textes

Va-t-on en guerre ?

Réponse critique à la lettre d’Amérique et aux philosophes va-t-en-guerre

P. Deramaix
Dans une « Lettre d’Amérique » publiée dans Le Monde, ce 14 février 2002, quelques dizaines d’intellectuels américains, professeurs d’université, juristes, théologiens et philosophes expliquent les raisons de la guerre menée par les USA contre Al Qaïda. Parmi les signataires, on trouve notamment, aux côtés de Huntington ou de Fukuyama, Michael Walzer, auteur de « guerres justes et injustes » (éd. Belin). Au-delà de l’engagement politique, nous pouvons déceler dans ce texte plus qu’une prise de décision morale. Il exprime une philosophie de la guerre et de l’histoire. C’est sur ce terrain que nous nous placerons pour y répondre.

Un argumentaire classique

L’argumentation de la Lettre d’Amérique opère classiquement une dichotomie entre les camps antagonistes, décrivant la politique de l’adversaire comme un terrorisme d’inspiration théocratique totalement incompatible avec les valeurs américaines et les règles fondamentales du droit et de la morale. Les auteurs soulignent en outre que ce terrorisme ne poursuit pas des buts politiques limités et qu’il vise « non seulement le gouvernement mais notre société tout entière, notre mode de vie en général », « leurs griefs s’adressent … à ce que nous sommes ».

Le texte prend soin d’énumérer les fondements de la démocratie américaine : à vocation est universaliste, elle s’appuie sur une éthique d’inspiration kantienne (« toute personne doit être traitée comme fin et non comme moyen ») et laïque. Dans une note, les auteurs rejettent explicitement le relativisme culturel tout en se refusant au mépris des autres civilisations. .  Il est à noter que l’affirmation des valeurs américaines se modère d’une reconnaissance de l’imperfection de la politique américaine, qui « fait parfois preuve d’arrogance ou d’ignorance envers les autres sociétés ».

Plus que d’une séparation stricte entre l’Etat et la religion (ce qui est la conception française de la laïcité républicaine), la laïcité se présente ici comme une tolérance résultant d’une certaine incertitude concernant quant à la vérité. Cette question de la laïcité occupera une position centrale dans l’argumentation dans la mesure où c’est précisément le nœud du conflit.  Pour les auteurs, les USA ne veulent pas mener une guerre de religion mais de l’analyse du texte, on ne peut que constater que, selon les auteurs, la clé de cette guerre n’est autre que la conception de Dieu et de ses rapports avec l’Etat.

S’affirmant tolérante et laïque, la société américaine reconnaît l’importance du fait religieux, la foi est, pour la plupart des citoyens, le moteur de la vie, de sorte que les auteurs rejettent tout ce qui pourrait relever de l’intolérance en la matière - athéisme d’état, scepticisme affiché, ou, à l’inverse la théocratie – pour chercher à concilier foi et liberté. En fait, la « laïcité » américaine relève d’une suspension de jugement : l’Etat se refuse à inventer lui-même les bases morales de sa légitimité et laisse à la société civile, et aux églises, le soin de fonder une morale. Face à cette tolérance religieuse, surgit l’islamisme radical, « mouvement politico-religieux violent, extrémiste et radicalement intolérant » menaçant le monde, y compris le monde musulman. Ce conflit serait un avatar de la querelle des investitures, qui se nouait autour du départage de l’autorité civile et spirituelle. La guerre contre Al Qaïda ne serait rien d’autre qu’une riposte de la tolérance religieuse contre les théocraties. L’enjeu du conflit étant précisé, il s’agit de mettre en place le dispositif théorique de légitimation de la guerre.

La théorie classique de la guerre juste est alors convoquée.

Pour être juste, une guerre doit être menée par une puissance souveraine et obéir à des fins légitimes : autodéfense, sécurité collective, lutte contre l'injustice et rétablissement de la sécurité nationale, sinon de la paix. La guerre ici est ni voulue, ni présentée comme une fin, mais comme le moyen d'une sécurité nationale ébranlée.
On s’oppose ainsi d’une part au "réalisme", qui affirme l’impossibilité d’insérer la guerre dans la morale, au "pacifisme", d’autre part, les auteurs rejettent toute légitimation religieuse de la guerre au nom de la tolérance laïque.

Ce rappel effectué, il convient dès lors que convaincre le lecteur que la politique américaine répond aux critères de jus ad bellum. Ces critères sont : la réalité de la menace, impliquant la nécessité de l’usage d’une force proportionnée, et d’autre part la légitimité de ce qui doit être défendu. Les attentats du 11 septembre, par leur ampleur, démontrent sans ambiguïté la réalité d’une menace, y compris de l’usage terroriste d’armes de destruction massive. Par ailleurs, l’argumentaire précédent démontre, aux yeux des signataires, l’illégitimité, y compris en regard de l’Islam, de l’islamisme terroriste. C’est dans cette mesure que la riposte militaire apparaît comme légitime.

