série théorie critique

STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE

Patrice Deramaix


5. LES LIMITES DE LA METHODE GOLDMANNIENNE.

En abordant l'analyse fine des tragédies de Racine (1) , Goldmann rappelle les raisons qui l'amènent à rejeter la validité de l'approche psychologique et biographique dans la compréhension d'une oeuvre. L'étude strictement philologique et phénoménologique présente pour lui l'avantage de faire du texte un critère objectif et contrôlable. Mais l'approche structuralistegénétique considère l'oeuvre, "un ensemble cohérent de tendances réelles, affectives, intellectuelles et même motrices des membres d'un groupe", comme la vision du monde, extrapolée jusqu'à l'extrême cohérence, propre à un groupe social que l'étude historique et sociologique permet de connaître.

"Le fait esthétique consiste en deux paliers d'adéquation nécessaire :

Goldmann formule une restriction importante : l'analyse structuraliste génétique ne vaut que pour les grandes oeuvres du passé (Cela ne l'empêchera pas d'analyser Malraux, le Nouveau Roman et le théâtre de J. Genet).

Ce qui implique pour l'analyste une sélection du matériel d'étude. La grande masse des écrits de valeur moyenne lui paraissent difficilement analysable, à cause de leur manque de cohérence. La plupart des écrits littéraires sont "l'expression d'individualités moyennes particulièrement complexes et surtout peu typiques et représentatifs". Leur incohérence qui peut se marquer parl'inadéquation de la forme avec la vision du monde que l'oeuvre prétend exprimer.

Le deuxième temps de la restriction - la référence aux oeuvres du passé résulte du constat que la vie sociale accomplit "d'elle-même" cette sélection qualitative des oeuvres littéraires. Il n'est certes pas impossible d'étudier la production actuelle, mais la tâche est rendue plus complexe par la nécessité d'une sélection qualitative qu'il est difficile de mener à bien tant que la genèse des groupes sociaux, la structuration et l'élaboration de leur vision du monde ne sont pas achevées. Les facteurs sociaux qui déterminent le succès d'une oeuvre contemporaine sont trop accidentels pour qu'il puissent être considérés comme un critère considéré comme central : "le fait que les hommes retrouvent dans certains ouvrages du passé ce qu'ils sentent et pensent confusément eux-mêmes". Autrement dit: l'oeuvre "valable" est éternelle.

Ce qui veut dire concrètement que l'on peut y trouver l'expression des aspirations d'un groupe social à un degré de conscience et de cohérence inédit. L'actualité d'une oeuvre marquante, produite dans un contexte sociologique révolu, peut être cherchée sur deux plans : soit l'oeuvre est l'expression de la vision du monde d'un groupe social qui n'a pas encore disparu et qui peut se retrouver - dans une cohérence parfaite - dans cette oeuvre, soit que les aspirations exprimées gardent une légitimité qui transcendent les clivages sociaux et que dès lors elles peuvent, actuellement encore, être comprises - souvent au prix d'une analyse critique resituant l'oeuvre dans le contexte - malgré la disparition du groupe social dont l'oeuvre exprime la vision du monde. La réactualisation de l'oeuvre passée peut résulter aussi d'une réactualisation des problèmes (philosophiques, sociologiques ...) qui ont déterminé la genèse de l'oeuvre.

Il s'agit là d'une relecture historiquement datée réintroduisant le texte dans un champ social certes nouveau mais qui présente des analogies avec le champ socio-historique contemporain de l'oeuvre. Ainsi les analyses des tragédies raciniennes peuvent être relues à un double niveau. Elles sont une mise en évidence de la tension qui anime le janséniste inséré malgré lui dans un monde qu'il refuse et avec lequel il est obligé, pour survivre et de concrétiser son idéal, de se compromettre. Cette tension est exprimée dans les tragédies du refus comme Andromaque par l'antagonisme qui sépare le monde contingent (représentés par les personnages tels que Oreste, Hermione, Pyrrhus, assimilés à des fauves) de 'absolu (que Hector et Astyanax représentent) objet de la quête tragique d'Andromaque, seul personnage véritablement humain de la pièce.

