6. temps et liberté |
La pensée héraclitéenne, en dépit d'un certain pessimisme, ne conduit cependant pas à ce nihilisme quelque peu cynique qui fut l'attitude de certains sophistes. le philosophe d'Ephèse considère, il est vrai, que toutes choses sont transitoires dans un monde en perpétuel devenir. Il lui est dès lors impossible de reconnaître dans le jugement des hommes une vérité absolue. Mais son relativisme ne le conduit pas à nier toute possibilité de connaissance, il consiste plutôt à lier les critères de vérité aux circonstances concrètes dans lesquelles elles sont définies : "Bien et mal sont tout un" veut surtout dire que ce qui est considéré, à un certain moment de l'histoire humaine, comme bien ne le sera pas éternellement précisément parce que le monde habité par l'homme perd son immuabilité : l'Histoire offre à l'humanité un cadre évolutif dans lequel la valeur des actes découle plus de leurs implications, c'est-à-dire de leurs causes et conséquences dans l'existence collective, que de leur essence. En fait, le relativisme héraclitéen découle d'une conscience aigüe du Temps et de la finitude de notre destin.
Dans un monde où " Le feu vit la mort de la terre et l'air vit la mort du feu, l'eau vit la mort de l'air et la terre celle de l'eau " (fr. 76) nous ne pouvons échapper à la dissolution de notre être dans le cosmos : "Tous nous vivons la mort, et tous nous vivons notre mort " est-il affirmé au fragment suivant. Cette perspective, à laquelle nul ne peut se soustraire, hante toute pensée lucide : nous courons à notre vie car le temps presse, et plus nous nous hâtons de vivre, plus proche est l'instant décisif où nous ne pourrons plus rien anticiper, contraints par le destin de porter notre regard sur ce qui n'est plus et de prendre la mesure de ce qui est accompli. Ainsi, la finitude de notre vie correspond à la finitude du monde.
La lucidité héraclitéenne est la conscience de la limite.
Héraclite exige de nous l'état d'éveil, la lucidité philosophique, et parle avec amertume de ces gens "qui ne savent ni écouter ni parler" et de ces agités du monde qui courent après leurs songes. Ces rêveurs quotidiens pensent vivre mais en fait, leur conscience est ensommeillée -"L'homme,dans la nuit, allume une lumière pour lui-même ; mort il s'éteint. Or, au cours de sa vie, quand il dort, les yeux éteints, il ressemble à un mort ; éveillé, il semble dormir" - et bientôt l'imminence de leur trépas interromprera leur rêve. Est-ce dire que la mort est un éveil ? Héraclite ne fournit aucune réponse quant à l'au-delà. Il met au contraire en garde contre nos croyances et nos espérances : " Ce qui attend les hommes après la mort, ce n'est ni ce qu'ils espèrent, ni ce qu'ils croient " ; et s'attache plutôt à montrer que la mort et la vie ne font qu'un : " l'arc a pour nom Vie et pour oeuvre sa mort " et " ce qui est en nous est toujours un et le même : vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse ; car le changement de l'un donne l'autre et réciproquement ". Ce qui terrifie le commun des mortels est la certitude d'être contraint d'abandonner définitivement le monde que nous vivons : l'écoulement du temps est l'usure de la vie, l'effacement du souvenir, l'érosion du vieux monde sous la poussée inexorable de l'à-venir. Mais que signifie cette lente dégradation des êtres pour l'Eveillé ?
fragment 89 :"pour ceux qui sont en état de veille, il y a un seul et même monde".
L'état de veille, pour Héraclite, est - le répétera-t-on assez - une exigence philosophique et morale : d'abord parce que la lucidité est la conscience de l'agir du logos dans le déploiement de la parole. Elle est pensée, parole et action ré-fléchies sur elles-mêmes et ce déploiement force l'être à se manifester ou plutôt permet à l'homme lucide dont l'attention sur soi suspend la conscience dans une immobilité tendue, d'assister - dans la stricte mesure où le regardant se montre capable de désigner et de discerner la permamence de l'Etre en ce qui se montre à son regard - à l'ad-venir de l'Etre au sein de la totalité. Seule la conscience réfléchie sur elle-même et par là, capable de maîtriser le logos, peut accéder ainsi à la vérité de l'Etre, à son dévoilement et ce regard porté sur le monde devient un regard réciproque où se logos et être répondent l'un de l'autre. Ensuite, parce que la lucidité est la présence au monde, une plongée dans le fleuve qui nous met en présence de ce ce qui coule en nous. Or, la coulée du Temps est une métaphore trompeuse dans la mesure où, ce qui nous est donné à priori y est décrit comme changeant et mouvant. Au contraire, le monde - dans sa réalité matérielle - coule à travers la permanence de notre Etre. En nous il pénètre, passe et nous quitte et si en quelques années la matière qui constitue notre corps se renouvelle intégralement, nous restons nous-mêmes car subsiste au cours de ces années la conscience de l'unité profonde qui nous lie à notre Etre. Ce que nous vivons est une traversée et un enracinement. Traversée de la physis en nous et enracinement dans le sol de la matière. Tandis que nous traversons un monde que notre conscience immobilise et unifie, nous nous enracinons en lui, dans la mesure où le terrain de la rencontre entre la conscience et la physis est tout autant matériel que logique. Et cet enracinement marque notre présence dans le monde alors que nous croyions n'être présent qu'au monde. Le face-à-face que nous voulions se dérouler sur un plan purement idéel - une pure conceptualisation de choses abstraites contemplées - devient une confrontation qui, parce que notre existence même en est l'enjeu, exige de nous la vigilance la plus attentive.
