droit, notamment par une violence disproportionnée en regard des fins stratégiques, des injustices commises par l’agresseur, et des dommages subis. La force militaire sera limitée au strict nécessaire dans la mesure où la destruction des vies et des propriétés est par essence mauvaise. Mais à quoi répond cette nécessité ? En l’inscrivant uniquement dans le cadre des impératifs stratégiques, tout particulièrement dans le contexte du surarmement moderne, on ne pourra que difficilement établir une délimitation nette entre l’acceptable et l’inacceptable. Par ailleurs un acte militaire non discriminant - comme le bombardement d’habitations civiles ou la destruction totale d’une ville - peut parfaitement correspondre à une nécessité de guerre psychologique : les bombardements de Dresde et d’autres villes allemandes, répondant aux bombardements de Londres, avaient plus une fonction psychologique - répandre la terreur, couper la population civile de ses dirigeants nazis, montrer la détermination alliée à une riposte implacable - qu’une fonction strictement militaire. Si avant les guerres mondiales du 20e S., il était relativement aisé de distinguer les populations civiles des combattants, les technologies de destruction de masse, comme l’usage des gaz de combat ou de bombardements massifs, interdisent désormais une telle discrimination. Aujourd’hui les civils sont les premières victimes des conflits au point qu’il devient malaisé de tenir leurs pertes au compte des « dommages collatéraux ». La situation se complique encore du fait que - tout particulièrement dans les guerres d’indépendance ou civiles - les populations peuvent être directement impliquées dans les combats, soit par leur participation à l’effort de guerre, soit qu’elles apportent un soutien logistique aux troupes, soit qu’elles combattent elles-mêmes sans porter d’uniformes distinctifs. Le droit de la guerre admet que les industries d’armement, les infrastructures pouvant servir d’une manière ou de l’autre à l’effort de guerre, peuvent constituer des objectifs militaires. Mais le principe qui régit l’immunité des civils, qui ne peuvent être intentionnellement soumise à la violence militaire, peut être interprété de manière objective ou subjective. Dans le premier cas, la violation repose sur l’existence concrète de victimes civiles ; dans le second cas, c’est l’intentionnalité du combattant qui prévaut, l’existence de victimes civiles ne déterminant pas, en soi, le crime. Ces civils n’étant que les victimes indirectes - les « dommages collatéraux » - d’actions licites car visant en fait des objectifs militaires. note 13

En fait, toute action militaire est susceptible de tels dommages collatéraux dont il convient en évaluer le risque avant toute décision. Cette précaution morale est cependant fort théorique puisque le militaire agit la plupart du temps dans l’urgence et sera amené à subordonner le principe de discrimination à celui de la proportionnalité : seules les actions militaires strictement nécessaires seront menées, avec les moyens les plus réduits possibles. Ce qui impliquera une approche conséquentialiste des décisions à prendre et une évaluation de l’importance de la cible militaire par rapport à la probabilité de dommages collatéraux. Ce qui revient à relativiser la victoire par rapport aux pertes civiles, qui sur le plan moral, ne peuvent s’intégrer aux fins poursuivies dans une guerre juste. Ce qui revient à conclure, que le principe de proportionnalité revient à distinguer entre la tuerie directe et indirecte, entre la mort comme moyen ou fin, et la mort comme effet secondaire : celle-ci n’étant acceptable moralement que dans le second cas. Cependant, dans la réalité d’une guerre où la pression sur la population civile, responsables en tant que citoyen de la politique gouvernementale, apparaît aussi comme une nécessité militaire, ces distinctions sont malaisées, en tout cas tant que des normes légales, relevant du droit international positif, ne permettent pas un départage sans équivoque entre le licite et l’illicite.

