décembre 2003


Esthétique pour une guerre illimitée

Sur "La guerre hors limites" de Qiao Liang et Wang Xiangsui", éd. Payot & Rivages, 2003 (note 1)

Les nations occidentales, émergeant à peine de la guerre froide, se prennent au jeu d'une nouvelle bipolarisation opposant les démocraties occidentales à l'islamisme. Mais la réalité du terrain oblige les stratèges à reformuler les règles du jeu guerrier en tenant compte de la complexité géopolitique du monde qui se dessine aujourd'hui. La crise du Proche-Orient semble submerger notre vision, comme si le clivage israélo-palestinien était une mise en abyme des confrontations futures.

Aux menaces terroristes et à la subversion islamiste, les nations occidentales réagissent sur le modèle de la bipolarisation idéologique du globe, substituant le " choc des civilisations" à la guerre froide Est/Ouest, et répondent par la confrontation aux défis représentés par les attentats du 11 septembre. La Chine n'est pas inattentive aux soubresauts de l'Occident. Elle sait que son unité de fer pourrait être fragilisée à sa périphérie sous l'action centrifuge de ses minorités, comme les Ouigours. La plus importante des minorités nationales est située au Turkestan Oriental, la province chinoise de Xinjiang, une région pétrolifère en première ligne d'une triple confrontation : avec la Russie, avec l'Islam, avec l'Occident dont les visées, depuis la chute de l'union soviétique, en Asie centrale sont connues. Discrètement soutenus par la Turquie, les autonomistes Ouigours disposent à Ankara d'un appui : Souleiman Demirel, le président de la République qui espère une "renaissance de tous les peuples turcs", des Balkans au Pamir. Ces visées panturques instrumentalisent l'autonomisme Ouïgour qui pourrait servir de tête de pont occidental si la région, qui jouxte les Etats du Kirghizistan, du Kazakhstan et du Tadjikistan, venait à se déstabiliser.

L'enjeu pétrolier sera vraisemblablement l'occasion d'une rivalité plus aiguë sans doute que les tensions se cristallisant dans les rapports avec Taiwan ou avec le Japon… Pour s'en convaincre, il suffit de mesurer le coût énergétique qu'engendrera la modernisation de la Chine qui cherche à calquer sur l'Occident son modèle de consommation et de le rapporter aux réserves, estimées à 110 milliards de t, dont 13 à 16 milliards exploitables. Importateur net de pétrole depuis 1993, la Chine verrait sa dépendance énergétique augmenter durant des prochaines décennies, passant de 33 % en 2002 à près de 60 % en 2020.

L'ambition chinoise se traduit aussi sur le plan militaire. La modernisation de l'armée chinoise est une composante essentielle d'une géopolitique bouleversée par la fin de la guerre froide. A l'égard des USA, la position chinoise n'est pas dénuée d'ambiguïté… se départant de la haine à l'égard du tigre en papier impérialiste, la Chine ne rechigne plus à tisser des liens économiques avec les pays occidentaux. Les USA, comme l'Europe, comptent sur le potentiel économique chinois et cherchent à faire de cette nation un allié dans la croisade anti-terroriste. En fait, le bouleversement géopolitique de la décennie 1990 eut un impact important sur le plan intérieur. Isolée à la suite de la répression brutale des démocrates en juin 1989 (massacre de la place Tian'anmen) et confrontée à un éveil de la société civile ainsi qu'à l'autonomisme tibétain ou d'autres minorités nationales, la Chine voit surgir des courants nationalistes qui affirment "la supériorité spirituelle de la tradition chinoise", esquissant une résistance idéologique à l'influence occidentalo-américaine. En 1996, dans le cadre d'une politique d'engagement constructif permettant de dépasser la crise de Taiwan, les USA avaient invité une délégation militaire chinoise pour démontrer leur supériorité tout en les rassurant sur la non-hostilité américaine à leur égard. Mais l'inquiétude subsiste à Pékin : la "lutte antiterroriste" se traduit par une implantation américaine dans le hinterland asiatique et à un encerclement de fait de la Chine.