Est-ce là légitimer un pragmatisme des plus étroit ? A vouloir considérer le monde comme terrain d'occupation, nous risquerions de perdre de vue précisément ce qui nous lie à la physis. L'habiter du monde, l'emprise que nous exerçons sur la physis, ne se réduit pas à une simple conceptualisation des choses. Certes, la domination de la nature s'exerce aussi sur le terrain du logos, elle conforme la pensée à un impératif utilitaire : les choses émergent de l'horizon phénoménologique comme objets d'une volonté tendue, orientée vers la possession. La raison utilitaire quadrille le monde et dresse entre nous et lui l'appareil conceptuel qui permet l'élaboration de la technosphère. Mais au-delà d'une connaissance rationalisée du monde, où - pour reprendre l'expression de Heidegger (note 1) - nous "commettons" les choses à notre entreprise de domination de la nature, forçant la matière à se mettre à notre service, mettant en jeu et prétendant mettre en oeuvre l'instrumentation scientifique adéquat à la lecture du monde, nous oublions peut-être que c'est précisément l'appareillage technico-scientifique qui met en demeure la physis de se dévoiler tel que nous désirons le voir et appréhender, occultant ainsi l'être sous l'apparaître.
La vigilance nous est exigée parce que précisément notre entreprise d'arraisonnement du monde laisse la physis se dérober à notre regard ... Nous croyons nous saisir du monde alors que ce que nous voyons et prenons que ce qui est à la surface de notre regard.
La vigilance nous est exigée parce que nous ne pouvons manquer cependant de saisir ce monde et de l'arraisonner ; précisément parce que nous sommes en regard du monde, nous en sommes aussi la proie, le fruit convoité, l'obstacle et que si nous ne parvenons pas à nous ressaisir à chaque instant, à chaque geste, nous abandonnons notre être aux choses.
Car le Temps que nous croyons fugace reste seul immobile tandis que nous surgissons un instant et rassemblons en notre être un fragment du monde. Et ce rassemblement qui nous fait être-au-monde ne peut être que la conscience d'être soi, présence comme unité en dépit de l'écoulement des flots, de la traversée du monde et de la fragilité de notre existence. Eparse et fugitive la conscience humaine mérite à peine le nom de logos. Logos est la pensée qui recueille en nous le Monde pour nous amener à l'Etre. Logos est qui nous dis-cerne et désigne. Logos est ce qui nous permet de dire "je suis", "je pense" et de se penser pensant et de se penser étant en même temps qu'être pensant.
Logos est ce qui nous différencie du monde tout en se sachant du monde. Logos est ce qui nous met face au monde tout en se laissant englober par le savoir du monde. Le Logos est ainsi la parole recueillante, elle rassemble les fragments du monde en l'Etre et ce rassemblement est ce qui est comme être dans ce monde et de ce monde, il est étant en train d'être et cet étant n'est que dans la mesure où celui qui est au monde, l'Etre-là, recueille en sa parole ces fragments du monde en devenir qui prennent, pour un temps et dans la finitude de ce lieu d'émergence, sens comme étants du monde. Etants dont l'Etre se distingue du phénomène que comme logos, comme parole signifiante capable de désigner l'être dans le phénomène, et par là de le mettre au jour. Et cette parole ne dit vrai que dans la mesure où effectivement il laisse l'Etre se déployer dans le phénomène. Ainsi le Logos assume seul la cohérence du monde et le préserve du chaos.
On ne saurait oublier l'étrange actualité d'un texte qui, pour apparaître à l'aube de la pensée, ne conçoit pas moins le monde comme une totalité en devenir. Certes, nous voulons éviter de ne considérer en Héraclite qu'un précurseur de la physique moderne : son génie ne réside pas en une simple don prémonitoire.
Il s'avère cependant que notre physique pense le monde en des termes qui nous forcent, pour ainsi dire, au rapprochement avec la physique héraclitéenne. Le monde est perçu comme la résultante d'un échange constant entre l'énergie et la matière, au point que l'on ne peut, dès lors que l'on scrute la matière dans ses fondements corpusculaires, différencier la matière des forces qui assurent sa cohésion, de l'énergie qui la manifeste à notre regard. Si la pensée actuelle du monde est une pensée de la force, elle aussi est une pensée du chaos ou plus exactement une interrogation incessante des rapports entre l'ordre et le désordre.
On pourrait dire, si l'on prend en compte la seconde loi de la thermodynamique, que le devenir spontané du monde est une désorganisation croissante (note 2) de sorte que, pour agencer la matière en une structure complexe, différentiée, ordonnée ou signifiante, de l'énergie doit être dépensée, du travail doit être fourni. Pourtant d'un univers chaotique, un ordre émerge, des organismes complexes s'édifient sur un substrat indifférencié. Cette évolution exige une énorme consommation d'énergie dont la source n'est autre que celle produite par la fusion thermonucléaire d'éléments simples en éléments lourds. Et cette fusion ne se produit que si les forces gravifiques sont assez puissantes pour vaincre la résistance de la matière. Ainsi la structure du monde est une oscillation constante entre un état d'équilibre et de déséquilibre, entre la production d'énergie et sa consommation, entre la massification de la lumière et la destruction de la matière en ondes électromagnétiques.