 Le belligérant ne peut percevoir la licéité de ses actions qu’à travers sa subjectivité. Toute guerre - y compris les conquêtes les plus brutales - est menée avec la conscience subjective du plein droit, soit qu’il s’agisse de se préserver préventivement d’une menace extérieure, soit qu’il s’agisse, dans le cadre d’une politique expansionniste, d’étendre « l’espace vital » d’une nation, soit qu’il s’agisse d’imposer aux autres nations les normes politiques, sociales, économiques ou culturelles que l’on estime, à tort ou à raison, universalisables. Dans cette perspective, la théorie de la guerre juste apparaît comme une casuistique formulée à posteriori et destinée plus à conforter la conscience des hommes politiques, le fait accompli qu’à prévenir les crimes de guerre. La déclaration de guerre ouvre paradoxalement un nouvel espace de liberté dans la mesure où des actes illégitimes en temps de paix deviennent possibles, et même si le droit de la guerre codifie le comportement militaire, il s’avère dans la pratique que la distinction préalable entre le moral et l’immoral, entre le licite et l’illicite devient, dans le feu du combat, impossible... les massacres, les viols, les tortures deviennent pour le militaire coupable de ces crimes des « excès » excusables par la pression subie du fait de l’ennemi, exutoires du stress subi par les hommes dont il faut préserver « le moral » et l’ardeur au combat, ou s’inscrivent dans une logique de la nécessité dictée par l’urgence : « il fallait extorquer coûte que coûte tel renseignement vital », dira le tortionnaire, « on ne pouvait distinguer le combattant du civil », dira tel massacreur ; mais par-dessous toutes ces justifications qui, finalement avalisent le droit de la guerre, se trouve cette nécessité vitale, pour le combattant aspirant à la victoire, de démontrer sa détermination par la transgression des codes moraux, par le franchissement délibéré de la frontière de l’horreur. note 14

La « nécessité militaire » deviendra le critérium pratique de la licéité d’une action. Il justifie toutes les mesures indispensables à la sujétion de l’ennemi étant entendu qu’ils n’entrent pas en contradiction avec le droit de la guerre. Si elle exclut en principe tout acte dont la cruauté rendrait impossible, ou très difficile, le rétablissement de la paix, le colonel J. G. Fleury note 15 examine les circonstances dans lesquelles l’interdiction de porter atteinte aux vies civiles pourrait être levée. La préservation du civil fait place à celle de l’innocent, qui ne participe pas à la guerre et ne présente aucune source de danger ; ce qui amène à considérer le bombardement d’usines d’armement comme licite, même si les ouvriers qui y travaillent sont désarmés. La règle de discrimination amène une double obligation : celle de préserver les vies innocentes mais aussi, celui de protéger activement ces mêmes vies, de quelque côté qu’elle se trouve. Mais comme chaque belligérant se trouve, subjectivement, dans l’obligation morale de combattre l’ennemi, il se trouve confronté à un double bind : gagner la guerre au prix de la destruction de l’ennemi, et minimiser ces destructions et souffrances. Toute la question qui se pose sera d’évaluer objectivement la nécessité militaire mais on peut dégager des règles acceptées, dans le cadre militaire, que cette dernière prévaut sur la perspective de perdre une bataille : il sera admis de riposter sous le feu ennemi sans prendre la précaution préalable de s’assurer qu’aucun civil ne se trouve dans la ligne de tir, il sera admis de procéder à un bombardement non sélectif si la localité bombardée est défendue, il sera admis de détruire un village allié si celui-ci est « verrouillé » par l’ennemi note 16 . Au-delà de la nécessité de minimiser les risques pour le combattant, se trouve le devoir de tout tenter pour obtenir la victoire. Une action, même discutable, sera admise si elle contribue au succès militaire. C’est clairement une subordination des moyens aux fins qui permettra aux soldats d’ignorer, si besoin est, le jus in bello : « dans une situation de conflit mortel, particulièrement dans les cas où la partie la plus faible est menacée d’anéantissement ou de servitude par un adversaire plus fort, l’argument en faveur des atrocités peut être puissant et le dilemme aigu » note 17 . Plus le risque de la défaite est grand - dans l’hypothèse où la cause menacée est juste - moins on serait lié par le droit de la guerre : le terrorisme du faible contre le fort s’en trouverait justifié.

Ainsi le droit du non combattant est mesuré à l’aune de la nécessité stratégique et des enjeux politiques du combat. Une conquête territoriale limitée ou des profits économiques modestes ne « justifient » pas autant des morts innocentes qu’un enjeu de civilisation, de sorte que l’on a pu mettre en balance les victimes civiles de Dresde, de Hambourg, de Hiroshima et Nagasaki et la nécessité vitale de vaincre le nazisme et de sauvegarder les valeurs essentielle de la démocratie. L’inhumanité des moyens se pardonne en regard de l’enjeu humaniste. Cependant on peut se demander dans quelle mesure ces finalités morales et politiques, le rétablissement du droit, n’est pas conditionnée par l’adéquation des moyens militaires aux fins politiques. En effet, la poursuite d’une guerre dépend aussi de la cohésion sociale au sein du pays belligérant, de l'acceptation par l'opinion publique des buts de guerre, et de la licéité de ses moyens. L’usage de procédés contraires au jus in bello, comme la torture, l’exécution de prisonniers de guerre, l’assassinat de civils, remet en cause - et l’ennemi se presse d’utiliser ces contradictions à son profit - la légitimité de la guerre et peut, en conséquence, affaiblir l’adhésion à la politique militaire du gouvernement : l’opinion publique se retourne alors contre la guerre, compromettant ainsi la victoire. Le respect du jus in bello ne répond donc pas seulement à un impératif moral, mais correspond aussi à une visée stratégique de légitimation, aux yeux de l’opinion, tant intérieure qu’internationale, de la guerre.

