sur quelques fragments de Héraclite (1)

P. Deramaix


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1. logos

la parole originaire.

Avec le premier des fragments que le Temps nous a laissé de Héraclite, nous assistons à la mise en place, en une sorte de scène primitive, des concepts fondateurs de toute la pensée occidentale. Elle en conditionnera tout le devenir. Pour cette raison, il importe d'y revenir chaque fois qu'est pensé le rapport de l'homme au monde et le déploiement du logos.

Ecoutons ce fragment :

« Ce mot (logos), les hommes ne le comprennent jamais, aussi bien avant d'en avoir entendu parler qu'après. Bien que tout se passe selon ce mot, ils semblent n'avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, en distinguant et en expliquant la nature de chaque chose. Mais les autres hommes ignorent ce qu'ils ont fait en état de veille, comme ils oublient ce qu'ils font pendant leur sommeil. » (note 1)

Ouvrant le fragment premier, le logos (note 2) se situe à l'origine de la pensée humaine. Et dès cette origine, le rapport que l'homme entretient avec lui est avant tout une mécompréhension. Héraclite dresse un constat amer : les hommes ne comprennent pas le logos bien que "tout se passe selon ce mot". La philosophie sera donc une tentative sans cesse renouvelée de dépasser cette mécompréhension qui rend ce "mot" obscur. Pourtant, selon le philosophe d'Ephèse, les hommes en "ont entendu parler" ; il n'empêche qu'ils ne le comprennent point. Mais, ce que nous pouvons d'ore et déjà savoir, c'est que le logos existe, sinon on n'en entendrait point parler.

Nous devrons donc, avant toute réflexion ultérieure, élucider le sens du "logos".

L'examen attentif du logos, dans ses multiples déterminations et dans les diverses acceptions du terme grec, nous apprend que ce simple mot - qui signifie "mot" - est en réalité plus complexe qu'il n'y paraît. Le mot est l'unité élémentaire de de la langue et cette dernière ne fournit un texte intelligible que dans la mesure où elle combine les mots en respectant des règles syntaxiques préétablies, qui en constituent la grammaire. Nous ne préoccuperons pas ici de la structure de la langue. Le mot se suffit à lui-même pour élucider le sens du logos.

Un des problèmes que le lecteur moderne de Héraclite rencontre est incontestablement la polysémie du terme grec : logos peut, selon les hellénistes, désigner soit "le mot", unité sémantique, soit le discours - celui que tient Héraclite, par exemple - soit la parole dans son sens le plus large.

Prenons un mot quelconque, "HOMME", prononçons le [ om ], écrivons-le, lisons le - [HOMME] - , nous sommes en présence d'un son, d'une graphie (note 3) , que nous associons à une réalité, celle d'un animal bipède, (presque) glabre, redoutable prédateur à l'encéphale hypertrophié, dont le comportement social se révèle particulièrement auto-destructrice, et que les zoologistes classent comme mammifère, primate, hominidé, homo sapiens. Nous devons bien reconnaître que ce simple son [ om ] nous met face à une réalité beaucoup plus vaste que la simple écoute du phonème pourrait laisser penser. En premier lieu, le logos qui désigne l'homme ne peut être totalement confondu avec la concrétude de l'homme. Nous désignons en effet par ce mot, non pas tel individu que nous rencontrons à ce moment précis et en ce lieu précis, mais l'homme "en général". Dès lors nous nous trouvons devant une notion qui ne recouvre pas exactement la réalité physique (c'est-à-dire concrète, relevant du monde) de l'espèce humaine, qui est celle d'individus différenciés, socialisés, ayant chacun leurs caractéristiques, innées ou acquises, propres.

Nous ne pouvons donc définir le mot "HOMME" par une simple addition des caractéristiques particulières de chaque membre de cette espèce. Pour associer correctement le mot au concept qu'il représente, nous serons obligé de réduire la notion homme aux caractères communs à tous les individus appartenant à l'espèce humaine. La couleur des yeux, des cheveux ou de la peau n'interviendront pas, mais le développement de l'encéphale, la bipédie, la présence d'un pouce opposable, la capacité d'abstraction et de représentation, l'usage d'un langage complexe et bien d'autres caractères définissent le caractère humain du primate que nous sommes.

Nous constaterons ainsi un double clivage entre d'une part le morphème (graphème ou phonème) et la notion - ou le concept - qu'elle recouvre et d'autre part entre cette notion re-présentée par le mot (graphie/concept) et la réalité concrète de l'homme qui sera d'ailleurs introuvable dans la mesure où le concept générique constitue une idéalité (note 4).

En effet sous le concept homme, nous ne pourrions associer qu'une réalité qui fait abstraction des caractéristiques particulières. Nous pourrions penser à ces "portraits robots" d'un type humain (par ex. du type français) réalisés à partir des superpositions de négatifs représentant un grand nombre d'individus particuliers.

