2. le monde |
fragment 1 le Logos, ce qui est toujours, les hommes sont incapables de le comprendre aussi bien avant de l'entendre qu'après l'avoir entendu pour la première fois, car bien que toutes les choses naissent et meurent selon ce Logos-ci les hommes sont comme inexpérimentés quand ils s'essaient à des paroles ou des actes, tels que moi je les explique selon sa nature, séparant chacun et exposant comment il est ; alors que tous les autres hommes oublient tout ce qu'ils font à l'état de veille comme ils oublient, en dormant, tout ce qu'ils voient. (d'après édition Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, 1991) |
fragment 2 Ainsi il faut suivre ce qui est commun à tous, car à tous est le commun, mais bien que le Logos soit commun, la plupart vit avec une pensée en propre (d'après édition Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, 1991)
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fragment 30 : Ce monde-ci, le même pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l'a créé ; mais il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure. |
fragment 113 Penser est commun à tous |
Cette ontologie constitue en quelque sorte une scène primitive plaçant face-à-face l'homme et le monde. La tâche première du philosophe sera dès lors de comprendre ce faca-à-face. Mais une telle élucidation de notre rapport au monde - qui est en fait l'élucidation de notre existence - suppose acquis la connaissance de ce qu'est le monde. Il se suffit plus, pour le philosophe de simplement désigner, en nommant, ce qui se présente à notre regard mais d'en élucider la nature profonde. La physis - nous l'avons vu - se présente à nous comme cohérence. Cela suppose que les mêmes conditions étant réunies, le phénomène réapparaît : lois de causalité. Cela suppose aussi que ce qui est regardé, désigné, distingué, expliqué par l'un pourrait être regardé, désigné, distingué, expliqué par l'autre. L'espace ainsi ouvert est l'intersubjectivité, lieu de déploiement du logos comme médiation entre ce qui est appréhendé par l'un et par l'autre et entre l'un et l'autre qui s'échangent - en parlant - leurs expériences pour les unifier en un concept cohérent. L'explication, le déploiement du discours, est aussi élucidation et met en scène la totalité du phénomène pour en extraire l'être. Dès lors l'explication devient, non seulement une lecture du monde, mais aussi une pensée de l'être du monde. Les choses qui nous paraissent dans leur spécificité sont fragments, distingués et expliqués par l'homme, de la totalité. Mais, en dépit de cette fragmentation, l'univers se présente à nous comme une totalité unifiée dans le temps et l'espace. Et il ne pourra être Un que dans la mesure où un logos commun - c'est-à-dire partagé entre les hommes - se déploie et englobe le Tout. Le Sens premier ré-émerge, Logos rassemblant en lui la totalité des concepts possibles et se présente à la portée du Regard comme Etre-du-Monde, devenu Concept, Savoir Universel.
Lors de la lecture du premier fragment, nous avons vu que Héraclite établissait une relation étroite entre le logos et la totalité. Nous avons pu montrer que l'importance fondatrice de la pensée héraclitéenne trouve sa source dans la place centrale conférée au logos. Mais ce logos ne se déploie pas dans le néant : Héraclite le met directement en rapport avec la totalité. Selon toute vraisemblance, ce Tout (panta) dont parle Héraclite constitue plus qu'un simple décor où se déroule la scène philosophique ; en fait, il en constitue la trame dans la mesure où le sens donné au monde aboutit à une reconstruction de celui-ci en fonction de la subjectivité humaine. Cette subjectivité ne se rapporte pas à l'un ou l'autre point de vue individuel - on retomberait dans ce cas dans le domaine de la "doxa" - elle affirme au contraire le rôle prédominant du sujet philosophique dans une construction socialisée du savoir. Le logos visé par Héraclite est toujours un "logos commun". Et c'est précisément en raison de cette volonté de dépassement de la subjectivité individuelle qu'une tension constante, opposant l'universel au particulier, habite les fragments héraclitéens : le sens du monde découle du logos dont le déploiement au sein de l'espace public (de l'agora) n'aboutit à un savoir vrai - dépassant la simple accumulation ou une juxtaposition syncrétique d'opinions contradictoires - qu'en mettant en oeuvre une Raison universelle, une logique contraignante capable d'imposer - en tant que méta-discours - sa loi unificatrice. La pensée subjective se déploie donc sous le joug d'une universalité dans lequel le logos s'étend, unifiant ainsi les regards particuliers. Or l'universalité à laquelle accède le logos doit vaincre l'obstacle de la diversité des expériences individuelles décrites par Héraclite comme autant de songes incommunicables. De plus à cette universalité du concept, s'oppose la multitude des phénomènes qui se manifestent dans le monde. Dès lors une question se pose : comment jeter un pont entre ce foisonnement du particulier et du multiple (les multiples étants, les divers phénomènes) et la nécessaire com-préhension d'un monde unifié sous le regard de l'homme et sous l'égide du logos?
