textes

Série théorie critique

Guerre et complexité

P. Deramaix
Un nouveau modèle stratégique apparaît dans la formation militaire américaine qui intègre la théorie du chaos et de la complexité. Réactualisant les concepts classiques, dont les notions de friction et de brouillard de guerre - fog of war - , la nouvelle doctrine illustre l'impossibilité d'évacuer le hasard de la pratique de la guerre. L'interpénétration des acteurs et des enjeux oblige à une remise en cause radicale des schémas géostratégiques considérant les états souverains comme les seuls acteurs de la guerre. Pour l'essentiel ce texte fut rédigé en fin 2000 et repris en début septembre 2001.

Un nouveau modèle stratégique : le chaos

Classiquement on définit la guerre comme l'opposition antagonique entre deux Etats souverains, ou entre deux (ou plus selon le jeu d'alliance) acteurs souverains, rationnels, considéré comme des entités unitaires. Ce modèle " newtonien ", dans lequel le jeu de force se mesure linéairement en fonction du potentiel militaire, du poids des armes, où la puissance est fonction du nombre de troupe, de leur qualité, et de facteurs internes ou externes variables (moral, conditions économiques etc.), ne peut répondre aux besoins pratiques du stratège, qui, non seulement ne peut véritablement quantifier l'ensemble de ces facteurs, doit faire face à l'imprévisibilité des événements. La pratique de la guerre est, concrè7tement, un jeu entrelaçant le déterminisme des volontés humaines, et l'indéterminisme des facteurs impondérables et aléatoires. Ces derniers sont accrus du fait que les acteurs en jeu dans une guerre ne se réduisent pas à la seule souveraineté des pouvoirs légitimes. Ces derniers sont par ailleurs traversés de clivages d'intérêts ou d'opinions qu'il est possible d'exploiter en vue d'affaiblir leur cohésion. D'autre part, les conditions mêmes de la guerre, et comprenant en cela non seulement le succès ou l'insuccès des engagements, mais aussi la cohérence entre les pratiques guerrières et les normes socialement acceptées, peuvent influer sur l'adhésion populaire aux objectifs militaires : les guerres se perdent aussi par affaiblissement de la volonté populaire à consentir aux sacrifices qu'elles impliquent.

Clausewitz a remarquement pu mettre en évidence l'interpénétration des facteurs déterminant la conduite de la guerre. Il a pu avoir l'intuition de la nature non linéaire des conflits, en tenant compte de la diversité des facteurs - poids des armes, opacité du théâtre de guerre, simultanéité des actions des belligérants, hasards, conditions géographiques et la pratico-inertie s'opposant, comme détermination externe, aux volontés des belligérants, notion que Clausewitz désigne sous le terme de " friction " - décisifs de la victoire ou de la défaite, cette notion est aujourd'hui formalisée par la théorie systémique de la complexité et par l'introduction de l'analyse mathématico-physique du chaos. Elle sous-tend la doctrine stratégique américaine et le Marine remarquera que son manuel de combat se présente explicitement comme une re-lecture de Clausewitz à la lumière de ces théories 1. Une telle approche est théorisée par l'Institute for National Strategic Studies et l'on pourra consulter utilement l'ouvrage de Barry D. Watts " Clausewitzian Friction and Future War " 2 ou l'article de Linda P. Beckerman, " The non linear dynamics of war " 3.

Aux concepts newtoniens se substituent dans la nouvelle doctrine stratégique des catégories de l'indéterminisme, du chaos et de la non linéarité, et s'inspire de l'analyse systémique appliquée à la biologie et l'écologie.

En effet, la guerre est une entreprise de survie dans un contexte hostile. L'autre est, pour adopter un langage sartrien, la condition possible de notre anéantissement, tout comme dans la nature, une espèce concurrente peut contribuer à raréfier les ressources indispensables à la survie. Toute guerre est une conquête de ressources, la recherche d'un contrôle géopolitique d'un territoire qui permettrait d'en exploiter les ressources économiques. Certes, une telle exploitation ne présuppose plus, actuellement, l'occupation physique du territoire ou sa colonisation, mais elle nécessite un " arraisonnement " de l 'adversaire sous une contrainte, potentielle de préférence, qui l'amènera, par la persuasion et la négociation pacifique autant que possible, mais toujours sous la menace des armes, à rendre raison à la puissance dominante. Ce que cherche, dans les faits, les puissances occidentales, lorsqu'elles se livrent à une entreprise militaire, n'est rien d'autre que l'intégration économique et politique dans un ensemble cohérent et harmonieux, régulé par le droit international et la logique du marché. L'écologie sociale deviendra donc le modèle de la gestion des conflits, et devient clairement le modèle de l'entreprise guerrière.

Pour survivre dans un environnement, les divers participants à un écosystème doivent s'adapter selon un modèle coévolutif, c'est-à-dire qu'il ne doit pas seulement prendre en compte le milieu mais aussi le comportement des autres agents autonomes dans ce milieu. Chaque participant peut coopérer, entrer en compétition, détruire ou être détruit, consommer ou être consommé... de sorte que le comportement de chacun d'entre eux est un facteur essentiel dans l'évolution globale de l'écosystème. L'art de la guerre témoigne de cette coévolution où les potentialités techniques de défense accompagnent pas à pas les potentialités offensives. La moindre modification d'un écosystème - dans la nature il peut s'agir de facteurs démographiques, de mutations apparemment infimes, de modifications climatiques, d'apprentissage comportemental - peut entraîner des changements imprévisibles touchant l'ensemble de l'écosystème : une zone verdoyante se transforme en un désert, si un herbivore y est introduit sans rencontrer de prédateur naturel. Un système créé à partir de boucle rétroactives emboîtées est qualifiée de " complexe " : chaque système s'entrelace aux autres sans qu'il soit possible de définir clairement une " frontière " entre les systèmes. Un dynamisme s'installe, et si un équilibre semble surgir, il s'avère la plupart du temps, instable et dynamique dans la mesure où chacune des composantes est insérée dans un processus constant d'adaptation évolutive... on pourra déceler les conséquences désastreuses d'une extinction - ou, en géopolitique, d'un basculement d'un camp à l'autre - qui influent, par interactions successives, sur l'équilibre global du système. Ainsi le monde sera pensé comme un macro système comportant des sous-systèmes à la fois autonomes et interactifs, ces sous-systèmes sont eux-mêmes complexes, comportant en leur sein des groupes, des entités, des individus autonomes, dont la régulation reste incertaine. Il n'y a pas véritablement de différence entre des régimes démocratiques - qui restent ouverts et évolutifs - et des régimes totalitaires dont l'apparente homogénéité masque de réels clivages d'intérêts internes et qui doivent s'adapter, eux aussi, à l'évolution globale du macro système planétaire.

Un des facteurs de cette réorientation politique de la doctrine stratégique américaine est la multipolarisation du monde que masque l'apparente hégémonie de la puissance américaine. En effet, la guerre froide est-ouest a favorisé une lecture duale de la conflictualité, réduisant celle-ci à la stratégie de dissuasion nucléaire, et intégrant les conflits régionaux dans la seule logique de l'antagonisme, idéologique et géopolitique, entre les supergrands. Or la dissolution, de l'intérieur, de " l'ennemi principal " a mis en relief d'autres antagonismes, dont les antagonismes nationalistes, qui se situent en général à la périphérie du monde capitaliste. L'interventionnisme américain répond à une logique géopolitique menée à long terme, visant à la fois l'extension de l'influence occidentale, à l'aide des partenaires européens et l'hégémonie économique et politique des Etats-Unis. Dans ce contexte, on voit apparaître des formes diffuses de la conflictualité militaire, formes qui ne sont plus nécessairement contrôlées par les Etats : on pourra citer les mouvements extrémistes qui recourent au terrorisme, à la genèse de clans armés dont le mode d'activité relève plus du banditisme - racket de la population - que d'un projet politique émancipateur (sous le mode de la guerre révolutionnaire de libération), la militarisation de pratiques criminelles et mafieuses (par exemple la production et le commerce de la cocaïne en Colombie, ou de l'opium dans le " triangle d'or "). A ces conflits " informels " s'ajoute la multiplication de conflits politiques internes aux états, mettant en jeu le destin transnational d'ethnies ou de peuple s'identifiant comme entité nationale par-delà, et contre, les frontières établies. Kurdes ou Palestiniens sont ainsi des peuples en quête de reconnaissance nationale.

Une des conséquences de la complexité systémique du monde est le caractère imprédictible des événements. On ne peut dégager de " lois historiques " qui permettrait de déduire d'une situation présence ce qui se présentera dans un avenir plus ou moins rapproché. L'impondérable en géopolitique ne signifie pas que les événements n'aient aucun sens, ou qu'on ne puisse tirer des leçons du passé, mais que toute décision stratégique résultera d'une évaluation plus probabiliste que d'une certitude déterministe. Si l'on peut considérer qu'un acteur politique, censé et prudent, ou un stratège avisé, sont à même de prévoir des conséquences à court terme, on doit néanmoins admettre que des facteurs que l'on présuppose comme décisifs, ou pesant de manière déterminante sur la probabilité du succès entraînent des conséquences inattendues et souvent imprévisibles. D'un point de vue géostratégique, et en particulier si l'on considère les besoins spécifiquement militaires, on doit garder à l'esprit que des facteurs extra militaires - innovations techniques, événements politiques ou sociaux, évolution des valeurs culturelles - modifient à terme les conditions globales de l'action militaire et y introduisent des variables qu'il est difficile de quantifier et de catégoriser de manière absolue.

Notre propos sera d'examiner ici ces variables, en regard de la théorisation clausewitzienne de la guerre, et tenant compte de l'évolution récente de la pensée stratégique et de la théorie systémique. Une intégration de la systémique dans la théorie militaire est opérée dans la formation doctrinale des corps expéditionnaires et est constitutive de la pensée stratégique américaine. Elle répond à la dissémination des points de conflits et à la globalisation des enjeux stratégiques tels qu'ils sont perçus par les Etats-Unis. Cependant, on peut affirmer que l'Europe doit faire face à des défis de plus en plus complexes dans lesquels interviennent non seulement la balkanisation et les fragmentations régionalistes, mais aussi l'instrumentalisation des Etats par des acteurs économiques ou politiques transnationaux, acteurs dont la légitimité et la représentativité démocratique est variable, et qui, pour certains, agissent en dehors de la légalité. Une telle situation, où les partenaires de l'alliance atlantique répondent parfois à des intérêts divergents, voire antagonistes, rendrait problématique l'autonomie européenne en l'absence d'une construction politique et géopolitique cohérente de l'Union Européenne.