Quittons maintenant toute détermination particulière du langage. Car la pensée du logos ne peut nous renvoyer à un mot précis. Certes l'analyse du phénomène linguistique permet de mettre en évidence les clivages qui subsistent entre l'étant et sa représentation sémantique. Nous avons vu que le mot ne correspond en fait qu'à une notion ab-straite de la réalité physique, il re-présente un concept. Quand bien même ce mot se rapporterait à une chose particulière, tel homme, tel objet, tel animal et non point un autre de la même espèce (il s'agira dès lors d'un "nom propre" ) l'usage du mot - évocation de cet étant-là - ne le fait point surgir du néant. Le verbe n'abolit pas l'absence, se contentant de susciter ou de permettre - comme substrat - une représentation mentale, une conceptualisation. Parlant de concept et de conceptualisation, nous touchons maintenant un point sensible, stratégique du discours philosophique. En fait le concept en tant que tel a partie liée avec le logos. L'un ne peut être sans l'autre. Nous devrons avec la pensée du logos aboutir nécessairement à une pensée du concept.

Or, parler du logos en tant que tel revient à abolir les plans de clivage qui dissocient un phonème quelconque du concept qu'il désigne ( ainsi que le concept de la réalité concrète auquel il se réfère ) : le mot fléchit sur lui-même, se ré-fléchit. C'est donc le mot "LOGOS" lui-même que nous devrons utiliser dans son acception la plus large. Analysons-en la structure. [LOGOS] est un mot, et ce mot se désigne - en langue grecque - lui-même. Il est mot qui est mot. Et ce mot prononcé [LO-GOS] est évoqué dans sa détermination la plus large : il n'indique pas une autre réalité que lui-même tout en pouvant s'appliquer à toutes les manifestations du language possibles. Et cette réalité se manifeste dans le monde physique comme un phonème, un son structuré, ou une graphie, un ensemble de signes graphiques... Le mot est ce "morphème" lorsque nous le considérons comme étant. Mais au-delà de cette détermination matérielle, sensible, qui relève du phénomène, nous devrons en pénétrer le sens profond, l'être. Comme la graphie ou le phonème se donne comme étant et en manifeste l'être à nos yeux ou à nos oreilles, nous pouvons nous interroger sur l'être de cet étant. En quoi consiste-t-il? Est-ce seulement un ensemble de traits ou de sons? Supposons un instant que nous modifions le graphisme du mot en déplaçant les jambages, les empattements des lettres qui le constituent. Nous aurons un phénomène semblable, un ensemble de traits, de pleins et de déliés qui à nos yeux ne signifient plus rien. A ce moment, ce mot ne se donne plus comme mot. Il pourrait se donner comme oeuvre d'art, dessin abstrait, ou éventuellement représentation purement abstraite d'un mot imprimé. Mais précisément, à cause de cette abstraction, la graphie perd sa nature de mot. L'être d'un mot ne réside pas seulement dans la matérialité de son écriture (ou de sa prononciation) mais aussi dans le sens qu'il prend, dans le fait qu'il prend sens en raison de sa structure particulière, signifiante parce que respectueuse d'un ensemble de règles sémantiques.

L'être du mot est en conséquence double. Peut-on dire qu'il déborde sur le sens précis qu'on lui donne? Prenons un mot quelconque, autre que LOGOS. Il est mot déterminé, précis, donc représentation linguistique et sémantique d'une réalité autre. D'autre part, l'être du mot ne se manifeste que dans la mesure où un sens y est rattaché. En dehors de ce sens, le mot se réduit à n'être que pur phénomène. Dès lors le sens donné au mot particulier que j'écris ou prononce fait partie de l'être de ce mot.

Notons bien que la simple fonction de signifiant ne suffit pas à déterminer l'être de tel mot. En effet je ne pense pas, à ce moment de notre réflexion, à un mot quelconque mais à un mot précis. Si je dit "chat", l'être de ce mot ("chat") est à la fois le mot que j'écris - considéré dans sa fonction sémantique - et le sens précis que je lui donne dans ma langue. Ce sens n'est naturellement pas l'animal dans sa concrétude matérielle mais le concept que je rattache à la fois au mot "CHAT" et à l'étant qui ronronne sur mes genoux ou à un de ses congénères.

L'étape suivante de notre réflexion sera d'abandonner toute détermination particulière du mot. Le mot est pensé en tant que tel. Où donc réside son être? Est-ce dans sa concrétude matérielle (graphique et phonétique)? Dans sa fonction re-présentative, signifiante? Son être réside alors dans sa fonction : Est mot ce qui, faisant partie d'un système linguistique structuré, est de nature - comme unité sémantique - à représenter graphiquement et/ou phonétiquement une notion concrète ou abstraite. Mais en ce qui concerne le mot grec LOGOS, nous avons vu que les hellénistes ont constaté la polysémie du terme. Logos désigne mot et langue, mais aussi récit et raison... Dès lors nous semblons entrer dans la plus grande confusion. Mais que se passe-t-il en fait? La pensée du LOGOS est en fait une pensée infléchie sur elle-même. En effet, je ne peux retrouver dans ce mot qu'un être unique à double face, tel Janus : la fonction sémantique, signifiante, (mot) et le concept de sens lui-même. Ce mot qui est mot, en grec [LOGOS], est un être unique parce que replié sur lui-même, la fonction sémantique du mot coïncidant parfaitement avec son sens. Ainsi le logos est à la fois signe et sens.

