sur quelques fragments de Héraclite (3)

P. Deramaix


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3. la parole

ontologie de la parole.

Nous avons pu mettre en place les données de notre problème métaphysique. Le monde apparaît comme une réalité en soi, commune à nous tous, duquel nous faisons partie, non comme individualités irréductibles, mais comme faisant partie d'une même communauté au sein de laquelle l'échange de la parole est possible. Le terme grec "logos" rend compte de l'universalité de la parole : ce qui exigé du sage c'est l'expérience et la maîtrise de la parole. Comme le monde, le logos est donc un être qui nous est autre. Et qui est plus complexe que la polysémie du mot grec pourrait le laisser entendre. Le LOGOS a une fonction désignatrice : le mot se rapporte à autre que lui-même. Logos est dans ce cas "mot", signifiant autre que lui : nous y distinguerons dans ce cas le morphème (la manifestation concrète - écrite ou parlée - du mot) de son sens : un même sens peut se traduire par plusieurs morphèmes différents, et inversément, un même morphème peut revêtir plusieurs sens. Le sens élucide le rapport existant entre le morphème et la chose désignée, ou signifiée. Le mot exprime une notion qui, en dehors de toute détermination particulière, constitue le concept

Les mots ne se succèdent pas sans ordre, elles acquièrent - selon leurs sens - une structure signifiante. La parole dite concrètement, c'est-à-dire un discours structuré correspondant à une réalité déterminée et appartement à ce monde commun sera dite parole, si l'on se réfère à l'acte concret de dire (c'est-à-dire faire un usage signifiant des morphèmes) ou sens, si l'on se réfère à la correspondance entre le discours et le monde. En dehors de toute détermination, la parole peut-elle être dite logos? Il apparaît - dans l'expérience commune - que tout logos n'est pas parlé : l'écrit, le tracé, le signe relèvent eux aussi du logos mais la parole est sans doute constitutive de l'expérience originaire du logos. C'est dans le parler que se dessine le plus complètement le rapport entre l'idée et la chose, entre ce qui est signifié et le signifiant. La structure du langage se révèle comme une triangulation entre le phonème, le son comme manifestation concrète d'une parole, le graphème, comme expression graphique d'une idée et/ou d'un son et, enfin, le signifié. Ce n'est qu'en reliant l'un a l'autre que le sens émerge et le lieu de cette reliance peut aussi être désigné par "logos", c'est la pensée. Qu'est-ce penser? La pensée peut être considérée comme une parole intérieure, une représentation créatrice du concret, une re-création du monde, mais aussi le lieu d'émergence de quelque chose qui n'est pas encore. Le concept qui surgit prend forme de langage et ce qui n'est pas concrétisé encore est cependant signifié dès la conceptualisation.

La réalité du monde, le Monde, comme totalité qui nous englobe et qui est "le même pour tous les êtres" est cet Etre dans lequel nous nous enracinons. Le Monde nous est "donné", il est aussi ce dont on parle, ou plus exactement, ce dont on parle est identifiable au monde, à l'Etre-donné, que dans la mesure où ce que nous disons est vrai. Nous retrouvons ici, dans la mesure où ce dont on parle peut être assimilé en dehors de toute détermination particulière au Concept. - la dualité Etre - Concept qui correspondra, dès qu'une détermination de l'Etre et du Concept surgit, à la dualité Monde - Parole. Mais le concept indéterminé est, nous l'avons vu, identifiable au logos, seul concept qui se désigne lui-même. Nous serons donc obligés, si nous voulons rendre compte du face-à-face de l'homme et du monde, d'examiner de plus près la structure ontologique de la Parole. La parole est usage structuré de morphèmes qui désignent une réalité autre qu'elle-même ( nous savons déjà que la seule parole qui se désigne elle-même est le morphème logos). Nous somme donc en présence de l'usage d'un matériau auquel nous donnons forme, et cette forme est le discours. Ce discours a un sens, c'est-à-dire qu'est établie une homo-logie entre le discours, forme (ou structure signifiante) donnée aux morphèmes, et ce qu'il désigne. Le discours (mis à part le morphème [logos]) ne peut que désigner un autre que lui. (note 1)

La parole se structure donc comme suit : morphème : manifes-tation phénoménale de la parole ; être-parlé, ou ce qui est dit par l'usage de la parole ; le rapport entre l'être-parlé et le morphème qui est le sens de la parole.