On comprendra dès lors que le contrôle des médias est un enjeu stratégique : il s’agira de montrer que l’ennemi viole le jus in bello, tout en assurant les citoyens du bon droit et du respect unilatéral des règles de la guerre. Au besoin, les informations seront censurées ou manipulées : la guerre est aussi psychologique et la manipulation des images en est une arme privilégiée.

 Le discours moral, voire philosophique, ainsi que le discours politique sont instrumentalisés par les objectifs de guerre. Bien plus qu’en d’autres circonstances, le penseur arrive « à point nommé », c’est-à-dire après le déroulement des événements, pour justifier les décisions prises. L’élaboration de la théorie de la guerre juste s’inscrit dans cette instrumentalisation de la pensée, mais elle est surtout une codification permettant aux militaires de contenir leurs actions dans des normes acceptables. Une casuistique normalisée, et discutée dans les académies militaires, est peu à peu élaborée afin de résoudre, au préalable, les dilemmes que le combattant devra résoudre sous le feu ennemi. Mais une casuistique est insuffisante si nous voulons problématiser philosophiquement la guerre, nous restons en fait dans l’ordre utilitariste, instrumental, d’une pacification des consciences, alors que la guerre dévoile le caractère problématique du rapport entre la force et le droit, mettant à nu le caractère intensément conflictuel, ou dissensuel, de la politique.

La violence qui se déploie en temps de guerre n’est pas nue : elle est médiatisée par une technologie hypersophistiquée de destruction. La technologie guerrière - armes, moyens logistiques, de transport et de communication - définissent un cadre dans lequel les hommes agissent. Or ce cadre détermine et conditionne les choix stratégiques et leur théorisation. Deux plans se confondent dans le discours de la guerre qui mêle désormais les registres politique et stratégique. Le discours politique cherchera à délimiter la frontière entre l’allié et l’ennemi, à définir une socio-géographie des camps en présence, à conquérir par la persuasion les zones indécises, et à contraindre les réticents : parce qu’elle est un combat, le discours politique se fait stratégique, mais le politique infiltre aussi la pensée stratégique que l’on ne pourra plus ramener à sa technicité militaire : une bonne stratégie dérive d’une politique adéquate, donc d’une analyse critique pertinente des forces sociales et de leurs antagonismes. Il s’agira de définir les buts de guerre et les modalités, indirectes le plus souvent, des conditions politiques de la victoire militaire. L’un et l’autre doivent se conjuguer pour infléchir de manière durable l’Histoire. Même si l’on considère la guerre de manière restrictive comme l’exercice institutionnalisé de la violence à des fins politiques, on ne pourra dissocier le combat de son contexte sociologique, économique et géographique, de plus, la technologie militaire, l’armement comme la logistique modifie les modalités de la confrontation, et il devient un lieu commun de souligner combien sont étroites les interrelations entre les technologies de la communication, de l’information et de la cybernétique et le dispositif militaire et stratégique. Ainsi la pensée clausewitzienne de la guerre totale ne fut possible qu’à travers la massification industrielle de la production d’armement et la généralisation des armes à feu. L’invention des moyens de transport rapides et motorisés, l’introduction des blindés dans le champ de bataille, transforme des guerres de position où il fallait investir des places forte en guerre de mouvement. Le bombardement, terrestre ou maritime d’abord puis aérien, oblitère définitivement la poliorcétique, mais les télécommunications, la cybernétique, l’automatisation des procédures, les technologies de l’information abolissent aussi les distances et introduisent progressivement, avec les armes de destruction massive, l’idée de guerre télécommandée, instantanée et virtuelle. La conquête de la vitesse devient le facteur décisif au point que perception des menaces, décisions stratégiques, exécutions tactiques et combats effectifs et information sur les résultats se succèdent en temps réel. La guerre, télévisualisée et télédétectée, se déroule sans engagement physique, du moins au niveau des postes de commandement : l’ennemi est virtuellement réduit à l’information de sa présence. Les seules victimes, soigneusement occultées des médias, sont celles que l’on porte au compte des « dégâts collatéraux ».
 
