7. le jeu |
"le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au tric-trac. A l'enfant la royauté" (fragment 52, édition J.P. Dumont) "le temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions ; la royauté d'un enfant" (trad. K. Axelos) |
La comparaison de l'existence avec un jeu d'échecs (note 1), est sans aucun doute pertinente si l'on traduit le mot grec "pesseuô" par "déplacer des pions". Pourtant la traduction "jouer au tric-trac" colore le fragment d'un sens quelque peu différent. Le jeu de pion, de dames, ou d'échecs est effectivement un jeu à information totale : le joueur pousse son pion selon une stratégie du jeu conduite par la seule raison. L'allégorie nous renvoie en premier lieu à l'idée d'un monde qui serait le tablier d'un jeu cosmique mené par les dieux, nous liant à un destin qui nous est imposé et limitant ainsi notre liberté existentielle à un simple décryptage des règles du jeu. Dans cette perspective la rationalité du monde nous échappe peut-être mais elle existe, cependant l'aliénation humaine est totale dans la mesure où nous ne maîtrisons pas notre désir.
Le temps joueur nous lance un défi : celui d'appréhender les règles, de faire de notre monde le tablier d'un jeu stratégique dont la finalité est la maîtrise de l'histoire. Voir ainsi la communauté humaine comme le théâtre d'un combat échiquéen suppose que toutes les données sont maîtrisables : le hasard ne serait le fruit que d'une connaissance imparfaite des règles du jeu, des lois naturelles. Par contre, la traduction "jouer au tric-trac" réintroduit l'aléatoire dans le devenir humain : le tric-trac mêle dans un même jeu la tactique de déplacement du pion et le jet des dés. Si dans un cas l'existence humaine est perçue comme la concrétisation d'une volonté étrangère, inaccessible à notre connaissance et à notre vouloir, et dès lors établit non seulement les lois de l'univers mais aussi le déroulement de l'histoire comme les résultantes d'une volonté transcendante ; dans le second cas, la vie est perçue comme un jeu erratique, où à une tactique consciente et rationnelle s'ajoute la perspective d'un événement imprévisible. La métaphore du tric-trac semble à première vue refléter une situation existentielle où notre rationalité se voit irréductiblement soumise aux aléas du destin. Comme dans la métaphore du jeu d'échec, le fatalisme surgirait immanquablement.
D'un autre côté, la pensée de la vie comme un "jeu d'échecs" supposerait possible l'exercice d'une domination totale du monde, c'est-à-dire le déploiement totalitaire d'une pensée rationnelle capable d'appréhender la totalité de la physis. Une telle ambition n'était certes pas à la mesure de l'homme antique, plus enclin à la fatalité qu'à l'hybris de l'homme technicien. Pourtant le tric-trac a ses champions qui savent ajouter à l'aléatoire la rationalité d'une tactique particulière qui envisage l'issue du jeu selon une logique différente de celui qui considère le monde comme la résultante d'un déterminisme absolu. En effet la conception mécaniste de la physis sur laquelle s'appuie le savoir technicien se voit ébranlée par la conscience du chaos et de l'indéterminisme.
Le sage héraclitéen tente d'intégrer dans un même savoir les deux composantes du réel en devenir : une composante purement mécanique et quantitatif qui régit les rapports de causalité classiques, où les événements se produisent selon une logique linéaire, permettant de déceler dans l'effet la trace de l'événement causal et une composante fluctuante, erratique, stochastique, aléatoire - fondamentalement qualitative - qui préside aux phénomènes transmutatoires : la genèse et la mort entrent dans cette zone de turbulence où le feu semble détenir une place centrale et où le moindre événement, en apparence le plus anodin, peut être la source de catastrophes futures. Ici, le passé ne se dévoile pas dans le présent et le futur ne peut se présumer du présent.
La métaphore du temps joueur prend dès lors un double sens. Elle signifie la fragilité de l'être humain et les limites de la raison, qui ne peut avec certitude appréhender, ne fut-ce que partiellement, l'avenir. Le temps joueur décide seul et irrémédiablement de notre destin final et du devenir de l'Etre : la mort apparaît ici comme une échéance certaine mais l'instant où nous l'affrontons reste inconnu. C'est dire que cette certitude ne se montre à notre regard que comme un probable : en effet la mort ne peut être envisagée que comme un temps de passage, elle n'est pas un lieu, un Etre qui se déploie dans la physis, imposant ainsi sa présence.
