4. physis |
Sachant que le monde est éternel et que seul l'homme est à même de l'ex-pliquer, il nous reste à définir l'être-du-monde. Héraclite nous dit : "il a toujours été et il est, et il sera un feu toujours vivant". Dans la mesure où l'Etre est ce qui traverse l'infini du temps, Héraclite identifie le monde au feu. Est-ce dire que la totalité des choses que nous voyons est flammes? Il tombe sous le sens que non.
Le Feu dont parle Héraclite n'est pas celui qui nous chauffe et nous éclaire durant les nuits froides d'hiver. Pourtant, l'Etre-du-Monde possède quelques propriétés de ce feu : il "s'allume avec mesure et s'éteint avec mesure". Comment dès lors comprendre, nous qui sommes nourris de chimie et de thermodynamique, la parole du Grec? Pour saisir le sens de ces paroles, il importe de se rapporter à l'expérience du feu telle que les Grecs pouvaient le vivre. Ou, pour mieux dire, telle que les hommes premiers, qui n'avaient que leurs mains et leurs sens pour comprendre et maîtriser la matière, pouvaient le saisir. Comme l'astre du jour, le feu éclaire et chauffe, il s'éteint et s'allume, avec mesure. Le cycle des jours et des nuits rythme la vie de l'homme premier et lorsque l'astre s'abîme à l'horizon, le feu est allumé, préservant du froid. Celui qui vit manifeste sa vie par la chaleur de son corps. Et par le feu, les choses se transforme, mieux, elles perdent leur être pour devenir autre : le bois devient cendre, la terre meuble et humide, devient céramique ferme et cassante, l'eau s'évapore en nuées, et peut-être, le philosophe d'Ephèse a pu entendre parler des éruptions volcaniques où le feu de la terre s'épenche en roches incandescentes et en lave...
Pour l'homme de l'origine de la pensée, le feu ne sera pas saisi comme la manifestation d'une combustion chimique mais comme un lieu d'échange où tout se transforme. Si du blé on peut obtenir la faux, le vase, le soc ou le cheval c'est grâce à l'or qui circule dans l'espace ouvert du marché. Le feu est tel l'or, et si Héraclite dit que "tout s'échange contre le feu et le feu contre tout, comme l'or contre les marchandises et les marchandises contre l'or" rapprochant ainsi le feu de cet or devenu monnaie d'échange ce n'est pas seulement par souci de métaphore. L'analogie entre le feu et l'or est essentielle. L'or est la substance d'un monde que les Anciens considéraient comme vivant. Sans doute, est-ce pour cette raison qu'était craint et admiré le forgeron dans ces sociétés antiques qui voyaient en celui qui - par la maîtrise du feu - se montre capable de transformer la pierre vile en un métal étincelant, un être détenteur de pouvoirs surnaturels. (note1)
Que l'or puisse être une manifestation tellurique du feu , un reflet, une trace solaire dans les profondeurs du sol, est une évidence pour l'homme antique, mais est-ce essentiel ici ? Que nous dévoile les pensées jointes de l'or et du feu ? Principe du monde, moyeu de la roue cosmique, le feu n'est pas le monde, tout comme l'or n'est ni la marchandise ni le travail qui l'a produite. Qu'est-ce donc l'Etre-du-Monde? Un simple monnaie d'échange? On peut certainement penser que Héraclite ne fait que constater le rôle essentiel du feu dans la transformation des choses, que ce soit dans la combustion, la cuisson, ou la couvaison... la chaleur joue un rôle fondamental sans laquelle rien de ce qui est vivant ou précieux ne saurait être produit. Mais la cosmologie héraclitéenne ne peut se réduire à cette chimie primitive. On peut de même comprendre l'analogie comme une évocation de l'unité profonde du monde. La cosmologie héraclitéenne n'est qu'une interpénétration complexe et infinie de cycles divers où le feu apparaît comme une commune mesure entre toutes choses matérielles. Mais au-delà de cette économie de la physis, que pouvons-nous dire ? Pour l'instant rien sinon que de contempler cette thermo-dynamique du monde ...
L'économie du monde physique - autrement dit du monde-dit - apparaît pourtant plus complexe que ce qui est dit dans le fragment 30. Il est certes vain d'y chercher une quelconque analogie avec notre savoir moderne du monde. On pourrait comprendre cette alchimie cosmique non comme une transmutation des phases de la matière (solide, liquide, gazeux) mais comme une relation complexe qui se dessine entre l'homme pensant le monde et la totalité des êtres qui l'entourent. Ce qui étonne l'homme antique sont la coexistence de rapports d'opposition - de négation réciproque - et de relations déterministes.
le fragment 31 se résume à ce schéma :
Quelques fragments plus loin, Héraclite décrit le cycle suivant: (fragment 35)
Pour les âmes, mort est devenir eau et pour l'eau, mort devenir terre Mais de la terre, l'eau nait et de l'eau, l'âme
et le fragment 76 :
le feu vit la mort de la terre, et l'air vit la mort du feu ; l'eau vit la mort de l'air, la terre, celle de l'eauLa mort du feu est naissance de l'air ; la mort de l'air naissance de l'eau
Que la mort de la terre engendre l'eau, la mort de l'eau engendre l'air, et celle de l'air, le feu et inversement.
qui en complétant par les fragments précédents devient :
La synthèse est incomplète et reste à mes yeux hypothétique. En l'absence de la totalité du discours héraclitéen, dont il nous reste que des fragments, nous ne pouvons que nous perdre en conjecture sur ce que Héraclite a voulu dire. Il apparaît toutefois que l'Obscur (qui ici mérite peut-être son nom) a une conception cyclique de l'univers ou du moins est profondément conscient de l'interrelation entre la vie et la mort, et entre les divers modes de manifestation du monde physique.