 

4. L'instrumentalité guerrière

Soupeser les armes, dans le cadre d’une réflexion sur les rapports entre la guerre, la justice et la politique, revient à penser le rapport à la technique, à envisager sous un autre angle la classique discussion sur la subordination des moyens à la fin, pour constater combien le choix « technique » réduit le champ des possibles et oriente nos actions.

Sans doute devrons nous faire un détour par le concept de « pratico-inertie » note 18 comme négativité de la matière ouvrée, résultante d’une praxis humaine retournée contre elle-même. La matière brute, sauvage, oppose certes sa propre résistance, mais assujettie à la raison et transformée au prix du travail, elle surgit à la conscience comme outil capable d’opérer, par lui-même, une médiation entre l’homme et la nature. Cependant, loin d’assurer à l’homme une complète liberté, l’outil enferme l’ouvrier dans les rets destinaux de sa « pratico-inertie », l’objet pratique affiche sa négativité par la résistance qu’elle oppose, du fait même de son efficace, à la volonté humaine : la machine est faite pour servir l’homme mais, dans la pratique, l’homme sert la machine, c’est-à-dire qu’il organise son temps, ses gestes, sa vie dans le cadre des impératifs techniques que l’outil, impose. La médiation de la technique rétrécit le champ des possibles, excluant comme « irrationnel », « inefficace », l’agir non productif, ou plus exactement les modalités d’actions qui ne s’insèrent pas dans le cadre restrictif des procédures normalisées.

Ce que Sartre a décrit à propos des activités économiques se retrouve dans la pratique de la guerre où le management de la nature fait place au management des hommes. La stratégie guerrière déploie une technologie qui impose sa propre logique en se retournant, tant par le miroir de la rétorsion ennemie que par les déterminations fonctionnelles résultant du choix des armes, dont l’évolution technique rend obsolète les discours stratégiques et détermine des reformulations théoriques. Comme la mise en oeuvre d’une stratégie se confond avec une politique extérieure, l’un ne pouvant se concrétiser que par l’autre, le discours politique - en tant que discours de légitimation d’un pouvoir - se subordonne aux choix stratégiques plus qu’il ne le détermine. La décision souveraine, celle d’un pouvoir légitime, est toujours un acte de puissance, un coup de force, qui cherche à emporter autant la soumission que l’adhésion. L’argument rationel que l’on avance sur les tables de négociation est toujours appuyée par le poids des armes. Ces dernières, parce qu’elle définissent un champ des possibilités stratégiques, et parce qu’elle supposent, pour être mises en oeuvre, un certain nombre de choix politiques - comme la détermination d’un budget de la défense, d’une orientation économique satisfaisant les besoins du complexe militaro industriel, et l’élaboration d’un discours légitimant ces choix en définissant les menaces - qui, en fin de compte, interagissent avec les options militaires. Le temps de paix est à cet égard peu différencié du temps de guerre, puisque une politique extérieure avisée se doit de préparer l’éventualité d’un conflit, de discerner les menaces possibles, de se doter d’une force dissuasive. Cette dernière, en particulier celle qui mobilise les armes nucléaires, tire son efficacité de sa crédibilité technique et oriente en conséquence l’économie vers la préparation de la guerre, toujours tenue comme possible.