Nécessité d’un regard critique

Il est assez étrange que cette Lettre d’Amérique ne surgisse dans l’espace public que six mois, ou presque, après l’attentat. La guerre, ou plutôt, les premières batailles sont livrées et gagnées : Al Qaïda est quasiment démantelé en Afghanistan et le régime qui l’abritait se trouve renversé. Mais chacun sait que l’entreprise « justice sans limite » n’est pas terminée, que d’autres combats auront lieu, en Afghanistan ou ailleurs. Bush vient de se déterminer contre « un axe du mal » englobant non seulement Al Qaïda et les autres organisations islamistes terroristes, mais aussi des Etats souverains mais déterminés, pour le meilleur ou pour le pire, à rester en marge de la gouvernance mondiale et de l’économie de marché. Ces Etats « parias » sont supposés soutenir le terrorisme international et se trouvent dans le collimateur des forces armées américaines.

Nous ne pouvons pas nous voiler la face : les intellectuels américains appellent à soutenir une nouvelle guerre mondiale déjà entamée, une guerre dont les formes restent encore incertaines dans la mesure où oppose un Etat à prétention hégémonique à un adversaire diffus, agissant dans une zone grise de non-légitimitéé politique. Cette guerre, qui se déroule dans un théâtre des opérations aux frontières indistinctes, semble faire fi de toute souveraineté politique des nations : chacun, dans ce monde, est sommé de faire allégeance au Suzerain et d’accepter d’ouvrir ses frontières aux troupes américaines sous peine de se voir stigmatisé comme « Etat paria ».

Nous pourrions opposer une série d’arguments ad hominem : les USA se sont livrés à des agressions injustes et violent la souveraineté ou la dignité d'autres peuples. On pourra relever que la guerre présente répond en réalité à d'autres objectifs que ceux affirmés dans cette lettre. Noam Chomsky par exemple nie la légitimité de l’intervention américaine en Afghanistan et y décèle l’intention de raffermir une hégémonie planétaire totale. Etablir sa critique sur cette base nécessite interprétation politique radicalement différente de celle qui est sous-jacente à la « Lettre d’Amérique ».
Il y a quelque paradoxe dans la politique américaine. Si elle est censée s’opposer au radicalisme islamiste, au nom de la liberté religieuse, on peut dès lors s’interroger sur l’opportunité de l’alliance entre les USA et l’Arabie Saoudite, vivier de l’islamisme intégriste où toute la société s’organise selon les lois de l’islam dans leur interprétation la plus stricte.


Par calcul géopolitique, les USA ont soutenu systématiquement les milieux islamistes conservateurs contre le pan-arabisme progressiste et laïciste. On a pu aussi rappeler les liens plus ou moins déclarés entre la famille de Ben Laden et les milieux politiques ou économiques proches de la famille Bush. De même, les talibans eux-mêmes furent soutenus, ou à tout le moins tolérés, par les USA dans la mesure où ils permettaient la liquidation des occupants soviétiques et des forces afghanes nationalistes et (très relativement) progressistes. La seconde possibilité serait d'affirmer que l'entreprise d'Al Qaïda répond, lui aussi, aux critères d'une "guerre juste et pieuse"... relevons simplement qu'un des buts de guerre de Ben Laden est d'évacuer la présence américaine des terres saintes d'islam, donc en quelque sorte de rétablir la pleine souveraineté des pays islamiques. Cette remarque fait cependant abstraction de l’illégitimité des moyens terroristes utilisés, qui sont criminels, que l’on ne pourra en aucun cas admettre.

La théorie walzérienne de la guerre juste, qui est une version laïcisée et modernisée de la thèse augustinienne et aquinienne. La conception du Jihad en est quelque le négatif – dans l’islam classique, il y a une codification de la guerre menée au nom de Dieu -  mais elle se présente non pas comme une justification morale d’un état d’exception requis par la nécessité de défendre la justice, mais comme un devoir de guerre sainte dans les circonstances où l’islam se trouve menacé. Ce qui rend la Jihad incompatible avec les conceptions modernes des rapports internationaux.

La « lettre d’Amérique » repose en fait sur une argumentation philosophique plus que politique. En s’en tenant à l’aspect politique, on ne peut qu’adhérer à la volonté du gouvernement américain d’assurer la sécurité de son peuple en débusquant ceux qui, par leurs actions terroristes organisées à l’échelle internationale, la menacent. Mais on peut douter de cette tentative de moralisation de la guerre, tentative qui apparaît comme l’irruption des philosophes-carabiniers sur le théâtre d’un combat déjà conclu.

