sur quelques fragments de Héraclite (5)

P. Deramaix


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5 .du feu et du logos

économie du feu

Le fragment 90 (Diels) traduit par Axelos dit :

tout s'échange contre le feu et le feu contre tout, comme l'or contre les marchandises et les marchandises contre l'or.

Dans ses fragments "physiques", Héraclite décrit un monde en turbulence où le feu "toujours vivant" semble régir les transformations des éléments. Le chiasme du fragment 90 indique une similitude structurelle entre le feu et l'or. Certes la parenté est aussi d'ordre symbolique : l'un et l'autre se rapportent à l'astre solaire, donnant chaleur ou lumière. On sait que, pour l'homme antique, l'or exprime la perfection de la maturation des métaux vivants ; inaltérable, il est, en Occident du moins, pris pour étalon de la valeur marchande. Tout s'échange contre l'or. Mais quel rapport peut se dessiner entre le feu et l'or? Le feu est le principe vivant de l'univers, il est la cause première des mouvements anime les éléments, il se trouve à l'origine de la genèse des étants : "revirements du feu : d'abord mer, et de la mer moitié terre, l'autre moitié ouragan... "; "le feu vit la mort de la terre et l'air vit la mort du feu et la terre celle de l'eau". Circularité du monde, circularité du temps du monde. L'univers : devenir éternel, perpétuel mouvement, cercle clos de notre destin. Pourtant de ce monde en fusion, émerge le logos, émerge le savoir, émerge l'ordonnancement du monde habité. Examinons les deux pôles du premier chiasma : le tout, la totalité des étants, la physis s'échange contre le feu. Le feu apparaît ici comme l'indifférencié, contre lequel peu s'échanger n'importe quoi. Mais ce tout peut être tout aussi bien l'ensemble des étants, la matière quelconque, brute, indifférenciée que le cosmos différencié, se déployant à notre regard en un monde ordonné selon le Logos.

Le dualisme TOUT - FEU devient une relation ternaire :

COSMOS - PHYSIS

feu

ou en d'autres termes qui expriment la médiation, par le feu, de l'ordre et du chaos, du différentié (élément, étant, phénomène, monde) de l'indifférencié (matière brute, totalité):

ORDRE - DESORDRE

FEU

Si nous considérons que la structure du monde ordonné, le cosmos, est - comme nous l'avons dit en commentant le fragment premier - un ordonnancement de la physis selon le logos : les triades se complètent ainsi :

physis - cosmos

logos

feu

ordre - chaos

Diogène Laërce commente la physique héraclitéenne en ces termes :

"Toutes choses deviennent par opposition et tout coule comme un fleuve. La totalité est divisée et le cosmos est un. Il est né du feu et s'embrase de nouveau selon certaines périodes.... Celui des contraires qui conduit à la naissance est appelé guerre et discorde, celui qui conduit à l'embrasement concorde et paix ; le changement est chemin vers le haut et le bas, constituant le devenir de l'Univers. Car le feu en se condensant se liquéfie, se rassemblant il devient eau ; l'eau en se solidifiant se mue en terre, - c'est le chemin vers le bas. En sens inverse, la terre se liquéfie de nouveau, et elle naît d'eau, et de l'eau tout le reste ; car il rapporte pour ainsi dire tout à l'exhalaison qui se dégage de la mer - c'est le chemin vers le haut. Les exhalaisons se dégagent aussi bien de la terre que de la mer, lumineuses et pures, ténébreuses les autres. Le feu s'accroît des exhalaisons lumineuses, tout l'humide des autres. Quant à l'englobant, il n'explique pas ce qu'il est"
.

Bien que la physique héraclitéenne ne puisse être assimilée à la cosmologie d'Empédocle, on remarque cependant que les quatre éléments que des rapports encore ambigus de transformation et d'opposition relient apparaissent dans l'univers du philosophe d'Ephèse. Pourtant une opposition claire se dessine chez Héraclite entre l'indifférencié, le fluide, l'aérien - comme l'air , l'eau, l'ouragan - et le différencié, le solide, le pesant et le puissant comme la terre et le feu. D'après Diogène Laërce, Héraclite dessine deux mouvements : une condensation et une solidification du feu qui devient eau puis terre et une exhalaison, venant de la mer et de la terre, qui, lorsqu'elle est sèche, produit la matière ignée, le feu, et lorsqu'elle est humide, produit ouragan, nuées, brouillards. Se concrétisant en tout, le feu devient substance du monde, principe originaire, archè.