L'instabilité actuelle n'est pas sans préoccuper les stratèges chinois attelés à rénovation de leur pensée au rythme de la modernisation de l'armée. Les défis technologiques qu'ils relèvent, et qui culminent symboliquement dans l'envol du premier " taïkonaute ", mettent à la Chine sur un pied d'égalité avec les autres grandes puissances industrielles. La Chine ne prétend pas, en dépit de ces allégations pacifistes, rester sur la défensive. En effet, le remodelage du monde lui impose une réelle assertivité. La confrontation avec l'Occident a quitté le terrain idéologique et s'opère désormais sur le plan économique, mais elle ne fait pas l'économie de démonstration de la puissance militaire autour d'enjeux politiques localisés mais cruciaux pour les dirigeants chinois et sans doute pour l'équilibre régional.

C'est dans cette perspective que deux colonels chinois nous livrent une analyse décapante de la doctrine stratégique américaine en tirant toutes les leçons de la guerre du Golfe de 1991. L'intérêt principal de " la guerre hors limites " est de nous fournir un regard spécifique sur la guerre du Golfe en 1991 et la politique extérieure américaine qui s'ensuivit. Au cinquième siècle avant notre ère, Sunzi développait une théorie de la guerre indirecte accordant la priorité au travail politique, visant à gagner l'ennemi à sa cause ou à tout le moins, à le diviser. La désinformation et l'espionnage était pour Sunzi une arme tout aussi efficace que l'alignement de troupes surarmées. La pensée militaire chinoise est intensément dialectique : se jouant des oppositions, elle considère la dissymétrie des forces et des moyens comme un facteur permettant le déséquilibre de l'adversaire. Toute la stratégie vise au rétablissement de l'harmonie plus qu'à une victoire unilatérale : l'écrasement de l'adversaire est déconseillé, l'oppression de la population est condamnée, au profit d'une conquête des esprits permettant la résolution du conflit. Mêlant l'audace à la prudence, la pensée de Sunzi inspire aujourd'hui nos stratèges postmodernes.

Hypertechnicité et barbarie

La guerre mobilise la technologie au service de la domination et du contrôle politique. Une réévaluation des paradigmes de la stratégie présuppose une relecture des rapports entre la forme de la guerre et les moyens qu'elle se donne, refusant de se laisser fasciner par la technologie. Des concepts novateurs se dessinent au long de l'ouvrage : l'un d'entre eux est celui de "barbarie technique" - un néologisme dans la langue chinoise - dont il importe de sortir. Par ce terme, les auteurs stigmatisent la fascination de la technologie militaire et l'oubli des enjeux politiques du conflit dans foisonnement des grappes d'innovations issues des techniques de l'information.

L'hypertechnicité devient un handicap dans un conflit dissymétrique. En outre, des raisons sociopolitiques mais aussi proprement militaire conduisent à une limitation de la létalité des armes et à une réduction des dommages collatéraux, mais on cherche surtout à réduire au maximum les pertes alliées. Une limite supplémentaire est le coût faramineux de la course aux armements. Prétendre la soutenir conduirait à l'échec les pays dominés qui aspirent à rivaliser avec les superpuissances. C'est en brisant le cadre conceptuel de la guerre future qu'il faut tirer parti de la dissymétrie des moyens disponibles. La maxime "faire la guerre qui corresponde à ses armes" cesse d'être un aveu d'impuissance si nous considérons qu'une armée suréquipée peut être désemparée dans une guerre non conventionnelle plus flexible dans le choix des moyens : "Il n'est rien au monde qui ne puisse devenir une arme".

Effacement des frontières

L'évolution des guerres au 20e siècle avait déjà profondément modifié les concepts stratégiques. La notion de guerre totale (Ludendorff) fusionnait en une seule entité le champ de bataille et son contexte. Les armes - bombardiers, missiles - mises en œuvre en 1940-45 réduisirent à néant les concepts de front et d'arrière tandis que l'usage de l'arme nucléaire oblitérait toute distinction entre militaires et civils, faisant de ces derniers les otages de la dissuasion nucléaire. L'usage militaire de l'informatique dépasse aujourd'hui la simple guerre du renseignement et de l'information ; elle vise les capacités de contrôle et de gouvernance de l'ennemi. Dans cette perspective, nous assistons à une dissolution des rôles militaires et civils. Le civil, financier ou l'informaticien, peut être autant impliqué dans le combat que le général galonné ou le fantassin hyper entraîné.