Non-linéarité et chaos

Pour cerner la problématique telle qu'elle apparaît au combattant, il convient de préciser le concept de non-linéarité qu'une analyse systémique permet de dégager. En effet, il s'oppose à l'idée que l'avantage stratégique soit directement lié au rapport de force matérielle et que l'on puisse dégager des lois générales d'une causalité rendant prévisibles les résultats d'une action déterminée. En opposant la linéarité à la non-linéarité nous mettrons en regard les attributs suivants : des actions linéaires obéissent à une règle additive, de constance dans le rapport entre l'input et l'output, de proportionnalité entre les forces mises en jeu et les pertes subies par l'ennemi. La linéarité suppose le poids déterminant de la supériorité technique et de la multiplication des forces engagées qui résulterait de la proportionnalité de l'effet (les chances de victoire) à la cause (la supériorité matérielle).

En regard la non-linéarité se caractérise comme suit : l'output n'est pas proportionnel à l'input, des systèmes non linéaires n'obéissent pas à la règle d'additivité, le comportement émergent d'un système ne résulte pas d'une simple sommation des comportements élémentaires de chaque partie. Un système chaotique apparaît donc comme une structure inintelligible dont les états simultanés peuvent être multiples. Ils résultent d'un enchaînement successifs de bifurcations faisant passer d'un état mono stable à une stabilité multiple pour aboutir à une instabilité chaotique. Dans les premiers états, une variation d'un facteur n'entraîne qu'un déséquilibre temporaire qui se réduit rapidement à une stabilité mais si les variations des paramètres s'accroissent, le système passe par une zone d'incertitude, une sorte de " frontière du chaos " au-delà duquel la moindre variation peut soudainement le faire basculer de manière radicale.

De tels phénomènes apparaissent dans des conflits où interviennent des comportements collectifs et sont déterminées par des appartenances groupales informelles. Linda P. Beckerman évoque le comportement des foules à Mogadiscio (Somalie) 4 pendant l'intervention américaine : l'objectif de la mission était de capturer les chefs de clan Aidid. Les habitants de la cité se livraient à leurs activités normales jusqu'à l'arrivée des troupes. Au premier état de bifurcation, on pouvait diviser le système entre deux états : les citoyens paisibles et les constructeurs de barricades. Mais la poursuite de l'intervention et la répression des émeutiers allaient aggraver la perturbation et aux premiers coups de semonce succèdent des fusillades émanant de toutes les habitations. Les témoins passifs devinrent rapidement des protagonistes de la rébellion qui prirent rapidement les Américains sous de multiples fusillades. Durant ces émeutes, les Somalis se regroupaient et se dispersaient, oscillant entre deux états (combattants et non-combattants) et les milices adoptèrent une tactique de dissimulation dans la foule. Les lieux d'affrontement devenaient des points d'attraction pour la foule qui passait de manière imprévisible de l'état " passif " à celui d'émeutier se confondant avec les milices rebelles. Loin de ramener le calme, un accroissement de la répression ou de l'engagement matériel accentuait le désordre : la Somalie devenait un territoire mouvant, aspirant d'autant mieux l'enlisé qu'il s'efforçait de maîtriser le sable.

Face à une telle situation, le stratège cherchera à déterminer les paramètres de contrôle afin de rendre les événements prévisibles. Cependant une guerre s'avère être un système extrêmement complexe, que ne modélise qu'imparfaitement John Boyd dans son schéma itératif de la guerre 5 vu comme triple emboîtements de boucles rétroactives centrées sur un système unique : l'entité combattante agissant dans un environnement hostile. Distinguant quatre phases, observation, orientation, décision, action, Boyd met en évidence les feedback qu'apportent les décisions prises sur la base des observations, modifiant par là le contexte de ces dernières, les actions ayant valeur de test, et les modifications résultantes de l'environnement. Actions et résultats intervenant rétroactivement dans la perception des événements. Il relève de manière pertinente que l'orientation globale du belligérant est déterminée à un niveau interne par l'histoire, la culture, l'expérience et les capacités internes d'analyse et d'action, le tout interagissant et pesant sur les observations et la prise de décision. Dans son schéma, Boyd ne rend peut-être pas compte que ledit système est en interaction avec un adversaire agissant de la même manière dans un environnement tout aussi complexe et englobant, comme acteurs potentiels, les tierces parties. Si une bipolarisation peut être schématisable de manière relativement simple, un monde multipolaire devient de facto un ensemble systémique où la non-linéarité s'avère la règle et ce d'autant plus que la disparité des cultures engendre une diversité des perceptions. Non seulement les adversaires rivalisent et se combattent pour la possession du monde, mais ils ne peuvent se comprendre - ou du moins comprendre leur stratégies réciproques - parce qu'ils agissent selon une idiosyncrasie culturelle rendant impossible l'adoption de règles du jeu commun. Les combats, par leurs moyens, leurs méthodes, leurs stratégies et leurs finalités deviennent, sans que les protagonistes en prennent nécessairement conscience, asymétriques et inintelligibles.

Le concept de friction

Pour Clausewitz, la guerre met en jeu des volontés antagoniques déployant, dans l'espace comme dans le temps, des forces matérielles d'opposition destructrice. La pensée de la guerre nous renvoie à la physique : action et réaction, pression et résistance, immobilisations et mouvements, cohésions et dislocations, marquent l'interaction des forces armées qui apparaissent comme des solides assujettis à des contraintes externes et internes. Toute action entraîne une déperdition d'énergie, de caractère entropique. Dans notre perspective, cette déperdition résulte d'une distance entre l'action imaginée par le stratège et sa concrétisation. Le stratège se verra contraint d'anticiper cette faille et de moduler à chaque instant ses décisions. D'autre part, contrairement aux corps inertes, les armées sont composés d'individus autonomes. Aussi implacable soit la discipline militaire, ces hommes restent animés de sentiments, de crainte, de doutes et d'une représentation subjective de la guerre et de son déroulement. La liberté humaine - tout soldat aussi discipliné soit-il reste libre - est une composante fondamentale de cette résistance, parfois déconcertante pour le stratège, du réel. Clausewitz désigne par " friction " la faille, ou la distance, existant entre l'intention stratégique et la réalité du combat. Cette faille est déterminée par des facteurs subjectifs et par les conditions objectives, mais méconnues ou imprévisibles, du déroulement des opérations. On pourrait, en prolongeant la métaphore mécanique, assimiler cette friction à la résistance de la réalité, une négativité du concret comparable à ce que Sartre désignait par " pratico-inertie ", avec cette différence que dans la friction intervient dans une moindre mesure la pesanteur déterminée par les choix techniques ou instrumentaux.

La simultanéité des actions des belligérants et les conditions psychologiques du combat plongent le théâtre de guerre dans un brume informationnelle, dans laquelle la connaissance exacte des opérations reste entachée d'incertitude. Ce " brouillard de guerre " - fog of war - est l'un des principaux facteurs de friction. Le moral des troupes, l'individualisme et la subjectivité des combattants - tant les officiers que les soldats - , la surévaluation ou la sous-estimation des risques, la méconnaissance de l'ennemi, la désinformation et les rumeurs, peuvent être considérés comme les facteurs subjectifs. On devra prendre en compte aussi les facteurs externes tels que l'imprévisibilité des conditions météo, les impondérables matériels et logistiques, et les limites inhérentes aux moyens et forces dont on dispose si l'on veut élaborer un plan d'action réaliste. Seule l'expérience de terrain permettra une prise en considération adéquate de cette " friction ", mais celle-ci reste toujours suffisamment importante pour introduire dans le déroulement des engagements une part d'incertitude. Le principal élément frictionnel reste la psychologie individuelle des combattants. La planification des manœuvres idéalise la réalité d'une armée en présupposant que " le chef de bataillon est responsable de l'exécution de l'ordre donné " et que " le bataillon est soudé par la discipline en un seul bloc et que son chef doit être un homme d'un zèle notoire ". Quiconque conserve un brin de réalisme se rendra compte que dans une armée, la majorité reste plus soucieuse de conservation de soi que de sacrifice patriotique et que les tire-au-flanc prédominent sur les têtes brûlées : l'angoisse, la peur, la lassitude, la souffrance, mais aussi la nostalgie d'une vie paisible, l'indifférence aux but de guerre (qui fait que le soldat se préoccupe avant tout de sa survie et ne combat que pour rester en vie sous le feu ennemi) conditionnent l'issue des combats plus que veulent, ou peuvent l'admettre les porte-paroles officiels des armées. Les divergences de vue au niveau du commandement rendent aussi l'application d'une stratégie cohérente hasardeuse ainsi que le remarque Clausewitz à propos des difficultés rencontrées par l'armée prussienne, qui avait trois commandants en chef et deux chefs de corps, face à l'armée napoléonienne victorieuse à Jena et Auerstadt . 6

La machine de guerre apparaît comme une mécanique grinçante, mal huilée dont une bonne part de l'énergie se disperse dans les forces de friction, ce que le mentor de Clausewitz, Gerhard von Scharnhorst, avait pu discerner dans la défaite prussienne. Von Schanhorst avait cependant perçu lucidement l'importance des facteurs sociologiques et politiques dans la poursuite de la guerre en analysant les conséquences de la confrontation des armées de mercenaires ou d'aristocrates de l'ancien régime, habitué à une " guerre diplomatique " peut coûteuse (relativement) en vie humaines 7, avec l'armée populaire - la nation en armes - animée des idéaux de 1789 et prêt à d'imposants sacrifices. Sur le plan tactique, le caractère populaire d'une armée de conscrit permettait une supériorité numérique qui compensait la relative faiblesse en armement lourd par une stratégie flexible et une meilleure mobilité des troupes. Von Schanhorst explique que les colonnes massives des troupes napoléoniennes, combinées à des francs-tireurs, pouvaient, par vagues successives, briser le front linéaire. L'artillerie, de plus en plus nombreuse à mesure du développement industriel de la France, et une cavalerie entraînée aux poursuites sans merci, achevaient le travail. Des modifications tactiques et stratégiques compensaient ainsi les apparentes lacunes de l'armée française mais surtout, les conditions politiques de sa formation s'avéraient être des facteurs décisifs.