Cette question surgit dès l'aube de la métaphysique. Penseur du devenir, Héraclite, ne néglige pas - en Sage dont le souci premier est la présence à l'Etre - la pensée de la Totalité. C'est sous cette figure que l'Etre reste présent dans ses fragments. Pourtant, cette préoccupation ontologique pourrait poser obstacle à l'explication du monde et Héraclite en est profondément conscient. En effet, la métaphysique naissante affirme avec les Eléates l'Unité de l'Etre et son immuabilité. L'injonction de Parménide hante la philosophie naissante : l'Etre est Un et le Néant est in-dicible. Et toute tentative de penser le multiple, l'éphémère, le paradoxal conduit sur le chemin de la doxa, de l'opinion contingente, de l'illusion et de l'apparence au détriment de la quête ontologique. Le métaphysicien se trouvera donc rapidement face à une aporie : Dans la mesure où logos se déploie dans la temporalité et manifeste l'existence humaine, comment peut-on penser l'Un et le Même ? La quête ontologique exige de nous une pensée ré-fléchie sur elle-même et donc la prise de conscience de notre altérité. Dès lors nous nous trouvons face à un dualisme impossible à réaliser. L'Etre est Un, mais le discours parménidien de l'Etre établit sans équivoque la différence entre l'Etre et le Non-Etre, bien plus, l'avertissement contre la voie de la doxa établit la dichotomie entre l'Etre et le phénomène. Dès lors la Différence s'affirme dans le logos. Mais comment peut-on penser et parler de la Différence si le Discours vrai ne peut-être que identique à l'Etre qui, par définition, ne récèle aucune Différence puisqu'il est Un et immuable ? Le logos est dès lors une voie interdite au sage puisque tout discours de l'Etre - qui établit nécessairement la Différence entre l'Etre et le phénomène, ou le Non-Etre - ne peut que introduire ce dernier au sein du logos.
Le silence, c'est-à-dire la pensée de l'Etre comme ineffable, paraît donc s'imposer, contraignant la philosophie à renoncer au logos, ce qui équivaut à renoncer d'être. D'autre part, si l'Etre est réellement cet immuable sphère qui englobe la totalité du Monde, comment peut-on rendre compte de l'éclatement de l'Univers en phénomènes divers et transitoires? Le problème central qui se pose aux présocratiques sera donc la genèse du phénomène. A l'origine de la pensée rationelle, cette question prendra la forme de spéculations physiques. Il s'agit de trouver les principes qui régissent la genèse du monde tel que nous le voyons.
A ce point nous devons formuler une mise en garde : la physique grecque ne peut être considérée comme une préfiguration plus ou moins exacte de la physique moderne. Cette dernière repose sur des bases expérimentales et résulte d'une mathématisation du monde que nous ne recontrerons pas avant la révolution copernicienne. Dans l'antiquité, la physique constitue un amalgame d'observations empiriques et de spéculations purement intuitives et déductrices. Aussi nous ne pourrons assimiler la physique héraclitéenne à une pré-figuration des découvertes modernes, même si les acquis tout récents d'une physique du chaos et du devenir paraissent rejoindre la vision héraclitéenne du monde. Cette mise en garde ne vise pas à réléguer les fragments héraclitéens au magasin des curiosités antiques. Ils doivent être pensés comme une réponse à un problème métaphysique plutôt que comme une simple anticipation de la physique moderne.