C'est cette dernière acception que nous adopterons, pour la simple raison que ce sens donné au terme [LOGOS] nous ouvre plus largement les chemins de la pensée. Au mot - à un mot quelconque - nous associons un sens, c'est-à-dire une relation avec d'une part une réalité et d'autre part un concept. Parler du Logos, dans son sens le plus général, revient par conséquent à parler du sens : le [logos] comme mot se désigne lui-même et, se désignant lui-même, nous renvoie non seulement à la matérialité (phonétique ou graphique) du mot mais aussi au sens qui lui est conféré. Il ne peut se comprendre en totalité que si nous intégrons, outre lui-même (le morphème [LOGOS]), le fait matériel, concret et social, du discours, ainsi que le concept qu'il recouvre, c'est-à-dire le sens du discours, ou plus exactement le discours comme donation de sens. En fin de compte le logos désigne son propre sens. Etant lui-même ce qu'il signifie, le logos est le discours par excellence, ce dont la compréhension ouvre la porte de tous les savoirs, élucide tous les discours, décrypte tous les secrets...

l'expérience du monde.

Snell (note 5) a donné une belle traduction du fragment 50 :

"Si ce n'est pas moi, mais le Sens, que vous avez entendu, il est sage alors de dire dans le même sens : Tout est un."

Elle éclaire le sens et la fonction du logos comme voie d'accès à la connaissance de la totalité. L'écoute de la Parole comme Parole donne sens au monde, c'est-à-dire qu'elle en permet la com-préhension comme unité intégrée en un tout cohérent. Il est d'ailleurs remarquable que - dans la plupart des traductions de Héraclite - ce fragment qui pense le monde comme Un, suit le fameux fragment

«Nous descendons et ne descendons pas dans le même fleuve ; nous sommes et ne nous sommes pas

De même Battistini traduit le fr. 50 sous le N°56 et suivant le fragment "du fleuve" que nous venons de citer, comme ceci :

« Le Tout est un, divisible, indivisible, créé incréé, mortel immortel, parole et éternité, père et fils, dieu et hommes. Ce ne sont pas mes mots à moi, mais la Parole que vous entendez : il est donc sage de reconnaître que tout est un. »

Ces traductions, indépendemment des raisons philologiques de leurs différences, montrent que la pensée héraclitéenne du logos ne peut être dissociée de la pensée de la totalité et plus particulièrement de l'unité des contraires.

Il importe à ce moment d'être attentif à la suite du fragment premier : "...bien que tout se passe selon ce mot..." Le logos entretient, comme on le constate ici, une relation particulière avec le "tout". Qu'est-ce à dire? "Tout se passe selon... ". La totalité qui est désignée est cette réalité dans laquelle les hommes vivent, prospèrent et parlent. Elle est à proprement parler le monde. (note 6) Ainsi le logos nous met en rapport avec le monde qui s'organise "selon le mot" , selon le Verbe, sens originaire du monde ou "selon le discours", sens donné au monde par l'animal de raison qu'est l'homme. A vrai dire, le chemin vers l'une ou l'autre interprétation reste ouvert et il me semble important de le laisser tel. En effet si nous conférons unilatéralement au terme "logos" le sens de "Verbe", sens originaire du monde... nous réduisons la tâche assumée par la philosophie à une interprétation du réel, à une herméneutique qui consiste à décrypter le Logos originaire dans la physis, considérant par là le monde comme signe d'une volonté originaire, réléguant ainsi le Logos dans la transcendance et ouvrant la voie aux interprétations platoniciennes et néoplatoniciennes du monde.

Dans l'autre cas, celui où nous sommes - en tant qu'êtres humains - producteurs de sens, le sens qui est donné au logos nous ouvre à la liberté, celle qui convient à des sujets capables de maîtriser le monde et de changer le cours des fleuves. Dans cette hypothèse, nous sommes en mesure de penser les rapports du logos, sens donné, avec le monde, totalité englobante. Ce rapport est décrit par Héraclite comme une "homologie" (du grec : "omologein = dire en accord avec "). L'homologie est un discours semblable, une parole énoncée dans "le même sens" et c'est dans la mesure de cette "homologie" que la parole humaine rend compte du Sens du monde. Dès lors deux interprétations restent possibles : ou bien nous est assignée la tâche, en tant que donateur de sens (qui est notre raison d'être), de parler "dans le même sens" que la Parole originaire. Reste à nous dès lors soit de la chercher dans le mythe, dans une Révélation, dans un texte fondateur de toute pensée... soit d'interpréter ce qui est à portée de nos sens comme le signe d'un Verbe originaire. Dès lors toute pensée, toute science humaine, devient herméneutique, une interprétation du monde en vue d'en dévoiler le sens originaire. Mais nous pourrions concevoir notre tâche d'une autre manière. Nous savons que la parole dans sa concrétude est la manifestation sensible, phénoménale du Sens, et peut traduire tous les concepts possibles. Il nous revient donc de re-construire à partir de la parole le sens du monde. Mais cette re-construction n'est pas qu'une simple dé-couverte. Il ne s'agit plus seulement de recueillir une Tradition, un logos originaire. La parole humaine devient un instrument, devenu autonome, du savoir, d'une re-construction conceptuelle du monde que nous vivons. Dès lors quels rapports doivent entretenir les paroles énoncées avec la réalité phénomènale du monde? Naturellement un rapport d'homologie. C'est-à-dire une similitude structurale entre le sens de nos discours et la réalité structurale du monde et par "structure" nous devons entendre "lois régissant les rapports entre les diverses parties du réel". Ce que nous dit Héraclite dans ce cas, c'est qu'il est non seulement possible de décrire, pris isolément les uns des autres, les faits que nous observons (et dans ce cas nous restons comme le dormeur isolé dans son rêve dans le particulier) mais qu'il nous revient en outre de leur donner sens, auquel cas nous accédons à l'universel. Et cette donation de sens n'est rien d'autre que la traduction en lois, au moyen d'un discours logique, c'est-à-dire conscient d'elle-même et de sa structure, des rapports complexes, contradictoires, parfois paradoxaux, entre les phénomènes. Une telle mise en rapport présente le double caractère d'une unification du monde en une totalité cohérente et la prise de conscience des liens qui nous unissent au monde et nous intègrent à lui. Par là nous savons que "Tout est un".