La friction est un concept évolutif. Initialement appliqué aux difficultés de coordination d'une armée, il implique dans sa conceptualisation définitive à la fois les facteurs subjectifs et psychologiques, et la résistance objective, externe, opposée à la mise en oeuvre des décisions. Mais en sus de ces composantes, doit être prise en considération la " chance ", disons la composante aléatoire de tout combat. Ce qui confère au calcul stratégique une dimension probabiliste où la défaite doit être envisagée même en cas de supériorité numérique. Par ailleurs, l'insertion dans ces données, des facteurs sociopolitiques, déterminantes dans la motivation des troupes et des chefs, rend l'analyse stratégique beaucoup plus complexe puisque aux enjeux militaires se joignent et s'ajoute la conscience des enjeux politiques et économiques.

On aurait pu penser que le concept de friction devient obsolète à la suite du développement technique des armes et qu'elle s'en trouverait réduite à néant avec l'extension de la guerre aérienne et l'irruption de la défense nucléaire... cependant, même dans des confrontations très dissymétriques la friction apparaît crûment : comme celle opposant les forces surarmées des Etats-Unis à la résistance communiste vietnamienne, l'enlisement des troupes us dans un terrain mal connu, mal maîtrisé, au sein d'une population hostile, en majorité, dans une guerre qui rencontra une forte opposition interne. Clausewitz compare la friction à la résistance éprouvée par le baigneur qui peine à progresser dans l'eau. C'est bien une inertie physique dont on pourra déceler la cause aussi bien aux faiblesses, aux contradictions internes du belligérants et aux limites propres de ses moyens que dans les circonstances externes qui ne peuvent dépendre de la volonté humaine. Ce qui, dans notre approche de la complexité de la guerre, semble le plus important est le caractère aléatoire des facteurs frictionnels, qui introduisent nécessairement un impondérable dans les mécanismes du conflit et rendent l'issue incertaine. La combinaison de l'intentionnalité, du déterminisme et de l'aléatoire interdit toute formalisation de la stratégie, sauf à introduire des paramètres probabilistes que l'on ne pourrait quantifier qu'au prix d'un certain arbitraire.

Barry D. Watts relève que même dans une opération comme " Desert storm " (guerre du Golfe, 1991) la friction est sensible, malgré la sophistication de la technologie, voire en raison même de cette sophistication : les équipages aériens durent faire face à divers problèmes dont le dysfonctionnement de l'équipement, la méconnaissance des cibles et des défenses ennemies, des problèmes de coordination entre les troupes terrestres et aériennes, la difficulté d'évaluer les dommages causés par les bombardements, les modifications tactiques de dernière minute et en plusieurs cas, un manque de compréhension minimale de ce que les quartiers généraux essayaient d'accomplir d'un jour à l'autre.8 Il apparaît que la friction implique les limitations techniques du matériel et l'incapacité de contrôler avec certitude les mouvements et les intentions ennemies. Mais ce dernier point est inhérent à toute situation conflictuelle, et fait partie de l'essence des guerres en ce qu'il correspond à l'antagonisme des belligérants : par définition, l'ennemi est l'obstacle, le point de friction essentiel si l'on peut dire. Intégrer dans la définition de la friction ce qui précisément il s'agit de vaincre conduit à en fausser le sens. La friction ne résulte pas de l'intentionnalité adverse de l'ennemi mais d'une résistance intrinsèque des moyens dont on dispose pour le vaincre, ainsi que des conditions externes imprévisibles et incontrôlables. Ce dernier point met d'ailleurs l'imperfection de la technique en évidence : un indéterminisme n'est en fait qu'un déterminisme mal connu ou non mesurable dans l'état actuel de la technique.

L'incertitude touchant toute évaluation stratégique ne résulte pas seulement de la méconnaissance des facteurs de terrain (obstacles, position de l'ennemi, mouvements des troupes...) - ce que désigne l'expression imagée de " fog of war " - ni des aléas techniques, cette " friction " qui rend toute bataille incertaine quant à son déroulement et son issue, elle résulte surtout de l'impossibilité de distinguer sans équivoque les enjeux, dans leur niveaux respectifs. A l'idée d'un antagonisme bipolaire et manichéenne, se substitue la représentation d'un monde chaotique dont le sens ne peut surgir qu'à partir d'une reconstruction arbitraire et mal assurée des légitimités. En fait, il apparaît que les discours humanistes qui président désormais aux actions militaires se vident de leur substance, ne devenant plus que les masques creux d'une volonté de puissance brute. L'humanisme, qui fait référence d'une manière purement rhétorique aux droits de l'homme, devient l'alibi de la domination économique, d'un jeu d'influence qui, se globalisant à l'échelle planétaire, conforte le pouvoir extraétatique des entreprises et d'une classe dominante supra-nationale, et réduit la souveraineté des nations comme une peau de chagrin.

Nous devrons mesurer les conséquences d'une lecture non linéaire des conflits. Elle introduit l'idée d'un chaos géopolitique qui oblitère toute lecture élucidante d'une Histoire devenue trop complexe pour être intelligible. Il devient impossible de proposer une explication ultime des événements, qui supposerait que soit connue l'ensemble des causalités et que soit élucidée l'extraordinaire interpénétration de celles-ci. Ni le fantasme d'un complot mondial, ni le rêve d'une téléologie historiciste ne nous permettra de rendre compte des difficultés nouvelles que nous devons affronter, si nous persistons à vouloir donner sens à nos destins. Prétendre élucider l'Histoire reviendrait à nous positionner en dehors de celle-ci, à poser sur nos destins le regard distant et infiniment lointain d'un dieu jouant avec nos vies tel l'enfant-roi joueur de Héraclite.

Entrelacements géopolitiques.

La distinction clausewitzienne entre la stratégie et la tactique ne repose pas seulement sur la prise en considération de l'échelle des événements étudiés : la stratégie est une pensée des engagements tactiques relativement aux objectifs globaux, c'est à dire politiques, de la guerre, tandis que la tactique analyse la mise en oeuvre des moyens militaires dans l'engagement en vue du succès du combat. Des opérations tactiques s'insèrent dans le cadre plus général de la stratégie de sorte qu'une retraite, ou une défaite locale, peut se révéler avantageuse sur le plan stratégique. Mais on peut se demander dans quelle mesure la stratégie ne s'intègre pas à son tour dans la perspective d'une " géostratégie " organisant le partage planétaire des zones d'influence.

C'est à ce niveau que se situe l'interpénétration du politique, du militaire et de l'économique sachant cependant que la politique est l'art de mettre en oeuvre des objectifs d'une communauté humaine s'appréhendant comme une unité géopolitique. Pour cerner le concept de géopolitique, définie comme l'art, ou l'ensemble des techniques, de mise en oeuvre géostratégique du pouvoir, nous devrons certainement délimiter le concept d'unité géopolitique, quitte à montrer que les entités existantes actuellement n'oblitèrent pas, sinon à la faveur d'une adhésion idéologique aux systèmes actuels de pouvoir, les fractures et les identifications transversales fondées sur l'appartenance de classe, d'ethnie, de langue ou religieuse. A vrai dire, et en simplifiant à l'extrême, nous pourrions discerner deux modes de structuration des clivages permettant la construction des identités politiques.

Le premier est la construction de l'Etat-nation, instance rationnelle d'unification politique, de cohésion sociale et de gestion territoriale définissant, si l'on veut s'en tenir à une fonctionnalité minimale, une zone géographique d'application du droit et d'exercice du pouvoir. Le concept de souveraineté est à la base idéologique de la délimitation des frontières géographiques hors desquels le citoyen devient " un étranger " et se trouve assujetti à une juridiction dont il n'est pas le maître.

Le second mode sera qualifié, mais de manière extrêmement extensive, de " religiologique " et comprend globalement tous les discours de lien ou d'appartenance sociale, qui ne répondent pas à la seule logique de l'appartenance nationale. L'appartenance religieuse en est le modèle type, un modèle capable de créer une cohésion géopolitique s'opposant aux intérêts nationaux et transgressant éventuellement les normes juridiques déterminées par les états.

L'appartenance ethnique, ou ethnico-linguistique en est un autre modèle qui se construit sur la base d'une culture partagée et d'un enracinement culturel qui n'est, parfois mais pas toujours, pas identifiable à l'identité nationale. L'appartenance de classe, ou la conscience de cette appartenance, est une construction défensive consécutive à la violence de l'exploitation économique et reflétant les divergences objectives d'intérêts, divergences centrées aussi bien sur la revendication de l'autonomie personnelle (la conquête du temps libre) que sur la question de la répartition du surplus social. Ces liens sociologiques apparaissent à la conscience humaine par la médiation d'un discours idéologique construisant une représentation mythologique, historique ou sociologique de la communauté à laquelle on se sent appartenir. Autrement dit, toute appartenance repose sur une fiction affirmant le partage d'un destin collectif, inscrivant l'individu dans une histoire commune et tissant le récit, mi nostalgique mi utopique d'une intégration réconciliatrice des individus au sein de la communauté. Une telle historiographie qu'elle affirme l'identité ethnique, de classe ou religieuse, est le récit d'une rupture et la promesse d'une reconstruction fusionnelle de la communauté. Or cette promesse, qui suppose l'affirmation identitaire de soi comme partie constitutive de la communauté, et l'affirmation différenciatrice de la communauté, ne serait accomplie - dans ce cadre discursif - qu'au prix d'une purification de l'élément étranger ou de l'abolition de ce qui fait obstacle à l'autonomie de cette communauté. L'une et l'autre condition semblent interagir, se jouer tour à tour des réfutations réciproques, de sorte que la purification communautaire (au sens très large du terme) se conjugue avec l'universalisation messianique des valeurs fondatrices de telle " reliance " sociale : le catholicisme (entendez par là l'universalisme du discours religieux) implique la conversion, donc la négation de l'altérité. Dans l'ensemble des liens sociaux possibles, nous pouvons distinguer une polarité entre l'universalisation, qui impliquera la négation prosélyte de l'altérité, phagocytant autrui, et la particularisation, qui impliquera le refus de l'altérité, excluant ou détruisant l'autre.