La critique est ici élucidation historique et sociologique du tragique racinien. Mais, sachant que le jansénisme n'existe plus comme expression vivante d'une pensée religieuse et que le groupe social (la noblesse de robe) dont il exprime les aspirations et les contradictions a disparu de la scène de l'histoire, on peut se demander ce qui fait, au XXme siècle, l'actualité de Racine voire l'intérêt, autre que purement historique, de son étude.

On pourrait affirmer que la tragédie racinienne renferme des valeurs "éternelles", transcendantes qui seraient l'exigence de l'absolu dans un monde contingent. Ce serait intégrer dans l'analyse littéraire les aspirations mêmes d'un auteur en quête d'absolu, de transcendance, affirmant la pérennité de ces valeurs par delà les vicissitudes de l'Histoire. L'on nierait par ce fait toute approche matérialiste et dialectique de la littérature. Mais la permanence de l'oeuvre de Racine dans l'actualité culturelle est une réalité concrète que l'on ne peut nier en affirmant tout simplement le caractère historiquement daté de l'oeuvre.

Une telle relativisation de Racine est certes nécessaire pour comprendre l'oeuvre et en expliquer la genèse, elle n'en éclaire pas pour autant son actualité au XXme siècle. Ce qui nous conduit à une métacritique de Racine, une tentative d'élucidation de la lecture actuelle de ce tragédien du 17me siècle dont la persistance à notre époque peut être expliquée par l'institutionnalisation de la littérature. L'oeuvre racinienne a été en effet instituée comme oeuvre déterminante par l'appareil scolaire, elle en constitue un référent obligé d'une culture française imprégnée d'esthétisme classique. L'abolition de l'Ancien Régime n'a fondamentalement pas changé cette perception : en effet la Révolution Française n'a fait que porter sur la scène publique les antagonismes de pouvoir qui étaient, dans l'ancien régime, le privilège de la Cour et de la noblesse.

Cette réactualisation du discours du pouvoir, dont le référent historique était alors la révolution romaine (de 60 avant notre ère à 14 ap.J-C) : le passage de la royauté à la république romaine pour aboutir ensuite au règne d'Auguste et à l'empire dont on peut relever les analogies formelles avec les manifestations successives du pouvoir depuis la prise de la Bastille jusqu'au couronnement de Napoléon) s'exprimait dans le néoclassicisme. On comprendra que la démocratisation de l'enseignement, qui avait pour fonction de populariser les valeurs idéologiques dominantes, allait de pair avec la divulgation de l'esthétique classique considérée comme référent absolu d'une culture universalisée.

Sans doute pourra-t-on dès lors relever une lacune dans l'approche goldmannienne. Goldmann s'est essentiellement attaché à élucider la genèse de l'oeuvre, à relever les analogies (homologies structurales) entre l'oeuvre et la vision du monde de tel ou tel groupe social, à insérer le texte littéraire dans son contexte. Mais en ne définissant le statut de l'oeuvre littéraire et son importance qu'à travers la mise en évidence de sa cohérence interne et externe, il s'est abstenu d'expliquer les phénomènes, sociologiquement et historiquement déterminés, de l'institution littéraire. C'est ce qui est manifesté dans l'affirmation franchement sommaire que "la vie sociale accomplit d'elle-même" le travail hautement complexe "de dégager les grandes tendances sociales contemporaines, d'extrapoler les visions du monde qui leur correspondent et de chercher les oeuvres littéraires, artistiques ou philosophiques qui les expriment de manière adéquate".(3)

Laissant à la "vie sociale" abstraite et non définie accomplir ce travail de sélection, Goldmann s'abstient de considérer deux choses :
1. que l'institutionnalisation de la littérature et la sacralisation des "chefs d'oeuvre" est un processus sociologiquement déterminé et dont la fonction idéologique est en fin de compte occultée sous l'apparence de l'universalité des valeurs esthétiques propre aux couches sociales dominantes.
2. que cette sélection exclut en réalité de l'institution littéraire toute une production culturelle qui est, elle aussi, l'expression d'une vision du monde, mais qui, de par la position sociologique et historique des groupes sociaux qui l'ont produite, n'a pu trouver sa place sur la scène littéraire telle que les classes dominantes l'ont instituée. Goldmann semble ignorer toute la "paralittérature" et la production culturelle populaire, tombée d'ailleurs dans l'oubli.