Qu'il soit Verbe, sens donné au monde, parole humaine ou discours-vrai, autrement dit discours du sage, discours philosophique, ce Logos est donc instrument et source du savoir : sens premier que nous élucidons et sens donné que nous attribuons, par le verbe, aux choses.

Ainsi dès cette première phrase, la scène philosophique est posée : le monde, l'homme et le logos et toute la philosophie occidentale ne pourra que mettre en oeuvre ces trois régions de la totalité : le monde qui nous englobe, le sujet - l'homme - qui découvre le monde et l'englobe du regard et la Parole, sens que nous découvrons et instrument de notre investigation.

Pensée du monde, du logos et de l'homme, la philosophie occidentale sera dans le même temps le constat d'une fissure essentielle qui sépare l'homme du monde et une lutte incessante pour franchir l'obstacle. Héraclite dit, parlant des hommes, de nous, "ils semblent n'avoir aucune expérience de paroles et de faits tels que je les expose, en distinguant et en expliquant la nature de chaque chose".

Revenons à ce constat amer : nous n'avons "aucune expérience de paroles et de faits". Héraclite est souvent opposé à Parménide qui, dans son poème, délimite sans équivoque aucune la frontière qui sépare le vrai (l'Etre émergent ) du faux (le non-être ainsi que l'apparent). Cette opposition entre les deux présocratiques laisse entendre que Héraclite aurait omis d'opérer une telle distinction permettant par là l'errance philosophique loin de l'Etre. La lecture du fragment premier, tel que les traductions nous le donnent, démentent à mes yeux cette impression.

Il dit en premier lieu : "le logos, les hommes ne le comprennent jamais"... disant par là que le Sens (qu'il soit donné à l'origine ou re-construit par la parole humaine) précède l'acte de compréhension et qu'il est indépendemment de toute compréhension. Héraclite dit ensuite, "ils semblent n'avoir aucune expérience de paroles et de faits". C'est dire que la vie courante apparaît au sage comme une condition aliénée, fondamentalement différente d'une existence pleine qui serait faite "d'expérience de paroles et de faits". Et enfin, Héraclite définit la portée exacte de cette affirmation en exposant de quelles paroles et de quels faits il est question. Il dit :" de paroles et de faits, tels que je les expose, en distinguant et expliquant la nature de chaque chose". Ce disant, Héraclite montre le chemin qui consiste à distinguer et expliquer chaque chose. Il dit aussi, plus implicitement il est vrai, que l'accès au savoir est possible et qu'il est ouvert non pas à celui qui rompt radicalement avec le monde concret, mais à celui qui, portant son regard sur "chaque chose", sait les "distinguer" et les "expliquer".

Nous devons dès lors penser ces étapes du savoir.

le savoir et le regard.

Le non-savoir : "ce logos, les hommes ne le comprennent jamais..." nous apparaît double : il est l'ignorance de celui qui n'a jamais entendu parler d'un fait et vit donc dans l'ignorance de ce fait. Cet état originaire de l'homme qui s'éveille au monde est à vrai dire nullement une errance, il est l'état natif de tout homme dont la pensée encore vierge ne trouve aucun substrat pour se construire. L'esprit vierge est ainsi sans expérience, ce qui est compris comme "il n'a pas encore vécu" et effectivement, celui qui a "de l'expérience" a généralement beaucoup vécu ; sachant de quoi la vie est faite, il peut en parler "à son aise", c'est-à-dire avec une probablité relativement grande d'en parler à bon escient. L'expérience se construit ici sur le souvenir d'une vie. C'est ainsi que l'on peut comprendre les mots "avoir aucune expérience de faits". Mais Héraclite nous parle d'une autre expérience, qui est celui "de paroles".

Qu'est-ce à dire?

Que le jeune homme fraîchement ouvert au monde entend la parole qui y est dite, l'écoute et la répète. Il pourrait de fait s'agir d'une expérience du monde, les faits, les événements, se répètent et manifestent leur consistance ; ainsi le petit d'homme comprend le sens du monde, c'est-à-dire ses lois et acquiert par là l'expérience instrumentale qui lui permet de survivre. Mais dans la mesure où l'enfant ne peut se construire comme homme que dans un rapport médiatisé par le verbe, la parole, la voix structurée en phonèmes qui prennent sens, avec les autres hommes et avec le monde, nous pouvons estimer que l'expérience (autrement dit le fait de vivre) de la parole humaine est une condition essentielle à l'émergence d'une pensée véritablement humaine.