Rien n'est moins évident, au physicien moderne, que la stabilité du monde et l'espace lui-même perd son isomorphisme tandis que le temps, de linéaire et uniforme, devient erratique. Certes le devenir du monde, dans sa totalité, se résume à une croissance du chaos. D'un non-monde constitué d'un seul point, en dehors duquel nul être est, surgit en une explosion primordiale un univers chaotique indifférentié, où progressivement, prennent forme, à partir de l'énergie contenue dans ce point originaire, les diverses manifestations de l'Etre. Et ces manifestations n'apparaissent comme phénomènes que dans la mesure où - ici et maintenant - un regard est porté sur ce-qui-est. Et ce regard, pour qu'il soit, exige la présence au monde de deux êtres pour le moins : celui qui regarde, et qui est, comme conscience réfléchie, le point de référence du regard, et ce qui est regardé et qui est, comme regardé, nécessairement différent du regardant.
Le Logos peut seul rendre compte de leur rencontre, qui conditionne l'émergence du regard réflexif dont la première expérience est la conscience du corps comme partie constitutive de la physis. La rencontre avec le monde prend donc la forme d'un enracinement : le corps provient du monde, ou, autrement dit, le monde en est la cause matérielle. Dès lors quels sont nos rapports avec le corps, comment se constitue-t-il comme faisant partie du sujet ? A travers le corps, le sujet se voit contraint de reconnaître sa dépendance. La confrontation avec la physis le renvoie à sa corporalité qui sera vécue à la fois comme une médiation permettant l'emprise sur la physis et comme un obstacle à l'autonomie complète du sujet.
Le langage courant dit "mon corps est...". Ce pronom possessif adjoint au concept corps établit une distance entre ma conscience (logos) maintenant désincarnée et l'organisme physique qui prononce ces mots. Pourtant, sans corps, ma conscience ne peut-être. La pensée dualiste, qui sépare corps et âme en mettant cette dernière sur un plan supérieur, oublie cet enracinement physique de l'être, enracinement si profond que sans ce substrat matériel que je nomme corps, la conscience ne peut-être.
Le langage courant va plus loin encore dans la dichotomie lorsqu'une proposition telle que "ma conscience est..." est prononcée. Le sujet de cette proposition se trouve dissocié non seulement du corps qui en prononce les morphèmes mais aussi de la conscience qui pense ce qu'elle veut signifier. La conscience qui se pense et parle d'elle-même se sépare en quelque sorte d'elle-même en se présentant comme possession d'un sujet qui, curieusement, semble se vider à la fois du corps (puisqu'il considère le corps comme un possédé) et de la conscience (dont il est ausi propriétaire).
En reprenant le problème autrement, on pourrait examiner le devenir de ce sujet soudainement rendu à sa propre vacuité. Le Cogito (note 3) ne désigne pas la conscience mais s'appréhende lui-même comme sujet qui ne peut être qu'un corps et une conscience conjoints dans la mesure où la pensée découle nécessairement d'un être pensant et se sachant penser. Si nous reprenons la thématique de la conscience réfléchie, dont nous gardons à l'esprit le caractère nécessairement transitif, nous pouvons constater, au vu de l'expérience la plus quotidienne, que le corps du cogito ne parvient pas nécessairement à la conscience, particulièrement lorsque celle-ci s'extériorise dans le monde au cours de l'attitude naïve, et d'autre part, même une conscience réfléchie ne saisit pas le corps comme contenu objectif de la pensée. Elle est certes capable d'appréhender les sensations internoceptives et rend compte d'un certain nombre de phénomènes physiologiques mais la sensation du corps - qui ne doit pas être confondue avec l'investigation scientifique de ces phénomènes - ne suffit certainement pas à constituer à elle seule la réflexibilité de la conscience.
Constatant le caractère intentionnel de toute conscience, nous pourrions voir en la conscience réfléchie l'appréhension d'une conscience que je sais mienne parce que je la sens associée à un corps que je reconnais mien. Se penser penser devient dans cette perspective une double démarche : nous identifions d'une part une conscience liée à notre corps et cet acte se dédouble d'abord en une conscience de la conscience du corps et ensuite en la conscience de l'origine propre de cette conscience réfléchie et d'autre part, elle englobe ce premier acte de conscience. On pourrait prolonger à l'infini cette récursivité de la conscience, de sorte que nous nous trouvons enfermés dans un cercle sans que nous puissions cerner, paradoxalement, la totalité de notre être. Certes, le cogito se sait pensant et se sent être corps pensant.