Tentons de représenter, de manière construite, la multiplicité des appartenances, en les répartissant sur plusieurs niveaux conceptuels selon une double polarisation privé/public et local (ou particulier) /global (ou universel). Les niveaux respectifs seront ceux de l'anthropologique, ou plus exactement, le cadre naturel des sociétés humaines, étant entendu que les réseaux relationnels qui y sont tissées prennent des formes culturellement construite et politiquement instituées ; vient ensuite le niveau économique, qui se trouve aussi fortement différencié sur le plan culturel, et enfin les niveaux religieux et politiques, ou institutionnels.

Sur le plan anthropologique, le premier niveau d'intégration sociale qui apparaît à nos yeux est celui où s'établissent les rapports de parenté. Il définit l'individu comme membre d'une famille, éclaircissant son identité par l'affirmation de son origine familiale, et plus globalement, clanique. De prime abord cette identité se construit dans l'espace privé de la constitution psychologique de l'individu, mais elle se construit dans l'espace public par la reconnaissance socialisée de la filiation et de l'appartenance clanique, à travers la ritualisation des événements de vie : naissance, initiation pubertaire, mariage, mort... S'enracinant dans le local de la généalogie familiale, clanique et tribale, l'identité sociobiologique (que l'on ne saurait réduire à l'identité biologique au sens restrictif du terme) se globalise, idéologiquement, par le sentiment d'appartenance à l'humanité.

Un double discours formalise cette globalisation : d'une part, un discours objectivant l'identité par son enracinement biologique dans l'animalité et affirmant l'unité de l'humanité comme espèce unique, et d'autre part, un discours subjectivant l'humanité comme lieu de conscience-du-monde, affirmant l'unité de l'expérience humaine dans et par son enracinement au monde. Ce sera à travers la conscience de l'autre comme semblable, c'est à dire comme pouvant partager la même expérience du monde, que la conscience individuelle pourra transgresser, globalement, le sentiment d'identité clanique. Il est à noter que l'anthropologique ne réduit nullement la réalité humaine à sa seule dimension organique, biologique, génétique, voire sociobiologique, mais que ce niveau appréhende et intègre la construction instituée, par le biais des mythes de la filiation et des discours normatifs instituant la parenté et l'identité humaine. L'espace public institue la réalité sociale vécue dans l'espace privé tout en ne pouvant s'y opposer. La conflictualité sera gérée sous le mode de la fidélité au clan et de la pratique plus ou moins formalisée et codifiée de la vengeance. La vendetta, comme forme de régulation de la violence sociale, s'accomplit dans le pur registre anthropologique, affirmant une solidarité vindicative du clan contre, s'il le faut, tout individualisme et contre les liens personnels pouvant se tisser, en dépit du devoir de vengeance, d'un clan à l'autre.

L'économique régule l'insertion matérielle de l'humanité dans son environnement, qu'il transforme en vue de la subsistance biologique. Ce n'est qu'à la faveur de la constitution d'un surplus social que le travail devient une question politique centrée sur la répartition des richesses et des tâches. Cependant, la division sociale du travail s'enracine aussi dans la structuration familiale : la famille est le lieu primitif de la production économique, lieu où s'élabore les formes primitives du pouvoir et les discours instituant ceux-ci. A la division sexuelle du travail s'ajoute progressivement des rapports de servilité, introduisant dans le champ économique, une première forme de violence et d'exploitation. Il faudra que s'achève la construction du champ politique et juridique pour que cette violence économique soit posée comme problématique et devienne l'enjeu de lutte de résistance. Les révoltes serviles, et dans la féodalité, les révoltes paysannes, restent spontanées, mais elles s'appuient volontiers sur une eschatologie religieuse qui met en évidence la disparité entre l'universalisme des religions monothéistes et l'exclusion des couches sociales exploitées, esclaves ou serfs, de la dignité humaine.

Dans l'espace privé, l'économique se construit autour des rapports induits par la division du travail, au sein de l'espace familial, qui, outrepasse le champ local par la construction des idéologies légitimant la hiérarchie sociale, et en particulier par la constitution des castes ou des ordres socioprofessionnels. La structure de caste institue, publiquement, l'identité socioprofessionnelle en le figeant sous le mode d'une transmission héréditaire, inscrivant l'individu dans le double destin familial et économique. Cependant, elle n'est pas imperméable aux transformations historiques.

On peut se demander pour quelle raison la triple fonctionnalité dumézilienne caractéristique des sociétés indo-européennes n'a pas débouché sur une structuration de caste des économies occidentales. La remise en cause des sociétés hiérarchisées semble être externe et découler de la suprématie du capitalisme colonial d'un occident apparemment épargné par le système des castes. Cependant, la société féodale correspond quelque peu à cette hiérarchisation héréditaire des fonctions socio-économique, mais une telle hiérarchisation n'a pas oblitéré le développement d'une économie marchande permettant la genèse d'une économie industrielle. Or l'intégration de la force de travail dans le circuit des marchandises semble être nécessaire comme facteur dissolvant les identités socio-économiques féodales ou de caste ; c'est dire que le facteur essentiel du passage de la féodalité au capitalisme moderne est sans doute moins une hypothétique auto libération des serfs que l'intégration, dans l'économie, d'une nouvelle marchandise, issue des razzias et des colonisations, à savoir la force de travail de l'esclave.

L'esclavagisme moderne a permis la constitution du capital nécessaire à la modernisation industrielle, et a contribué, dans les nouvelles colonies d'Amériques, à la genèse des premières formes d'agriculture industrielle, ou de complexe agro-industriel (production de sucre, de tabac etc.) mais en même temps, cette modernisation et rationalisation économique, en Europe, impose de fait la déstructuration des rapports féodaux et la prolétarisation du travail ouvrier. Cette prolétarisation arrache l'ouvrier au tissu relationnel et économique hérité des anciens régimes, tout comme elle a arraché l'esclave au tissu sociologique ancestral, et introduit une nouvelle identité construite sur l'expérience commune du déracinement et de l'exploitation. Cette expérience commune qui transcende les particularismes issus des appartenances claniques, tribales ou féodales... Ces structures féodales étant démantelées à la fois par l'irruption du politique dans le champ économique, et par l'institution des états de droit libéraux, succède à la conscience de caste la conscience de classe (dominante ou dominée, peu importe ici), cependant ramenée, par les classes dominantes, à un sentiment d'appartenance héritée du féodalisme, l'appartenance de race.

Cette dernière identité se transforme cependant corrélativement à la construction d'un discours scientiste de l'identité humaine. Ramenant l'identité humaine à sa seule dimension biologique, la notion de race repose sur une catégorisation phénotypique expliquée par les déterminations génétiques qui figeraient les différenciations, niant ainsi le caractère arbitraire et idéologique d'une classification " raciale " mise au service de la domination coloniale. Cette dernière étant légitimée par une présupposée supériorité raciale du colonisateur. La " race " est le versant moderniste et scientiste de la " caste " et s'oppose, idéologiquement, à l'identité de " classe " figée dans la légitimation raciste (puis sociobiologiste) d'une domination et exploitation économique et prétendument " universalisée " par la négation des oppositions de classe au sein de l'ethnie ou de la nation. Une telle " universalisation " prend la forme, sur le plan socioéconomique, de la réhabilitation des corporatismes unissant les classes antagonistes sous le faisceau d'un intérêt d'entreprise partagé.

Les niveaux sociobiologique et économique apparaissent comme une infrastructure déterminant les discours idéologiques fondant les appartenances religieuses et politiques. Mais ces strates super-structurelles déterminent eux aussi des rapports sociaux s'inscrivant dans la matérialité par le biais de l'exercice de la contrainte. Les activités de police et militaires sont les formes concrètes de la domination s'exerçant sur les plan religieux et politiques. Qu'on ne se méprenne pas sur l'intégration du religieux dans les structures de domination : la foi, loin d'être irénique, en dépit des affirmations qu'elle avance, s'affirme dans le champ social par le biais d'une contrainte, certes feutrée aujourd'hui et largement supplantée par le pouvoir politique, qui ne fit pas l'économie, dans l'Histoire des religions, de la violence militaire. La guerre est par essence une " jihad ", une guerre sainte inscrivant dans le champ du politique, c'est-à-dire dans le champ matériel, concret, social, de la domination, la volonté divine telle qu'elle se perçoit subjectivement au gré des clivages religieux. La religion rassemble les hommes au sein d'une communauté particulière identifiée, primitivement, avec le clan, la tribu, puis la cité.

L'histoire rend compte, à mesure du développement d'un pouvoir centralisé concomitant avec la croissance économique que permet l'extension de l'agriculture et du commerce, d'une politisation du religieux, en ce sens que les dieux apparaissent comme les gardiens et les garants de la cité. Dépassant le particularisme polythéiste, sacralisation de la diversité de la condition humaine se figeant en pluralité des humanités, le monothéisme affirme la transcendance conceptuelle d'un dieu unique, supposé être créateur et gardien de l'ensemble des hommes, mais un tel monothéisme se révèle dans les faits comme un particularisme conquérant incapable d'intégrer la pluralité des croyances et des allégeances. Le monothéisme est aujourd'hui éclaté en ses trois ramifications de la tradition abrahamique qui entretiennent entre elles des relations fortement conflictuelles, surdéterminant des enjeux politiques à l'échelle planétaire. Mais nous ne pouvons écarter l'extension des conflits religieux hors du cadre interne des monothéismes : l'hostilité de l'islam contre l'animisme africain pourrait n'être qu'une des formes de l'intolérance monothéiste, mais le conflit, en Inde et au Pakistan, entre les communautés musulmanes et hindoues prennent une dimension géopolitique puisqu'elle conduisit en 1948 à la partition des Indes et à une " purification " ethnique avant la lettre. Nous percevons, sur la strate religieuse, ce même mouvement de globalisation dépassant les particularistes tribaux, polythéistes, en faveur d'un universalisme monothéiste, mais cet universalisme masque les rapports de domination s'exerçant dans le champ politique.