Elle se contente d'être l'instant où le vivant se dérobe au regard du monde et accède au Néant. Dès lors la mort, qui relève ontologiquement du Temps car nul lieu ne peut l'enraciner au monde, est un événement pur. Mais par nature l'événement non advenu ne peut prétendre à l'Etre, il reste un possible, éventuellement un on-dit, une supposition, une conjecture mais cet être-dit ne peut se prévaloir de l'être que comme hypothèse, nullement comme étant et quand elle se concrétise, la mort est subie comme un anéantissement et vécue comme une perte. Dans ces deux cas elle reste un phénomène qui se manifeste comme une fracture, une faille entre un avenir hypothétique et un passé révolu marqué par la perte du défunt.
Lorsqu'on s'attache à penser la mort au présent, rien ne peut surgir sinon un instant fatidique, catastrophique où ce qui est vivant passe - est passé - dans le territoire des ombres et ne subsiste plus que comme trace. Dans cette perspective, la mort reste absence. Cependant sa réalité est telle, comme vécu de l'autre du vivant (chacun d'entre nous ne vit pas sa propre mort mais vit le deuil, la mort de l'autre qui toujours, en dépit de la persistance du souvenir, met en question sa propre existence), qu'elle est constitutive de l'Etre-là que le Grec désigne comme "mortel". Entendons par là que pour le vivant, qui est seul à même de se penser, ne peut pleinement penser une mort qui reste toujours celle d'un autre car sa propre mort ne peut se prévaloir de l'Etre jusqu'à cet instant où précisément, la pensée s'immobilise à jamais. A ce moment, la mort est mais seulement aux yeux d'un autre, comme événement. A cet instant d'abolition de la conscience où toute pensée se fige, seul est le néant.
La mort manifeste l'absence de celui qui fut notre miroir, notre ami, notre prochain : elle est le Vide, une irruption du non-être dans la physis, la présence du néant dans le territoire de l'Etre. La voie d'accès au néant. Cette certitude liée intimement à l'incertain nous ouvre paradoxalement à une espérance tenace - parce que désespérée - de la survie : tant que la vie est elle est nôtre et toutes nos pensées, tous nos actes, toute notre volonté, la totalité de notre être s'y aggrippent férocement, n'hésitant pas à donner la mort si besoin est. Cette espérance prend la forme d'un combat qui introduit, à celui qui en est conscient, le jeu dans la vie. Un jeu dont l'enjeu est la vie elle-même, vécue comme combat contre la mort, mais dont l'issue est nécessairement mortelle car celui qui assure la prolongation de ses jours obtient ce sursis sur le cadavre de celui qui fut sa proie, son rival, son ennemi. L'incertitude même de la victoire peut-être provisoirement vaincue par la mise en jeu d'une connaissance rationnelle du monde.
La conscience philosophique émergente prend ainsi la forme d'une exigence de rationalité tacticienne : le monde se dévoile comme menace et dès lors la conjuration prend deux formes : l'interposition du logos entre soi (comme étant enraciné) et la physis dont les manifestations sont imprévisibles. Dans cette perspective, la désignation de la chose prend valeur de conjuration, de tentative désespérée de maîtriser, par la connaissance, le déploiement de cette chose prête à nous anéantir ou à se dérober à notre convoitise.
Mais au-delà de cette maîtrise ana-logique (c'est-à-dire identifiant abusivement le logos à l'étant) du monde, l'homme affirme sa présence et son pouvoir en aménageant la physis afin de l'habiter. La rationalité prend ici la forme d'une maîtrise des événements (l'expérience des faits) et des armes (et ici le soc et la charrue qui entaillent la Terre se présentent comme armes dans la mesure où la Terre elle-même et ce qu'elle porte de vie doit être domestiquée, arraisonnée ) indissociable d'une maîtrise du jeu de la vie. La pensée qui fut contemplative, faite d'attente et d'accueil du monde, devient calculatrice : le hasard de la cueillette, où cependant les êtres-du-monde ne s'offrent que comme proies, objets de tentation et de convoitise (le fruit de l'arbre), ou menace fait place à la stratégie planificatrice. Ce passage de la présence nomade au monde à l'habitude sédentaire manifeste (ou est manifesté par) une mutation de la pensée humaine. La raison devient arraisonnement du lieu où l'Etre accède à la vie : la mesure du temps, maintenant devenu cyclique, donc prévisible, accompagne la mesure du sol et avec elle, l'émergence de l'abstraction mathématique.