Nous voyons que si le feu est à l'origine du monde et préside aux échanges quantitatifs de la matière, l'eau détient cependant une importance primordiale dans la mesure où il se trouve tant à l'origine qu'à la mort de l'âme. Que l'âme, entendons par là, procède de l'humide, le fragment 118 le confirme qui dit : "où la terre est sèche, l'âme est aussi la plus sage et la meilleure" : l'âme a pu croître à loisir - et croître, pour une âme, est parfaire son savoir par la posession et la maîtrise du logos "qui s'augmente lui-même" -et ne dissout pas en liquide... Héraclite a perçu les rapports étroits entre l'humide (la semence, le flux menstruel, le sang, la sève des arbres, la nécessité de boire) et la vie et constate que l'âme mourante et ne peut plus maintenir uni le corps qui se décompose en humeurs fétides. L'eau apparaît ici comme le lieu de vie et de mort tandis qu'on ne sait ce que devient l'air quand il meurt. D'un autre côté, si nous examinons le fragment 76, nous voyons que si le feu préside à la mort de la terre, qui devient eau (ou liquide, telle la lave), l'air préside à la mort du feu d'où surgit la mer primordiale. L'air précède donc dans l'ordre d'apparition des éléments le feu. La permanence de la mer et de la terre est assurée par une rétroaction positive : l'eau surgit de la terre (les sources) et la terre devient mer liquide (par l'intermédiaire des rivières et fleuves?).
D'après Diogène Laërce (note 2) , Héraclite décrit le monde comme le produit de deux forces antagonistes, guerre et paix, création et embrasement, condensation: "le feu en se condensant devient liquide, l'eau en se condansant se change en terre" et évaporation : " la terre fond et se change en eau, et d'elle se forme tout le reste, car il rapporte presque tout à l'évaporation de la mer" note 3. Des évaporations venant de la terre et de la mer, les unes sont "claires et pures" qui donnent naissance au feu, les autres "obscures" d'où se condense l'eau. Il apparaît de la doxographie de Héraclite que son astronomie reste très primitive : les étoiles et le soleil proviennent de la condensation ignée des vapeurs dans des alvéoles célestes dont la lente rotation sur elles-mêmes provoquent phases lunaires et éclipses. A la condensation, par refroidissement, du feu originaire en eau et terre succède un embrasement qui clos le cycle cosmique. Des doxographes plus tardifs, Simplicius, philosophe néo-platonicien du 5me siècle de notre ère, et Aetius, du 4me siècle, insistent sur le caractère unificateur et primordial du feu chez Héraclite.
Quel que puisse être l'agencement des phénomènes et le rôle respectif des éléments, il apparaît aux yeux de Héraclite que le monde est une totalité, où chaque partie est tôt ou tard appelée à devenir autre. Le feu est en quelque sorte le grand ordonnateur de ces interpénétrations cycliques. L'ordre surgit du chaos, du désordre total tandis que les êtres organisés se décomposent en éléments dispars : l'ordre disparaît en désordre. Le cycle se referme. Selon Diogène Laërce le devenir de l'Univers est cyclique et l'on s'est perdu en spéculations pour en déterminer la durée.
Ainsi la cosmologie de Héraclite diffère fondamentalement de celles qui précèdent : on ne retrouve nulle trace de cosmogonie, récit mythique de la naissance de l'Univers. Ce dernier, incréé, relève totalement de la physis et est donc accessible au logos humain. D'autre part il est fermé sur lui-même tant dans l'espace que dans le temps : il nous englobe et le devenir du Monde se réduit à un éternel embrasement. Pourtant une chose nous étonne : certains doxographes attribuent, dans la cosmologie héraclitéenne, une place centrale au logos qui apparaît comme le principe fondateur de toutes choses, Verbe assimilable à un principe créateur, non du monde, mais du sens qu'il peut prendre aux yeux des hommes. Nous avons vu que nous pouvons concevoir le LOGOS comme d'origine humaine et sa transcendance ne réside qu'en son universalité. Le Logos, un et immuable, doit se comprendre comme la mesure du monde, la raison qui ordonne les phénomènes et les ex-plique. Ainsi, à la différence d'un mythe qui restitue, dans le temps présent, la création : la cosmo-logie est parole sur le monde autant que parole du monde, elle est ex-plication qui amène la physis à se déployer devant nos yeux.
La question posée par la proximité du logos et du feu reste en suspens et elle nous interpelle d'autant plus que nous nous sentons de plus en plus encerclés et saisis par ce monde physique que nous prétendons dominer et englober dans le champ de notre savoir. Car le savoir du monde appelle aussi une pensée de notre rapport au monde. Et ce rapport ne pourra être pensé que si nous élucidons la question du lieu et du temps. Car être face au monde, en regard du monde et regardant le monde, est être ici et maintenant dans le monde. La question essentielle ici sera donc de définir les modalités de notre rapport au monde.