Lieu d'institution des pouvoirs civils, la politique surgit à la faveur d'une autonomisation des sociétés humaines à l'égard du religieux : la loi n'apparaît plus dictée par les dieux mais est forgée par des hommes. Cependant, il leur faut fonder malgré tout leur pouvoir, de sorte que la sphère du pouvoir civil tentera, en dépit de cette autonomisation, d'instrumentaliser à son profit les croyances et allégeances religieuses, cherchant dans les textes sacrés les fondements de la légitimité du pouvoir. Cependant, même si la religion enchante encore le corps social, la politique déterminera une dualisation de la conscience qui se départagera, de manière parfois conflictuelle et tragique, entre ses allégeances religieuses et ses devoirs civiques : la loi de la cité s'opposera à la tradition au prix d'une rupture radicale qui ne s'accomplira pas sans violence. On rendra respectivmeent à César et à Dieu ce qui leur revient. Ce qui oblige à un départage conflictuel dans lequel le pouvoir politique tentera à la fois de se soustraire à l'autorité religieuse et de l'instrumentaliser à ses propres fins.

Le discours politique se nourrit cependant de la thématique religieuse, particulièrement lorsque il entend être le vecteur d'une émancipation collective : aux promesses messianiques et eschatologiques d'une foi révélée se substitue la sotériologie matérialiste des révoltes collectives et des promesses d'avenir. D'une certaine manière, le totalitarisme politique, qui n'est pas seulement le fait des dictatures violentes - l'hégémonie économico-politique et idéologique actuelle du libéralisme étant une forme postmoderne de totalitarisme - pourrait correspondre, sur son champ propre, aux monothéismes monopolisateurs de la " juste " doctrine. L'érection du pluralisme politique en principe ne doit pas faire illusion dès lors que la diversité se réduit à la mise sur le marché électoral de candidats énonçant, au-delà de divergences de façade, les mêmes discours soigneusement encadrés par la logique " implacable " du marché.

La politique s'institutionnalise dans le cadre de l'Etat-nation, que l'on pourrait définir comme la territorialisation du pouvoir, la zone d'extension d'un système juridique établit et institué dans le champ du politique. Si la politique est le lieu d'énonciation du droit, ce dernier s'enracine cependant dans une réalité existentielle plus profonde permettant la définition d'un " droit naturel " à la vie, à la propriété, à l'intégrité de sa personne... ce droit naturel, formalisé de manière quelque peu doctrinale, aura pu fonder l'idée d'une universalisation, par le bas, des droits sous la forme d'une " déclaration universelle des droits humains ". Cette dernière ne repose pas uniquement sur le droit naturel, appréhendé dans la dimension biologique d'une aspiration au bonheur, à l'existence ou à l'intégrité corporelle, elle repose aussi sur le constat d'une universalité de la raison, qui permet d'affirmer que tout être humain, parce que doué de raison, aspire légitimement à l'autonomie. Les libertés politiques s'affirment comme corrélatives au droit naturel : le respect du corps (abolition de l'esclavage, de la torture, des peines dégradantes, garantie de l'habeas corpus), condition de la dignité humaine, est le substrat incontournable de la liberté de l'esprit. Une conscience n'exerce sa liberté que dans un corps libre, de sorte que les droits politiques reposent, de facto, sur une autolimitation de la violence de l'Etat.

L'Etat, sous sa forme moderne de nation laïcisée et républicaine, se présente comme le Tiers-garant de l'autonomie du citoyen et lieu d'institution du droit, à travers les formes institutionnelles de représentation populaire. Dans un cadre national, la conflictualité politique se manifeste par la médiation des partis, institutionnalisation des subjectivismes, particularismes idéologiques ou d'intérêt, opposés l'un à l'autre dans une rivalité concurrentielle. Le jeu électoral met en scène, en l'exacerbant artificiellement, des rivalités politiques qui, dans la mesure où la structuration politique répond à des antagonismes sociologiques réels, reflètent des divergences d'intérêts socio-économiques. Mais la structuration de classe de la vie politique, où l'on observera une coïncidence entre la lutte de classe et la lutte politique - une telle coïncidence n'apparaît que si des partis de classe surgissent dans le champ politique - semble aujourd'hui exceptionnelle : les partis se structurent selon d'autres lignes de clivages - idéologiques, régionaux, ethniques, religieux - et problématisent d'autres aspects de la vie sociale. On pourra assister à l'émergence de fractions d'intérêts - les mouvement-partis écologistes en sont un exemple - instituant, dans le champ politique, des luttes sectorielles universalisées en tant que problème global. Cependant, la rationalité de l'Etat et l'encadrement constitutionnel démocratique, régissant la vie publique sur une base contractualiste définissant la citoyenneté selon un principe égalitaire, permet le dépassement des rivalités partisanes.

Ces dernières se retrouvent en quelque sorte régulées dans un cadre compétitif, le scrutin électoral, fortement réglementé, de sorte que les antagonismes se réduisent au spectacle de confrontations médiatisées se limitant aux polémiques verbales. Ce n'est que dans la mesure où les clivages correspondent à des antagonismes d'intérêts concrets, marquant l'existence matérielle mais aussi le mode d'intégration sociale, que les oppositions politiques se traduisent en confrontations physiques, confrontations généralement peu violente et ritualisées dans les manifestations de rue. Cependant, la fracture peut conduire à l'éclatement de l'unité nationale, particulièrement lorsque celle-ci n'a pu intégrer, dans une perspective à la fois égalitaire et unitaire, la pluralité des identités sociales ou culturelles. Les points de tension se manifestent généralement, dans l'espace national, autour de luttes pour la reconnaissance d'un particularisme qui, en raison du déni qu'implique la " globalisation " étatique, cherche à s'affirmer comme fondement d'une autonomie politique. Néanmoins la partition n'est pas la seule perspective d'un Etat en proie aux conflits. Confrontés à la globalisation économique, les Etats ne peuvent plus être le lieu de l'autosuffisance économique, et si des liens d'échange permettent jusqu'à présent aux nations de prospérer, c'est au prix d'une dichotomie croissante entre la sphère de l'économie, qui se globalise et s'universalise par la médiation marchande, et la sphère politique qui ne trouve que difficilement le moyen de sortir du cadre national.

Une guerre civile planétaire

Dans l'espace mondial, les nations vivent entre elles un peu comme dans " un état de nature ", c'est-à-dire qu'elles sont amenées à percevoir les autres nations comme des menaces potentielles, des rivaux, voire des ennemis, dans la mesure où leur prospérité économique dépend de la maîtrise géostratégique d'un espace restreint et de ressources raréfiées. L'intérêt national ne se confond plus avec l'intégrité territoriale, dans la mesure où les enjeux stratégiques, qui sont d'ordre économique, sont actuellement déterritorialisées ; ainsi les état se verront amenés à concevoir leur stratégie de défense à une échelle dépassant de loin le cadre national : les forces armées des pays dominants se doivent d'être capables d'intervenir ponctuellement, sans délai, n'importe où sur le globe. L'impérialisme se fait moins conquérant que subversif puisqu'il s'agit moins s'assujettir matériellement, militairement et politique un peuple, que de l'amener à s'intégrer dans la logique globale du marché. La déstabilisation des état rétifs à l'économie libérale, la subversion des gouvernements hostiles aux intérêts dominants remplacent les conquêtes territoriales, difficiles à maîtriser dans la durée.

La paix et la guerre se définissent entre les nations, mais l'expérience montre que les conflits se jouent à un niveau de complexité tel qu'il devient difficile de formaliser une stratégie globale, sinon, pour les pays dominants, en termes de surpuissance matérielle et d'hégémonie permettant un interventionnisme ubiquitaire. Une géostratégie ne peut que prendre en considération la multiplicité des lieux sociologiques où s'expriment les conflits et l'interactivité entre elles. La guerre froide est l'exemple historique clé d'une interpénétration entre des enjeux socio-économiques, la lutte de classe, et des enjeux géopolitiques issus de la sanctuarisation nationale du combat anticapitaliste. L'émancipation des travailleurs du monde coïncidant, aux yeux d'une internationale communiste stalinisée, avec la défense des intérêts nationaux des pays communistes. La lutte de classe s'en trouva réduite à un jeu d'influence externe, dans laquelle le poids géopolitique de l'URSS joua un rôle déterminant au point que l'effondrement des régimes soviétiques provoqua non seulement le basculement des " socialismes périphériques " vers l'économie de marché mais aussi la désagrégation des partis se réclamant explicitement de la lutte de classe.

La globalisation des antagonismes sociaux sous la forme d'un mouvement internationaliste d'émancipation du prolétariat s'exprime aujourd'hui, dans la sphère culturelle musulmane, sous une forme régressive le plus souvent, sociologiquement, d'un recours aux valeurs portées par l'islam. Mais l'opposition à la modernité que l'islamisme semble impliquer est en fait le refus de l'universalisation de la rationalité marchande, confondue, parce qu'empruntant les mêmes vecteurs géopolitiques, avec l'universalisme démocratique. Dans une certaine mesure, la régression identitaire, s'exprimant soit sous le mode d'un nationalisme d'exclusion, soit sous le mode d'un identitarisme régionaliste, linguistique ou ethnique (et confondant souvent ces trois facteurs d'identité), est une réponse à la mondialisation, ressentie comme un déni d'identité et une aliénation. Sociologiquement la marginalisation sociale qu'implique la mise à l'écart du monde du travail favorise ce repli identitaire puisque le chômage oblitère définitivement toute possibilité de socialisation " de classe ".

Nous percevons ici, comme ailleurs, l'interpénétration des lieux conflictuels, qui peuvent être tout à la fois " sociobiologique "9 (identité " raciale " ou " racialisée "), religieux (" identité culturelle " et " religieuse ") et politique (identification de la natio n à l'ethnie, ou géopolitisation de la religion). En effet, de vaste zones de conflits régionaux, le cas du Moyen-Orient en est l'exemple typique, se dessinent autour d'enjeux relevant plus de la symbolique religieuse que de la matérialité d'outils ou de ressources économiques. Cependant, l'éclatement de passions populaires, s'exprimant en un débordement de haine, autour de gestes, de provocations, ou de maladresses touchant de près l'identité religieuse, ne doit pas faire oublier qu'en substrat de ces conflits, gisent des enjeux matériels touchant à la maîtrise de l'espace géographique et des ressources économiques (et écologiques) qu'il recèle.