Qu'est-ce parler dès lors? C'est agir en prononçant une succession de morphèmes (en l'occurence des phonèmes) structurés (c'est-à-dire ayant forme) de manière à rendre compte de manière signifiante (autrement dit en respectant l'homologie, en parlant dans le même sens) de l'être-parlé. L'être-parlé peut-il se confondre avec l'Etre? De quel être peut-on parler pour que l'être-parlé soit totalement totalement confondu lui-même? Cela n'est possible qu'à la faveur d'une indétermination totale de la parole et dans ce cas, ce ne peut être que l'être du logos, puisque le morphème logos se désigne lui-même. En français, nous devrons pour cerner au plus près le sens de ce qui est dit faire état du Concept, sens indéterminé qui s'identifie en tant qu'être-parlé à l'Etre.

Ainsi pour parler de l'être d'une chose, et en parlant cette chose devient un être-parlé, nous parlons du "concept de cette chose". Mais le discours sur cette chose, cette conceptualisation, n'est vrai que dans la mesure où le sens du discours est homologue à la réalité que nous entendons décrire.

Nous avons dit que nulle parole n'est sans un disant, et ce disant est l'homme. En d'autres termes l'homme est par et dans le discours, il est parole lui-même, et peut donc être dit "logos". La parole humaine est rapport au monde, rapport d'homologie si elle a un sens. Et elle comprend en son être le disant lui-même qui est disant dans la mesure où il est en rapport au monde. On pense donc l'homme comme un microcosme, petit-monde, homologue et englobé par le macrocosme, le grand-monde. Il ne s'agit pas d'une homologie qui touche la structure corporelle de l'homme mais un rapport particulier qui s'établit entre l'homme et le monde par l'intermédiaire du Sens, de la parole en tant qu'elle rend compte du monde. C'est l'homme qui donne sens au monde par la parole. Et il ne peut donner sens que s'il est présent au monde, c'est-à-dire en état d'éveil, de conscience du monde et de conscience au monde. En d'autres termes il se désigne lui-même comme face au monde : c'est-à-dire dans le monde mais n'étant pas le monde. Il s'en distingue. Il est là. Et l'homme n'est là que dans la mesure où il parle, c'est-à-dire distingue et désigne les objets du monde, qu'il considère comme autres que lui, et par là, se distingue lui-même comme étant du monde sans être le monde. Et se distinguer, se désigner, c'est se situer dans l'espace, c'est dire : "je suis là, face au monde". C'est la raison pour laquelle la philosophie allemande désigne l'homme par le vocable Da-sein, Etre-là. En un certain sens - ou plus exactement dans le sens où l'homme est comme homme - l'homme est la parole du monde dans la mesure où toute parole est la mise en évidence de l'homme et du monde. En cela, il est le sens, le logos du monde.

la question du sens.

Si la Parole est discours du monde, nous pourrions revenir à cette question évoquée dans le fragment premier : en quel lieu se dessine le sens du monde? Nous est-il donné? Se situe-t-il en un lieu originaire où le Verbe est préalablement à l'émergence de la Parole humaine? Ou au contraire, le sens du monde se construit-il selon la Parole humaine?

En pensant le fragment premier, nous avons porté notre attention sur le fait que cette relation entre la totalité et le logos reste équivoque : structuration du monde selon le Verbe originaire, et dès lors pensée du savoir comme dévoilement du Sens donné ; ou structuration du monde selon le logos humain.

La question prend toute son importance si nous considérons que nulle parole ne peut avoir lieu en l'absence d'un disant. Ce dernier complète et recèle en fait la totalité de l'être de la parole. Or si nous affirmons la présence originaire du Verbe, nous sommes contraint de penser ce Disant originaire, de sorte que la philosophie devient théologie. Dans le cas contraire, le disant n'est nul autre que l'homme, qui, par essence, est celui qui parle : l'anthropologie est donc fondée en droit.

Sur le plan métaphysique, la pensée du logos comme Sens originaire du monde conduit à la relégation de l'Etre dans la transcendance et nous avons d'ailleurs signalé qu'une telle interprétation ouvre la voie à la pensée platonicienne.

La suite du fragment 30 nous apporte la réponse. Il est dit que

ce monde ... aucun des dieux ni aucun des hommes ne l'a créé.