Dans une longue note, la lettre expose les "quatre  écoles de pensée" de la guerre : réalisme, guerre sainte, pacifisme et « guerre juste ».  La dernière position, la position de M. Walzer, est opposée aux trois précédentes.

Nous pourrions relever que la théorie de la guerre juste est surtout un discours de légitimation a posteriori des guerres menées de façon "réaliste". On pourrait aussi tenter d'autres élucidations du  "phénomène guerre" en le considérant comme une fonction régulatrice, sur les  plans démographique, économique ou politique, échappant en quelque sorte aux volontés humaines...Dans cette hypothèse, la tache politique de celui qui  veut abolir la guerre se ramènerait à trouver des substituts non guerriers à ces fonctions. Mais notre point de vue est différent : nous devons partir d’une position réaliste, non pas pour déboucher sur une realpolitics cynique permettant tous les actes de guerre, mais pour recentrer la problématique sur le seul plan qui en permette l’analyse critique, à savoir le terrain politique. La guerre n’est pas « moralisable », même si on la mène parfois pour des raisons morales, dans la mesure où il s’agit fondamentalement d’une forme agonistique de l’action politique, de la conquête et de la maintenance du pouvoir. C’est à l’aune du politique, c'est-à-dire en s’interrogeant sur la nature du pouvoir qui est défendu ou combattu dans la guerre, que nous pourrons juger celle-ci.

Pour un réalisme éthique

   La guerre a pour fin la domination politique dans un espace géographique donné. Le belligérant ne peut que s’écarter de la morale  puisqu'il utilise ses troupes comme moyens de la poursuite de ses intérêts et ses ennemis comme obstacles à éliminer, ce qui semble incompatible avec l’éthique kantienne.  On peine à comprendre comment les  signataires de la Lettre d'Amérique puissent s’y référer (l'homme pour fin et non comme moyen) tant la guerre est par essence contraire à la dignité humaine.

Ce constat n’oblitère la morale, mais reconnaissant l’amoralité de la guerre, le moraliste est enclin à adopter une position pacifiste ce qui réduirait la politique à l’application irréaliste d’une éthique individuelle de non-violence. Un réalisme éthique permettrait de centrer le discours sur sa légalité d’une guerre plutôt que sur sa moralité et distinguerait l’éthique de la conviction d’une éthique de la responsabilité. Ce qui permet de penser la politique, et donc la guerre, du point de vue de l’universel.

Ne pas nier l'éthique, tel devrait être le souci du politicien, mais l’éthique de conviction valide dans le domaine privé - et il peut s'agir ici d'une éthique non violente – s’oppose à une éthique de la responsabilité dès lors qu’on pénètre dans les affaires publiques, où la sécurité collective entraîne la  nécessité du compromis réaliste. Cette opposition est une conséquence de la séparation laïque du public et du privé. L’objection de conscience, parfaitement tolérable, est affaire privée, mais l’exercice du pouvoir suppose des compromis dont le moyen, en matière de violence légitime, sera le balisage par le droit. On en revient, sous un angle strictement juridique, aux discours du jus ad bellum et du jus in bello.

Etrangère à la morale, la guerre reste encadrée par le droit qui permet de baliser les conflits, et de subordonner l'antagonisme belliqueux à sa finalité première qui est de garantir, préserver ou de restaurer le droit. La charte des Nations-unies garantit la souveraineté des états et  reconnaît le droit à l'autodéfense. Cependant les conventions conclues entre états souverains, limitent les droits des belligérants et définissent les modalités légitimes d’une guerre... ainsi toute critique axiologique de la guerre nous mène dès lors, soit à un choix éthique individuel, soit à une critique juridique de sa légitimité dans des circonstances précises, soit à une discussion stratégique des moyens supposés subordonnés aux fins politiques.

Nous ne pouvons clarifier le débat qu'en pensant politiquement la guerre, en y voyant le moyen de rétablir le droit dans une situation historique ou, par la force des choses, l'humanité retombe dans l'Etat de nature... mais pour que  cette guerre puisse être autre chose qu'une lutte de tous contre tous, elle ne peut être le fait que d'Etats souverains dont la légitimité est sans équivoque.