Cette interpénétration favorise les mésinterprétations des conflits et par là, leur idéologisation réductrice ; en outre, les lignes de fracture ne coïncident pas d'un plan à l'autre. De sorte que la conflictualité se déploie non seulement dans le cadre interne délimités et par les frontières géographiques et par les clivages sociologiques, mais prennent aussi un caractère transversal, niant en quelque sorte les lignes de démarcation institutionnalisées qui permettent aux acteurs sociaux de délimiter le champ de l'adversaire. De la sorte, on voit apparaître des modes pluriels d'identification et surtout, des identifications paradoxales, contradictoires, qui, en fin de compte, empêchent l'intégration sociale et politique au sein de l'Etat nation. Ce dernier reste le cadre global de légitimité, le lieu à la fois sociologique - dans le cadre institutionnel - et géographique d'énonciation du droit et de la citoyenneté. Il définit aussi le cadre de la légitimité des actions militaires qui, dans la doctrine de la " guerre juste " ne peuvent être que le fait du souverain légitime. Les guerres mettent donc en jeu les Etats, et les stratégies mises en oeuvre visent à infléchir les décisions souveraines de l'adversaire par la contrainte. La puissance militaire cherche en fait à détruire ou neutraliser les forces militaires adverses et à atteindre les ressources économiques vitales : la pénétration sur le territoire adverse, l'occupation du terrain, le détournement de l'infrastructure économique et l'assujettissement de la population demeurent globalement la finalité des guerres dont la violence destructrice n'en est que le moyen. Cependant, la donne est radicalement modifiée dès lors que la technologie militaire permet des frappes ubiquitaires et instantanées.

D'autre part, l'enjeu géographique, l'occupation matérielle du terrain, passe au second plan à la mesure de la globalisation planétaire des activités économiques. L'assujettissement militaire s'accompagnera de l'isolement économique du territoire vaincu : le blocus apparaît comme une arme décisive dont les effets, qui touchent l'ensemble de la population, débordent le cadre strict du jus in bello. En effet, l'appauvrissement qu'entraîne les blocus touche prioritairement la population civile sans garantir la réussite des objectifs politiques - briser le consensus social, couper la population de son gouvernement, infléchir la politique extérieure de la nation stigmatisée.

Toute guerre actuelle est une guerre civile, c'est-à-dire que même si elle implique un Etat dans un engagement armé, les enjeux traversent le corps social des nations impliquées. On ne peut plus parler, d'union nationale contre l'état étranger : les interventions militaires répriment des mouvements sécessionnistes ou font partie du dispositif international d'opérations de police menées, avec l'assentiment de la " communauté internationale " au nom du droit. Mais l'analyste critique pourra mettre en évidence l'hypocrisie de ces interventions, parfois qualifiées de " humanitaires " dont les enjeux économiques apparaissent de manière patente. L'ingérence humanitaire constitue en fait le déplacement des pièces de l'échiquier planétaire : la présence des troupes onusiennes ou des forces de l'OTAN signifie concrètement un contrôle géopolitique sur des ressources économiques - telles la production de pétrole, ou ses voies d'acheminement - et assurent la pénétration des marchés. Mais on ne saurait réduire les conflits balkaniques à leur seule dimension économique puisqu'ils sont surdéterminés par des oppositions culturelles et religieuses, dans lesquelles la lutte pour la reconnaissance de minorités nationales entre en jeu. Ainsi nous voyons se dessiner l'image morcelée d'un conflit balkanique où se manifestent simultanément des intérêts nationaux, des oppositions culturelles, des autonomies séparatistes, des velléités expansionnistes d'un Etat morcelé, les intérêts économiques occidentaux dans lesquels on décèle la volonté, de la part de l'Allemagne réunifiée, de maintenir son leadership économique en étendant ses marchés en Europe orientale, ceci sur fond de rivalité entre l'Europe et les USA. Menées au nom d'intérêts qu'aucun peuple, en tant que tel, ne peut maîtriser, aucune des guerres entreprises par l'Occident durant la seconde moitié du 20e S ne répondait à un réel intérêt général. Quand bien même un Etat se montrerait politiquement capable de résister à l'ordre économique mondial, nous verrions les grandes puissances arguer de leur prérogative - leurs intérêts économiques répartis dans le monde sont considérés comme " vitaux " et donc légitimant à leur yeux des interventions stratégiques - pour " y mettre bon ordre ", fût-ce en dépit du droit international et de la souveraineté des peuples.

Crise de souveraineté et criminalisation de l'économie

Le droit international admet l'usage de la force armée pour garantir ou défendre la souveraineté nationale. Cette dernière est l'expression concrète de la volonté populaire désireuse d'exercer son autonomie dans le cadre d'un Etat souverain. C'est dire que l'impératif catégorique de défense nationale détermine le discours et la pratique de la guerre. Cependant, cette souveraineté est elle-même en crise, attaquée à la fois par le biais supranational et par l'angle infra-étatique : nous assistons à une érosion des pouvoirs publics et des souverainetés non seulement par la constitution d'instances politiques supranationales, auxquelles les nations, par intérêt ou nécessité, acceptent de céder une part de leurs prérogatives, mais aussi par l'émergence de puissances économiques capable de défier le pouvoir des états. Nous pouvons faire aisément allusion au rôle déstabilisateur de maintes entreprises multinationales capables d'infléchir, selon leur intérêt propre ou selon l'intérêt des Etats les plus dominants, la politique de nations où ils s'implantent. Cependant, ces entreprises restent théoriquement dans le cadre structurel de la légalité et agissent conformément, pour l'essentiel, aux normes du droit international ; cependant ces activités économiques, ces mouvements de capitaux, ces transferts de biens et de ressources ne constituent que la partie visible d'un iceberg dont la masse immergée relève de l'économie criminelle. Ainsi, Chossudovsky écrit que " selon l'Organisation des Nations unies (ONU), les revenus mondiaux annuels des organisations criminelles transnationales (OCT) sont de l'ordre de 1 000 milliards de dollars, un montant équivalent au produit national brut (PNB) combiné des pays à faible revenu (selon la catégorisation de la Banque mondiale) et de leurs 3 milliards d'habitants ".

Cette estimation qui prend en compte le produit du trafic de drogue, d'armes, de la contrebande de matériaux nucléaires, ainsi que les activités contrôlées par les mafias (prostitution, jeux, marchés noirs de devises...) ne mesure ni l'importance des investissements effectués par les organisations criminelles dans la prise de contrôle d'affaires légitimes, ni le contrôle qu'elle exerce sur des pans entiers de l'économie légale. 10 Ces activités ne sont pas comparables à une criminalité spontanée, celle d'un milieu plus ou moins marginalisé, c'est un secteur remarquablement structuré de la vie économique qui fonctionne selon les mêmes principes de management que les sociétés multinationales. Des interactions étroites existent en ouvre entre les entreprises mafieuses et le secteur bancaire et financier. Le directeur de l'Office des Nations unies pour le contrôle de la drogue et la prévention du crime considère que l'on a affaire à un " phénomène économique rationnel et à des industries bien structurées dont l'organisation et le mode de décision sont semblables à leurs homologues de l'économie licite. Les acteurs engagés dans les activités illicites apparaissent motivés par les mêmes facteurs que ceux qu'on attribue aux hommes d'affaires honnêtes ; ils recherchent et réinvestissent les profits les plus élevés possible. " 11 .

Le magistrat Jean de Maillard s'inquiète de la part grandissante des banques et des institutions financières dans le blanchiment d'argent : pour lui, en tenant compte de la part blanchie des revenus de la drogue, part qui s'élève à 120.000 de dollars, et de celle réinjectée dans l'économie légale et revenant aux acteurs légaux (fournisseurs des biens d'équipement et les produits de base, financiers, avocats, fonctionnaires et hommes politiques corrompus...), on peut doubler le chiffre d'affaire de l'économie de la drogue. Si l' on estime que le " produit criminel brut ", ensemble des revenus résultants des activités criminelles (tous secteurs confondus), on peut constater que c'est 15 % du commerce mondial des biens et équivaut à trois fois le budget de la France. Jean de Maillard rapporte que selon le FMI, 100 milliards de dollars s'évanouissent en moyenne chaque année, dans le monde, des balances des transactions courantes, ce " trou noir " de l'économie mondialisée n'est cependant pas perdu pour tout le monde : ces capitaux, provenant des trafics mafieux, aboutissent dans les paradis fiscaux. Ces transactions énormes faussent les règles en vigueur des transactions commerciales pour conforter une autorégulation du secteur financier en dehors de toute contrainte étatique. En fait, l'émergence de l'économie criminelle est en étroite corrélation avec la déréglementation imposée par le FMI et la Banque mondiale : sur-endettées, déstructurées, les économies des Etats de la périphérie ne peuvent que survivre qu'en laissant de développer une économie informelle, largement favorisée par des pouvoirs politiques locaux corrompus. Aux narco-trafics s'ajoutent de juteux pactoles, fruits des trafics d'armes, que la probable interdiction humanitaire des armes légères - qui n'aura d'impact que sur les exportations légales - contribuera sans doute à accroître, du marché de la contrebande d'oeuvres d'art et de pièces archéologiques pillées dans les musées et sur les sites, à la faveur des troubles politiques, et - de plus en plus - de ce marché d'esclaves que constitue l'organisation des réseaux de trafics de main d'œuvre et de prostitué(e)s. Le constat final de J. de Maillard est implacable pour l'économie capitaliste : " La loi de la jungle économique et sociale, qu'on nomme par euphémisme "mondialisation", fabrique des laissés-pour-compte qui, pour survivre, glissent d'une marginalité qu'on ne veut plus réduire, à une criminalité qu'il faut réprimer. Ils font vivre en réalité toute une économie souterraine dont se nourrissent l'économie et la finance globales, qui ne pourraient déjà plus se passer des fabuleux profits qu'elle suscite. Et la vraie puissance, désormais, est celle que permet la gestion occulte, dans les méandres délicieusement obscurs des circuits financiers internationaux et des paradis fiscaux, de montagnes d'argent inutile et pervers. " 12