L'expérience originaire du monde est celle d'un encerclement. Le monde nous entoure et levant les yeux, nous constatons que les cieux s'étendent de toute part au-delà de notre portée. L'image première qui vient à l'esprit est celle d'une voûte qui englobe toutes choses terrestres. Cette métaphore architecturale inverse sans doute l'expérience concrète des hommes : c'est à l'imitation du ciel que les hommes conçurent la voûte. Ce que l'homme jeune encore éprouve est l'éblouissement et le vertige : éblouissement du regard tendu vers le soleil, vertige de la contemplation des astres nocturnes qui, sans cesse, naissent et meurent au gré des jours, et accomplissent nuit après nuit leur révolution autour d'un seul astre immobile... la Terre. Mais chaque année voit la révolution accomplie et les étoiles apparaissent à la place exacte qu'ils avaient quitté l'année précédente. Sur ce fond astral l'astre nocturne, les planètes, accomplissent leurs cycles, apparaissant et disparaissant à mesure, selon un rythme immuable depuis l'infini des temps. Aveuglant, le soleil déploie sa lumière, nous donnant chaleur et vie, et nul ne peut soutenir son regard sous peine de plonger éternellement dans la nuit. Lui aussi s'allume et s'éteint à mesure, s'abîmant dans les eaux ou disparaissant dans ce gouffre inconnu, à l'horizon... L'éveil de l'homme ressemble à l'effroi de ce prisonnier d'une caverne voyant les ténèbres s'étendre autour de lui sans qu'il puisse en mesurer la portée. L'encerclement par les parois du Monde constitue ainsi l'expérience originaire de la physis. Et sur ces parois, se détachent les Choses, multiformes et mouvantes.
Eveil. Le monde nous entoure. L'horizon nous entoure : face à nous, la vue porte au loin, et va à la rencontre du monde. Ecartant les bras, nous saisissons l'ampleur de l'univers. Et derrière nous, le néant : nous ne voyons rien, si nous restons immobile, et de l'arrière tout peut surgir et nous anéantir. Arrière est la menace. Tandis que face à notre regard, nous saisissons le fruit, la proie, et nous parcourons le sol que nous foulons. Devant, se trouve peut-être la menace aussi, mais celle-là, nous pouvons la conjurer, à la force de la main, et à défaut, par la puissance du verbe. Car ce que nous voyons et discernons, nous nommons, nous le dé-signons. Le signe est le mot, en lui-même, et le mot désigne, comme nous le faisons lorsque on tend le doigt vers le fruit convoité. Le Son est signe et le signe se porte sur la Chose désignée, et le mot n'est qu'en raison de la coprésence de la Chose et du Son qui tissent une relation intime dont la trame est le Sens. Le monde nous entoure et nous le designons, c'est-à-dire nous le délimitons. Portons notre regard, et portons notre voix pour proférer le Son qui convient (vient avec) à la Chose.
La Chose se détache, parce qu'elle s'est offerte à notre regard et le regard ne peut qu'accepter. La Chose surgit de l'horizon du monde, elle fait face, comme menace, ou proie, ou outil, ou miroir. Dans tous les cas, elle constitue - dans la mesure où notre conscience est portée sur elle - un objet, dont les limites sont tracées. La parole qui désigne cet être que nous regardons et dont nous pouvons penser, par le fait même qu'il nous apparaît, qu'il s'agit là d'une chose effective, réelle, d'une chose étant en train d'être, trace la limite entre cet étant et le monde qui l'entoure. Mais notre regard ne rencontre en fait que cette limite, frontière infinitésimale entre l'être et le non-être : la chose qui s'offre ainsi ne laisse saisir que son apparence qui se détache sur le fond indifférencié de l'horizon du monde tandis que l'être de cet objet nous reste inconnu tant que la parole se montre incapable de le désigner avec certitude. La pensée de cette désignation nous mène à un problème central de la philosophie, celui de la vérité. On peut certes concevoir la vérité comme l'adéquation de la désignation - en l'occurrence une description, une succession d'énoncés prédicatifs à propos de la chose (la Chose est...) - à la réalité en soi (note 4) . Mais dans la mesure où cette dernière ne se laisse pas saisir comme être mais seulement comme étant, la vérité, conçue comme adéquation entre le dire et ce-dont-on-dit, nous reste (provisoirement) indécidable. Il nous reste que la possibilité de percevoir et de désigner cette surface de la chose : l'étant ou, pour employer un terme plus classique, le phénomène.
Au phénomène correspond donc une notion, un dire ramassé en un concept, sens qui convient à la chose... Or ce que nous pouvons vivre quotidiennement nous oblige d'écarter l'idée d'une relation obligée entre le concept et la chose. En effet, le concept peut précéder l'effectivité de la chose, sinon il nous serait impossible de concevoir un projet quel qu'il soit. L'artisan qui se saisit du bois brut pour en tirer une table conçoit la table, comme projet, avant l'effectivité de ce meuble comme chose réelle. Le concept table peut légitimement revendiquer son être indépendemment de la réalité matérielle. Et le lieu d'émergence de cet être-concept n'est autre que le logos. Nous sommes de nouveau en présence des deux pôles du discours philosophique : d'une part l'être, qui se manifeste comme étant et d'autre part, le logos, lieu d'émergence du concept. Le logos se déploie - on le sait - au sein du disant, du Dasein. Face à la chose se trouve donc celui qui dit, qui est au monde. Mais lorsque la chose elle-même est rejetée à l'horizon, que se passe-t-il?