Le feu joue un rôle ambivalent : force destructrice, il produit l'indifférentié des éléments en devenir. L'ordre qui régit le monde se voit ainsi constamment remis en question sans que pour autant le cosmos cesse d'être. Car au même moment, le feu crée la vie ; loin de mener à l'immobilité absolue le feu est, pour Héraclite, garant du devenir cyclique des êtres. Du feu naît le monde, assure la cohésion et la puissance des êtres vivants.

De la sorte on peut mieux comprendre la parenté structurale qui unit le feu et le logos. Mais pour cela nous devons auparavant reconsidérer l'identité qui unit le feu à l'or. L'or est une médiation entre les marchandises. Il permet d'acheter et de vendre. Le produit de notre labeur, lorsqu'il est vendu, devient or et cet or nous permet d'acheter ce que nous ne produisons pas. Pourtant l'or et le pain que nous le boulanger vend n'ont aucune parenté en apparence, de même que rien d'apparente l'or acquis et le vêtement que le boulanger s'apprête à acheter. Il aura fallu près de vingt siècles de pensée philosophique et économique pour qu'à l'aube de la révolution industrielle la médiation soit trouvée : ce qui unit le vêtement à l'or, ce qui, en d'autres termes, fonde la valeur du vêtement est le travail. Dès lors on pourrait s'interroger sur le rapport entre le travail et d'une part le feu et d'autre part le logos.

Reprenons le schéma structurel du monde héraclitéen :

feu

ordre chaos

¦

cosmos physis

logos

La polarité feu - logos s'établit sur deux plans : le logos se déploie dans le cadre de l'existence humaine ; le feu régit le monde en dehors de l'humain ; il est un principe cosmique, un donné de la physis tandis que le logos ne peut se concevoir - du moins si nous écartons l'interprétation "transcendantaliste" du premier fragment - en absence de l'homme. Le logos est ce qui structure le monde au yeux de l'homme, en désignant et expliquant les phénomènes. Mais, enraciné dans la physis, l'homme est un corps avant même d'être conscience. En cela, il participe pleinement du cosmos en en subissant les contraintes de sorte que, loin d'être contemplation pure de l'univers, sa vie est entièrement dévolue à la conservation de soi. Le regard qu'il porte sur le monde est celui d'un corps fragile qui se sait fini et qui a conscience de la précarité de son existence : tout lui est proie, fruit ou menace. Sa résistance acharnée contre l'érosion du temps, contre les forces de dissolution de l'être, le conduit à aménager le monde, donnant forme à la matière indifférenciée qui s'offre à lui.

La physis, dans sa concrétude phénoménale, oppose sa pesanteur, sa résistance au vouloir et au désir humain ; elle manifeste son éloignement et n'offre à l'appétit insatiable de l'homme que la rareté de ses dons. Parce qu'il conçoit l'oeuvre encore à accomplir, l'homme présent se projette dans l'avenir : son agir, autant que sa conscience, est intentionalité. Le Dasein se saisit du monde pour l'appréhender, le mesurer, le transformer : homo sapiens est avant tout homo habilis et homo faber. Le travail est l'agir du logos sur la physis. Il est donation de forme, in-formation d'une matière appréhendée comme matériau et exploitée en vue d'un projet utile. Qu'il soit arme ou soc, l'outil constitue la médiation entre la physis et l'humain, corps enraciné dans le monde et contraint à extraire sa propre substance d'une matière rebelle et pesante avec lequel l'homme se confronte et trouve ainsi ses limites, qu'il tente sans cesse de franchir.

Le travail humain prend donc la forme d'une conquête autant que d'un aménagement et trace les frontières de la physis. Se perfectionnant et se multipliant, l'outil constitue autant un rempart qui le protège d'une nature hostile, qu'une voie d'accès, un instrument d'investigation, un instrument de production, un artifice simulant les forces naturelles. Dans la technosphère le feu prend immédiatement une place centrale en se présentant comme moyen. Le feu protège, du froid et des bêtes sauvages. L'usage premier du feu est sans doute culinaire : cet art manifeste l'humanité de l'homme qui se refuse à consommer les aliments crus. Ce comportement reflète peut-être un interdit tellement enraciné qu'il devient la forclusion d'une voracité première qui serait celle d'un charognard ou d'un carnassier. Pourtant, le feu, arme et outil originaire, introduit dans le monde la violence fondatrice d'une humanité définitivement dé-naturée sans laquelle l'homme ne serait pas ce qu'il est. Pour cette raison peut-être, le geste mythique fondateur de l'humanité laborieuse est le rapt prométhéen du feu.