Il est essentiel de saisir la tension qui habite la pensée émergente du temps. On sait le lien intime qui lie le temps au mouvement. Il n'est sans doute pas indispensable de revenir sur cette question, cependant, le temps se manifeste à la conscience humaine à travers cette événement qu'est la genèse (genesis), surgissement de l'Etre dans le monde, avènement, présence manifestée sous la forme du devenir : croissance, maturation, déclin et mort, cercle de la vie qui répond le cercle des jours et des saisons. Le temps se manifeste d'abord par la répétition de l'événement qui rythme la vie : le feu s'allume et s'éteint à mesure, l'astre diurne surgit à l'horizon chaque matin et disparaît chaque soir... et ce n'est que cette régularité qui permet à l'homme naissant de pré-voir. Certes il lui faut scruter les astres et comprendre leur cours et incontestablement il attend plus d'eux qu'ils ne peuvent donner. Pourtant cette confrontation de l'événement avec le battement de la vie, ce temps qui se referme sur lui-même fonde la raison humaine. Si l'aléatoire domine la vie nomade, le régulier, le prévisible domine l'existence sédentaire : la conscience du temps s'accomplit avec la fixation de l'habitat, car la sédentarisation oblige à la prévision : la nature en effet refuse l'abondance première ; il faut dès lors stocker, estimer combien de semences il faudra pour nourrir la tribu, la saison prochaine ; évaluer la superficie des terres à défricher, calculer le diamètre et la hauteur des greniers qui conserveront - en hiver - la récolte...
Cette maîtrise de la vie exige une connaissance des lois causales qui lient les événements entre eux et permet à l'esprit de franchir la barrière du temps. L'acte accompli en cet instant présent détermine l'événement futur. Ce savoir orienté vers l'avenir n'est accessible qu'à celui qui de l'événement présent se montre capable d'en rechercher les causes premières.
Et cette question - l'avènement de la pensée anticipatrice - ne pourra être élucidée en faisant l'économie de la pensée du temps : l'événement est ce qui advient à l'être lorsqu'il perd son indétermination première pour se différencier comme étant. Or, cet éclosion se passe en un lieu et en un temps donné, semble-t-il de prime abord, à priori. Il est un moment où l'être n'est pas, et en ce lieu vide surgit, à cet instant, un être non pas directement issu d'un néant intemporel mais un étant parvenu d'un ailleurs et d'un autrefois. Le problème qui se pose est donc double : d'une part, il revient au sage d'expliquer cette émergence dans la physis : pourquoi l'Etre, Un et Eternel, devient une totalité complexe, multiforme, en mouvement et en devenir. Déplacement et devenir n'étaient à vrai dire que deux formes d'un même mode d'être de sorte que le mobile qui se trouve en tel lieu, à tel instant, est nécessairement autre qu'à l'instant précédent où il se trouvait en un autre lieu. De même la fleur éclose est elle la même que celle qui fut en bouton, la semaine passée? La réponse nous semble évidente, qui vivons sans y penser.
Mais le devenir des choses, qui se transforme, remet notre propre identité en question. Ainsi la pensée neuve ne peut jamais être certain du lendemain du moins tant qu'elle n'aura pas pensé l'être de la chose qui est face à notre regard comme une permanence suffisamment solide pour assurer à notre perception du monde la cohérence indispensable pour fonder un savoir du monde. L'enfant - très jeune encore - joue à cache-cache : la dissimulation du jouet le dérobe à son regard. Peut-il être certain de l'existence de ce jouet sous le voile ? Non, tant qu'il n'aura pas expérimenté, à plusieurs reprises, la re-découverte de son jouet. Sur quoi se fonde le savoir de la persistance de ce jouet disparu ? Sur le mot qui désigne l'objet, sur le souvenir qui en constitue la trace, sur sa re-présentation imaginative ?
Le jouet était présent, il n'est plus mais s'il réapparaît, il ne surgit pas pour autant du néant : c'est qu'il était encore. Où ? Là où on ne le voit pas. Le savoir de ce jouet invisible (le savoir de son existence) passe nécessairement par un mode d'être qui ne relève plus de la physis : il passe par la re-présentation mentale. Imagerie qui rapidement, dès que l'objet est mis en relation avec un mot qui le désigne, devient concept : abstraction qui convient à l'être-caché. Le concept identifie ainsi l'être-vu (le phénomène) à l'être-caché et lorsque l'enfant sait, que sous le voile se trouve son jouet, l'être de ce jouet se manifeste pleinement comme tel à travers son concept.