Mais cette conscience immédiate de soi se double de la conscience d'une pensée formulée en mots - ou en images - qui prennent le sens d'une conscience propre. En fin de compte, sans tenir compte des sensations internoceptives et faisant abstraction des résidus de perceptions du monde extérieur, notre méditation conduit à un ensemble de représentations, ou de logoï, qui signifient le sujet à soi-même ou, en d'autres termes, font de la conscience et de l'égo l'objet d'une re-présentation. Cette représentation ne coïncide pas nécessairement avec la réalité du corps-conscient tel qu'il peut être perçu, appréhendé, désigné et nommé par autrui. Il n'empêche que la conscience réfléchie prend la forme d'une médiatisation par le logos, à moins de considérer comme vaine toute tentative philosophique - par essence logorrhéique - de cerner la conscience, le sujet, le monde et les rapports qui les unissent, réservant au mystique enfermé dans sa contemplation silencieuse le privilège de la connaissance absolue.
En raison de cette nécessité du langage, la pensée pénètre dans l'espace d'intersubjectivité où de la confrontation dialectique des discours surgit le "logos commun". L'autoréflexion pure, autistique, qui construirait le sujet sur un espace vierge de toute intersubjectivité est impossible, puisque pour se réfléchir, la conscience exige la médiation du Logos si elle veut dépasser la sensation brute du corps pour penser la pensée. Ce qui entraîne la conséquence suivante : même solitaire, la conscience réfléchie requiert la médiation d'autrui dans la mesure où les mots qui en rendent compte sont l'héritage de la communauté humaine.
Ainsi toute représentation de soi se voit médiatisée par autrui. Mais la construction du sujet se fonde sur une double altérité. Nous avons évoqué le rapport à la physis, rapport médiatisé par le corps. Ce que nous devrons mener ici est un questionnement du corps comme sujet de conscience. Cela nous ramenerait dans un premier temps à une phénoménologie des sensations internoceptives et de la perception si cette recherche n'avait pas été menée magistralement par Merleau-Ponty. Mais le corps accède à la conscience par l'appréhension de ses limites dans une confrontation incessante où la physis se dévoile comme altérité. Ce dévoilement se double d'une prise de conscience douloureuse qui est celle de notre dépendance organique. La relation que nous entretenons avec la physis se voit dès lors imprégné d'une ambivalence fondamentale : une confrontation, parfois mortelle, accompagne la dépendance à la fois physique et psychologique par rapport à une nature nourricière.
Nous savons le corps comme un ensemble d'organes unifié en un totalité vivante, nous accomplissons un certain nombre de fonctions physiologiques dont la majorité ne nous parvient jamais à la conscience. Cependant nous nous savons vivre, nous devrions dire plutôt nous nous sentons vivre. Les perceptions externoceptives, du monde externe (la température du milieu, sa matérialité tactile, sa visibilité...) constituent comme objet de conscience "l'interface" entre le milieu et notre corps. Par contre, les perceptions proprioceptives orientent notre conscience vers notre corps : certaines fonctions physiologiques - les contractions musculaires, la respiration, les pulsations cardiaques - émergent à la conscience comme sensations spécifiques tandis que des organes sensoriels spécifiques (tels les canaux semi-circulaires de l'oreille interne) nous informent de la position de notre corps.
Cette conscience du corps ne peut être assimilée à une simple identification de soi à l'organisme qui constitue l'objet d'une physiologie. A aucun moment nous prenons conscience, dans l'introspection, des mécanismes physico-chimiques qui président à nos sensations, à nos émotions, à nos pensées... qui ne pas perçues dans leur dimension physiologique. Le physiologique n'émerge à la conscience qu'au prix une distanciation radicale où le soi est appréhendé à travers la médiation technico-scientifique. Objet d'observation, d'investigation et d'expérimentation, le corps révélé au biologiste ne dévoile pas sa réalité existentielle sinon en tant qu'organisme abstrait de la présence-au-monde.
Dès lors de quel fondement le sujet peut-il se prévaloir en tant que tel ?
Si le corps ne nous est connu qu'à travers l'imagerie scientifique - une représentation formalisée d'un complexe de phénomènes physico-chimiques - nulle conscience de nous-mêmes pourra émerger. Le logos restera impuissant à cerner notre Etre. Inversément, la conscience purement ontologique du corps comme lieu d'émergence de l'Etre ne permet pas de cerner dans toute sa plénitude la problématique de l'enracinement dans la physis et dès lors laisse infranchissable le fossé qui nous sépare du monde, instituant le cogito comme une pure idéalité. Un terrain commun au cogito et à la physis doit être laissé ouvert à l'investigation humaine. Le corps reste - comme lieu de l'existence humaine - le pont qui nous unit au monde et nous permet d'aboutir tant à une saisie technico-scientifique de notre être, à travers l'investigation externe de notre réalité physique, qu' à une élucidation existentielle du Dasein à travers l'expression discursive du vécu.
Mais lorsque nous voulons cerner les modalités d'une telle élucidation existentielle, nous nous heurtons à une profonde difficulté. Idéalement cette élucidation prendrait la forme d'un discours qui devrait traduire aussi fidèlement que possible l'ensemble des sensations, perceptions, émotions, sentiments et pensées conceptuelles que nous vivons en ces lieu et moment précis.