L'expérience des "enfants- loups" nous dévoile une nature non-humaine de l'homme : ces rejetons humains abandonnés à la nature n'apprennent que ce que leur milieu veut bien leur donner et hors de tout contact humain, leur savoir se réduit à ce que savent les "loups" qui l'élèvent. Jamais plus, passé quelques années, ils pourront apprendre le langage humain et les portes de la Raison leur seront définitivement closes. D'un autre côté, l'expérience de la vie n'est pas seulement le fruit d'une acquisition purement passive. Le monde - la vie et ses accidents - ne nous livre pas tous ses secrets. Ce qui est donné à l'homme avec la parole n'est pas seulement un discours qui ne trouverait sa source - et son sens - uniquement en l'Autre. L'homme n'est pas seulement un écoutant muet. Il parle, et pour cette raison, la parole lui vient donc non seulement comme médium d'un savoir qui lui serait irréductiblement étranger mais aussi comme instrument - et dès lors pouvoir - qu'il lui appartient de maîtriser. On dit d'un guerrier qu'il a l'expérience des armes. L'expérience de la parole est précisément cette sorte de maîtrise. La parole structure la pensée en un double mouvement : la langue elle-même est un agencement régulé des phonèmes et/ou des morphèmes selon un code préétabli et cette structuration se reflète dans la pensée, tout en la reflètant elle-même. D'autre part - et dans la mesure où les règles syntaxiques ne sont qu'un "méta-langage" - la pensée reste libre d'user à sa guise de la parole pour exprimer - ou pour créer - un sens inédit.

On remarque que ces règles syntaxiques constituent des lois structurelles, applicables à des mots ou des phrases quelconques indépendemment de leur sens, et introduisent par ce fait l'universalité en ce lieu subjectif (l'individu) où, pouvait-on le croire, seul le particulier avait droit de cité. Et c'est précisément en raison de cette autonomie de ce logos devenu logique que le particulier peut être transcendé en universel. Un Savoir unique, un Logos commun, devient possible et se construit de fait dans l'espace d'intersubjectivité qu'est toute société humaine. A la compréhension totalisante et unifiante du monde, correspond le surgissement d'une cité unifiée sous l'égide du logos qui, à ce moment, s'identifie à la Raison. Dès lors tout savoir devenu ici structuration du monde et pouvoir sur lui est pris en charge par la parole. Dès lors, avoir l'expérience de la parole revient à maîtriser les règles d'usage des mots, règles qu'il convient de respecter pour en assurer l'efficacité.

La maîtrise de la parole est donc le deuxième élément du savoir. En quoi se distingue-t-il du premier? L'expérience des faits nous assure de la régularité et de la persistance des phénomènes que nous observons. Elle nous dit que l'aube suit toujours la nuit et que le crépuscule achève le jour, elle nous assure que l'arbre que nous voyons à cet instant et celui que nous avons vu ce matin sont les mêmes et qu'il sera très vraisemblablement là au jour suivant. Unifiant ainsi le monde, l'expérience lui confère sa cohérence et sa consistance.

L'expérience de la parole est en premier lieu conscience d'une régularité dans les lois qui régissent le langage - régularité qui nous permet de donner sens aux phrases que nous entendons.

Elle permet d'user de la parole comme d'un instrument d'unification du savoir relatif au monde. Ainsi, si tel énonce un prédicat associant une chose au mot par lequel il la désigne et que ce couplage est reconnu par l'ensemble de la communauté humaine où il vit ; un postulat contraire ne peut être énoncé sous peine d'encourir une réfutation sans appel. La frontière entre le vrai et le faux se voit ainsi délimitée par le logos lui-même ou plus exactement par les contraintes immanentes qu'il impose à la pensée.

L'expérience du logos est aussi pouvoir sur les mots, non pas en tant qu'eux-mêmes, mais quant à leur effet sur notre interlocuteur, en raison même de la contrainte que le verbe, qui se déploie dans l'espace intersubjectif, exerce sur la pensée. L'expérience du logos est plus précisément la maîtrise d'une science émergente qui est la "logique". L'existence d'une logique (qui dépend de la conscience d'une logique inhérente aux phrases que nous proférons) est rendue possible par l'homologie structurale qui unifie le discours que nous tenons et la pensée de ce discours. Elle est dès lors contrainte exercée par le logos sur la pensée, contrainte dont l'efficacité résulte de la cohérence interne du logos. Notons un fait important : la pensée magique peut être prise aussi comme une volonté de maîtriser le monde par le verbe, par la parole efficiente. Mais la mentalité magique ne fait pas la distinction, éminemment logique, entre le morphème, le sens, le phénomène et l'être. Elle assimile le morphème au sens et confond dans le même mouvement de pensée le concept (pris comme être) et le phénomène (étant). Dès lors le magicien prétend contrôler les phénomènes par la seule force de la parole.

Le pouvoir du logicien (ou du philosophe) provient au contraire de ce qu'il comprend l'homologie structurale entre les mécanismes de la pensée et la structure du logos. Entre le logos et la raison se dessine une similitude qui aboutit à leur identification réciproque. Dès lors une structure purement logique pourra être représentée au moyen de graphèmes mis en rapports de subordination, d'implication, d'identité ou de non-identité et illustrant des mots et notions quelconques mis dans ces mêmes rapports. L'universalité s'introduit véritablement dans le champ du logos sous les traits de la logique formelle. Et la compréhension de cette dernière conférera au sage le pouvoir de convaincre.