La pensée du monde est pour Héraclite une pensée de la totalité. Il nous appartiendra de cerner ce concept et de rendre compte, à travers cette pensée neuve, des rapports qui se dessinent entre l'homme et l'Univers. Nous aboutirons à une pensée de l'homme, que nous essayerons de dégager.
Lisons le fragment 30 :
Ce monde-ci, le même pour tous les êtres, aucun des dieux ni des hommes ne l'a créé ; mais il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.
On ne pourrait trouver une affirmation plus claire de l'universalité de la physis : le monde que Héraclite désigne est "le même pour tous les êtres". Le monde est, il n'y a pas lieu d'en douter. Il est non seulement pour celui qui est suffisamment conscient de vivre pour désigner le monde dans lequel il s'enracine, mais aussi tous les êtres, y compris ceux dénués de conscience. Il est pour tous le même. L'Univers dans lequel nous baignons est celui-là même que peut voir l'inconnu que je croise sur la route. Bien plus, le monde où je vis englobe tous les êtres, hommes, femmes, esclaves, métèques, animaux et plantes que je puis croiser. Certes je ne peux communiquer - parler - avec le chien qui garde ma maison, mais je sais que nous partageons la même demeure et que ce qu'il veille jalousement est tout autant sa demeure que la mienne. Entre le chien et moi s'établit une affinité inexprimable certes sur le plan conceptuel mais bien réel parce qu'il se fonde sur une réalité partagée.
Etre le même pour tous, qu'est-ce à dire? Que la réalité du monde est indéniable : nous sommes en présence d'une physis que nous partageons entre tous les mortels. Mais il ne suffit pas d'affirmer le monde comme même : en effet l'affirmation de Héraclite nous met en demeure de sonder les limites de cette universalité et de situer le lieu de sa manifestation. Si le monde est le même pour tous, c'est que cette identité se manifeste comme universalité. Il nous reste à préciser où et comment. L'expérience de la vie nous permet de concevoir un certain nombre de situations existentielles où nous devons partager avec autrui une réalité qui nous est commune. On peut se rendre compte que ces situations se réduisent à quelques cas de figure : la présence commune à un phénomène connu de chacun ; la manifestation d'un phénomène inconnu pour les uns, connu pour les autres ; la découverte d'une réalité inconnue de tous ; l'expérience d'un phénomène commun mais indicible dans sa totalité en raison du lieu - la subjectivité - où il se manifeste : le modèle d'un tel phénomène étant le rêve.
Marchant sur la route avec mon ami, je distingue à l'horizon la poussière soulevée par un cheval au galop. Que distingue mon ami? Je ne sais puisque je ne possède pas son regard qui est irréductiblement sien. Mais je peux lui montrer le nuage de poussière et désigner le cheval qui approche. Partageant son regard avec le mien, il porte son attention sur le point que je désigne du doigt et acquise, il reconnaît l'animal qui soulève la poussière et me dit : "c'est bien un cheval".
Mon ami possède une vue plus perçante que moi, il me parle du cavalier qui chevauche l'animal. Ce cavalier je ne l'ai pas vu, et ne le distingue pas encore. Pourtant je crois mon ami et d'ailleurs l'approche du cavalier me permettra à mon tour de le distinguer. A moi de reconnaître l'existence de l'homme.