Lorsque nous contemplons et désignons d'un mot - physis - la totalité de ce monde étant en train d'être nous ne pouvons qu'embrasser de notre regard l'horizon, limite absolue au delà duquel nous ne voyons rien. L'horizon encercle donc la Totalité. Qu'est-il possible de désigner lorsque nous portons notre regard sur la Totalité, rejetant toute chose dans l'indifférencié de l'horizon ? La totalité elle-même répondra-t-on, le monde, le cosmos, le Tout, la physis... Certes, mais encore, , est-il possible d'embrasser d'un seul regard la totalité des étants? Faisons l'expérience et regardons sans regarder, voyons, laissant notre regard couler à la surface des choses sans porter notre attention sur telle chose particulière, sur tel étant. Nous constatons rapidement que cela nous est guère possible.
Nous connaissons tous l'expérience classique en psychologie de la forme (Gestalt-psychologie) qui consiste à distinguer tour-à-tour dans une image ambiguë la représentation d'un vase ou d'un profil de visage , ou dans un autre dessin, lapin ou canard... A chaque instant nous voyons le dessin, ou plus exactement, nous l'interprétons comme celui d'un canard ou d'un lapin. Jamais des deux animaux à la fois. Un cube inséré dans une trame géométrique nous apparaît creux ou plein selon que l'on interprète telle face comme étant à l'avant-plan ou à l'arrière-plan. Le regard - et la conscience - ne peut que rejeter à l'horizon ce que nous ne regardons pas et ne peut s'empêcher de regarder. Ainsi toute tentative de saisir dans un même regard la totalité du monde revient, dans la mesure où doit subsister un horizon à l'avant-plan duquel se trouve la totalité (la physis), à rejeter à l'horizon soit le néant soit l'être. Or, le néant ne pouvant, par définition, faire l'objet d'un rejet, nous ne pouvons considérer que seul l'Etre, comme indifférentié, se retrouve à l'arrière plan et constitue donc l'horizon du monde.
Dès lors, nous devrons accepter l'impossibilité de saisir l'être du regard et ne pouvoir ne considérer dans notre contemplation de la physis que cette surface phénoménale des étants qui s'offrent, comme élément de la totalité, à notre regard. Ce qui nous conduit à admettre que l'étant est le seul mode de manifestation de l'être. Ce dernier ne pourrait jamais se dévoiler comme tel (en tant qu'Etre indifférencié) mais seulement en tant qu'être de tel étant, son mode l'être étant une retractation qui en fait constitue l'apparaître de l'être dans l'étant. Mais si l'être se manifeste comme étant, c'est-à-dire se laisse voir dans le retrait perceptible dans le phénomène, nous devrions peut-être chercher ailleurs l'être de la totalité du monde. La physis peut fort bien être considéré comme la totalité des phénomènes, mais plus que la simple somme de ce qui apparaît effectivement sous notre regard, on pourrait penser la physis comme la totalité des phénomènes possibles, c'est-à-dire susceptibles d'être perçus, désignés et décrits. La physis pris dans sa globalité devient donc le phénomène en soi, qui se trouve être totalement indifférencié, étant donné que nous ne pouvons assimiler un phénomène potentiel (peut-être non encore découvert) au phénomène effectif, au fait qui se manifeste toujours comme étant différentié. Sous le regard s'étend le monde et l'horizon de ce monde, rejeté à l'arrière plan, se trouve donc être tous les possibles, le phénomène pris, non pas en tant qu'il est effectivement observé, mais comme potentialité.
Le rapport de la Totalité du Monde, de la Physis, à ce non-encore-découvert est-il assimilable au rapport unissant l'étant à son être ? L'affirmer revient à dire que l'être de la physis est le phénomène, dans la mesure où faisant abstraction de toute détermination - qui se manifeste comme étant - nous nous trouvons face au phénomène dans le sens le plus général du terme, comme étant non encore présent à notre regard. Le néant? Par nature ce qui n'est pas ne peut être mis sous le regard. Dès lors seul l'Etre pourrait convenir. Or, à considérer l'horizon comme l'ultime et seule limite à la physis, nous ne pourrons distinguer la physis que de ce non-encore-perçu qui s'étend au-delà de l'horizon. Sans revenir à la contemplation aporétique du néant, nous ouvrons un autre chemin laissé encore en friche : la pensée du temps. En effet, à considérer le possible comme catégorie susceptible d'être, nous introduisons dans notre devisement du monde le devenir jusqu'ici laissé de côté. Penser le temps revient pour nous à penser notre présence au monde par rapport à ce qui fut mais n'est plus et à ce qui n'est pas encore, de sorte que considérer l'être-du-monde comme étant la totalité du possible, comme phénomène indifférencié susceptible d'être perçu, est en fin de compte rejeter hors du présent le possible comme non-encore-être. L'Etre est-il encore pensable dans ces conditions? La question reste ici en suspens et peut être formulée plutôt en ces termes : Dans la mesure où le monde n'est pour nous que la totalité des étants, que devons-nous mettre à l'avant-plan de notre conscience pour le rejeter à l'horizon ?