Si l'on admet que les USA constituent une nation souveraine et légitime, on ne pourra que reconnaître leur droit à l'autodéfense, quitte à accepter le choix d'une intervention militaire à l’extérieur du sol américain. Mais cette réponse, légitime du point de vue américain, n'est pas nécessairement celle d’autres Etats. Des  analyses différentes du conflit mettent l’accent sur la responsabilité des USA dans la genèse de Al Qaïda, ce que les signataires de la lettre d’Amérique semblent ignorer, qui nous permettrait de considérer ce conflit devenu planétaire comme un règlement d’une crise interne au système américain. La question politique se déplace vers celui d’un positionnement par rapport à l’hégémonie américaine : devons-nous accepter que les USA assurent leur sécurité interne, ce qui est légitime, en intervenant par-delà toute frontière ? D’autre part, si nous devons admettre l’importance de la menace terroriste, nous disposons malgré tout d’une gamme plus étendue que la simple option militaire pour pallier ce danger. Outre les mesures de sécurité intérieure, une bonne politique devrait se pencher sur les causes sociologiques, économiques et politiques de l’émergence des organisations terroristes. Si nous considérons les conséquences socio-économiques de la "mondialisation" (entendez par là l'hégémonie du capital), nous pourrions considérer que un des nœuds du problème réside dans le déficit de souveraineté des nations incapables de contrôler, en leur sein, des  mouvements sociaux ou terroristes s'organisant à l'échelle planétaire, obligeant la plus puissante des démocraties à réorganiser les zones d’influences géopolitiques en fonction de ses seuls intérêts.

Les leçons de Kant

Dans le projet pour une paix perpétuelle, Kant considère que seule une « alliance des peuples » peut garantir la sécurité des Etats et impose la paix aux ambitieux. De plus, la république apparaît comme le régime politique le plus approprié pour une conduite pacifique des affaires internationales, dans la mesure où le peuple, conscient de son intérêt, désire plus que tout autre chose éviter la guerre. Enfin Kant accorde aux individus des droits fondamentaux, dont celui de circuler sur la terre, indépendamment de l’appartenance à un Etat. L’idée d’une citoyenneté planétaire, qui n’est pas encore concrétisée de nos jours, surgit ici.

L’irénisme kantien est conséquent, mais il n’aboutit pas à une éthique non-violente, puisqu’il admet la légitimité des guerres strictement défensives. Kant esquisse modestement les linéaments d’une cosmopolitique apte à faire régresser la violence internationale sans s’illusionner sur une hypothétique pacification des cœurs. En premier lieu on peut relever la constitution d’un droit international, établi par des accords multilatéraux ou bilatéraux entre Etats souverains. Observant le sens de l’histoire, Kant constate que la conscience humaine tend vers l’universalisme du droit, aspirant à une plus grande autonomie et à une plus grande moralité, il ne saurait régresser dans la barbarie. Même si des violences doivent être consenties pour renverser les forces réactionnaires, le progrès de l’humanité est inéluctable.

Deux conditions sont requises pour le rétablissement de la paix mondiale : d’une part, la souveraineté des Etats et d’autre part leur caractère républicain. La souveraineté est plus que l’expression de l’autonomie : elle est la manifestation de la puissance des Etats capables, en tant que personne morale, d’agir et d’être considérés comme tels par les peuples. La souveraineté suppose l’unicité du commandement, dans lequel les différentes composantes de l’Etat, le ou les peuples qui le constituent, se reconnaissent ou, dans le cas d’Etat non républicain, reconnaissent l’autorité du prince. Un peuple divisé, en révolte, en anarchie ou en guerre civile ne saurait être souverain. La souveraineté suppose aussi l’égalité avec les autres Etats sur la scène internationale. Qu’une nation domine d’autre, qu’un Etat annexe ou colonise son voisin plus faible, le principe de souveraineté s’en trouve violé. Or, la paix, qui résulte d’une volonté mutuelle de non-agression, ne peut que résulter de l’entente entre êtres égaux, du moins en droit. Dans son "projet pour une paix perpétuelle", Kant écarte l’idée d’une gouvernance mondiale dans ces considérations que les artisans de la mondialisation devraient méditer  :

« L’idée du droit des gens suppose la séparation de beaucoup d’États voisins, indépendants les uns des autres, et bien qu’une condition de ce genre constitue déjà en soi un état de guerre ( si toutefois une union confédérative ne prévient pas l’ouverture des hostilités), cette condition vaut mieux néanmoins, suivant l’idée rationnelle, que la fusion de ces États opérée par une puissance qui l’emportant sur toutes les autres, se transforme en une monarchie universelle ; les lois, en effet, à mesure que le gouvernement acquiert de l’extension, perdent toujours plus de leur force, et un despotisme sans âme, tombe après avoir extirpé les germes de bien, finalement dans l’anarchie. C’est pourtant le désir de tout État (ou de son souverain) de parvenir de cette manière à une paix durable, c’est-à-dire en gouvernant, si possible, toute la terre. La nature cependant veut qu’il en soit autrement. Elle utilise deux procédés pour empêcher la fusion des peuples et pour les séparer, à savoir, la diversité des langues et des religions. Cette diversité entraîne, il est vrai, avec elle, le penchant à des haines réciproques et des prétextes de guerre, mais conduit d’autre part, avec les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes vers une harmonie de plus en plus grande dans les principes, et une entente dans un état de paix, qui n’est point produit et garanti comme le précédent despotisme (sur la tombe de la liberté) par l’affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire, par leur équilibre et l’émulation la plus vive. »  (note 1)