Une telle expérience serait impossible si nous ne partagions pas le "même monde". Je pourrais croire en effet que les phénomènes que je distingue me sont propres, qu'il surgissent dans un monde purement subjectif. Dès lors ce que je désigne à l'intention de mon ami n'aurait aucune réalité pour lui. Et à vrai dire, le doute reste légitime tant que mon ami ne re-connaît pas ce que je vois et ne manifeste pas cette re-connaissance. Comment pourrais-je désigner ce que je vois sinon en usant du verbe et en associant au phénomène un mot, un signe, une parole, un logos. Nous avons vu que logos est un concept replié sur lui-même, le sens et le morphème ne font qu'un dans ce cas. Mais si je désigne le phénomène en prononçant "cheval", le mot que je prononce et qui, pour moi a un sens précis, correspond à une réalité visible, un phénomène qui se détache, pour moi, sur l'horizon du monde. Et ce qui vient avec le phénomène - que je perçois à l'horizon - et accompagne le morphème - phénomène du mot - dans ce surgissement à la conscience n'est rien d'autre que le concept. concept peut être défini comme "sens qui convient" et se confond, en l'absence de toute détermination particulière, avec le logos, avec le Sens. Je désigne la chose mouvante et galopante à l'horizon, en désignant je nomme : "ce cheval, là-bas"... Dès lors mon ami ne peut manquer de porter son attention sur la tache mouvante, au loin, et voit que le concept "cheval", que le morphème [CHE-VAL] fait surgir en sa conscience, correspond effectivement au phénomène qu'il voit.
Mais ayant une vue plus perçante, il distingue l'homme qui chevauche. Il dit "il y a un cavalier". Pour que ce dialogue ait lieu, deux conditions sont nécessaires. En premier lieu, le monde où surgissent cheval et cavalier, doit être partagé.
Et ce partage du monde ne peut se manifester que par la médiation du logos. En effet, ce n'est qu'en parlant avec mon ami du phénomène que je perçois que je puis être certain de la réalité extrinsèque dudit phénomène. Le cheval que je crois percevoir pourraît n'être qu'une hallucination, phénomène réel mais purement subjectif et ne faisant pas dès lors partie du "monde", de la "physis" (note 1) et à vrai dire, je ne puis le savoir tant que mon ami ne confirme pas la présence du cheval. S'il me dit en plus qu'un cavalier chevauche le destrier, je ne puis dans un premier moment que conclure une seule chose : que la perception de mon ami est différente de la mienne. Ce n'est qu'à la faveur de l'approche du phénomène que je puis confirmer l'affirmation de mon ami en constatant, effectivement, que le cavalier est bien présent. Mon ami ne peut être certain de l'acuité de son regard qu'en présence de ma réponse. Ici encore le déploiement du logos confirme l'identité de nos vues. L'universalité qui se manifeste dans cet "échange de vues" est plurielle : elle est bien entendu celle du Monde, ou du moins, du phénomène qui se manifeste à nos yeux. Elle est aussi celle de nos corps que nous reconnaissons comme capables de saisir le même monde. Certes, le constat de l'identité qui nous est commune et qui nous définit tous deux comme hommes est second. Elle découle de la compréhension du même logos dans une relation triangulaire entre la physis (réalité donnée), le logos (médiation), et le sujet (ici deux individus identiques ou, plus exactement, appartenant tous deux à la même catégorie d'être). Mon ami et moi-même sommes bien sûr différents, la coappartenance à l'espèce humaine n'étant pas identité absolue ; mais la médiation logique (= du logos) nous confirme tous deux comme humains c'est-à-dire que notre identité nous permet de nous désigner mutuellement par un logos commun ("homo sapiens"). Cette communauté du logos correspond à l'universalité du monde, elle le reflète et le confirme. C'est parce que nous désignons les mêmes étants par les mêmes mots que l'échange devient possible et que l'identité d'une communauté humaine se manifeste. Il devient ici manifeste que le lieu du déploiement de l'universalité n'est autre que celui où se déploie le logos. Ce lieu est l'inter-subjectivité. Concrètement, l'espace d'intersubjectivité se manifeste partout où les hommes échangent leurs paroles et dont le modèle, en Grèce antique, est représenté par l'Agora. Je désignerai dès lors ce lieu d'intersubjectivité, en tant qu'il se manifeste concrètement, par ce terme "agora", sachant bien qu'il prendre diverses formes : de l'arrière-salle du Café de Commerce au Sénat, en passant par les mass-média et le téléphone... (note 2)