L'emprise du logos sur le monde prend aussi une autre voie : la désignation d'un étant-non-encore-découvert. La découverte est le surgissement dans l'univers humain, au sein de ce monde-pour-l'homme d'un étant que nul n'a pu, jusqu'alors, contempler. Elle est surgissement soudain pour le regard de l'homme qui se voit en présence d'un être dont il n'a nulle connaissance. Cet être nouveau, ce phénomène inoui, il lui faut non seulement le contempler mais l'appréhender dans toute sa dimension ontique. C'est un processus complexe de désignation et d'explication où l'homme confère à cet étant un mot nouveau qui en reflète le plus fidèlement possible l'être et laisse manifester ce dernier au long d'un discours décrivant et exposant cette chose neuve. C'est pourquoi dans toute pensée "traditionnelle", pour qui le savoir est avant tout reminiscence, la langue originaire est considérée comme plus proche de l'Etre ; de là proviennent les "étymologies signifiantes" (parfois éloignées de toute vérité philologique ) qui surgissent parfois à profusion chez ceux qui tiennent la racine du mot pour la racine de l'Etre.

Le fait de parler du logos acquiert une signification nouvelle lorsque on considère l'évolution sociale de l'humanité. Cela signifie que pour la première fois l'homme a conscience qu'il parle, qu'il tient un discours et que ce discours le met en relation au monde et aux hommes. Un tel événement - l'avènement d'un concept nouveau, celui de "logos" - ne peut se produire que là où l'homme a loisir de parler et possède la possibilité de parler du parler. Ce repli du discours sur lui-même ne se produit qu'à la faveur d'une libération. Ce n'est que dégagé de la contrainte d'une appropriation purement instrumentale et matérielle du monde que l'homme peut penser sa parole. En dehors d'une telle autonomie sociale du verbe, qui ne peut se produire que passé le cap de la néolithisation, le parler humain est essentiellement mimesis, imitation symbolique et rituelle d'une nature appréhendée comme menace. La néolithisation, c'est-à-dire le passage d'une économie de subsistance à une économie agraire où la redistribution (inégalitaire) d'un surplus social est possible, permet l'émergence d'une parole appréhendée comme instrument de légitimation et de séduction. La parole ainsi se détache du pragmatisme concret et du mythe - célébration mimétique d'expériences collectives existentielles et archétypales - se tourne vers une rationalisation à postiori de la vie humaine. Dans un premier temps, elle devient interprétation du monde physique et historique et se replie ensuite sur elle-même dans un mouvement de réflexion, comme discours du discours.

La parole - entendons par là, les hommes qui parlent - se penche sur elle-même et définit ses propres lois - structurant les règles logiques de l'énonciation. La logique apparaît dans son autonomie dans un monde politisé. Et qu'est-ce un monde politisé, sinon un monde "civilisé" c'est-à-dire où l'homme a quitté l'état de nature pour devenir un citadin, un politique. On sait qu'en Grèce ancienne, l'homme, le "politique", ne pouvait prétendre légitimement intervenir dans les prises de décision communautaires que comme homme libre, dégagé des contraintes matérielles et économiques propres aux paysans, aux esclaves et aux femmes. Il ne s'agit pas seulement de l'expression politique d'un rapport d'exploitation.

Les décisions politiques engagent le destin de la cité entière, elles ne peuvent donc être prises qu'en vertu de la seule raison et en toute indépendance. On comprend dès lors que la liberté de décider se fonde sur une totale indépendance qui n'est concrètement réalisable qu'à la mesure d'un dégagement des intérêts techniciens. Il s'ensuit que l'autonomisation de la pensée, devenue logique formelle, accompagne l'autonomie individuelle propre aux démocraties. Ainsi Héraclite pose la première pierre de cette autonomisation qui, certes n'est pas encore consciente d'elle-même, mais qui est d'ore et déjà rendue possible par l'exigence d'une maîtrise de la parole.

Le savoir ainsi construit est donc double. En premier lieu, il est reconnaissance du Monde comme une unité cohérente et stable, malgré le caractère changeant de son apparence. Le fleuve dans lequel nous sommes plongés reste identique à lui-même malgré la force de son courant. L'Etre comme substrat immuable de la physis est ainsi posé. Le savoir qui est exigé ici est celui de la connaissance des faits et la maîtrise des lois qui régissent leur devenir. C'est donc la source d'un savoir empirique que nous trouvons ici.

En second lieu, il est maîtrise consciente d'elle-même de la parole qui n'a pas seulement à être écoutée et comprise mais aussi à être dite afin d'être comprise. Le lieu d'exercice de ce savoir/pouvoir est aussi mis en place dans ce premier fragment : c'est la totalité (le monde), ce "tout" qui "se passe (c'est-à-dire émerge à l'existence) selon ce mot". Mais cette totalité n'est pas vierge : face à elle et en elle vivent "les hommes", qui - dans le cadre précis de cette pensée philosophique - sont désignés par le sage (Héraclite lui-même) comme "autres" : c'est-à-dire étrangers à la fois au monde (puisqu'ils ne comprennent pas ce monde) et à eux-mêmes (puisqu'ils ignorent ce qu'ils ont fait en état de veille). Cette désignation, apparemment méprisante, de l'humanité met en place le dernier - mais aussi le plus essentiel - acteur de la scène philosophique : le sage lui-même. Il nous apparaît désignant à la fois le logos (c'est-à-dire qu'il prend le logos comme objet de sa pensée) et la communauté des hommes dont il se sépare.