Kant n’offre cependant d’autres perspectives qu’un hypothétique consensus international et  minimise, malheureusement, l’ardeur collective des peuples lorsqu’ils s’identifient à une nation expansionniste. La guerre, entendons ici la guerre offensive, peut être désirée, voulue, comme une purgation collective, et décidée démocratiquement : égarement des masses imbibées d’idéologie nationaliste.

Si la guerre ne peut être encadrée et limitée que par le droit, nous ne saurions éviter la question du rapport entre la force et le droit. Le premier garantissant le second, non seulement dans un processus révolutionnaire ou fondateur de constitution politique, mais aussi en tant que procédure de rétablissement de la justice. Or, dans une situation internationale d’égalité anarchique, où le droit ne surgit que du consensus ou d’un accord multilatéral sans la référence à un Tiers, la force ne peut légitimement être exercée que par une coalition internationale face aux Etats-parias, de sorte que nous retombons, sans le vouloir nécessairement, dans l’ornière de la domination impériale.

L’alternative est le choix entre un monde fragmenté, anarchique et en réalité dominé par les Etats les plus puissants, et un monde unifié et régulé par un système de gouvernance supranationale reconnaissant la souveraineté des Etats mais capable, parce qu’elle détient un pouvoir exécutif réel, de limiter – mais non supprimer - leur puissance. Kant rejette clairement l’impérialisme, la volonté expansionniste d’un Etat imposant sa paix à toute l’humanité, pour voir dans les différenciations « naturelles » des hommes – la diversité de leur langue, des cultures, des religions – le fondement d’une structuration multiétatique du monde. Que cette dernière favorise les conflits, Kant est loin de le nier, mais il voit dans cette diversité l’occasion d’un enrichissement commun résultant de « l’équilibre et de l’émulation » entre les nations. Cette espérance restera creuse tant qu’aucune procédure de régulation internationale des conflits ne vienne au jour. L’émergence historique d’une organisation mondiale des nations unies, utopique au 18e siècle, mais concrétisée, partiellement du moins, de nos jours est l’occasion de donner la pleine mesure à ce cosmopolitisme.

Ce dont il est question dans le projet kantien de paix perpétuelle, n’est pas d’homogénéiser le monde sous un pouvoir unique, il n’est pas non plus d’admettre sans restriction le pluralisme des civilisations et d’oblitérer la lutte pour le progrès au nom d’un relativisme qui mettrait tout - l’obscurantisme et les lumières – au niveau « culturel », mais bien d’affirmer que l’autonomie des peuples n’est pas possible sans le respect d’une règle fondamentale des rapports politiques : le respect des souverainetés. Si le droit de visite est accordé comme une liberté fondamentale de l’homme de parcourir le monde, l’implantation en un lieu, l’exploitation du sol et des ressources, le commerce requièrent qu’une relation égalitaire se tisse entre les peuples, sans quoi on se livrerait, ce que Kant déplore sans équivoque aucune, aux pillages et aux violences coloniales.

Une guerre pour l’hégémonie totale

Or c’est précisément de cela dont il est question dans ce conflit : d’une résurgence, en dépit des indépendances formelles des nations, de la pire violence coloniale exercée par la nation dominante, assistée d’alliés réduits à la position subalterne de vassaux. Car la conception monde qui se dégage est celle d’un empire qui, parce qu’il a su pleinement jouer de la fonction dominatrice et instrumentale de la raison, assigne aux philosophes héritiers des Lumières une fonction de légitimation du pouvoir et entreprend au nom de la morale les opérations de police mondiale qu’elle juge nécessaire à sa sécurité. Ces « terroristes » l’équivalent planétaire des « sauvageons » de banlieue agissent à la périphérie du monde capitaliste, et deviennent capables, parce qu’ils intègrent les mécanismes économiques et politiques de la mondialisation, de mettre à jour la faille de la cuirasse du géant et de viser ce point faible qu’est la (relative) ouverture des sociétés occidentales. Nous ressentons les attentats du 11 septembre du point de vue de leurs victimes, des centaines d’ouvriers, souvent immigrés clandestins, d’employés, de cadres, d’hommes d’affaires mais aussi d’intellectuels, d’artistes, de simples citoyens et les quidams qui se trouvaient là par hasard ensevelis sous les décombres d’un symbole. Ils voulaient s’en prendre à l’édifice emblématique de la world-economy, ils ont détruit des vies… mais renversons le point de vue, saisissons la perception de l’ennemi…