Primitivement don gratuit et aléatoire de la physis, le feu domestiqué devient la première forme d'énergie, élément central et témoin de l'industrie humaine : l'homo néanderthalis fait jaillir du silex l'étincelle ignée. Cet acte qui nous semble si élémentaire a pourtant requis une capacité d'association et de conceptualisation totalement étrangère au monde animal. Deux phénomènes apparemment étrangers sont mis en rapport comme cause à effet. L'homme qui percute des cailloux ou frotte deux pièces de bois anticipe l'étincelle qui embrasera l'amas d'herbes sèches. Pour cela, il lui a fallu conceptualiser l'effet avant même qu'il se présente à son regard. L'homme se fait sapiens en faisant jaillir la flamme du logos dans son existence. C'est dire la proximité du logos et du feu, proximité assurée par la médiation du travail, de la pro-duction du phénomène sous l'égide du logos. Mais le travail est surtout production de l'outil, accumulation de moyens qui formeront petit-à-petit une sphère technique englobant l'homme dé-naturé.

Par le travail dont le premier est la domestication/production du feu, l'homme trans-forme la physis, c'est-à-dire qu'il in-forme le monde, faisant de la nature inviolée l'image du logos. Ainsi l'homme se fait producteur de sens dans et par le travail, sens qui se concrétise non seulement dans le discours, mais surtout dans la technosphère dont il s'entoure. L'artifice, qui joue le rôle d'un interface entre l'homme et la physis, devient, dans cette perspective, l'image de l'humain autant que le simulacre du monde. Le feu est l'instrument central de la production technique, il est le noeud qui relie l'homme au monde, parce que seul, il rend possible la production de l'outil et la consommation de la physis. Pourtant, le feu, s'il relève, dans les mains de l'homme, de la technè, participe pleinement de la physis dont il est la composante essentielle. Le feu reste, en dépit de sa domestication, la substance du monde. L'homme ne produit pas le feu, il l'extrait de la matière et parvient, à force de précautions, à l'entretenir tout en le contrôlant, avant qu'il ne consume pas tout sur son passage et mette en danger la vie de l'homme. Le rapport que l'homme entretien avec le feu est traversé de crainte et de vénération, autant que de convoitise.

Le savoir du feu nous ramène pleinement à l'intuition héraclitéenne et à la métaphore du temps joueur, car ce qui est en jeu ici est l'ouverture du cercle du monde, la conquête de la liberté dans un univers cyclique. De nombreux siècles seront cependant nécessaires pour que l'intuition héraclitéenne accède pleinement à la vérité. Le point archimédique de la cosmologie héraclitéenne est le rapport dialectique entre l'ordre et le chaos. Certes, une telle relation dialectique ne pouvait être manifestée qu'implicitement au 6me siècle avant notre ère, ce n'est qu'avec la naissance de la thermodynamique moderne, au coeur de la révolution industrielle, que le feu redeviendra - sous le vocable d'énergie - le médiateur universel et l'organisateur des forces qui régissent l'univers.

Peut-être il ne sera pas inutile de se référer à la thermodynamique pour saisir l'actualité de Héraclite, mais aussi pour comprendre quelle distance fut franchie entre la genèse des fragments et leur relecture (post)hegelienne car nous nous interdirons de prétendre reconstituer la pensée d'Héraclite dans son intégralité autant que de chercher dans les fragments une quelconque préfiguration de la physique moderne. Rien ne nous empêche cependant de méditer, en cette fin de siècle, le rapport étroit entre le logos et le feu si nous savons que la production d'information, c'est-à-dire d'un discours qui prend sens, requiert avant tout de l'énergie, dans la mesure où elle consiste à diminuer localement l'entropie d'un système.

Le problème de la dialectique de l'ordre et du chaos nous amène à emprunter deux voies : méditer le sens d'un monde à la fois organisé et chaotique et rechercher dans le rapport complexe entre l'information et l'insensé de la matière brute, informelle, ou de l'énergie pure ce qui pourrait être considéré comme la cause de l'émergence concrète, physique, du logos au sein de la physis. D'autre part, il nous revient de méditer la dialectique entre un monde enclos dans un temps cyclique, où tout devenir se résume à un éternel retour, et une liberté existentielle qui nous ramène à la production du sens.

le fragment 90 apparaît de prime abord comme une métaphore : le feu est l'or de la physis, un vecteur d'échange qui permet de substituer un élément contre un autre, tout comme l'or permet d'échanger les biens et les services. Mais on ne peut s'empêcher de penser que cette métaphore dit plus qu'elle ne le veut dire, que le fragment s'avère à proprement parler, en regard de l'époque, génial, c'est-à-dire qu'elle contient en germe tout le développement de la pensée matérialiste et dialectique du rapport entre la matière, l'énergie, l'information, le travail et la valeur.