Qiao Liang et Wang Xiangsui prolongent la théorie de la guerre révolutionnaire maoïste selon laquelle le soldat doit se couler "comme un poisson dans l'eau" dans le peuple lui-même armé. Mais les "partisans" de demain seront des civils mettant en œuvre leurs compétences propres et détournant à fins guerrières les moyens civils. Illustration : les cutters et les Boings 747 deviennent depuis le 11 septembre 2001 les armes que l'on sait. Mais fallait-il attendre ces attentats pour constater la circulation sur internet des "recettes" du parfait terroriste anarchiste ? Du piratage de carte bancaire à la fabrication artisanale d'explosifs, à partir de produits domestiques, tout est accessible à qui veut mener sa guerre totale.

Dans la panoplie américaine, nous voyons apparaître la guerre informatique, les opérations conjointes, les "opérations militaires autres que la guerre", notion qu'il faut compléter par celle "d'opération de guerre non militaire"… ce chiasme est plus qu'un jeu de mot, il illustre parfaitement la complémentarité du civil et du militaire dans la domination mondiale qui s'exerce dans le domaine "humanitaire" et "policier" avec des moyens militaires. Le public se félicite de la mise en œuvre de la logistique militaire dans les opérations humanitaires : on ne voit plus de bombardier sans un convoi de médicaments et de vivres, mais ces opérations n'ont d'autre but et d'effet que d'instrumentaliser les civils aux fins politiques de la guerre.

Les procédés paraissent neufs. Pourtant la gestion par les pays colonisateurs des famines du 19e siècle qui frappèrent l'Asie ou l'Afrique met en œuvre, expérimentalement pour ainsi dire, toutes les pratiques de la domination impérialiste du monde : contrôle de l'aide humanitaire, concentration des populations dans les camps, usage coercitif des famines par l'organisation délibérée des pénuries le tout lié à une spéculation sur les denrées et à une destruction consciente des ressources économiques locales, par le simple jeu économique et financier.

Paradoxales leçons de la guerre du Golfe

La guerre du Golfe de 1991 mit les stratèges à l'épreuve. Les USA se trouvaient quelque peu désemparés sur le plan théorique. Quao Liang et Wang Xiangsui mettent l'accent sur une certaine désynchronisation stratégique entre les armes, faisant de la superpuissance américaine un groupe d'aveugle " tâtant l'éléphant " et n'en découvrant que des vérités partielles. La rivalité interarmes, exacerbée par les contraintes budgétaires, fut l'un des handicaps récurrents. Si l'armée de terre devait faire face à l'obsolescence rapide des techniques, l'obligeant à faire face aux dépenses pléthoriques et insoutenables à long terme, la marine souffrait d'être réduite au rôle peu glorieux de " crocodile à courte gueule pataugeant dans la vase " en assistant les débarquements ou les combats côtiers, et fut obligée de reformuler ses concepts stratégiques, mettant en avant une des qualités fondamentales de cette arme : la capacité d'un déploiement à l'échelle du globe et de devenir le noyau d'une intervention combinant force aérienne et force terrestre.

Deux handicaps grèvent la défense américaine. Le premier est la propension à l'extravagance financière, qui les amène à poursuivre ses objectifs sans regarder aux dépenses. Second handicap : la volonté de satisfaire une opinion publique rétive - depuis la défaite du Vietnam - au sacrifice, préconisant la théorie du " zéro mort ". Ce syndrome conduit les Américains à utiliser des armes et munitions démesurément plus coûteuses que leur cible et à assurer aux troupes délocalisées un support logistique dès plus dispendieux, cherchant à " transposer toutes les commodités de la vie " américaine sur le théâtre des opérations.

Ce constat permet de pointer le doigt sur le talon d'Achille des Etats-Unis : la réticence au sacrifice et la dépendance à l'égard de l'opinion civile. " Tous les adversaires qui ont déjà croisé le fer avec l'armée américaine ont sans doute compris le secret de la réussite - si l'on arrive pas à battre cette armée, il faut tuer ses soldats du rang ", faisant ainsi pièce à l'exigence du Congrès pour qui " réduire les pertes humaines est l'objectif le plus élevé dans l'établissement d'un plan ".