On connaît l'importance, pour la phénoménologie, de la suspension de jugement ( l'épochè ), attitude qui consiste à demeurer dans une certaine indécision quant à la réalité ontologique de ce qui est perçu pour orienter la conscience sur d'une part le complexe de sensations et d'autre part sur l'acte même de percevoir. la phénoménologie se refuse ainsi, comme système de connaissance, à toute inférence sur le monde et ne s'en réfère qu'au phénomène, au perçu, à l'apparaître.
Une telle suspension du jugement conduit le penseur à centrer son attention sur les mouvements de l'être que constituent les diverses modalités du percevoir et du concevoir. La conscience elle-même entre dans le champ de la conscience. Progressivement, au cours d'un travail méditatif patient et systématique, le sujet se reconstruit sur la base de ce qui est immédiatement perçu de lui-même. Pourtant l'image de soi construite concrètement tient plus du regard porté par autrui que de l'introspection.
Si la lucidité philosophique ne réside pas dans une extériorisation du regard tourné vers un corps devenu simple objet d'investigation, la considération de la nature matérielle du corps contribue pourtant à prendre conscience de notre enracinement. Une telle insertion dans la matière ne peut élucider nos rapports au monde puisqu'elle ne permet pas d'en constituer le deuxième pôle : la conscience humaine. Totalement extériorisée dans la vie courante, elle perçoit et intègre en une totalité conceptuelle l'ensemble des sensations/perceptions que nous éprouvons.
La reconstruction, décrite par Kant, du monde par une intelligibilité subjective conduit à la conceptualisation des phénomènes sans pour autant que soit pleinement élucidé le rapport du phénomène à l'Etre. En fait une telle élucidation reste improbable, sinon impossible, tant que l'on reste sur le terrain de la physis, de l'extériorité. La lucidité implique donc un retournement du regard qui ne peut s'opérer qu'à la faveur d'une désillusion : la réalité ne se montre pas dans la physis ou plutôt, le dévoilement du monde consiste, par nature, en un retrait de l'être en-deçà du phénomène. L'étant se montre comme voile.
Que recouvre-t-il ? En apparence l'opacité de la matière dont on ne peut voir que la surface. Le plein se dérobe à notre regard et si nous tentons d'élucider la matière, à l'aide de l'appareillage technico-scientifique dont nous nous sommes munis, elle disparaît en tant que telle et, pour autant que la finesse de l'observation soit poussée à l'extrême, l'investigation ne révèle qu'un creux. La matière se dérobe laissant une trace que les instruments mettent en évidence. Ces derniers, précisément parce que nous approchons la réalité d'un regard externe, constituent tout autant un obstacle que les voies d'accès à la matière considérée comme phénomène physique.
L'approche philosophique de notre enracinement dans la physis emprunte donc d'autres voies. La première a déjà été évoquée : c'est la conscience de notre finitude. La limite de notre corps est ce lieu de rencontre entre ce qui est moi et non-moi, entre le soi et non-soi, entre le même et l'autre. Cette limite est constituée par l'ensemble de nos sensations (note 4). Je m'approche d'un étant, quelconque, disons une roche. Je la vois, je la touche, je la sens, je l'éprouve et j'éprouve dans le même geste la résistance de mon corps à ce monde qui m'entoure. La conscience de notre identité, comme différentiation physique d'un corp autonome, passe par l'épreuve de la sensation : un face-à-face constant qui donne la mesure de la proximité/éloignement des choses, et donne, dans le même mouvement, la mesure de notre aliénation.
Cette résistance des choses, que j'appelle pesanteur du monde, confirme notre corporalité : je sens la pierre froide au contact, opaque à la lumière, rugueuse au toucher et éventuellement âcre lorsque je la goûte comme autre et cette sensation nous confirme comme autre. Mais l'altérité pèse sur nous dans la mesure où elle constitue sans cesse un obstacle à notre vouloir. Si je veux déplacer la roche, je dois peser sur elle de toutes mes forces, m'aidant au besoin d'une force animale, de celle d'un esclave ou d'un levier. L'effort que j'assume, ce travail, est et restera douleur, car la résistance de la pierre me renvoie à la corporalité de mon être.
Cette conscience du corps, de nature coenesthésique, reste avant tout une conscience de nos limites : la crampe qui me saisit lorsque je supporte le poids de cette pierre annonce ma défaite face au monde. Un jour, je le sais, ce monde m'écrasera et pourtant je ne puis faire autrement, sous peine d'anéantissement immédiat, qu'opposer à la pesanteur du monde ce labeur incessant qui consiste à assurer ma survie matérielle : cueillir, chasser, cultiver, construire, protéger mon corps, et me défendre contre l'étrange et l'étranger. Tel est ma tâche qui - en raison de la matérialité opaque des choses - trouve son archétype dans le supplice de Sysiphe. Car ce travail de préservation de soi se réduit - dans le quotidien de la vie - à n'être que la répétition incessante des mêmes gestes : traquer la proie, résister à l'érosion du temps, évacuer les débris qui nous encombrent, reconstruire notre demeure en ruine.
L'altérité du monde se dévoile dans toute son horreur dès que nous prenons conscience que notre enracinement dans ce monde nous contraint à franchir, chaque jour, chaque heure, chaque seconde, la béance qui nous sépare des choses, pour s'apercevoir que cette maîtrise du réel censée assurer notre lendemain constitue la cause même de notre épuisement. Notre labeur assure la victoire finale du chaos en érodant, petit à petit ce qui assure, pour l'instant, notre altérité et par là, notre identité. La mort manifeste cette défaite finale : le corps ne trouve plus prise et se délite sous l'action délétère du monde.