L'hégémonie politico-militaire des grandes puissances prive les peuples de leur souveraineté politique. Ce déficit démocratique concerne aussi les pays industrialisés dont la souveraineté nationale est ébranlée par les mécanismes de délégation des pouvoirs aux institutions issues des systèmes régionaux d'alliances. D'autre part le système mondial des Nations-Unies se trouve être étroitement contrôlé, au niveau du conseil de sécurité, par les grandes puissances et fonctionne plus en tant qu'instance de légitimation de l'ordre mondial présent que comme lieu de débat politique et de décision démocratique. A cette dépossession politique des nations s'ajoute l'aliénation économique des sociétés, totalement assujetties - comme hypnotisées - par la globalisation économique et financière. A ce carcan qui étrangle toute initiative politique un tant soit peu critique s'ajoute désormais, mais en synergie profonde avec les intérêts économiques dominants, le travail de sape des puissances mafieuses. L'intrication du politique, de l'économique et du criminel ne nous permet plus désormais de faire un départage rigoureux entre ces activités : quand bien même la majorité des entreprises peut se prévaloir de leur légalité, une convergence se dessine de plus en plus entre l'économie souterraine, mafieuse ou simplement illégale, et les intérêts objectifs des entrepreneurs. Ainsi l'agriculture industrialisée ne peut survivre et conserver sa rentabilité sans l'apport du travail illégal, sans le traficotage des denrées alimentaires, sans la compromission avec les trafiquants de substances - hormones, antibiotiques et autres - proscrites par la loi au nom de l'intérêt des consommateurs et de l'environnement. Il en est de même pour bien d'autres secteurs, de la construction à l'industrie touristique, en passant par l'industrie d'armement prompte à remporter les marchés au prix de la corruption des hommes politiques, du détournement systématique des lois nationales et des accords et conventions internationales, d'une coopération étroite avec les mafias dispersées dans le monde entier. Ainsi nous assistons dans le tiers-monde à une véritable privatisation des guerres, qui échappent de plus en plus à la logique propre des Etats pour devenir le jeu de groupes privés 13 que ce soit des réseaux mafieux, des clans incontrôlables ou des entreprises, multinationales ou non.

Plutôt que de porter cette dérive au compte d'un déficit conjoncturel de la volonté démocratique, nous pourrions nous demander dans quelle mesure elle n'est pas inhérente à la structure même des économies concurrentielles qui, de plus en plus, conçoivent l'encadrement légal comme une entrave aux marchés. La logique du profit répond, en synergie, avec une logique de la domination : affaire des Etats jusqu'à présent, le contrôle territorial des accès, de la circulation et des activités matérielles, devient progressivement l'affaire de groupes privés qui, même si nombre d'entre eux agissent dans le cadre légal, ne peuvent s'assimiler aux institutions ou aux services publics. Nous assistons d'ores et déjà à une privatisation de la fonction sécuritaire, et nous nous acheminons vers le paradoxe d'une transnationalisation de la défense, intégrée dans des systèmes d'alliance militaire où prédomine le caïdat des Etats-Unis, et une privatisation des conflits armés qui prennent quasi exclusivement, actuellement, la forme de guerres civiles, de confrontations ethniques ou claniques, dans lesquelles les forces gouvernementales s'opposent à des groupes armés difficilement assimilable à des mouvements nationalistes. Ces conflits sont alimentés par un trafic d'armements financé par divers trafics mafieux, dont celui de drogues. Mais on ne saurait, sans verser dans l'illusion mensongère, opposer aux guérilleros en marges des lois internationales, la prétendue pureté des forces régulières : la criminalisation de la défense concerne aussi les Etats qui, pour certains d'entre eux, cherchent à monopoliser ou à contrôler à leur profit les activités mafieuses. Par ailleurs, les Etats démocratiques eux-mêmes semblent se situer au-dessus des lois et des engagements internationaux dès que les enjeux économiques ou politiques deviennent vitaux, et on ne peut nier que le commerce international des armes bénéficie considérablement du laxisme de nos Etats en matière de corruption et de détournement des réglementations nationales et internationales.

Les " affaires " qui, en France, ont pu concerner directement l'entourage d'un défunt chef d'Etat autour de pratiques occultes où s'interpénètrent sur le territoire africain les intérêts des compagnies pétrolières, un commerce illicite d'armes et l'appui géostratégique à un état en guerre civile illustre clairement la dissolution des frontières entre le droit et l'illégalité dans la mesure où le succès de certaines activités économiques requièrent la transgression des règles internationales et nationales. Désormais, la guerre ne peut plus être analysée sur le seul plan géopolitique : elle résulte de la défense d'intérêts privés et ne sert plus que ces derniers. La rivalité pour la maîtrise des ressources pétrolières, des mines de diamant, d'uranium ou de coltan, ce dernier minéral étant l'enjeu des guerres centrafricaines, explique à elle seule des conflits dont les enjeux idéologiques ne sont même plus portées en avant, fût-ce comme prétexte.

La guerre n'est dès lors plus que brigandage menée à l'échelle internationales par des factions infra-nationales ou par des Etats qui, démocratiques ou non, se comportent invariablement en parrains mafieux coordonnés au sein d'alliances internationales. Dans ce merdier planétaire, les peuples marginalisés et niés dans leur identités font valoir leurs revendications d'un territoire autonome recoupant plusieurs frontières étatiques. Ces mouvements s'expriment sous la forme d'actes terroristes ou d'opérations militaires ponctuelles typiques de ces conflits qualifiés de basse intensité. Ces derniers donnent pourtant prétexte à des répressions qui ne cèdent en rien, quant à l'ampleur et à la cruauté des moyens, aux guerres classiques. Rébellions, répression, guerres civiles, confrontations ethniques constituent le laboratoire des guerres futures.

On observant la typologie des conflits actuels, on remarquera que peu d'entre eux opposent directement des Etats souverains entre eux, mis à part l'un ou l'autre conflits frontaliers. Ils témoignent plutôt d'une crise généralisée de la souveraineté, crise marquée par l'affaiblissement, voire la déstructuration totale, de l'Etat face à des forces centrifuges ou à des facteurs de déstabilisation externe. Les guerres sont la plupart du temps des conflits identitaires, des luttes sans merci pour la reconnaissance et pour la construction d'un Etat autonome. En fait, les autonomismes qui fragmentent les Etats expriment une quête effrénée de souveraineté mais n'aboutissent, en dépit de leurs intentions, qu'à s'absorber dans le conglomérat mondial. Nous assistons donc au double processus d'une érosion des souverainetés par le haut, c'est-à-dire par la globalisation planétaire des enjeux et des transferts de pouvoir vers des instances transnationales et d'une fragmentation par le bas, à travers la dislocation sécessionniste ou régionaliste, ou à travers la décentralisation administrative et politique aboutissant, à terme, à une fédéralisation complète.

Dans un tel contexte géopolitique, qui exprime une tendance historique profonde, la guerre change de visage. Sur le plan intérieur, les conflits sont " dés-étatisés " en même temps que les Etats ultralibéraux tendent à professionnaliser la défense et, par là, à privatiser les activités qui s'y rapportent. Le fonctionnement du complexe militaro-industriel témoigne de la sujétion de la politique de défense aux intérêts privés ainsi que de complicité objective des politiques dans les multiples violation du droit, aussi bien national que international, dans les ventes d'armes et la coopération militaire. Par ailleurs, l'Etat tend à se désengager de ses responsabilités en matière de sécurité publique, pour déléguer ces fonctions au secteur privé : les individus ne pouvant plus compter sur les autorités publiques confient, à mesure de leurs ressources, leur sécurité à des milices privées, légales ou non, tandis que certains Etats industrialisés confient une partie des tâches répressives - incarcération, surveillance des prisons, expulsions de sans-papiers - à des sociétés privées. Dans les nations faibles, où l'autorité civile est absente ou totalement corrompue, un " état de nature " hobbésien ressurgit dans la violence et créant des situations de guerre civile incontrôlables, dans lesquels interviennent, en sous-main, des puissances étrangères, étatiques ou non. Dans un tel chaos, on ne peut que comprendre la tentation, pour les superpuissances, de faire la police du monde, par l'entremise des institutions politiques internationales et des systèmes d'alliance politico-militaire.

L'ONU et l'OTAN deviennent ainsi les commis d'un nouvel ordre mondial adaptant la politique de la canonnière à la légitimité idéologique d'un devoir d'ingérence humanitaire. Ainsi nous avons, émergentes, deux figures de la guerre. L'une est la régression vers l'infrapolitique d'un Etat de nature, où factions, milices, et mouvements armés se confrontent dans l'espoir, vain le plus souvent, de reconstruire des souverainetés perdues ou jamais acquises. L'autre se réduit à des opérations de police internationale menées apparemment sous les auspices du droit international mais en réalité subordonnées aux intérêts géostratégiques des Etats industrialisés les plus puissants. Cependant, dans cette représentation, qui, malgré le discrédit qu'elle pourrait porter à l'égard des Etats dominants, ne peut permettre un manichéisme sommaire, il faudra tenir compte des facteurs de désagrégation interne des Etats industrialisés, et en particulier des Etats-Unis. On peut se demander dans quelles mesure ils ne sont pas appelés, à terme, à subir le destin délétère des nations les plus pauvres, au corps social délité, fracturé, en proies à des conflits identitaires, forme dégénérée des luttes de classe, que favorise la perte de crédibilité à l'égard d'un Etat en crise.

Centrale dans la réflexion géopolitique, le concept de crise recouvre l'idée d'une fracture, d'une bifurcation des possibles que l'on pourrait métaphoriser en recourrant à la théorie mathématique des catastrophes, théorie qui élucide ces moments où une variation infime d'un facteur peut faire basculer un système d'un état vers l'autre. Un moment critique est donc celui d'une incertitude maximale, d'une impossibilité d'élaborer une stratégie univoque, linéaire, dans laquelle on n'aurait d'autre ressource que de se déterminer dans une action définitive. Ce qui implique que ce qui nous paraissait certain il y a quelques années s'avère aujourd'hui problématique. Les idées forces polarisant le monde d'hier ne peuvent être celles d'aujourd'hui quand bien même ces idées empruntassent les mêmes voies rhétoriques : c'est paradoxalement quand la guerre froide prend fin que la guerre réapparaît sur la scène européenne, c'est quand la liberté s'affirme comme le destin ultime des démocraties que l'aliénation et la servitude se globalisent, et c'est quand la négativité qui était à l'œuvre dans le camp prétendument prolétarien, oblitérant toute émancipation effective, s'effondre que la gauche politique, dans les démocratie, perd pied et épouse, dans ses projets et ses réalisations, les visées de la bourgeoisie mondialisée. De sorte qu'un renversement des valeurs semble charpenter les discours de la nouvelle opposition : l'antimondialisme n'emprunte pas nécessairement la voie de la solidarité internationaliste ou de l'utopisme planétaire, il s'affirme par le repli souverainetiste, l'idée d'un état national renforcé rendu à son autonomie par le biais d'une politique forte, centralisée, jacobine rassemblant autour du mythe républicain l'ensemble des forces sociales étrangères à la néobourgeoisie mondialisée. Nous retrouvons paradoxalement les linéaments douteux de l'anticosmopolitisme mêlant dans une même réprobation la globalisation par le haut, celle des intérêts capitalistes, et la globalisation nomade d'en bas, celle du prolétariat déraciné des migrants, des demandeurs d'asiles et des " clandestins ".