L’entreprise, à finalité économique, est une action technique de l’homme sur la nature, le management est la politique de cette action, c’est-à-dire qu’il vise à une coordination, à visée technique, des actions humaines des individus resérialisés en tant qu’agents techniques, en tant que travailleur assujettis au projet. Là où une dichotomie existe entre les aspirations et projets individuels et la visée entrepreneuriale, c’est-à-dire, là où le travailleur aliène sa force de travail au profit d’une finalité qui lui est étrangère, la pratico-inertie propre à la médiation technique s’impose existentiellement comme destin, plus ou moins assumé, plus ou moins consenti. Les techniques de management visent à une instrumentalisation efficace des hommes en les inscrivant d’emblée dans la perspective téléologique de l’entrepreneur, qui se fait, d’une certaine manière, stratège. Le management est l’instrumentalisation des hommes en vue de la guerre économique où, dans la conquête des marchés, conquête qui se déroule à la fois sur le plan géographique et sur le plan politique, c’est-à-dire en mobilisant le champ du symbolique pour aboutir à des relations d’allégeance à des produits, à des entreprises, à des firmes, chaque protagoniste se retrouve plongé dans une lutte sans merci et voit dans autrui le rival capable, dans un contexte socio-économique marqué par la rareté (des matières premières, des ressources humaines, des marchés), la cause de son anéantissement. La négativité réciproque en oeuvre dans l’économie concurrentielle impose ses déterminations sur le plan technique en imposant à chaque entreprise une compétitivité accrue permise par le développement des moyens de production. Ces mécanismes sont aussi en oeuvre dans la compétition internationale : la rivalité des nations, des souverains, ne trouve pas seulement sa source dans des clivages idéologiques, ces dernières occupent d’ailleurs assez rarement une place déterminante dans la genèse des conflits, quoique l’idéologique, à savoir la représentation globale, structurante et élucidante du monde, soit le prétexte aux menées agressives. Si la vérité n’est pour ainsi dire jamais l’enjeu essentiel des guerres : même si les soldats, et les foules belliqueuses, s’imaginent combattre ou haïr au non du vrai, les guerres se décident en raison de déterminations ou de motivations politico-économiques qui font du contrôle des ressources économique l’enjeu premier des combats et, en fin de compte, le moyen des politiques.

L’instrumentalité guerrière impose sa pratico-inertie dans la mesure où le combattant se voit déterminé, dans ses actions, par la technologie qu’il met en oeuvre. La stratégie, que l’on pourrait définir comme l’art de finaliser des actes en se jouant de la négativité du monde, se plie à ces déterminations instrumentales qui pèsent comme menace spécifique non seulement sur l’ennemi mais aussi sur ceux-là mêmes qui les mettent en oeuvre. Le contrôle de l’espace, du temps, de la puissance de feu, des ressources et des communications, est étroitement corrélé aux moyens technologiques. Comme la recherche d’efficacité et de puissance est réciproque, chaque belligérant ne peut percevoir l’ennemi qu’à travers la perspective angoissante d’une supériorité technique. Cette perspective impose une contrainte temporelle, obligeant le belligérant à anticiper les menaces et à devancer, autant que possible, les progrès de l’adversaire. Mais, en deçà de cette détermination réciproque, la technologie elle-même impose son mode d’être en orientant, en fonction des procédures les plus appropriées, le mode d’agir de l’homme : le soldat sert son arme plus que l’arme lui sert. Le discours stratégique, en principe limité à une théorisation des combats, se confond, dans une perspective pragmatique, avec le discours politique : l’efficacité serait garant du bien fondé idéologique, une thèse politique serait confirmée par sa victoire sur le terrain. Cette approche aboutit à faire de l’agir humain, dans sa pure dimension technique, c’est-à-dire celle d’une instrumentalisation de la nature et de l’homme, le seul critérium axiologique : le moyen se trouve ainsi déterminant en ultime instance, puisqu’il conditionne, en raison de son efficacité propre, la justesse de la fin... « tous les moyens sont bons », signifie en fait que le moyen définit lui-même la fin, qui ne peut être, sous l’emprise de la rareté, que la négativité pure, l’anéantissement de l’autre.