Or c'est une relation intime qui ne peut être comprise que par la médiation des sciences physiques, qui mettent en évidence les jeux de transformation de l'énergie en matière, et l'opposition entre l'aléatoire, le désordre, et l'information. Peut-on en toute légitimité, faire appel à des notions modernes telles que l'entropie, l'enthalpie, la théorie shannonienne de l'information pour éclairer Héraclite. Stricto sensu, on peut en douter, mais il n'empêche que c'est de la (post)modernité que nous contemplons l'éveil de la pensée.

Que dit la thermodynamique qui puisse éclairer le philosophe ? La première loi est celle de la conservation de l'énergie. L'énergie ne disparaît pas, mais elle se manifeste de manière divers comme matière agissante : immobile, donc pesante, résistante, ou en mouvement, donc agissante, dynamique et active, la matière reste le vecteur obligé de toute effectivité. L'énergie totale de l'univers reste une constante, une constante dont la valeur quantitative reste inconnue, dans la mesure où toute la matière de l'univers ne fait pas (encore) partie du monde connu. De plus, si nous tenons compte des découvertes de Einstein et de la mécanique quantique, une unité fondamentale existe entre l'énergie et la matière faisant de cette derniere la forme condensée, effective pour nos corps, donc sensible et phénoménale, de l'énergie.

La deuxième loi de la thermodynamique, qui définit l'entropie et l'irréversibilité de l'évolution spontanée des systèmes clos vers un état de désordre maximale, donc d'énergie minimale, introduit radicalement une double rupture dans notre vision du temps. D'une part elle établit la linéarité temporelle, par opposition à la vision cyclique de l'univers, apparemment enclos dans un éternel retour du même. D'autre part, elle interdit toute vision isotropique de la temporalité : le temps n'est pas réversible, c'est à dire que l'espace-temps laplacien, isotropique, dans lequel du lieu, de la masse et de la vitesse de chaque point pouvait se déduire l'état originaire - toujours susceptible de réapparaitre - d'un système, fait place à un espace anisotropique dans lequel ce qui est advenu est advenu à jamais, et où le devenir global de l'univers est celui d'une extinction universelle du feu, d'une immobilisation progressive, d'une perte de l'information, de sens, et d'une érosion irréversible des structures. De la notion d'entropie on a pu déduire celle de néguentropie, de production active, d'information, qui requiert un apport d'énergie.

Ce qui permet d'établir un lien étroit entre la notion de travail, comme mise en forme d'une matière indifférenciée, et celle d'information, de production de sens, d'information que l'on a, assimilé comme étant une réduction progressive du champ des possibles pour aboutir à une information certaine.

économie du logos

Le fragment 90 met en évidence le rôle du feu comme médiation des échanges physiques, mais il force aussi l'interrogation sur le lien entre l'or - comme support matériel des échanges économiques - et le logos. Si nous rapprochons le travail de la donation de sens - de l'in-formation -, nous pouvons saisir de plus près cette proximité et établir la filiation entre la pensée héraclitéenne et la sophistique.

En examinant ce qui nous reste des fragments de Héraclite, nous devrons passer, en compagnie de K. Axelos, par la pensée théologique du penseur d'Ephèse. Certes, c'est à travers Diogène Laerce que le logos héraclitéen se verra divinisé, mais en revenant aux fragments, nous assistons à une désignation de Dieu comme conjonction dialectique des contraires - du jour et de la nuit, de la guerre et de la paix, de la satiété et de la faim et le fragment 67 continue ainsi (trad. Axelos) : "il se transforme comme le feu qui, mélangé d'aromates, reçoit des noms divers, selon l'agrément de chacun"... la désignation de la divinité, sous le nom de Zeus, ne devient que pure convention masquant, sous l'apparence des diversités contradictoires, l'unicité de l'être. Lier Dieu au feu cosmique, tel sera la théologie de Héraclite, ce que Aétius confirme. Pour Héraclite, rapporte-t-il, Dieu est "le feu périodique éternel et que le destin est le logos qui crée les êtres par la course à double sens" note 1 et pour Hippolyte (qui dans ses Réfutations de toutes les hérésies, cherche à insérer la pensée de Héraclite dans la perspective de la révélation chrétienne), Héraclite "dit que le feu est doué de conscience et cause de l'ordonnancement de toute choses"... pour Héraclite, la foudre gouverne l'univers. Il s'agit bien d'une donation de sens, d'une structuration dynamique du monde, d'une "thermodynamique", au sens étymologique du terme, comme expression du pouvoir du feu capable d'in-former et de trans-former l'univers.