Je pourrais faire état, auprès de mon ami, du rêve qui m'a éveillé ce matin. Il pourrait certes comprendre ce que je dis dans la mesure où l'expérience du rêve (et non son contenu) nous est commune. Et dans une certaine mesure je peux partager avec lui le souvenir des visions nocturnes, dans la stricte mesure où ces visions reconstruisent des éléments du monde réel, celui que nous voyons éveillés. Mais de temps à autre, surgit dans le sommeil quelque chose d'indicible, que nous ne pouvons traduire qu'à l'aide de métaphores, d'une transposition symbolique, voire allégorique. Ce monde-là nous est singulier, unique et ne pourra jamais être partagé dans sa plénitude. Pourtant , le partage du rêve est pourtant possible pour autant que la deuxième condition soit réalisée : l'existence d'un logos commun. Naturellement, la première condition, l'existence du phénomène onirique, doit l'être aussi. Non pas que son contenu soit le même, ni qu'il se manifeste la même nuit pour nous deux ; il lui suffit d'exister comme phénomène. Mon ami ne peut comprendre mon expérience du rêve que si, de temps à autre, il lui arrive de rêver. Certes, il ne rêvera jamais le même rêve que moi. Bien plus, il ne pourra jamais imaginer avec exactitude le rêve que j'ai fait cette nuit. Pourtant, le partage a lieu. Et ce qui permet ce partage n'est autre que le logos.
Nous avons jusqu'ici relevé la fonction médiatrice du logos : il permet l'unification du monde dans l'espace intersubjectif, et par conséquent la désignation des objets du monde. Il permet aussi l'identification du sujet comme tel : par l'échange de la parole les subjectivités sont transcendées en un vocable qui nous désigne comme appartenant à la communauté des humains. Toi, moi, lui sommes humains, et nous constatons notre identité commune à la faveur du partage des expériences subjectives. Jusqu'à présent nous avons pris le phénomène tel qu'il se présentait : suspendant tout jugement d'existence considérant que le phénomène correspond dès facto à l'étant tel qu'il est en soi, indépendemment de toute observation. Il apparaît cependant qu'une faille subsiste toujours entre le phénomène et l'être. Dans quelle mesure le logos peut-il rendre compte de cette faille? L'examen d'une situation existentielle où un phénomène nouveau, inconnu, apparaît nous permettra d'approfondir cette question.
Supposons que j'observe un mirage. Je perçois un phénomène qui, de loin, me paraît être le reflet du ciel dans l'eau. Assoiffé, je pense le mirage comme un lac. Ce n'est qu'arrivé au lieu supposé du phénomène que je puis vérifier, par un retour expérimental au réel, (et ici intervient l'expérience du fait) l'inexistence de l'eau et l'existence d'un "phénomène", que je nomme mirage. A mon ami que je croise dans le désert, je parle du mirage, à lui qui n'aperçoit au loin que le reflet apparent du ciel dans l'eau. Comment puis-je le convaincre de la véracité de mes dires? Je dispose de deux moyens. Soit mener mon ami, de gré ou de force, aux rives du lac inexistant et lui faire constater de visu son erreur. C'est le partage de l'expérience du fait. Soit expliquer, usant de la parole, le phénomène, c'est-à-dire le désigner comme "mirage", le décrire, et énoncer les circonstances et les éléments requis pour que le phénomène apparaisse. C'est faire part de mon expérience, inédite, dans la mesure où je suis le découvreur du phénomène (que je suppose inconnu de mon ami) en usant de paroles et d'arguments communs à nous deux. Le même phénomène nous est apparu, avant toute ex-plication, comme deux réalités différentes pour autant qu'il soit élucidé pour l'un et inconnu pour l'autre. Pour mon ami, il s'agit d'un lac dans le désert, pour moi, qui a l'expérience du mirage, comme une couche d'air chaud dont les qualités physiques produisent une réfraction des rayons lumineux. Pour mon ami, le phénomène ne coïncide pas avec l'être : il est compris comme une surface aquatique. Mais l'expérience ou la parole (argumentation et désignation) peuvent corriger la divergence. A la fin de l'ex-plication le mirage apparaît tel qu'il est.