La technologie de destruction fait de l’éthique du combattant l’obstacle majeur à la concrétisation de l’objectif premier d’une guerre totale : la destruction de l’ennemi. Certes le discours éthique persiste, mais comme idéologie, comme mensonge destiné à assurer l’adhésion du combattant - qui se targue d’un « code d’honneur » relativisé à l’aune de la nécessité militaire (qui est la nécessité des armes) - aux finalités affichées d’une guerre, mais le discours stratégique moderne ne s’embarrasse pas de l’éthique. La guerre ne peut être, pour aboutir à la victoire, qu’être totale, c’est à dire mobiliser toutes les ressources économiques et technologiques pour aboutir à la supériorité militaire. Certes, la destruction physique de l’ennemi, n’épargnant pas les civils, voire prenant un caractère génocidaire, n’est, sauf exception, pas visée dans la mesure où son instrumentalisation, comme peuple soumis et conquis, économique est préférable à l’extermination, mais elle ne pourra jamais être exclue comme le possible d’une guerre totale. Dans le cadre d’une massification des moyens techniques de destruction, permettant l’anéantissement instantané de populations entières, ou permettant la mobilisation totale, par la pression politique, la propagande et l’asservissement idéologique, d’un peuple devenu tout entier instrument de destruction, il s’avère impossible de contenir la violence guerrière dans le cadre du jus in bello, même si l’on peut concevoir une théorisation formelle du jus ad bellum. Le jus in bello existe cependant en droit international positif, et retrouve sa place juridique dans l’actualité dans la mesure où des autorités supranationales, comme les Nations Unies, mettent en place un dispositif juridique et répressif permettant de juger, en dehors des autorités particulières des Etats, les criminels de guerre... mais force nous est de constater, au vu du fonctionnement des Nations-Unies et du mode de légitimation de son pouvoir, que l’application du jus in bello n’apparaît que comme le prolongement d’une guerre en tant qu’instrument de stigmatisation du vaincu dans le cadre d’un tribunal, éventuellement international, mis en place par les vainqueurs d’un conflit ou par les puissances hégémoniques du jour.

 Dans cette perspective, une théorisation de la guerre juste ne prend sens que dans le cadre d’une légitimation à posteriori d’un conflit, c’est dire en d’autres termes que son questionnement philosophique l’amènera à intégrer cette doctrine dans l’ensemble des dispositifs instrumentaux de la guerre. Celle-ci apparaît d’abord comme un fait, échappant au volontarisme des souverains, qui se voient contraints à assurer leur garde en se dotant des moyens de défense. Ces derniers, consistant pour l’essentiel en technologies de destruction, et s’insérant dans le cadre plus large des dispositifs d’instrumentalisation des hommes, imposent leur négativité et déterminent le destin collectif des états étrangers, qui, étant menacés, se voient contraints d’assurer eux-mêmes leur défense, rétribuant la menace... le miroir des rivalités et des menaces enferme les peuples dans la logique guerrière, logique qui, on l’a vu, ne se déploie pas seulement dans le champ spécifique du militaire puisqu’elle imprègne toute la vie économique. La guerre ne peut plus être pensée indépendamment du fait économique, non seulement parce que l’économie prend la forme de la guerre, mais surtout parce toute guerre répond à présent aux besoins stratégiques des puissances économiques, même si le politique donne l’apparence d’une autonomie décisionnelle. La souveraineté de l’Etat capable d’évaluer, en toute indépendance, de la légitimé d’une intervention militaire est fictive : les peuples ne décident pas de la guerre, ils la subissent du fait de leur souverain, mais ce dernier, fût-il une république au gouvernement démocratiquement élu, subit de plein fouet les déterminations économiques qui le contraignent, sous peine de voir la souveraineté politique ébranlée, à l’effort de guerre. Le jeu d’alliance, l’internationalisation des enjeux économiques, mais surtout l’émergence de pouvoirs économiques supranationaux, répondant à leur logique propre, oblitère radicalement la souveraineté nationale : la guerre dans ces conditions ne peut même plus répondre au premier critérium du jus ad bellum, à savoir, correspondre à une décision souveraine du pouvoir légitime.

Si la guerre s’impose comme fait destinal, auquel aucun Etat, fut-il pacifique par intention, ne peut échapper, c’est en raison de la nature profonde de l’économie mondiale, qui se déploie dans l’existence humaine comme une guerre sans merci et sans trêve, dans laquelle moyens légaux et illégaux, méthodes politiques et militaires, mode pacifique ou brutal s’entremêlent dans l’exercice d’une violence fondamentale : l’asservissement de la nature, l’instrumentalisation des hommes, l’exploitation économique.

 Dans cette perspective, un double travail théorique devra être mené : en premier lieu, un travail critique délimitant les conditions politiques d’une autonomie humaine par rapport à l’économie et secondement celle d’une analyse de la transgression insurrectionnelle et des modalités pratiques, technique, d’action, qu’elles soient violentes ou non-violentes. La question de la violence ne peut être évitée, mais elle doit être placée dans la perspective d’une émancipation humaine à l’égard des violences subies.