La lecture des autres fragments nous amène à une double identification : celle du Logos à l'universalité et celle de l'universel, l'Un, à la divinité fulgurante, à Zeus, ou à cette Foudre qui "gouverne tout". De là nous pouvons rapprocher la Foudre - feu cosmique - au Logos, qui régit le savoir humain et donne sens au monde. La lecture de Axelos garde cependant cette distinction qui interdit de confondre la divinité à la foudre, cependant, c'est au-delà du paganisme (ou de l'animisme) que nous devrons penser la proximité entre le logos et le feu, l'un et l'autre sont des principes d'ordonnancement, de donation de sens, de structuration significative, pour autant que nous prenions soin, en fin de compte, de dégager le feu comme principe (élément) des manifestations physiques de combustion et d'interpréter le feu héraclitéen comme énergie - traversant et permettant le devenir des êtres tout en se conservant.

Le Logos divin s'assimile donc à l'énergie. Mais si l'énergie est le vecteur médiatisant la transformation des choses, l'or, quant à lui, se manifeste, dans l'histoire humaine, comme le vecteur d'échange des biens. Entre l'or et le logos se dessine une relation que nous devrons élucider, précisément en raison de ce rapport étroit entre le feu et le logos qui advint à la conscience de Héraclite.

La polarité qui se dessine peut se décrire comme suit : sur le plan cosmique, celui de la physis, le feu est le médiateur des échanges et de la transformation naturelle des étants, transformations qui échappent au vouloir et à la liberté humaine et que le philosophe, s'il veut échapper à la fatalité du temps cyclique, doit interpréter selon le logos commun... sur le plan humain, l'or est le substrat matériel des échanges économiques, régis selon une convention commune que le philosophe doit élucider, non seulement en interprétant les phénomènes économiques mais aussi en forgeant, dans le destin collectif des hommes, le logos commun qui permettra la vie commune, l'émergence du politique. L'or apparait comme un médiateur conventionnel, dont la matérialité manifeste cependant l'enracinement physique de l'homme qui, pour mesurer la dépense énergétique du travail, et donc la valeur des biens, doit accomplir le travail d'extraction de l'or (associé symboliquement au divin, au feu solaire matérialisé et figé dans la terre). Le travail de l'orpailleur devient ainsi la mesure du travail de chacun. L'or cependant n'est pas une marchandise comme une autre, il est la "marchandise universelle", celle qui circule indépendemment de sa valeur d'usage, c'est une marchandise sans valeur d'usage ou plutot celle dont la valeur d'usage est totalement confondue avec la valeur marchande : ici, comme avec le mot [logos], le signifiant coincide avec le signifié.

La polarité se situe entre les deux Logos - le logos originaire, celle du sens à interpréter, et le logos conventionnel, celle du sens conventionnel, forgé collectivement par les hommes dans l'espace d'intersubjectivité, dans l'espace du politique. Ce sera par convention, "naturelle", inconsciente, tacite, imprégnée de l'idéologique, qu'un logos commun émerge dans l'espace économique assignant, par le jeu antagonique des intérêts et le jeu de la négociation, une valeur marchande aux biens. Valeur marchande qui s'autonomisera par rapport à la dépense effective et dépendra de la valeur d'usage, pour autant que l'économie ne glisse point vers la spéculation pure.