Nous avons donc pensé ici le phénomène indifférencié comme la totalité des possible et l'au-delà de la limite de notre regard. Cet au-delà peut consituer l'être de la physis pris dans sa totalité puisque sa contemplation - la mise en évidence, sous le regard, du Monde - ne peut rejeter à l'arrière plan que cette indifférentiation qui est, tant qu'il ne se manifeste pas dans le fait (et par là se montre sous notre regard) le phénomène en soi, pris en dehors de toute concrétude, de toute détermination. L'être de la physis devient donc le phénomène. Mais l'être du phénomène ? Répondre à cette question est dire en d'autres termes ce qui est en retrait lorsque nous considérons tel phénomène. Nous avons dit : l'être, dont le retrait se manifeste par l'étant. Nous assimilons ici le phénomène à l'étant. Mais si le phénomène est ce qui se dévoile sous notre regard, l'étant est aussi ce qui est - pour l'instant - hors de notre regard. Ce qui est en retrait lorsque nous considérons tel étant, tel phénomène, n'est pas seulement l'être, c'est aussi le reste du Monde. A considérer le monde dans sa totalité, nous rélégons à l'arrière son être, qui est phénomène en soi, indifférencié. Nous avons pu cerner jusqu'à présent des déterminations particulières de l'Etre : la Physis (ensemble des étants), le Phénomène (comme être-de-la-physis), l'Etre-de-l'Etant. Mais jusqu'à présent l'Etre en tant que lui-même nous reste hors du regard.
Mais il est une autre limite à ce monde. Le regard que nous avons porté jusqu'ici est une extériorisation de notre conscience, qui se porte vers ce qui est autre que nous. Il nous reste à penser notre être-au-monde en commençant précisément par le lieu d'où nous contemplons le monde.
Avançons. La terre que nous foulons se déplace, ce qui était devant disparaît à l'arrière, si nous nous dés-orientons, la terre étendue que nous voyons se meut et nous en sommes le centre. Toujours nous faisons face, toujours, nous tournons le dos, toujours nous nous dressons. De la terre aux cieux est une verticale qui nous traverse et qui n'est autre que nous. Verticale, horizontale, et regard porté sur l'avant et dont les limites sont marquées par nos bras étendus. Ainsi saisissons-nous le monde, qui est cercle, qui est sphère et dont nous sommes le centre. Ainsi dressons nous l'axe du monde, ainsi délimitons nous les frontières qui séparent ce qui est de ne qui n'est plus. Avançant, nous voyons s'écouler le monde de l'être au néant. La mince frontière qui sépare les deux régions de la totalité, l'être et le non-être, est-elle autre que le présent, que nous-mêmes, au centre de notre monde? Pourtant ce qui vient de s'évanouir n'est pas anéanti, seule la présence immédiate, phénoménale, n'est plus et si nous nous retournons, dans l'espace, nous revoyons ce qui a disparu.
Paraître/disparaître n'est pas la même chose que être/ne pas être. Quelques années suffisent pour que le petit d'homme sache que l'absence n'est pas le néant. Et ce qui lui permet d'établir cette distinction essentielle est cette trace que l'Etre laisse en nous - le souvenir - qui empêche le monde de se déliter au cours du temps. L'arbre duquel je m'éloigne et et quitte des yeux ne se trouve plus face à notre regard. Je pourrais le considérer comme anéanti, mais il reste présent comme souvenir et, de la sorte, participe encore de notre monde. En détournant le regard, je sais, et ce savoir est tellement ancré dans l'expérience quotidienne qu'il devient une évidence, que je n'abolis pas du même mouvement ce qui fut regardé. Cette permanence de cet étant, je puis la vérifier en revenant à mon point initial. L'arbre est là, dressé vers la lumière. Cette conscience de la persistance de l'être n'est pas naturelle : il faut quelques années à l'enfant pour qu'il se rende compte que le jouet caché sous un voile n'est pas anéanti et qu'il puisse ainsi le retrouver en soulevant le voile. Le souvenir lie le présent au passé mais à lui seul, il n'est pas une garantie de la permanence. Le deuil est - comme expérience commune à tous - révélateur de la tension qui se manifeste entre le rappel à la mémoire et l'anéantissement de l'être cher. Celui qui quitte la vie, nous quitte à jamais en même temps, pourtant sa mémoire nous affirme sa présence passée. Nous savons qu'il fut là, mais aussi qu'il n'est plus. L'expérience du deuil, de la disparition irréversible de ce qui fut à l'horizon quotidien de notre vie - et cela se réfère autant à la mort du familier qu'à la perte d'un objet possédé - établit la distance entre l'absence provisoire et l'anéantissement irréversible.