Les USA ne parviennent pas à franchir l'écart entre la pensée militaire et la technologie militaire, vide théorique que les concepts de " campagne unifiée " et de " guerre omnidimensionnelle " ne comblent pas. L'idée de " guerre intégrée sol-mer-air-espace " est un pas vers la destruction des barrières interarmes et à l'intégration globale des opérations militaires mais l'interpénétration de méthodes et d'acteurs civils et militaires sur le théâtre de conflits globalisés est un défi non relevé par les stratèges américains. Cela les a rendus vulnérables aux attaques spectaculaires de Al Qaïda, à des tentatives de déstabilisation économique, financière ou à des actions concertées de piratage informatique faisant de l'internet un théâtre d'opération.

Guerre globale pour la suprématie chinoise.

Qiao Liang et Wang Xiangsui se fondent sur l' analyse de la pensée stratégique américaine pour mieux répondre aux besoins à long terme de la Chine. La pensée militaire chinoise épouse ici le principe d'une guerre illimitée dépassant dans sa portée la protection de l'intégrité territoriale. A l'évidence, les auteurs ont conscience que le développement économique fera de la Chine une rivale des puissances occidentales, mais aussi que cette rivalité ne peut épouser la forme d'un conflit classique. C'est une théorie de la guerre totale que nous livrent Qiao Liang et Wang Xiangsui en l'inscrivant dans une tradition étrangère à l'approche post-hégélienne et post-clausewitzienne des stratèges occidentaux.

Soulignant que la nouvelle méthodologie américaine abolissant les " barrières interarmes " et formulant une théorie du combat omnidimensionnel " comporte des défauts évidents, tant en ce qui concerne l'extension que la compréhension (au sens logique ) du concept ", car " elle ne sort pas de la catégorie militaire " ne sont pas assez radicales, ils esquissent les conditions de la suprématie chinoise : l'absence totale de scrupule quant à la subordination de la politique et de l'économie à l'objectif premier des stratégies militaires, la suprématie. Cette dernière dépend de facteurs multiples indiscernables d'un point de vue militaire, rendant nécessaire une redéfinition des menaces en temps de paix. C'est dans le souci de faire face à des menaces diffuses comme le sabotage économique, le terrorisme non étatique, le piratage informatique, que la Chine devra assumer sa défense et poursuivre ses objectifs géostratégiques. Evoquant les sectes millénaristes, la mafia italienne, les organisations terroristes islamistes, le cartel de la drogue, les hackers ( !) et la spéculation financière, les auteurs dressent un tableau des moyens d'agression permettant des attaques " qui ne sont pas des actions militaires mais (…) peuvent être mises sur le plan des actions de guerre visant à obliger un autre Etat à satisfaire ses propres intérêts et exigences ". " Aussi destructrices, voire plus, que la guerre au sens strict, ces forces représentent désormais une grave menace, multidirectionnelle, différente de ce qu'on a pu connaître, sur ce que nous considérons comme la sécurité nationale ".

A l'encontre des stratèges américains dominés par leur bellicisme, on peut douter de l'efficacité des mesures militaires pour répondre à ces menaces. On recherchera une " méthode opérationnelle étendue alliant toutes les dimensions et toutes les capacités des deux grands domaines militaire et non militaire qui permettent de faire la guerre ", ce qui conduira à " élaborer une forme de guerre totalement nouvelle qui incluse et dépasse la dimension de la sécurité nationale ". Grand principe : " combinaison ". La philosophie s'inspire de Lao Tzeu : " le Tao crée le un, le un crée le deux, le deux crée le trois et le trois crée l'infinité des êtres ". Reste à traduire concrètement cette dialectique dans l'urgence des conflits.

Face au néo-terrorisme

Les USA se trouvent, depuis l'effondrement du communisme, comme des guerriers, sabre au clair mais désemparés face à l'absence d'ennemi prêts à livrer bataille. La défaite de l'Irak (1991) le conforte dans cette position de maître absolu mais la menace est d'autant plus redoutable qu'elle est diffuse et se trouve aussi à l'intérieur des frontières.