Le combat constant que mène l'homme ne consiste pas seulement en ce pillage de la nature qui assure notre survie. L'homme assure sa domination sur le corps lui-même qu'il transforme en une machine docile, un fauve dompté. Les discours conjoints de l'ascétisme et de la raison utilitaire tendent à juguler, en vue d'une rationalisation utilitaire de notre existence, les pulsions instinctives, celles que nous laissons émerger à la conscience à la faveur d'un relâchement d'une vigilance martiale. La domination du monde suppose l'acceptation du sacrifice de soi et, somme toute, l'ascèse tant prisée du sport "ludique" ne diffère nullement en nature des flagellations auxquelles les spartiates soumettaient leurs jeunes recrues. Ce masochisme qui sous-tend notre vie quotidienne trouve sa source dans l'intériorisation du discours raisonnable qui nous exhorte à accepter la souffrance immédiate en vue de la conservation de soi. Le corps devient, sous la férule de la raison, un esclave docile, capable d'accepter les souffrances les plus atroces pour autant que subsiste l'espoir d'une réalisation, dont la promesse, chaque jour réitérée n'aboutit qu'à la déception finale.
Car la mort ne peut en dernière instance être évitée. Ce qui force à retourner la question centrale de toute existence : "pourquoi vivre ?" en "pourquoi mourir ?". Le sens de la mort devient ainsi la finalité d'une conscience lucide qui se trouve être amenée, à la constatation de l'inéluctabilité de notre fin, à identifier le sens de la vie à un fondement légitime de l'acceptation de la mort. Le renoncement à la vie deviendrait alors la seule attitude philosophique, celle dont témoignait Socrate (note 5). Nous ne saurions accepter sans discussion cette figure du philosophe suicidaire en sursis. De fait, l'homme rationnel tient à la vie, ou du moins se considère plus utile au monde qu'il ne tente d'utiliser le monde de sorte que sa présence à autrui lui apparaît comme une exigence. Dès lors il se voit amené à aménager ses rapports au monde de manière à concilier plaisir et renoncements, trouvant dans un eudémonisme bien-tempéré l'éthique qui convient à la Raison. Le suicide paraît donc une solution extrême dont la rationalité échappe à la vie courante. Pourtant l'interrogation reste légitime, du seul fait que la vie ne nous est pas acquise à jamais.
La réponse théologique et téléologique, qui voit dans un au-delà la raison d'être du présent, n'apporte en fait aucune solution immédiate, sinon celle que préconisent ceux qui excellent à assujettir les corps pour mieux dominer le monde : renoncer au bonheur présent en vue de l'éternité de la vie. Mais de nier le sens du monde, le suicidaire s'efforce en vain car son acte même prend sens dans la négation du sens. L'acceptation volontaire de la mort devient une négation du monde, une tentative, dans l'anéantissement de soi, de réduire la totalité au non-être. Mais ce suicidaire ne peut constater, hors du monde, que ce qu'il refuse lui survit et ne peut survivre d'ailleurs que sur les restes de ceux qui ont disparu. Seul le suicidé, honni pour avoir trahi les vivants, manque au monde (note 6) . Mais la question reste présente et d'autant plus urgente que la perte du sens de la vie est imminente : le destin qui nous lie à la mort ne souffre aucune contrainte rationnelle. La vie interrompue par hasard se réduit à la fugacité d'un feu follet dans l'éternité du monde : nos destins peuvent-ils se différencier du mouvement brownien des atomes ?
La vie que nous menons nous paraît être le fruit d'une volonté extérieure, un jeu dont nous ne connaissons ni les règles ni l'aboutissement. Et la conscience de cette aliénation nous jette sous les regards de l'Autre. L'altérité de notre destin - dont on ne se résout pas à l'absurdité - nous transforme en l'objet d'un regard étranger : émerge ainsi la conscience du dieu. La pensée du dieu est une rencontre de l'autre, de l'altérité essentielle qui frappe certains êtres, certains lieux, certains temps dont la sacralisation ne fait que consacrer socialement le sentiment que ce qui se trouve au-delà du perçu constitue une réalité plus puissante que l'existence courante. Le dieu constitue ainsi une réponse, une voix audible à celui qui interroge le sens du monde. Mais en conférant à un Autre cette puissance que la raison confère au Logos, ou ce qui revient au même, en assimilant le Logos à un Sens originaire, produit d'une volition transcendante, la parole humaine se nie comme Logos et se contraint au silence. L'écoute du dieu, son adoration constitue en fait un déni de parole adressé à l'humain qui ne peut - pour parler d'une manière sensée - qu'interpréter et répéter la parole divine. Ainsi l'homme religieux s'abolit comme sujet, qui, de disant qu'il était ne se veut plus qu'écoutant : il s'intègre dans une totalité qui le dépasse et qui se joue de lui dans un projet dont la finalité et le sens lui échappent ou ne sont accessibles qu'à travers la parole révélée.