La crise du droit d'asile et l'impossibilité d'adopter une politique claire et conforme au droit international en la matière illustre remarquablement la lente dérive des Etats vers une criminalisation des groupes sociaux les plus fragilisés. Faute de recevoir des Etats démocratiques une réponse appropriée à leurs besoins, c'est-à-dire un accueil conforme aux dispositions internationales en matière de droit d'asile et une compréhension de la situation de précarité économique qui motive les migrations, ces populations empruntent, à leur plus grand risque, les filières contrôlées par les mafias. Trafic auquel les pouvoirs publics répondent par une criminalisation des victimes, autant, sinon plus, que des exploiteurs - passeurs ou employeurs - de cette main d'œuvre : l'Europe adopte délibérément une politique de fermeture, devenant pour ces " masses " tant fantasmées du tiers-monde une forteresse. Ce qui nous amène à penser l'Europe comme une terre assiégée, en guerre perpétuelle contre un ennemi insaisissable, une invasion sournoise d'humains déracinés qui ne ne trouvent asile que dans la clandestinité. Se crée ainsi dans l'imaginaire social la figure d'un ennemi toujours présent à nos portes à débusquer, incarcérer et déporter. Affirmer l'Europe comme une forteresse ne signifie rien d'autre que nous sommes en guerre.

Mais la guerre dont il s'agit ne nous oppose pas à un Etat, ni même à une armée ou à un mouvement subversif, elle est la guerre des riches contre les pauvres, éternelle lutte de tous contre tous, guerre de classe inconsciente d'elle-même, où les groupes dominants ne survivent que dans le retranchement de leurs quartiers réservés. Dans ce conflit diffus, s'entremêlant étroitement avec toutes les tensions identitaires, politiques, nationalistes, religieuses qui déchirent le monde, nous voyons rarement des affrontements directs, qui prennent occasionnellement la forme de combats de rues entre force de l'ordre et manifestants... l'affrontement réel se déroule ailleurs, dans le réseau planétaire des télécommunications, dans les salons feutrés ou les conférences diplomatiques, dans les conseils d'administrations et les assemblées d'actionnaires, mais les effets humains n'en sont pas moins dramatiques et se traduisent par des signes visibles de délabrement social et de militarisation (au sens très large du terme) de l'espace public. L'Europe libérée des totalitarismes et des dictatures connaît à nouveau ses espaces concentrationnaires, à l'architecture clairement carcérale, où se retrouvent parqués, en attente d'un destin incertain, les " clandestins " et " déboutés du droit d'asile "... parallèlement, les nantis du monde organisent l'espace urbain dans une logique de retranchement : des quartiers entiers, voire des villages, sont soustraits de l'espace public (et du droit inhérant) pour devenus les lieux clos et hyperprotégés de la prospérité ; l'espace public se voit totalement quadrillé par la télésurveillance tandis que l'ensemble des télécommunications sont susceptibles d'être sous espionnage ; les manifestations ne sont pas seulement réprimées en cas d'abus, le droit même de manifester se retrouve remis en question : des espaces urbains étant de plus en plus fréquemment interdits d'accès si la sécurité des puissants l'exigent.

Les chantres du libéralisme et de la libre circulation des marchandises et des hommes se taisent lorsque les opposants à la mondialisation se retrouvent enfermés aux frontières, enclos dans les espaces nationaux curieusement remis à l'ordre du jour dès lors que la néobourgeoisie transnationale se sent menacée. Ces manœuvres et leur concrétisation urbanistique et sociales nous ramènent, non pas à la guerre clausewitzienne, ni même à la guerre du mouvement caractéristique des conflits du 20e siècle, mais à une sorte d'état de siège permanent, d'encerclement et de retranchement. La volonté de repli, l'esprit d'autodéfense, la surprotection, l'obsession sécuritaire, l'enfermement et la clôture des frontières, l'opacification des espaces sociaux et la culture du secret, l'exacerbation des soupçons, la paranoïa imprègnent l'espace politique et les mentalités collectives et transforment le cadre de nos vie en des forteresses d'autant plus imprenables que nous en sommes, à contrecoeur parfois, mais avec l'illusion de nos libertés et de nos droits le plus souvent, les architectes.

P. Deramaix


notes

1 voir : Dr. Christopher Bassford, Nonlinearity in Marine Corps Doctrine, disponible en ligne à http://www.mnsinc.com/cbassfrd/CWZHOME/Complex/DOCTNEW.htm (visité le 11 sept. 2001)

2 cfr McNair paper, n°52, octobre 1996. disponible sur internet à http://www.ndu.edu/ndu/inss/macnair/macnair52/m52cont.html

3 voir http://www.belisarius.com/modern_business_strategy/beckerman/non_linear.htm

4 Ces évenements sont décrits en détails à : http://www.philly.com/packages/somalia/nov16/default16.asp

5 Le schéma est illustré on line par Linda P. Beckerman : http://www.belisarius.com/images/ooda_loop.jpg

6 Cfr. Barry D. Watts, Clausewitzian Friction and Future War, chap. II. : " Once again, Clausewitz's earliest known use of the term "friction" occurred in a 29 September 1806 letter to his future wife. Written while in the field with the Prussian Prince August's grenadier battalion, Clausewitz invoked Friktion to voice his growing anxiety over the resistance Scharnhorst (1755-1813) was encountering to any all-out, bold, or well-conceived employment of Prussia's full military potential against the French under Napoleon Bonaparte. As Clausewitz observed to Marie von Brihl, the Prussian army at that time had "three commanders-in-chief and two chiefs of staff," a situation that provoked him to lament: "How much must the effectiveness of a gifted man [Scharnhorst] be reduced when he is constantly confronted by obstacles of convenience and tradition, when he is paralyzed by constant friction with the opinions of others." ". disponible à : http://www.ndu.edu/ndu/inss/macnair/mcnair52/m52cont.html

7 Tactiquement, une confrontation classique de l'ancien régime, qui visait à des prises de possession territoriales limitées à des provinces servant de monnaie d'échange diplomatique au cours d'affrontements brefs où la puissance de feu était concentrée au maximum, opposait deux fronts linéaires de tireurs s'avançant l'un vers l'autre, en échanges meurtriers que les commandants des coûteuses forces régulières cherchaient autant que possible à éviter : "When battles were waged, the focus of pre-revolutionary armies on delivering the greatest possible concentration of firepower produced linear tactics, the deployment of troops in long, thin lines blazing away at each other at point-blank range, which turned pitched battles into murderous set-pieces that commanders of expensive regular forces avoided if they possibly could. " Barry D. Watts, o.c., chap. III

8 " At the tactical level of the Coalition air campaign, even the most cursory look at day-to-day operations suggests that there was no shortage of general friction. Aircrews had to cope with equipment malfunctions, inadequate mission-planning materials, lapses in intelligence on both targets and enemy defenses, coordination problems between strike and support aircraft including a number of F-111F sorties aborted on the third day of the war due to being unable to find tankers for prestrike air refueling target and time-on-target (TOT) changes after takeoff, unanticipated changes in prewar tactics, adverse weather, the traditional lack of timely bomb damage assessment (BDA), and, in many wings, minimal understanding of what higher headquarters was trying to accomplish from one day to the next. None of these problems were new under the sun in 1991. Indeed, the author personally experienced virtually all of them while flying F-4s over North Vietnam during 1967-1968. " B. D. Watts, o.c. chap. 5

9 Il ne s'agit pas ici d'accorder crédit aux " thèses " socio-biologiques recourrant à la génétique pour élucider les phénomènes sociaux. Par " sociobiologique " j'entends ici le processus d'enracinement des conflits autour d'une identification supposée s'enraciner dans la composante biologique, corporelle, de l'être humain : en clair, il est question ici de la " racialisation " des conflits, comme mode d'explication des antagonismes, plus que la prétendue existence d'irréductibles clivages raciaux.

10 CHOSSUDOVSKY, Comment les mafias gangrènent l'économie mondiale, in Le Monde Diplomatique, Décembre 1996, page 24-25 site web : http://www.monde-diplomatique.fr/1996/12/CHOSSUDOVSKY/7464.html

11 cité par Nicole Borvo, in séance du Sénat (France), 16 juin 1998 http://www.senat.fr/seances/s199806/s19980616/sc19980616042.html

12 Jean de Maillard, Mondialisation : du crime organisé au crime organisateur

13 Ainsi la mafia russe a fourni d'importantes livraisons d'armes au général Gueï, ministre de la défense et président de la Côte d'Ivoire. Des filières analogues ont permis l'acheminement d'armes aux rebelles du clan Taylor au Sierra Leone. Il apparaît en outre que la mafia russe cherche à contrôler les richesses minières, l'infrastructure portuaire et les réseaux téléphoniques de l'Afrique de l'Ouest. Mais il y a bien plus, le trafic ne concerne pas seulement l'armement léger ou classique : les mafieux auraient mis la main sur des missiles balistiques intercontinentaux qu'il s'apprêteraient à vendre aux Chinois. Voir Alain Lallemand , " Comment la mafia arme l'Afrique de l'Ouest ", in Le Soir, du 2 février 2001, p 4.. Sur la criminalisation de la politique africaine menée par la France, on pourrait s'en référer aux " dossiers noirs " constitués par le Réseau Voltaire, consultables à http://www.reseauvoltaire.net



Retour à l'accueil - Retour à Textes

copyright, P. Deramaix, sept. 2001