C'est à un conflit de type nouveau, que l'on catégorise sommairement comme " de civilisation ", que les occidentaux doivent faire face, mais le désordre mondial n'est pas seulement dû à l'islamisme. Les auteurs de " La guerre hors limites " identifient cinq catégories d'ennemis potentiels : le terrorisme islamique, des sectes millénaristes, des puissances financières capables de déstabiliser une économie nationale, des réseaux mafieux et les pirates informatiques. La vision qui se dégage est celle d'un monde chaotique inintelligible selon les catégories politiques classiques et de l'imminence de la menace terroriste. Soulignons ici la lucidité des auteurs en reconsidérant l'ouvrage (écrit en 1999) à la lumière des attentats du 11 septembre 2001. Ben Laden y est cité comme un des acteurs essentiels des conflits futurs. Conséquence stratégique majeure : la perte de légitimité des frontières, ce qui rend caduques les conceptions nationales de la défense.

Définition de la menace : ignorant toute règle et toute morale, les ennemis ne sont " responsables devant personne " et " ne reculent devant rien ". " Leurs mouvements très discrets leur permettent d'agir dans le plus grand secret ; leurs actions d'une extrême violence provoquent des dommages de grande ampleur ; enfin, ils font montre d'une cruauté inhabituelle en perpétrant aveuglement des attentats qui visent les populations ". " La génération des terroristes totalement inconnus s'est transformée en une puissance mondiale "… " au premier rang desquels figurent les pirates informatiques ". Certes on peut sourire de ces allégations qui situent le hacker au niveau d'un Ben Laden, mais au-delà des appréhensions chinoises à l'égard de l'internet (qui fait l'objet de la plus grande suspicion de la part de Pékin), les auteurs mesurent l'importance du cyberespace dans la guerre future : désinformation, sabotage, pillages de données et espionnage empruntent désormais les voies tortueuses du net. L'architecture anarchique de l'internet ouvre un espace difficilement contrôlable aux manœuvres rusées de " bandits du réseau " - individus pervers - ou de " tyrans du réseau " - hackers commandités par l'Etat.

Un autre adversaire se profile dans le chaos futur : les spéculateurs - l'ouvrage mentionne le nom de Soros - financiers, qui " utilisent les règles de l'économie libérale pour provoquer des tempêtes sur les marchés mondiaux " au détriment de l'Asie du Sud-Est, et par ricochet, de la Russie et du Japon. Ce " terrorisme financier " crée des ondes de chocs ébranlant jusqu'aux économies occidentales. Ici encore se manifeste la perte angoissante des repères frontaliers : la mondialisation rend les Etats vulnérables face à un terrorisme financier pour qui " aucune limite territoriale n'a de valeur ".

Face à l'ennemi insaisissable et sans scrupule, il faut à son tour " briser les règles " : nos stratèges chinois saluent comme une " percée dans les méthodes de combat " l'autorisation britannique accordée aux services secrets à assassiner " légalement " des chefs d'Etat étrangers considérés comme terroristes, ou de transgresser, dans les mesures répressives, les limites frontalières et juridiques. Faire fi des règles et du droit national ou international, tel est le fondement de la stratégie contre-terroriste de la guerre illimitée : " Seuls les génies militaires peuvent, tels des météores, se dresser et enfreindre les règles, franchir les limites et combiner sciemment l'ensemble des moyens disponibles du moment pour interpréter le chef-d'oeuvre immémorial qui change la tonalité de la guerre ". Pour cela, il faudra " s'affranchir de toutes les entraves politiques, historiques, culturelles et morales, et engager une réflexion approfondie "

Esthétique de la guerre

Sur la base de ses principes, qui relèvent autant d'un constat que du réquisit, les auteurs élaborent une "martingale" stratégique, prenant en compte la complexité des enjeux et la diversité des acteurs. Briser les règles et adopter une stratégie combinée, afin d'additionner les effets, devient le principe majeur d'une gestion des conflits mêlant les niveaux militaires, supra militaires (c'est à dire diplomatique et politique), et socio-économique en une synthèse théorique et pratique garante de la victoire.