La non-création du monde conduit à une conséquence essentielle. Certes Héraclite ne nie pas l'existence des dieux, mais le monde leur est aussi étranger qu'il est pour les hommes. Certes les dieux parlent du monde, et sans doute, c'est cette parole divine que l'oracle dévoile. Les fragments 92 et 93 nous disent que la Sibylle fait entendre des paroles sans agréments, sans parure et sans fard. Autant dire qu'elle dit la vérité toute nue, qu'elle dévoile l'Etre et non le phénomène, que sa parole est vérité plus qu'opinion. Pourquoi, parce que le dieu l'inspire. Et ce dieu qui parle à travers l'oracle ne décrit pas le monde selon des morphèmes intelligibles à l'homme, il ne révèle pas une Vérité absolue, il indique à l'homme les morphèmes divins, les signes qui, appartenant au monde, sont la parole du dieu. Du vol des oiseaux au parcours des astres, l'oracle profère le sens, mais dans la mesure où le dieu reste muet quant au sens de ces signes, la réponse reste sybilline, c'est-à-dire que les paroles qu'énonce l'oracle ne dévoilent pas tout leur sens. Le consultant reste libre d'interpréter l'oracle comme il l'entend. Le dieu se contente d'indiquer le lieu où l'oracle peut déceler le sens. Et ce lieu n'est autre que le monde. Pourtant la parole oraculaire, le logos sybillin, ne peut en aucun cas être pensé comme un sens originaire du Monde. Incréé le Monde est contemporain et par là, égal aux dieux immortels. Bien plus, il les précèdent dans la mesure où la mythologie fait état d'une naissance des dieux qui procèdent - selon Hésiode - des Titans eux-mêmes originaires de l'union de Gaia (la Terre) à Ouranos (le Ciel) fils des entités primordiales : Chaos (forces de désordre) et Eros (forces d'union et d'ordre). Le Monde, émergant du chaos et de l'ordre, est donc à l'origine de tout. Mais il ne procède pas d'un Sens originaire qui serait donné par un créateur. Dès lors comment peut-on ex-pliquer le monde? Qu'est-ce ex-pliquer? Nous savons de la lecture du fragment premier que le sage distingue et explique les choses. Distinguer est désigner d'une parole en cernant la chose et en y associant un morphème. Expliquer est en dévoiler les rapport en énonçant un discours du monde. C'est à un tel discours que se livre Héraclite dans les fragments qui, d'une manière ou de l'autre, parlent de la "physis", qui n'est autre que l'ensemble des êtres-dits. L'être-dit ne pourra correspondre à l'Etre en soi que dans la mesure où le concept vient avec c'est-à-dire dans la mesure où le rapport d'homologie entre le mot et la chose est respecté. Au sens de la parole énoncée sur le monde devra correspondre le sens du monde. Mais si nous ne pouvons, vu la persistance du monde depuis l'infini des temps, déceler un Sens originaire, le sens du monde ne pourra être que correspondre à la parole énoncée par celui qui, face au monde, parle du monde. Dès lors ne ne pouvons comprendre le Logos que comme un pro-duit (note 2) humain, une parole mise en avant, conduite en avant, par l'homme. Et à cette parole correspond une désignation des choses de ce monde. La parole est produite et par la parole, l'être des choses désignées nous est pro-duite, c'est-à-dire mise en avant de cet horizon que le mot rejette dans l'indistinct du non-désigné. Dès lors le monde se structure selon la Parole humaine. Et, éternel, le Monde comme totalité des Etres-dits, ne possède d'autre sens que celui que les hommes lui confèrent.


physis

notes

1 : Un discours qui se désigne lui-même, deviendrait un méta-discours qui prend en considération sa structure, et non ce qui est désigné par cette structure, et le sens de cette structure, ou plutôt le rapport existant entre la structure et le sens. Dès lors un méta-discours ne pourra être confondu avec le discours étant donné que n'est pas pris en considération la réalité désignée par le discours. Le discours en soi comprend, en effet, ce qui est désigné par la mise en forme des morphèmes, ce que le métadiscours ne fait pas.

2 : Pro-duire : du latin producere : conduire en avant, amener en avant, faire paraître, exposer, mettre au monde ...


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© P. Deramaix, 1997 - E-mail : patrice.deramaix@euronet.be
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