L'objet éloigné, transitoirement, reste présent au monde, nous le savons présent dès lors que nous apprenons à discerner la disparition purement phénoménale de l'anéantissement ontique. Le deuil est l'expérience vécue de cet anéantissement, il est la conscience, douloureuse dans la mesure où il nous met face à la finitude de notre destin, de l'irréversibilité du devenir. L'être, objet ou personne, qui quitte le monde est effectivement un être définitivement perdu au monde dans la mesure où ce qui fait son être - (on pourrait dire sa "quiddité") - est dissoute dans la totalité de la physis. Nous savons que la totalité des atomes qui constituent le corps reste présent au monde mais une composante essentielle de l'être a disparu : la forme, c'est-à-dire cette structure relationnelle qui unifie l'être et le rend présent au monde comme étant. La mort - ou la destruction - se manifeste donc par la dé-structuration de l'étant que nous ne pouvons plus dissocier de son horizon. L'arbre que j'ai quitté il y a peu, a disparu, frappé par la foudre, carbonisé dans l'incendie qui ravagea la forêt, dévoré par les sauterelles, vaincu par la mort ... il n'est plus, comme arbre, mais est encore comme cendres, poussière, pourriture, humus... mais n'est plus arbre dans la simple mesure où la forme, qui le délimite comme arbre, n'est plus. Pourtant sa trace subsiste. Je le sais arbre jusqu'à une date récente.
Le souvenir est la trace - subsistante en moi - de l'être disparu. Pourtant, le souvenir que j'évoque de l'arbre disparu ne peut, dans ce cas précis, s'identifier à la mémoire de l'arbre que je venais de quitter, certain, avant d'apprendre sa destruction, de pouvoir le retrouver. Une connaissance neuve s'y est associée et en modifie profondément la nature. Elle devient connaissance d'une non-présence définitive au monde, celle d'un absence soudaine qui, parce qu'elle est récente, nous apparaît encore étrange et non constitutive de l'Etre. Et cette connaissance nous renvoie à la finitude de notre propre destin, à la fragilité de l'être qui ne tient au monde que par un réseau de forces qui lui sont, en définitive, étrangères et par cette étrangeté, d'une fragilité extrême. Nous pourrions voir dans la cohésion trompeuse de l'étant que le résultat d'une pression externe, d'un complexe de déterminations qui institue la forme comme modalité de présence au monde. Que ces déterminations paraissent être partie intégrante de l'étant ne change pas fondamentalement les données du problème, pour autant que l'on garde à l'esprit la nature atomique de la matière. Cette dernière se présente - pour l'atomisme antique (celui de Démocrite par exemple) comme un mixte de vide et de plein. Si l'atomiste démocritéen était une réponse purement métaphysique - et intuitive - au problème posé par la contiguïté de l'Etre et du Néant (expliquant par le mouvement et les transformations des étants, résolvant transitoirement les apories de l'ontologie parménidienne), l'atomisme moderne - la physique quantique - abolit les catégories métaphysiques héritées de Aristote, pour abolir les frontières entre l'existant et le non-existant, entre la matière et sa cause, entre l'énergie et la masse, entre le temps et l'espace pour penser le devenir en termes de probabilité plus qu'en termes de déterminations causales. On peut dire que deux problèmes agitent la physique contemporaine : d'une part celui d'une unification des forces de cohésion de la matière et d'autre part celui des relations entre l'ordre - la structure, la différentiation - et le chaos.
Cette dernière question sous-tend actuellement toute la pensée du temps, du devenir et met en jeu la quasi-totalité de la cosmologie. Il n'empêche que, en dépit de l'interaction étroite qui relie la matière à l'énergie, les forces fondamentales (gravitationnelle, électromagnétique, interaction nucléaire forte et faible ) qui assurent la cohésion de la matière ne sont pas rigoureusement identifiables aux objets sur lequelles elles s'exercent. Cependant, à l'échelle quantique, ces objets ne se laissent plus saisir comme tels : on peut certes les décrire mathématiquement comme des "fonction d'ondes", mais une fonction mathématique est plus un mode de représentation qui relève du logos, qu'un objet pris dans sa concrétude. En définitive la matière se présente à l'observateur comme une manifestation purement énergétique, un "paquet d'ondes", et ne se manifeste sous cette forme qu'en présence de l'observateur. En soi, nul ne peut dire ce qu'est - indépendemment de toute observation - la matière et il n'est pas interdit de le penser comme non-être, faisant ainsi de l'observateur, et conséquemment, du Logos, le seul être.
Le non-être (que nous prendrons soin, ici, de ne pas identifier au Néant) peut être décrit plus exactement, comme une certaine probabilité d'être à tel lieu, à tel instant, aux yeux (aux instruments d'observation) de l'observateur. Ainsi nous ne pouvons plus parler l'être-en-soi mais d'être-possible qui n'acquiert une effectivité - comme étant - qu'à la faveur et à la suite d'une observation. Il n'est effectif que comme phénomène et le regard devient donc une condition nécessaire à l'émergence de l'être au sein de la physis. En identifiant l'être-en-soi à une simple potentialité nous semblons abolir toute distinction fondamentale entre l'Etre et le Néant. En fait nous établissons au contraire une distinction essentielle autant entre l'être-possible et le Néant qu'entre l'être-possible et l'étant, devenu seul être-effectif observable (c'est-à-dire pur phénomène). Mais dès lors où peut-on situer l'Etre? L'étant n'acquiert son effectivité qu'à la faveur du regard, l'être-possible quoique non encore effectif se différentie radicalement du néant précisément par son caractère potentiel, c'est-à-dire par le fait qu'il nous est possible, de l'observer. Dès lors, dans la mesure où l'étant est la concrétisation observée d'un être-possible qui n'est que parce qu'il trouve son lieu sous le regard attentif, nous sommes tentés de déplacer le lieu d'émergence de l'Etre vers le Logos.