Cette séparation est un élément essentiel de la construction du savoir philosophique. En effet la pensée du discours , la pensée du monde, la pensée de l'homme vivant le monde et expliquant le monde, ne deviennent possibles qu'à la faveur d'une autonomie par rapport à leur objet respectif. Mais qu'est-ce cette autonomie tant revendiquée par le philosophe? Elle est en premier lieu distanciation de l'objet, tout autant que conscience d'une distance ontologique fondamentale, ce que nous pourrions appeler une dichotomie primordiale mettant face-à-face, mais séparés, l'homme et le monde. Elle est ensuite conscience d'une différence existentielle opposant l'état d'éveil, celui d'une conscience lucide et réflexive, à l'état de sommeil - c'est-à-dire l'inconscience de celui qui se livre fébrilement aux activités quotidiennes imposées par la nécessité. Dans un monde déjà clivé en maîtres et esclaves, le philosophe s'écarte tout autant de l'aliénation propre à celui qui doit conserver sa propre existence en assurant le bien-être du maître que celui qui assure son bien-être par l'asservissement d'autrui. La philosophie se défait donc ici de la nécessité et des contingences matérielles, économiques, sociales et historiques. Ce qui rend possible, sur le plan intellectuel, cette autonomie est le statut particulier de la philosophie au sein des activités humaines.

Il existe par exemple une philosophie du droit dont l'exercice ne peut se confondre avec l'activité professionnelle du juriste. Entre dire le droit, comme législateur, ou l'appliquer, comme magistrat et le penser, une différence subsiste : elle réside dans une distanciation volontaire établie entre l'objet de la pensée, en l'occurence le droit, et le sujet - le penseur. distanciation aussi par rapport aux enjeux : dire le droit suppose l'exercice d'un pouvoir social que ne possède pas nécessairement le philosophie, libre de critiquer, autant qu'il le veut, le droit sans que l'on puisse - dans une société libre tout au moins - mettre un frein à ses investigations. Le magistrat, face au prévenu, ne peut faire autre chose que d'appliquer le droit en vigueur dans son pays. Le politique, voulant légiférer, subit les contraintes tant de l'opinion publique que de son parti et par ailleurs ne peut agir que dans le cadre strict des pouvoirs qui lui sont conférés par la constitution. Outre ces limitations, les enjeux - économiques, sociaux, politiques - qui motivent sa démarche oblitèrent toute volonté de distanciation. Le philosophe, pensant le droit, peut au contraire se permettre de spéculer tant sur l'essence du droit que sur les diverses formes qu'elle peut prendre dans un contexte particulier. Et cette liberté ne peut que se concrétiser que dans la mesure où est acquis ce statut particulier de la philosophie : un statut d'autonomie par rapport aux contingences sociales et matérielles de la vie.

La société grecque a tenté d'identifier le politique au philosophe, en ne laissant la liberté de légiférer qu'à ceux qui - étant citoyens et maîtres - se trouvaient dégagés des nécessités économiques immédiates. La rationalité de la décision politique l'exigeait cette discrimination aux yeux des Grecs. Pour la même raison, Platon a pu concevoir l'utopie d'une cité régie par les philosophes : la République platonicienne pourrait être effectivement l'archétype d'une société où la politique, se confondant avec l'exercice du la pensée, perdrait son caractère violent. En réalité c'est tout le contraire qui se passe : la philosophie sortant du lieu de sa légitimité, elle change de nature, disparaît de sorte que le pouvoir des mots se confond avec le pouvoir des armes et que la violence trouve à s'exercer tout autant contre les esprits que contre les corps. Avec l'utopie d'une philosophie désaliénée, apparaît la préfiguration du totalitarisme moderne.

Quel rapport donc le philosophe entretient-il donc avec le monde? Est-ce l'isolement absolu dans une tour d'ivoire? Est-ce la contemplation passive? Est-ce une conscience immédiate?

Héraclite donne une réponse dans les concepts de distinction et d'explication de chaque chose. Qu'est-ce distinguer? Face à moi le monde m'apparait : je vois livres, encrier, porte plume, clavier d'ordinateur, écran, table et chaise autant de choses qui, dans la mesure où je me concentre sur le texte qui défile sur l'écran, se noient dans un espace confus. Certes je vois et sais les objets qui se trouvent sur mon bureau. Ai-je besoin du porte-plume, je puis le trouver et le saisir. Mais que se produit-il dans cet acte apparemment si simple ? L'objet que je nomme existe effectivement dans cet espace et en ce moment. Il m'apparaît en un corps oblong, vert, opaque, léger, dont la matière, la forme et la structure de ses parties m'indiquent sa nature et sa fonction : celui d'un instrument d'écriture... "porte-plume", je le nomme, au moment de le regarder en cessant de le voir simplement, involontairement, en regardant mon écran. La distinction est ici délimitation d'une frontière entre ce qui est le porte-plume et ne l'est pas. L'objet se détache d'un fond et je ne puis considérer ce fond comme tel sans que le porte-plume quitte l'avant-scène pour se réléguer à l'horizon de mon plumier (par exemple). La distinction est donc négation d'un partie de la totalité - que je refuse de distinguer - et appropriation mentale (conceptuelle), sensitive ou matérielle de ce que j'exclus de cet horizon indistinct en le distinguant. Mais j'accompagne cette distinction d'une autre opération mentale qui est la désignation : une mise en relation d'un signe (les phonèmes [por-te-plu-me]) et d'une chose que je sépare - par cette désignation - du reste du monde. La désignation consciente d'elle-même exige dès lors une ré-flexion de l'esprit sur lui-même, réflexion qui prendrait la forme d'une décomposition en actes élémentaires du processus entier de regard (volontaire et sélectif) et de désignation (par un logos). Mais la pensée philosophique de ce processus - qui vise à son explication - requiert bien autre chose. Elle requiert une ontologie qui, chez Héraclite, existe en germe. Elle suppose que la chose distinguée soit considérée comme faisant partie d'une totalité distincte de nous et possédant une existence autonome. De même elle suppose la conscience de nous comme sujet, c'est-à-dire comme être existant, être présent au monde et hors du monde, c'est-à-dire regardant le monde. Ce regard porté sur les choses est distinction de soi comme différent de ce qui regardé. L'ontologie qui se dessine ici est position de l'Etre comme permanence, de la physis comme totalité en devenir, de la chose comme fragment d'une totalité et dès lors comme négation (ou négatité) et, enfin, de soi comme être-là, et comme sujet. Elle suppose aussi, bien que cela ne soit pas mentionné dans ce fragment, une trame, l'espace et le temps, sur laquelle s'étend la totalité du monde.