L'économie du logos est aussi une économie du langage : une structure identique se dévoile lorsqu'on pense les rapports entre le logos, les mots et les choses. Si nous pensons le logos comme les règles normatives, mais aussi autonomes par rapport aux volontés individuelles, qui régissent le langage, c'est à dire qui régissent le sens des mots et des phrases, permettant d'une part l'ordonnancement signifiant du discours et l'échange de la parole, nous voyons que le logos est le médiateur qui permet l'échange des mots, de la parole, comme l'or permet l'échange des biens. Or phrases et mots, dans leur matérialité, sont - comme les biens - une réalité physique in-formée, de la matière ouvrée, des sons structurés... le support matériel de l'information tout comme l'information elle-même est, comme le bien, un produit de l'effort humain, du travail, qui requiert, du fait même qu'il nécessite un combat contre la mort, la dissolution, le désordre, l'entropie, une dépense énergétique. Un investissement physiologique qui requiert, pour être renouvellé jour après jour la consommation et donc une activité économique. Phrases et mots, la parole manifestée, possèdent une structure, un ordre selon un logos, partagé par tous les locuteurs, et indépendant de ceux-ci. L'ordre du langage universalise le sens des mots, des phrase en ce qu'elle les structure selon une convention commune, par le langage (comme ensemble de règles structurales), la parole peut s'échanger selon une norme commune, les hommes peuvent s'entendre sur les termes de l'échange : tel mot signifie telle chose, telle phrase est comprise par tous de la même manière. Certes, il est trop tot ici pour distinguer ce qui relève, dans l'ordonnancement de la parole, du sémantique (voire de la sémiotique) du syntaxique. L'un étant la procédure de référencement au choses et l'autre, la procédure de structuration des unités sémiques. Aux règles communes du langage s'ajoutent, ou se confondent, les règles logiques : les procédures de structuration signifiante et valide de la pensée.

Ainsi nous voyons se dessiner, dans la pensée de Héraclite, une quadruple figure du logos.

Le Logos comme principe d'ordonnancement et de transformation de l'univers, une métarègle physique, universelle, se manifestant de manière contradictoire comme facteur de division antagonique, dialectique des étants, permettant l'émergence du - des - phénomène(s). C'est l'énergie - pris dans toute sa pureté originaire - et, en termes de la physique contemporaine, nous pourrions évoquer la fameuse entreprise d'unification des forces fondamentales

Le Logos - assimilé à l'or - est la mesure du travail accompli par l'homme. Dans cette perspective, le logos pénètre dans la conscience humaine, dans l'histoire, sociale, économique et politique, par l'expérience de la dépense énergétique, par la conscience des limites, de la pesanteur du monde, des limites du corps, de la rareté des biens... Le logos devient la Valeur, mesurée par l'or, mesurée par le prix que l'homme est prêt à payer (en terme d'usure du corps, du temps et de l'effort consenti au travail), que l'humain attribue aux choses dont il a conscience et qui signifient pour lui.

Le Logos est aussi le Sens, le discours de l'univers, qui émerge comme étance de la parole, qu'à la mesure de l'existence humaine. Produit du Disant, de l'homme, qui interprète le monde et lui donne sens, le Logos devient de discours du savoir, qui dans la perfection de la pensée, devient lui-même Savoir, ou s'unit au Savoir absolu. Logos et Savoir, Etre et Conscience s'identifie comme Logos unique mettant l'homme au centre du Monde comme donateur de sens et ordonnateur de l'univers.

Le Logos est aussi la loi, procéduriale, de structuration à la fois du langage, de la parole, mais aussi de la pensée. C'est lui qui permet d'échanger les informations selon une norme commune et permet à la pensée réflexive, consciente d'elle-même, d'émerger et de se structurer de manière agissante.

La tâche de se conformer au logos, de parler selon le logos commun, à laquelle Héraclite assigne le philosophe implique une double élucidation : celle du sens premier de l'univers, selon l'ordre des phénomènes, et donc une compréhension du monde mais aussi la tâche de comprendre le logos lui-même, de manière à agir sur le monde, de le transformer selon le "logos commun" aux hommes, selon une volonté commune, vérité conventionnelle émergeant du partage langagier du savoir et de l'expérience du monde. La lucidité s'exige non seulement à l'égard de l'univers mais aussi à l'égard du "logos" humain, de l'histoire d'une humanité devenue conscience d'elle-même comme donatrice de sens et fondatrice de lois. Ce n'est au prix de cette lucidité, de cette veille, que le philosophe peut non seulement interpréter le monde mais aussi le transformer et échapper à la fatalité des cycles cosmiques ou économiques pour maitriser - à la faveur d'une pensée stratégique de la nécessité et de la liberté, des déterminations et de l'aléatoire - son histoire.


temps et liberté


notes

1 Voir K. Axelos, Héraclite et la philosophie, éd. de Minuit, p. 124
© P. Deramaix, 1990
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