Nous devrons ici repenser les rapports entre le Logos et l'Etre. Le regard est nécessairement distinction, délimitation de l'étant considéré par rapport à son horizon. La monstration de l'étant n'est complète que lorsque est accomplie la désignation. La conscience humaine associe le signe au phénomène, conférant ainsi un sens à ce qui est vu. La connaissance du phénomène est une élucidation de son être à travers un discours explicatif, délimitation des composantes du phénomènes, délimitation du lieu et du temps propices à son apparition, délimitation qui prend la forme d'une recherche et d'une élucidation causales. Ainsi l'adéquation du discours au phénomène, de ce qui est dit à ce dont on dit, devient la condition nécessaire au déploiement du phénomène dans sa vérité, c'est-à-dire au dévoilement de l'être dans le phénomène. Mais le lieu de ce déploiement n'est plus, à vrai dire, identique au lieu d'apparition du phénomène. C'est dans le logos et par le logos que l'Etre vient au monde. Hors du regard humain, hors de toute parole, le monde n'est qu'un chaos indifférencié, un phénomène en puissance plus qu'en acte, une totalité que seul le regard humain pourra ordonner et élucider. Est-ce dire que les choses ne sont pas hors du regard de l'homme? La question prend tout son sens si l'on pense que cette identification du Logos à l'Etre, qui pourrait bien être l'aboutissement de notre démarche, nous conduit à reposer le sens du monde. Nous avons constaté que le Logos pouvait tout aussi bien compris comme le Sens originaire du monde que celui qui est conféré aux phénomènes par l'homme. A vrai dire, à l'aube de la pensée humaine, le Logos reste dans une indétermination quasi totale : on peut y associer le concept de mot, de parole contingente et particulière tout comme y lui attribuer le rôle dévolu à Dieu. Nous avons rejeté l'interprétation strictement théologique du Logos sans considérer jusqu'à présent un problème posé par l'identification de l'Etre au Logos. Si nous identifions l'Etre au Logos nous perdons toute explication de l'antériorité du monde : comment le monde peut-il être en dehors, et antérieurement, au déploiement du logos humain? Faut-il dès lors dire que le Logos est, contrairement à ce que nous avions pensé, le sens originaire du monde?
L'obstacle que nous rencontrons réside dans le fait que l'Etre n'émerge véritablement à la conscience humaine que dans le Logos. Si l'Etre reste le fondement de Tout, nous entrerions ici dans une aporie, dans la mesure où le Logos, à moins qu'il ne soit identifiable à une Volonté primordiale (revenant ainsi à une conception téléologique - donc créationniste - du monde), ne peut se déployer qu'en l'Homme. La solution pourrait être recherchée dans l'analyse de la structure ontologique du Logos. Dans son indétermination, signe et sens se confondent en Logos où la distance entre le phénomène (morphème), et son Etre (le Sens) se réduit à néant. Or, seul l'Etre peut être identifié ainsi à lui-même. Dès lors une identité entre l'Etre et le Logos devient plausible. Est-elle réellement? L'analyse plus fine du concept LOGOS devient nécessaire : un morphème est manifesté - comme phénomène signifiant - dans le monde. Il ne peut acquérir son sens qu'à la faveur d'une médiation entre le morphème, le sens, et ce dont-il-est-dit. Ce dont-il-est-dit étant nécessairement un complexe de phénomènes accesible à la conscience humaine. Ce qui unifie le logos à l'être est cette médiation dont le lieu tout autant que l'instrument est la conscience humaine. Autant cette médiation, cette mesure du phénomène qui est établissement d'une relation d'adéquation (ou constat d'une non-adéquation) entre le phénomène et ce dont-on-en-dit qui devient, à la mesure de l'émergence logique de l'Etre, une Vérité (donc le lieu du dévoilement de l'Etre), que l'instrument de cette médiation est désignée par le Grec par le même terme : LOGOS, traduit dans cette acception par Raison. Cette identification de la raison à la parole permet au Grec de rendre compte de l'interpénétration, en un même lieu, la conscience humaine, de la parole et de l'Etre.
Mais à ce moment se repose cette question essentielle : hors la raison, est-il un Etre? Le monde est-il sans la conscience humaine ?
Nous avons vu ici se dessiner les linéaments d'une conception anthropique (et même anthropocentrique) de l'Univers qui ne se déploie comme phénomènes que dans les limites humaines de la conscience. Sous sa forme actuelle, le principe anthropique consiste à une identification des causes premières du Monde (ou plus exactemements des phénomènes premiers de l'Univers naissant) comme les conditions nécessaires à l'émergence du produit final (l'homme). On ne pourrait savoir plus sur l'Univers. En fait le principe anthropique délimite l'horizon du monde comme une limite au-delà duquel il n'y a rien parce que nous ne pouvons, à l'heure actuelle, y percevoir quelque chose ou en inférer l'existence de ce qui est ici et maintenant. A terme, ce principe pourrait nous conduire à une forme moderne de berkeleyisme où le monde est considéré comme pur produit de l'entendement humain.