Resserrant l'angle de vue, les auteurs en viennent à s'inspirer de la règle pythagoricienne de la proportion dorée : cette norme esthétique selon laquelle le rapport = 0,618 serait garant de l'harmonie s'appliquerait à la tactique militaire, conditionnant la victoire dont le point décisif, aussi bien sur le plan spatial que temporel, serait régi par le Nombre d'Or. Egrenant quelques exemples historiques, les auteurs mentionnent les circonstances de victoires, les attribuant d'une manière ou de l'autre au Nombre d'Or, au point de sombrer dans l'absurdité d'une surinterprétation a posteriori : " la bataille de Stalingrad, que tous les historiens considèrent comme le tournant de la guerre patriotique soviétique, se produit exactement dans le dix-septième mois après l'éclatement de la guerre, soit au " point d'or " sur l'axe du temps comprenant les vingt-six mois entre l'ascension et le repli de l'armée allemande " (p. 223).

Le "Nombre d'Or" est un facteur de déséquilibre qui retournerait la force de l'attaquant en faveur du défenseur et permet d'introduire la règle du " latéral-frontal ". Elle s'énonce comme une inversion du rapport entre l'élément dominant (le point d'attaque frontal) et la cible de la contre-attaque (point latéral) : " cette structure de type latéral-frontal est une structure asymétrique et il existe par conséquent une relation de déséquilibre entre les deux éléments ". A une attaque frontale, on riposte sur le flanc tout en esquivant l'attaque.

L'approche déconcertante des auteurs s'inscrit dans la tradition chinoise d'esthétisme guerrier - ce qu'illustrent les films " de sabre " chinois - dans lesquels la forme du combat prend autant d'importance que la concrétisation des objectifs poursuivis. Mais si nous allons au-delà des naïvetés relatives au " nombre d'or " (les exemples donnés par les auteurs ne convainquent pas), nous pouvons déceler une philosophie de la guerre peut être plus pertinente que nous pourrions croire.

La guerre apparaît ici comme une des manifestations possibles du conflit, qui est source de toute choses. L'harmonie de l'univers, et ce y compris l'harmonie sociale, ne résulte pas d'un équilibre statique, mais d'une dynamique conflictuelle constante où les contraires s'unissent pour engendrer un saut qualitatif dans le progrès historique. Ce progrès ne résulte pas de l'annihilation réciproque dans une confrontation frontale mais d'une convergence des opposés vers un nouvel équilibre. Dans cette perspective, la guerre - confrontation militaire - n'est qu'un des aspects du combat qui se joue en réalité sur tous les fronts, touchant tous les aspects de la vie.

Cette vision s'écarte du moralisme occidental englué dans une confrontation globale avec des moyens limités en raison des présupposés moraux qui sous-tendent la politique. Les discours sur la guerre juste et la revendication d'un droit de la guerre qui en limiterait l'impact destructif n'empêchent ni atrocités ni dommages collatéraux, mais la stratégie a-morale préconisée par les auteurs ne relève pas du cynisme, qui est plutôt le propre du terrorisme global, mais d'une lucidité que ne dénierait pas Machiavel. Il s'agit, plus que de surenchérir dans l'horreur, de s'adapter à la rupture cynique des règles du jeu guerrier en déséquilibrant l'adversaire par une réponse asymétrique, globale et coordonnée.

Le discours de Qiao Liang et Wang Xiangsui laisse cependant une impression d'ambivalence. Certes, les colonels de l'armée de l'air chinoise se positionnent en défenseurs de l'Etat et de la souveraineté chinoise, qu'ils estiment menacés par ceux-là même qui déstabilisent les pays industrialisés. Ils font ainsi front commun avec les Occidentaux contre le terrorisme, mais d'autre part, la voie stratégique qu'ils empruntent, parce qu'elle met en évidence l'avantage de ceux qui brisent les règles du jeu, permet d'envisager un rapport de force favorable aux nations les moins industrialisées qui seraient politiquement motivés à contrer la domination des superpuissances. C'est à ce titre que l'ouvrage mérite attention.


notes

(1) Une traduction anglaise de l'ouvrage est publié on line à http://www.cryptome.org/cuw.htm (site visité en décembre 2003)

 


copyright : P. Deramaix - décembre 2003
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