Nous déformerions la réalité en présentant l’action de Al Qaïda comme une résistance tiers-mondiste, il n’empêche que l’apparition de forces politiques, certainement réactionnaires et régressives, capables de se présenter comme une alternative à l’impérialisme occidental et de menacer efficacement le géant américain est un symptôme de l’incapacité occidentale à pacifier le monde et la conséquence des rapports de domination et d’inégalités qui se tissent entre les nations. La présence américaine en terre d’islam, en Arabie Saoudite, est ressentie par l’islamiste comme un viol culturel, nous pourrions ici parler de déni de souveraineté qui certes a ses raisons d’être mais qui exacerbe le ressentiment identitaire des peuples condamnés à rester dans l’arrière cour des puissants.  Il est remarquable de constater combien toute résistance à la domination capitaliste se voit disqualifiée comme « terroriste », comme pure criminalité se situant à un niveau infra politique. On dénie aux opposants la capacité même de forger un projet social, de prendre en main leur destin, de se dégager par eux-mêmes de l’obscurantisme, des pesanteurs traditionnelles comme des tentations totalitaires. Dans la conscience populaire, l’islam se réduit à n’être qu’une gigantesque entreprise de décervelage sectaire, ce qu’il peut effectivement être dans ses formes les plus régressives, mais c’est feindre d’oublier que la riche civilisation islamique est traversée de contradictions et est le théâtre de luttes internes. Paradoxalement, les auteurs de la « lettre d’Amérique » se réclament d’un laïcisme tolérant alors que la politique américaine a consisté essentiellement à soutenir, dans le monde islamique, les Etats et les courants les plus traditionalistes afin de contenir l’émergence d’Etats laïques et progressistes au sein du monde musulman.

Il paraît dès lors vain, et franchement hypocrite, de présenter la réaction des USA comme une entreprise « morale »… la justification vient à posteriori d’une guerre déjà entamée depuis longtemps et dont les attentats du 11 septembre, et l’intervention en Afghanistan qui s’ensuivit, ne sont que les ultimes batailles. Le conflit commence avec le délabrement du monde communiste, délabrement dont l’origine, sinon la cause, pourrait être l’enlisement afghan de l’URSS qui, par son « Vietnam » perd sa pseudo-légitimité en tant que puissance « pacifiste ». Avec la chute du pouvoir communiste, advient une recomposition globale des forces géopolitiques selon une logique délétère de l’identitarisme ethnique, nationaliste et religieux, sans que ne se dessine un projet socio-économique d’envergure et sous-tendu par le souci du bien commun. Dans cet éclatement, que d’aucun oseront appeler « gloire des nations », les puissances occidentales redistribuent les cartes en adoptant la double politique de l’exacerbation des conflits par la reconnaissance prématurée des nouvelles nations et de l’interventionnisme humanitaro-militaire.

Cet interventionnisme au masque éthique n’est en fait que l’occasion d’étendre l’emprise politique et économique en Europe de l’Est, dans les Balkans et dans les régions pétrolifères du Moyen-Orient. Les attentats terroristes représentent surtout, sur le plan géopolitique, l’occasion de régler la crise afghane, de se débarrasser, ce qui était d’ailleurs planifié bien avant le 11 septembre, des talibans et de reprendre la main-mise sur le Pakistan. Enjeu : l’accès vers les réserves pétrolifères de la mer Caspienne (et des pays qui la bordent) et le contrôle de leur acheminement vers un port accessible aux pays occidentaux, cela dans une région de grande instabilité politique, de manière à briser l’enclave, largement contrôlée par la Russie, dans laquelle ces réserves se trouvent.

Une guerre du pétrole : l’intervention américaine en Afghanistan n’est pas que cela, loin s’en faut, et il serait vain de dénier aux USA la volonté, toute légitime, d’assurer la sécurité de son peuple, mais la pax americana ainsi imposée à coup de bombes et d’interventionnisme ne fait plus illusion quant à sa moralité.

Mieux vaut dès lors reconnaître ce conflit pour ce qu’il est : une nouvelle phase dans la lutte pour la domination planétaire, pour la globalisation et l’unification d’un monde assujetti à la suzeraineté américaine. Nous ne pouvons, sous peine de nous voir relégué au statut peu enviable d’état paria, qu’accepter la vassalité que nous proposent les Etats-Unis. Une telle domination n’est pas contradictoire avec la délocalisation des décisions économiques et la globalisation des échanges, elle est même nécessaire comme complément politique de la mondialisation du capital.