La révélation du dieu parlant institue une clôture de la pensée et du verbe sous couvert de permettre l'accès de l'âme humaine à l'infini. Parlant des livres, formes écrites du discours humain, celui qui considère le Livre sacré comme révélateur du Sens originaire du monde se voit contraint de les considérer sous l'angle de leur orthodoxie et finalement de rejeter jusqu'à l'idée du livre. Ne sont légitimes que les discours qui répètent le Texte sacré et dès lors tout livre autre que le Livre sont soit inutiles, parce que redondants, soit nuisibles parce que hétérodoxes... Certes, l'autodafé n'est qu'une forme extrême d'intolérance, mais il constitue néanmoins l'aboutissement logique d'une forme de pensée tendant à clôturer le cercle du Savoir.
Il n'empêche que le soupçon porté sur le discours religieux ne dispense nullement de la quête du sens car s'il s'avère que la parole divine est avant tout un silence, le monde et sa complexité ne nous sont pas moins donnés.
En fait si nous reconsidérons l'ensemble des fragments héraclitéens - et nous les méditons parce qu'ils sont la première manifestation d'une pensée philosophique pleinement déployée - nous constatons qu'ils s'articulent autour de deux axes : celui du Logos, de la parole, du sens, de l'humain ; et celui de la Physis, du monde, du donné, de la totalité. L'explication du Monde est un déploiement, au sein de ce monde, dans l'espace ouvert de l'agora, du logos. Mais avec le logos se pose la question : qu'est-ce qui in-forme le monde ? Lui donne sens, inscrit en lui le verbe qui fait écho à nos propres paroles, tandis que la pensée de la physis comme totalité enferme le cercle du monde autour de nous parce que nous perdons peut-être de vue que notre regard est circulaire et englobe le monde. Et la pensée de ces deux pôles nous conduit dès l'origine de la pensée aux questions essentielles, quel est le sens du monde ? quel est le sens de notre vie ? Héraclite, un des premiers, s'est engagé sur la voie de l'être. Il y rencontre la totalité, la physis... et scrutant le sens du monde, il y trouve la sagesse.
fragment 41Rapprochons ce fragment de deux autres :"La sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout"
"la loi, c'est encore d'obéir à la volonté de l'un" (frag.33),
"il est sage d'écouter non pas moi-même mais mes paroles et de confesser que toutes choses sont un". (frag.50)
En dissociant la parole de l'individu qui les prononcent, Héraclite refuse explicitement tout argument d'autorité, la parole ne vaut en vérité que ce qu'elle dit. Mais la valeur philosophique du verbe ne prend source que dans l'universalité. Ainsi, Héraclite, tout en reconnaissant la multiplicité des regards et des expériences, se réfère à l'universel comme fondement nécessaire du savoir : l'Un d'Héraclite est-elle autre chose que la Totalité, la physis ? Les fragments qui se réfèrent à la physis insistent sur le caractère paradoxal du monde et sur l'identité des contraires. L'unité que les fragments 33 et 50 évoquent est certes celle du monde, des contraires qui s'opposent et coexistent en une guerre éternelle. Mais elle est aussi la condition nécessaire à la construction d'un savoir vrai : il s'agit en effet de connaître la "pensée qui gouverne tout et partout". Quelle est cette pensée maîtresse de l'univers ? Le Logos qui à l'instar du verbe divin se déploie comme une volonté créatrice ? La Raison qui lit le monde, désigne les choses et explique leur agencement ? D'autre part, si Héraclite insiste sur l'unité des contraires, ce n'est pas pour nier l'opposition entre bien et mal (note 7), mais essentiellement pour dégager la notion de relativité des choses et de la coexistence nécessaire entre les contraires : la vie ne peut être sans la mort (note 8), le mal n'apparaît qu'en négation du bien...
Cette dialectique émergente dérive incontestablement d'une observation de la nature même si la pensée héraclitéenne ne peut se limiter au constat d'un monde contradictoire. Elle n'est pas pour autant une tentative conciliatrice cherchant à dégager une synthèse surgissant des opposés, toutefois Héraclite se désole de ce "qu'ils ne comprennent pas comment ce qui lutte avec soi-même peut s'accorder" et, faisant référence à l'énergie qui se dégage de l'arc ou à la musique produite par la lyre, il constate que la vie est une tension constante unissant dans la même réalité la destruction et la création, la dissolution dans le cosmos et l'individuation, la mort et la naissance... Nous entrons là dans une problématique neuve qui nous écarte de la question posée ci-dessus : qu'est-ce qui est désigné, chez Héraclite, par l'UN ? En fait, une telle interrogation ne peut que nous mener à une ontologie. Mais ce qui est dévoilé ici est le caractère dynamique de l'être plus que son identité immuable. Là où Parménide établit un interdit (il convient de s'écarter de la "voie du néant") Héraclite affirme que nulle pensée de l'être n'est possible sans penser le néant. Or qu'est-ce qui peut unifier l'un et l'autre sinon que le Temps ?