Il nous revient dès lors à expliquer l'ex-plication. Pour cela nous devons revenir à la question ontologique fondamentale. Nous avons vu que toute pensée de l'Etre ne peut être dissocié de la pensée du Logos et que le logos se déploie comme Parole. Le lieu de ce déploiement est l'homme qui se situe face au monde. Le face-à-face originaire met en présence l'Etre-là et l'Etre-dit. Il appartient à la pensée neuve de cerner au plus près les rapports qui s'établissent entre l'Etre-là et l'Etre-dit. Héraclite nous a parlé d'une homologie : d'un sens qui convient à l'Etre du monde. Cette homologie est conformité du discours, de la parole à l'Etre, conformité qui se manifeste par la formation d'un morphème traduisant un concept. Le concept est - rappelons-le - le "sens qui vient avec". Avec quoi, avec l'Etre dont ne nous connaissons que l'Etre-dit. Comment dès lors décider de la conformité de l'Etre-dit et de l'Etre tel qu'il est indépendemment de tout dire? C'est à la fois l'expérience des faits et de la parole. L'expérience des faits construit le savoir pratique qui ne peut s'élaborer quau moment où l'on sait distinguer l'être du phénomène. Et cet apprentissage est surtout un apprentissage de la durée, à travers la perdurance, au cours du temps, du phénomène, qui réapparaît chaque fois que l'on y porte le regard et la persistance de notre Etre à travers le temps. La présence du phénomène confirme à chaque moment notre altérité. Nous sommes autre que le monde et le monde nous est autre. Etant autre que le monde, nous restons le même au cours du temps, même si le monde change, et inversément, sachant que le monde est incrée et éternel, immuable au cours de ces cycles répétitifs, nous nous savons éphémères. Nous prenons conscience de notre altérité permanente : à chaque instant nous sommes autre, face à un monde qui est, fondamentalement, le même. Comment dès lors décider de la véracité de notre discours? Comment savoir si le Logos qui est nôtre est bien homologue au Logos du monde? Notre parole rend-elle compte correctement du monde?
Curieusement, le premier des philosophes nous donne la réponse la plus moderne. En effet, en nous exhortant à suivre le logos commun au lieu de s'enfermer dans une "intelligence particulière", et en exigeant de nous l'état d'éveil, de crainte de s'abîmer dans les songes illusoires , Héraclite nous affirme que "la pensée est commune à tous". "Ceux qui parlent avec intelligence, doivent, dit-il, s'appuyer sur l'intelligence commune à tous". Cette intelligence commune à tous ne peut-être autre que le Logos, Raison, c'est-à-dire parole consciente d'elle-même, de ses règles de structuration sans lesquelles elle ne peut se déploier sans se contre-dire. Ainsi Héraclite définit les critères de la vérité : d'une part la Vérité repose sur la cohérence interne du discours, sur le respect du Logos commun, de la Raison et d'autre part, il indique que le monde ne peut être réellement connu que dans le partage de l'expérience concrète. En effet c'est dans l'intersubjectivité que se déploie la Parole et la pensée, commune à tous. Dès lors un phénomène ne pourra être reconnu, désigné, expliqué, que dans la mesure où un accord se dessine entre d'une part la parole et le Logos originaire (homologie de la parole particulière et de son Etre, le Logos) et d'autre part entre les divers discours énoncés par les hommes se partageant leur expérience du monde. De cet échange se dégage un discours commun, qui est la vérité socialement reconnue comme telle. Cet échange est loin d'être pacifique, c'est dans la contra-diction, la dialectique au sens originaire du terme, art de la discussion et de l'argumentation, que naît le