Cette mise à plat ne procède pas du désenchantement, ni même de l’opposition, elle prend le conflit pour ce qu’il est, mesurant les enjeux géostratégiques, économiques et politiques sans pour autant justifier une violence exacerbée. Car si la guerre se situe, comme tout acte de violence, hors de la morale et n’a cure de l’assentiment du philosophe pour être menée, elle ne peut se situer au contraire en dehors du droit. S’il faut donner un jugement quant à la légitimité de ce conflit, ce ne sera point vers le moraliste que je me tournerai, mais vers le juriste.  Le philosophe se contentera, et c’est déjà bien ainsi, de rester lucide, de comprendre les enjeux réels du conflit en se plaçant du point de vue de l’universel.

La force fonde le droit, lors de ces orgasmes de l’histoire que sont les moments constituants de la cité, moments de turbulences où se forgent de manière agonique des structures permanentes régissant les rapports humains : la cité, les institutions, l’Etat surgissent de la guerre, mais ont pour fonction d’abolir la violence incontrôlée, de rompre avec le cercle clos de la vengeance et du sacrifice, et de pacifier ainsi la cité. Mais le droit ainsi forgé, qui substitue la fonction performatrice de la parole à celle des armes, prend appui sur la violence institutionnalisée et monopolisée par l’Etat.. L’Etat permet de sortir de la guerre civile permanente en monopolisant l’usage de la force légitime et en désarmant les citoyens, l’institution démocratique, sur le modèle contractualiste, résout l’aporie de la liberté aliénée comme prix de la sécurité en faisant du citoyen son propre législateur et du peuple le véritable souverain. Dans ses formes actuelles, la souveraineté populaire relève cependant de la fiction puisqu’en réalité, le peuple délègue son pouvoir à ses représentants. Mais si l’institution démocratique pacifie le corps social à l’échelle de la nation, elle laisse ouverte la problématique des rapports entre la force et le droit dans les rapports internationaux. Sur ce plan, l’humanité vit une situation d’anarchie dans la mesure où c’est uniquement dans le cadre de conventions mutuelles, bilatérales ou multilatérales, que les nations déterminent les modalités de leurs relations pacifiques… aucune confiscation de la force légitime ne peut avoir lieu dans la mesure où même la charte des Nations Unies, si elle condamne la guerre comme politique, reconnaît la souveraineté des nations et le droit à l’autodéfense. Dès lors, la situation qui émerge sur le plan mondial est celle d’une domination de fait des nations les plus puissantes, ce que nous pourrions appeler un « caïdat ».

Ce constat permet de prendre la mesure de ce qui se passe aujourd’hui – nous avons affaire à un « parrain » liquidant un lieutenant indiscipliné, Ben Laden et consort, ambitieux, jouant les électrons libres et devenus dangereux - et surtout de prendre la mesure du rôle de la philosophie si elle veut conserver sa fonction critique.  Est-ce réellement indispensable de mobiliser la philosophie pour clamer son allégeance au « parrain » en conférant à ses actes une dimension morale qu’ils n’ont pas et que ne peut avoir une guerre totale pour la domination ? A vrai dire, la question qui se pose est moins de « moraliser » la guerre que d’évaluer son intérêt politique.

Questions politiques

Il est piquant de constater que, dans la lettre d’Amérique, la philosophie est requise pour avaliser ce que le sens commun admet sans restriction : le droit à la sécurité et, en conséquence, la légitimité du recours à la force pour se défendre. La distinction entre l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité, permet l’adoption d’une politique réaliste de défense, obligeant d’ailleurs le non-violent (par conviction) à s’engager dans une recherche-développement des alternatives à la défense militaire. Ce réalisme ne nie pas, au contraire, l’intérêt de la démarche non-violente : nombre de résistances collectives ou individuelles à l’injustice procèdent de cette attitude qui suppose, cependant, une adhésion forte aux leaders et une grande cohésion sociale.

Ce n’est pas ici « moraliser » la violence, mais admettre en cas de crise une suspension de la morale ou plutôt une zone d’indétermination où l’engagement éthique ne peut que relever d’un engagement individuel, privé, dans lequel les décisions d’Etat ne peuvent interférer. La liberté de l’objection individuelle de conscience ira donc de pair avec la légitimité, du chef de l’Etat, d’une réponse militaire à une agression. La question se déplace donc sur deux plans : le premier est la détermination des objectifs politiques d’une guerre, le second est l’adéquation des moyens par rapport à la fin poursuivie. On ne peut écarter en effet l’idée que l’option militaire, et les contraintes techniques qu’elle détermine, soit en fait un obstacle à la réalisation des fins politiques.