La pensée héraclitéenne est-elle une pensée du temps ? Il est certes indéniable que toute perception du monde, comme succession de phénomènes contradictoires, tels le jour et la nuit, la sécheresse et la pluie, est une vision temporalisée, parce que le déploiement physique de l'être se déroule sur le substrat d'un espace et d'un temps que nous considérons comme donné à priori. A moins que toute conscience humaine, déployée dans la totalité, n'agisse que dans l'unité d'un souvenir, mémoire d'un événement passé, et de l'attente d'un ad-venir qui doit pouvoir, si l'on veut donner à une rationalisation du monde quelque chance d'aboutir, être pressenti.
Finalement, donner sens au monde est dégager une constance de l'ensemble des phénomènes que nous percevons, élaborant ainsi une loi qui permet la prédiction de l'avenir, étant donné les circonstances présentes. Entre le passé et l'avenir subsiste toujours une faille infinitésimale : l'instant de notre être peut-il se distinguer d'un néant qui est en fait une brisure du temps. Un fragment célèbre nous donne à penser le temps dans une dimension que l'actualité scientifique remet en valeur : c'est celui de l'indéterminisme : le temps dit Héraclite est "un enfant qui joue au trictrac". K. Axelos traduit ce même fragment par "le Temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions" et de fait, on peut considérer cette métaphore comme une méditation pessimiste sur l'absence de la liberté humaine, sur le destin qui se joue de nos volontés, tel un enfant joue avec ses pions.
2. Ce qu'exprime la 2me loi de la thermodynamique décrivant les propriété d'évolution d'un système isolé : "l'entropie (qui est une mesure de l'accroissement de désordre) de l'univers tend vers un maximum" (Clausius)
3. En dualiste, Descartes conçoit naturellement une âme consciente d'elle-même séparée, post mortem, du corps et conçoit le corps animal comme une mécanique sans âme. Nous n'adoptons pas la même perspective, n'ayant aucune expérience concrète - existentielle - du mode de conscience post mortem et ne pouvant savoir dans quelle mesure l'être désincarné peut se prévaloir d'une conscience. La conscience du penser auquel nous faisons référence ici reste donc un agir conscient du corps.
4. Le terme "constitution" est pris dans le sens phénoménologique. Il ne signifie pas que l'ensemble de nos sensations doive être identifié aux limites matérielles de notre corps mais que l'expérience sensitive nous permet de prendre conscience des limites de notre corps, de nous différencier du monde extérieur. C'est la conscience de notre finitude spatiale. La conception antique de la vision est proche de notre perspective phénoménologique : Gorgias pensait que les perceptions visuelles découlaient de la rencontre de deux flux convergents en un lieu intermédiaire entre l'oeil et l'objet. La physiologie a bien entendu fait justice de cette conception périmée. Mais, sur un plan purement phénoménologique, il importe peu que la vue de l'objet que je regarde provient de l'action photochimique d'un flux lumineux sur une rétine aux cellules gorgées de chromatopsine : l'essentiel est que la sensation résulte d'une interaction entre un être matériel inconnaissable en tant que tel et d'un corps sensible. De cette interaction, je ne puis conclure avec certitude qu'à la réalité du phénomène, de l'apparaître de cet objet.
5. Il est bien évident que la mort Socratique n'est pas stricto sensu un suicide. Condamné par l'injustice des hommes, il ne se révolte pas contre la sentence. Mais bien plus qu'une passivité devant l'injustice, son attitude est un témoignage de la conscience philosophique de la vanité de la vie matérielle face à l'exigence de la vérité.
6. Considéré comme une volonté d'anéantissement du monde à travers la destruction de soi, le suicide prend valeur de révolte qui - en regard de de l'aliénation fondamentale de la vie - constitue peut-être l'ultime recours d'une dignité bafouée et d'une liberté impossible dans un monde dominé par la rationalité hégémonique des rapports marchands. Cependant, la plupart des suicides sont en fait un appel désespéré à l'attention d'autrui : ils sont l'aboutissement logique d'une incommunicabilité dont la responsabilité incombe souvent aux survivants. Ces deux aspects du suicide fondent - sans nécessairement la légitimer - l'exclusion morale du suicidaire. L'acte suicidaire est en effet une subversion - la plus radicale de toutes - ou une trahison - la plus irréversible de toutes - tandis que le suicide-appel nous rend collectivement coupables de ne pouvoir ou vouloir entendre le cri de désespoir qui le précède. En cela, il met en évidence l'irrationnalité et la fausseté fondamentale d'une vie toute entière orientée vers la conservation utilitariste de soi. Deux interprétations du suicide ne sont pas envisagées ici : celle du suicide "d'espoir", qui espère, sur base d'une conviction profonde, un monde meilleur dans l'au-delà et le suicide "héroïque" qui constitue une mort volontaire de nature sacrificielle et qui d'ailleurs se rencontre essentiellement dans des cultures - le Japon en est un exemple - où l'individu ne peut se penser comme tel.
7. cfr ce fragment 58 déjà cité : "bien et mal sont tout un. Les médecins taillent, brûlent, torturent de toutes façons et, faisant aux malades un bien qui ressemble à une maladie, ils réclament une récompense qu'ils ne méritent guère". (trad. J. Voilquin in, Les penseurs Grecs avant Socrate, GF, p. 77). Relativité de toutes choses...
8. fragment 48 : l'arc a pour nom (bios) la vie, et pour oeuvre, sa mort.