L'actualisation des oeuvres du passé peut toutefois répondre à une autre logique : qu'il existe une homologie structurale entre la vision du monde exprimée dans l'oeuvre et une vision du monde propre à un groupe social actuel. La problématique qui a suscité la genèse de l'oeuvre persiste ou redevient actuelle, dès lors une relecture de l'oeuvre devenue "classique" s'impose à la lumière du temps présent, et prend souvent la forme d'un regain d'intérêt et de la production d'une critique littéraire de ces oeuvres.

On peut se demander d'ailleurs dans quelle mesure l'intérêt de Goldmann pour la tragédie ne répond pas à ce déterminisme. L'analogie qu'il met en évidence entre le pari pascalien et l'optimisme sous-jacent au marxisme est, à mon avis, l'indice que l'attention portée par Goldmann à la vision tragique n'est pas purement académique. L'actualité du tragique ne résulte pas seulement d'une permanence anhistorique de la position d'un homme déchiré entre les contingences mondaines et son désir d'absolu mais d'une réalité existentielle qui, semble-t-il, est à la fois enracinée ontologiquement (on reviendrait à une phénoménologie heideggerienne de l'existence humaine) et marquée par une aliénation dont Marx a relevé le caractère socialement déterminé.

Ainsi Goldmann vivrait lui-même la situation tragique qu'il décrit chez les jansénistes, Pascal, Racine, et la noblesse de cour... non pas tant en raison d'une éventuelle position tragique du dasein, mais en raison d'un vécu social qui le met dans une position similaire à celle d'un homme du XVIIIme siècle.

Pour étayer cette hypothèse il faudrait analyser le texte goldmannien en adoptant cette même méthode structuraliste-génétique qui lui permet de situer l'écrivain dans son environnement social. En tant que marxiste Goldmann aspire (tout comme Pascal, Goldmann l'a relevé lui-même) à un absolu que l'on pourrait exprimer dans les termes mêmes de Marx "naturalisation de l'homme (abolition de la dichotomie sujet-objet, réconciliation des hommes) et humanisation de la nature (maîtrise socialisée du réel et abolition de la règne de la rareté)", or cette espérance marxienne assimilée aux aspirations profondes du prolétariat n'a pu être traduite dans les faits : la révolution soviétique s'est révélé être l'émergence d'un nouveau pouvoir totalitaire.

Quelles que soient les justifications socio-historiques qu'ils aient formulées, les marxistes, dès les années 1920, furent profondément conscients de cet état de fait en raison d'ailleurs de deux événements historiques : la défaite de la révolution spartakiste et la trahison (aux yeux des marxistes) des sociaux-démocrates d'une part et d'autre part, l'arrivée au pouvoir, en 1923 de Staline, qui suivirent d'ailleurs l'abandon, avec la NEP, du caractère radical de la révolution soviétique.

Dès lors les positions des marxistes pouvaient osciller selon les individus entre la fidélité aux projets originaires (au risque de l'idéalisme ou d'une dérive "gauchiste"), et un pragmatisme qui pouvait prendre tout aussi bien la forme d'un abandon du marxisme à la faveur du réformisme que la soumission au totalitarisme stalinien.

On sait qu'un Lukacs fut lui-même déchiré entre une position hétérodoxe et anti-dogmatique ("Histoire et conscience de classe") et une fidélité "obligée" au pouvoir stalinien (ses autocritiques et ses plaidoyers pour le réalisme socialiste). Goldmann, dès les années 5O, a pu se trouver, en tant qu'intellectuel indépendant de tout parti, dans une position similaire face à l'échec de plus en plus patent du projet communiste en raison de l'embourgeoisement de la classe ouvrière. Echec qui prenait la forme d'un report sine die du "Grand Soir", utopie présente dans les aspirations humaines mais absente de toute réalité concrète, d'un éloignement constant de cette société réconciliée à laquelle aspirent les hommes. On pourrait dévoiler dès lors la position contradictoire de l'intellectuel universitaire dont la lucidité du regard coincide avec l'impossibilité d'infléchir une histoire de plus en plus implacable.


notes


(1). Le Dieu Caché, chapitre XVII et sq.

(2) Goldmann, op cit., p.349.

(3) op. cit., p.350._t., p.349.


vers : sommaire --- bibliographie - chapitre précédent
accueil - textes