La question se la guerre juste se pose, malgré tout, mais sous un registre différent que celui imposé par les casuistes de la domination. Il ne s’agit pas tant de s’interroger sur la légitimité d’une guerre menée par le pouvoir et en son nom que d’interroger la légitimité de l ’insurrection contre ce pouvoir « légitime » qui nous impose la guerre comme horizon de notre époque. Il y a une « guerre juste » à mener, c’est celle d’une résistance transnationale, horizontale, contre les pouvoirs, une résistance qui affirmerait comme légitime un pouvoir nouveau, celui des peuples sans voix, écartés jusqu’à présent de tout pouvoir et de tout droits, et qui - sans trêve et sans merci - s’engagent dans la lutte pour se faire reconnaître comme acteurs d’un nouvel ordre mondial. La question n’est donc ni morale - sauf à produire, à des fin instrumentales de légitimation, une casuistique de la rébellion - ni technique mais politique.

 Remise sur ce plan, la question de la guerre devient une re-définition des enjeux fondamentaux auxquels nous sommes confrontés, dès lors que nous aspirons à l’égalité et à la souveraineté des hommes.
 
 


Patrice Deramaix
octobre 2000
copyright P. Deramaix - octobre 2000

Notes

1 Jean-Jacques Rousseau, du Contrat social, Livre I, chap. IV, éd. Garnier, 1960

2 J.J. Rousseau, o.c.

3 Thomas d'Aquin, Somme théologique, II a, question 40., éd. du Cerf

4 Emmanuel Kant, Vers la paix perpétuelle, éd. Garnier-Flammarion (GF 573), p. 90

5 E. Kant, o. c. p. 91

6 J.P. Sartre, Critique de la Raison dialectique, éd. Gallimard, p. 518

7 E.Kant, Vers la paix perpétuelle, o. c. p. 92

8 J. J. Rousseau, Du contrat Social, Livre II, chap. V. , éd. Garnier, 1960, p. 256.

9 voir J. Habermas, De l'éthique de la discussion, éd. Cerf, 1992. " Chaque norme valide doit satisfaire à la condition selon laquelle les conséquences et les effets secondaires qui, de manière prévisibles, résultent de son observation universelle dans l'intention de satisfaire les intérêts de tout un chacun peuvent être acceptées sans contrainte par toutes les personnes concernées ", p. 34 On objectera avec raison que la situation de guerre ne permet pas, dans la pratique, la discussion démocratique des conséquences d'une décision militaire, mais une politique de défense préalable, et une pensée stratégique, ainsi que la délimitation juridique du droit de la guerre, peuvent répondre à ce principe d'universalisation. Qu'accepterions-nous comme souffrance en tant que vaincus possibles, en tant que civils, en tant que prisonniers...

10 J. Rawls formule quant à lui le critère sous le mode métaphorique du " voile d'ignorance " - que l'on pourrait, dans le cadre de notre propos, traduire ainsi : quelles lois de la guerre accepterions-nous librement ne sachant ni l'issue de la guerre, ni notre statut, combattant ou civil désarmé, dans la guerre. Voir J. Rawls, théorie de la justice, § 24, éd. Seuil (points), p. 168

11 voir M. Walzer, Guerres juste et injustes, éd. Belin, p. 220.

12 Thomas d'Aquin, Somme théologique, II a-IIae, question 40 art. 3. Thomas d'Aquin, s'appuyant sur Augustin et Ambroise condamne la tromperie mais admet la dissimulation tactique.

13 Cfr. Douglas P. Lackey, The Ethic of war and peace, New Jersey: Prentice-Hall inc, 1989, p. 60. Cité par le colonel J.G. Fleury in " Jus in Bello and Military necessity ", disponible en ligne à http://www.cfcsc.dnd.ca/irc/amsc/amsc1/012.html - site consulté le 8 oct. 2000

143 Telle est du moins la " morale " qui se dégage du discours de Kurtz dans le film de F. Coppola " Apocalypse Now "

15 J.G. Fleury in " Jus in Bello and Military necessity ", document en ligne cité.

16 J.G. Fleury évoque l'attaque du village normand de Saint Lô, le 25 juillet 1944, qui permit l'avancée rapide et décisive des troupes américaines en Normandie.

17 " In situation of deadly conflict, particularly where a weaker party is threatened with annihilation or enslavement by a stronger one, the argument for resort to atriocities can be powerful, and the dilemma acute ", P. Christopher, in The ethic of war and peace : an introduction to legal and moral issues, Prentice-Hall, 1994, p. 181-182, cité par J.G. Fleury., o. c.

18 cfr J.P. Sartre, Critique de la raison dialectique, Tome 1. Gallimard, pp. 271 et sq. 


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