le monde

notes

1 . Il s'agit de la traduction de J. Voilquin. Axelos traduit ce même fragment par : "Le Logos que voici, étant toujours vrai, les hommes n'en acquièrent pas la compréhension, ni avant de l'avoir entendu, ni une fois qu'ils l'ont entendu. Car bien que tout devienne selon ce logos-ci, ils sont pareils à des inexpérimentés, même s'ils ont fait l'expérience et des paroles et des oeuvres, telles que moi je les expose, détaillant chaque chose selon sa nature, et montrant ce qu'il en est. " Nous savons, grâce à Aristote, que le fragment 1 ouvre effectivement le livre originaire de Héraclite. Il constitue de fait l'introduction à la pensée héraclitéenne. C'est la raison de l'importance que nous conférons à ce passage et surtout à ce premier terme "Logos". Cependant, même pour Aristote, la lecture de Héraclite est rendue difficile par l'absence de ponctuation, ce qui explique que le terme grec " aei " peut être traduit par "toujours" s'il s'accorde à "vrai" et par "jamais" s'il se réfère à la forme négative du verbe comprendre. Reconnaissons, sans cependant se prononcer sur la validité philologique de l'une ou l'autre traduction, que Axelos confère au Logos la signification d'un sens originaire du monde, "le logos est ce qui lie les phénomènes entre eux, en tant que phénomène d'un Univers un, et ce qui lie le discours aux phénomènes" ... "le mot grec signifie ici , le discours de Héraclite, et le "sens" de l'Univers, il est pensée et sagesse". Plus loin Axelos continue : "le logos est la Raison une, universelle, unificatrice".

2 : Le dictionnaire étymologique de la langue grecque d'Emile Boisacq, cité par K. Axelos, in "Vers la pensée planétaire", ( Ed. Minuit, 197O, p. 77 ) renvoie au verbe grec "legô" qui veut dire : "rassembler, choisir, cueillir, trier, énumérer, dire, recueillir, lire, récolter... " Logos veut dire "parole, récit, raison, compte". Il nous faudra bien reconnaître que l'accord n'existe pas entre les philologues pour savoir ce que Héraclite a pu effectivement signifier par ce terme : esprit, pensée, mot, discours, verbe, raison, langage... Axelos note en p.78 que toute détermination du sens du logos aboutit à "perdre de vue" son "ampleur et la profondeur" et préfère ainsi laisser ouverte la question.

3 : Rappelons ici qu'un mot est représenté graphiquement par un "graphème", élément abstrait d'un système d'écriture susceptible d'être représenté sous un certain nombre de formes. Ainsi un idéogramme chinois constitue un graphème qui peut représenter la même réalité que le graphème [HOMME]. Notons que ce graphème peut, dans une même langue et écriture, être traduit sous diverses graphies, typographies : majuscule, minuscule, cursive, imprimée en caractères divers. Un phonème constitue l'élément sonore du langage humain. On pourra distinguer donc pour un même mot son graphème et son phonème, mais pour ce qui est de notre propos cette distinction n'est pas essentielle et on pourra désigner l'ensemble des manifestations concrètes - graphique et phonétique - d'un "logos" par le terme morphème, qui, soulignons le, relève de la physis, de la réalité objective, tangible. Par convention sera mis entre crochets [ ] le mot pris dans sa dimension purement phénomènale, graphème ou phonème. Le concept sera représenté par des majuscules. Le mot cité dans la langue courante entre guillemets.

4 : Nous faisons ici abstraction du fait que le mot [HOMME] possède dans la langue française deux acceptions : un individu quelconque appartenant au "genre humain" (ou à l'espèce homo sapiens) ou spécimen mâle de la même espèce.

5 : cité par Heidegger, in Essais et conférences, (éd. Gallimard, Tel;52, p. 249.).

6 : Le terme grec " panta " est traduit par "tout" qu'il faut comprendre comme le monde considéré comme totalité englobante. Ce monde ne se réduit pas à la seule réalité physique et encore moins à la seule réalité matérielle. La totalité englobe aussi ce qui relève de la "technè" ( des techniques et des arts humains ) et le monde invisible.


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© P. Deramaix, 1997 -
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