Savoir du Monde. Dès lors il nous apparaît que Héraclite a conscience de la nature conventionnelle de la vérité. Et on peut presque dire qu'il a conscience de l'importance de la dialectique dans la construction du vrai, c'est-à-dire que l'on pourrait, à la lecture des fragments héraclitéens, aboutir à une conclusion analogue à ceux tenus par les logiciens modernes : la vérité procède de son contraire : de l'erreur réfutée et le critère fondamental du savoir vrai serait cette ouverture du discours qui en permet la réfutation. De réfutation en réfutation, en vérité relative (vraie un temps et pour les uns, erreur par la suite et pour les autres) de vérité relative le savoir du monde se construit progressivement sans que le discours du monde puisse un jour être achevé. Car, il ne faut pas l'oublier, le monde incréé et éternel nous apparaît aussi éternel, c'est-à-dire en dehors du temps, que infini, au-delà de tout espace. Cette infinitude du monde nous apparaît comme une clôture, une fermeture du cercle qui est clôture de notre destin (note 3) comme elle peut nous apparaître comme l'ouverture indéfinie de la pensée humaine sans cesse soucieuse d'englober la totalité du monde.
Nous n'avons cependant que mis en évidence qu'un aspect de l'ex-plication du monde qui est la cohérence interne de la dé-signation. Un discours explicite ne peut-être qu'un discours qui se sait discours et non discours qui se dit révélation, ou contemplation. Ce savoir du discours comme discours est un repli du logos sur lui-même. Ce qui ne nous étonne plus dans la mesure où LOGOS est un concept se suffisant à lui-même. Mais en ce qui concerne le discours de l'autre, le devisement du monde que pouvons nous dire? On sait déjà que l'Etre-dit ne coïncide pas nécessairement avec l'Etre-en-soi. En revenant à l'expérience du mirage, évoqué plus haut, nous constatons la possibilité d'une faille entre le phénomène et l'être. En l'occurrence, la fissure résulte ici d'une mésinterprétation du phénomène, d'une erreur qui, nous l'avons, n'est pas irréductible dans la mesure où l'expérience des faits, et la maîtrise de la parole, permettent de dégager une explication du phénomène. Le mirage tel qui m'apparaît (au loin, une réflexion de la lumière) est expliqué, c'est-à-dire mis en rapport avec l'être du mirage, phénomène physique ex-pliqué. La fissure, le pli entre le phénomène et l'être disparaît. De même le pli qui subsistait entre l'être-dit et la chose disparaît aussi. Ou plutôt je fais, par l'ex-plication, sortir l'être du pli qui le dissimule et la frontière entre l'être et le phénomène, (ou la faille entre l'être tel qu'il est indépendemment de ma présence et l'être tel qu'il est et m'apparaît à cet instant et en ce lieu - l'étant ) est abolie. Or si nous nous interrogeons sur ce qui nous mène ainsi à l'Etre, nous ne pouvons que trouver le Logos, médiateur entre le Disant et le Monde.
2 Pour être précis le concept de Agora ne peut se confondre avec celui d'outil de communication, parlant de mass-média ou de "téléphone", je ne désigne pas uniquement l'outil en soi (micro, émetteur,récepteur) mais les circonstances concrètes de l'échange de parole : liberté socialement reconnue d'échange verbal, possibilité matérielle et psychologique de parler : c'est-à-dire l'espace, lieu et temps, du déploiement du logos, et bien entendu le(s) sujet(s) parlant/écoutant.
3 Sans vouloir épuiser ici le fond de cette question, relevons que la conscience de l'infini du monde implique nécessairement la conscience de notre finitude. Etre-au-monde, comme conscience réfléchie sur elle-même, est rester présent à la réalité de notre mort : la mort nous est donnée comme venant du monde.