Or, une réalité existentielle doit être pensée : c'est l'enracinement au monde. La conscience humaine, les facultés perceptives, tout comme les facultés cognitives possèdent leurs limites qui sont déterminées par les conditions matérielles de leur mise en oeuvre. L'homme ne perçoit qu'un champ limité du réel et cette limite résulte de la participation intime de l'organisme humain à son milieu. D'un autre côté cet enracinement de l'homme dans le monde permet seule la connaissance que nous avons du monde. Elle est une porte ouverte sur la physis. Nous faisons partie du monde et pourtant nous en sommes extérieurs. La conclusion de ce constat trop simple pour être évident est que l'on peut distinguer deux régions de notre être : un être-au-monde matériel, physique, concret et un être-face-au-monde. Or cette deuxième région de l'Etre-là (note 5) qui - en tant que région particulière - relève uniquement du Logos (note 6)et engloberait l'Etre-du-monde, la réalité concrète, physique, existentielle et temporalisée de l'Etre-là et le constituerait comme produit de la physis. Cela nous conduit à une sorte de dualisme, séparant le Logos, devenu entité contemplatrice, détachée des contingences matérielles et historiques, d'un être concret, purement phénoménal, existence pure, jouet passif des circonstances externes. Ce dualisme ne peut-être pris en compte tel quel en raison de son caractère outrancièrement réducteur : en effet il néglige totalement une région du monde commune au Logos et à l'Etre-du-Monde, cette région où agit l'être-face-au-monde s'enracinant par son action dans le réel, est l'intersubjectivité. Ce lieu peut être représenté par l'Agora grecque, non pas dans sa concrétude matérielle, celle d'une place publique propice aux échanges et aux discours, mais dans sa signification ontologique. L'intersubjectivité est le lieu du déploiement du Logos dans le monde, et le canal privilégié de l'enracinement du logos dans le devenir existentiel des hommes.
L'enracinement dans le monde introduit l'homme à une prise de conscience essentielle : celle d'une coexistence quasi monstrueuse entre l'Etre comme présence au monde, et le Néant comme destin et absence terminale de l'Etre. L'homme se voit comme point de convergence entre entre le Logos - déploiement infini du déploiement de l'Etre - et le Monde mais la réalité de cette convergence - l'entend par là réalité existentielle - oppose une limite infranchissable au déploiement du logos, cette limite est la finitude de l'être humain. Parce que l'homme est fini il ne peut percevoir qu'un univers clos, un monde fini, hors duquel seule l'indétermination du non-encore-perçu est. Mais la finitude de l'homme n'est pas seulement celle de l'Univers.
La mort (ou la destruction) repose comme fondamentale la question de notre rapport au monde. Nous savons que nous ne sommes pas depuis l'éternité et que notre destin est l'anéantissement par la perte de la forme. Dès lors il nous appartient de nous acheminer vers la conscience de la finitude du monde. Que voyons-nous du monde, à partir de notre lieu de présence? Un horizon, au-delà du quel rien est. Et ce qui constitue notre monde, surgi du néant et qui prend - face au Néant - la forme d'une totalité infiniment complexe qui nous englobe, nous délimitant par le jeu des interactions physico-biologiques comme être-là, nous apparaît transitoire. Certes, en sa totalité, et comprenant ce champ illimité du non-encore-perçu, le monde est et sera pour l'éternité mais sa forme qui apparaît à notre regard et qui constitue, dans son infinie complexité, la limite de notre être (notre forme constituant la frontière du monde) n'est en définitive pas plus cohérente que la nôtre est dans l'instant qui précède notre mort. Quelque soit le temps qui nous sépare de notre fin, nous savons infime, à l'échelle de la totalité, ce temps de grâce qui nous est donné. Mais l'horizon de notre monde nous apprend que lui aussi, en dépit de l'immuabilité de l'être, est infinitésimalement proche de sa fin. En fait et le monde et nous-mêmes partageons le même destin, celui d'une finitude inéluctable. Et si nous mourrons au monde, le monde mourra lui aussi, ou plus exactement : il se meurt à chaque instant. Mais à quoi meurt le monde? Nous savons que nous mourrons à chaque instant au monde, seul le logos recueilli par les hommes futurs nous survivra, constituant comme trace matérielle de notre existence le fondement d'un logos nouveau. Le monde, lui, se meurt à lui-même, unissant en son être, dans la multitude infinie des phénomènes, l'Etre et le Néant dans un devenir cyclique qui ne prendra fin qu'au moment où toute trace du Logos sera effacée.
2 : Diogène Laërce, du IIme siècle de notre ère, originaire de Cilicie, nous laisse un ouvrage intitulé "vie et sentences des philosophes les plus illustres" qui constitue sans doute une des premières vues d'ensemble de la philosophie grecque. Malgré les renseignements précieux et les citations qu'il renferme, cet ouvrage qui nous est parvenu altéré et mutilé, témoigne d'un sens critique peu affiné : Diogène de Laërte se contentant de compiler des on-dits.
3 : Diogène Laërce. IX. cité in Les penseurs Grecs avant Socrate, op.cit. p. 82.
4 : Il s'agit bien entendu ici de la définition aristotélicienne de la vérité.
5 : Le Dasein heideggerien, l'homme en tant qu'il est au monde, qu'il en saisit le sens et l'interprète.
6 : Ce qui ne veut pas dire que l'Etre-face-au-monde peut être dissocié de l'Etre-du-monde.