Enfin, si la guerre se situe concrètement en dehors du champ éthique (la morale est pour ainsi dire suspendue dans la bataille), elle reste néanmoins encadrée par le droit si l’on veut précisément éviter une contre productivité politique d’une guerre menée sans restriction. Le droit de la guerre, forgée au cours de conventions entre Etats (et non imposée par une autorité supra étatique), tend en quelque à établir les « règles du jeu », quitte à ritualiser le combat afin qu’il n’aboutisse pas à une destruction mutuelle totale qui rendrait insensée l’entreprise. On peut conclure que une guerre peut être évaluée en tant que décision politique, en tant que moyen technique et qu’elle peut être jugée en référence aux us et coutumes de la guerre, et des règles de droit concernant la décision d’entrer en guerre (jus ad bellum) et la conduite de celle-ci (jus in bello).

Evaluer politiquement une guerre revient la plupart du temps à se positionner dans le conflit, à se situer dans le réseau d’alliance. Le degré de liberté des Etats alliés des USA est limité par les engagements pris dans le cadre du Traité de l’Atlantique Nord. D’autre part nous reconnaissons la plupart des valeurs d’une nation à laquelle nous sommes historiquement liés, de sorte qu’une critique de l’alignement à la politique des Etats-Unis nous mettrait en porte-à-faux avec nos choix politiques antérieurs …mais devons nous faire l’économie de cette critique ?

La « lettre d’Amérique » laisse peu de place aux positions tierces et commet chacun à un choix manichéen entre une société ouverte et tolérance et un islamisme démonisé. Nos intellectuels va-t-en-guerre ne s’interrogent pas, sinon sous la forme conventionnelle d’une reconnaissance d’imperfection,  sur les contradictions internes de cette « société ouverte et tolérante » où, pourtant, le fondamentalisme religieux occupe une position politique confortable. Ils ne s’interrogent pas plus sur la formation historique de l’islamisme radical, qui semble, dans ce texte, se réduire au fanatisme sectaire de Al Qaïda et ses liens que les USA ont entretenus avec lui. On peut certes comprendre du militaire qu’il ne s’interroge pas sur les raisons d’agir de l’ennemi, pas plus qu’il ne se préoccupe, sinon afin de mieux comprendre sa stratégie, de ses origines historiques… mais l’historien, le politicologue, le philosophe peuvent-ils se permettre une telle économie de réflexion, même si, reconnaissons-le, un manifeste d’allégeance politique n’est pas le lieu le plus approprié d’une telle réflexion.

« Combattons les organisations terroristes »…ce slogan nous est assené comme une évidence, mais que donc avons-nous à faire, philosophes, de ces évidences-là. Certes, le BA BA du kantisme nous assigne quelques impératifs catégoriques, et en particulier celui de ne pas céder à la violence subversive (entendons par-là résister à la tentation de recourir à cette violence) et aura soin de souligner en outre que l’usage de la violence est loin d’être une maxime universalisable. Mais l’impératif moral se tempère chez Kant d’une pensée politique plus nuancée et faisant la part des contraintes pratiques. Nulle république n’est parfaite, et nulle aspiration à l’égalité ne peut sans coup de force faire irruption dans l’Histoire.

Je ne puis m’empêcher de poser la question : dans quelle mesure, hormis les considérations de sécurité et de légitime défense, cette guerre-là, qui se prolongera de sanctuaire terroriste à sanctuaire terroriste, pour aboutir à l’éradication des « Etats-parias » contribue-t-elle à instaurer, dans les rapports internationaux, plus d’égalité et plus d’équité ? Dans quelle mesure la victoire américaine apporterait-elle autre chose qu’une hégémonie permettant aux USA de prendre unilatéralement toutes les décisions – économiques, politiques, militaires – qu’elle désire ?

Ce qui nous amène à poser la question centrale, la seule qui mérite d’être posée, et qui sous-tendra nécessairement notre politique de défense face à l’islamisme terroriste, certes, mais aussi face à l’hégémonie des puissants : qu’en est-il de la souveraineté des peuples ? Qu’en est-il de la liberté des nations ? Qu’en est-il de la justice dans les rapports internationaux ?

C’est en regard de cette question, et seulement de cette question, que nous pourrions juger, non pas moralement, mais politiquement, de l’opportunité d’une guerre.
 

Patrice Deramaix, 8 mars 2002

notes

1.    Emmanuel Kant, Zum ewigen Frieden, Berlin, 1795. traduction française de  Jean Gibelin, Projet de la paix perpétuelle, Vrin, Paris 1992. - retour


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