Mais pour que l'être puisse émerger sous cette figure, les deux événements, qui se passent en des moments différents doivent être mis en relation : une loi doit être implicitement connue, celle de la persistance de l'étant sous le voile. En fait il s'agit ici de la première expérience d'une fissure entre l'apparent et le réel, entre le phénomène et l'étant en soi. Ce qui est persiste même s'il n'est pas perçu. Imaginons maintenant la perte définitive du jouet qu'une main malveillante à détruit par le feu. La souffrance qui en résulte n'est véritablement possible que si la conceptualisation de ce jouet est achevée. L'enfant sait que cet objet détruit auquel il est attaché est plongé dans le néant, n'est plus et pourtant il reste présent comme souvenir et ce souvenir, cette trace perpétue la présence de cet objet comme concept. Le jouet détruit a perdu son lieu et accompli son temps, pourtant le logos le restitue comme concept et le resitue dans le temps, ou du moins dans ce temps que l'enfant défini maintenant comme passé. Le temps se dévoile ainsi dans sa linéarité et son irréversibilité à travers l'expérience de la perte, de l'écoulement de la vie, de l'accomplissement des actes. Le devenir des choses introduit l'enfant à la conscience de soi dans la mesure où il se souvient d'avoir possédé son jouet dont il est endeuilli certes mais certain d'avoir été dans le passé en sa présence.
L'expérience même du deuil le confirme comme vivant, comme présent au monde, comme Dasein. En effet quel savoir de soi peut être construit si chaque événement est perçu comme isolé? L'absence de toute continuité brise le temps en fragments infimes et désintègre par conséquent les innombrables consciences instantanées de soi. Le soi n'apparaît plus comme un être unique, certes en devenir et vivant à chaque instant sa trans-formation comme l'expérience de la nouveauté du monde, mais conscient, parce que inscrit dans la durée, de sa persistance au monde. La persistance des choses qui subsistent à la dissimulation de leur apparaître confirme l'existence du monde comme Etre et la conscience douloureuse (ou soulagée) d'un anéantissement d'un étant nous confirme comme être-au-monde.
La confrontation de ces deux expériences, le devenir des choses et notre durée, fonde tout savoir - et conceptualisation - du temps. Le temps ne peut plus être considéré comme un à-priori : deux conditions doivent être réunies pour qu'il puisse être autre chose qu'un mot vide de sens. D'une part l'existence du monde en devenir et donc la genèse de l'Etre et d'autre part l'existence du regard porté sur le monde, la présence d'un Etre-au-monde capable d'unifier les divers apparaîtres de tel étant sous un "logos commun" tout en restant conscient de sa persistance comme être, c'est-à-dire capable de s'appréhender comme sujet dont la conscience peut s'orienter sur le passé (les étants passés au non-être) et sur l'avenir (la conscience anticipante de ce qu'il adviendra, conscience rendue possible par le savoir vrai du monde).
Ainsi, la pensée du présent comme aboutissement d'un passé contribue à l'autonomisation du sujet qui passe par la saisie récursive du temps. Le passé et le présent sont donc coprésents dans l'être en devenir : l'homme conscient de son Histoire se pense comme conclusion d'événements antérieurs ; de plus, il sait que ses actes présents ont une portée vers l'avenir et peut, sur base de l'expérience du passé, en prévoir les conséquences.
Mais entre l'intention et la réalité future subsiste une différence irréductible qui est de l'ordre de l'aléatoire. L'homme historique cherche à connaître les règles du jeu, mais s'il se connaît lui-même et connaît sa force et ses limites, il ne peut prévoir avec certitude de ce qu'il en est du monde. Certes, il peut unifier son savoir et appréhender, par projection, les desseins secrets de ses partenaires, mais l'information qu'il détient reste incomplet : une part non négligeable reste dévolu au hasard, à l'inattendu, à l'imprévisible. La vie devient donc un jeu dont la structure événementielle est ramifiée, nombreux sont les chemins possibles, mais pour s'orienter, le voyageur que nous sommes ne dispose que d'une carte incomplète et se voit contraint de s'en remettre à son intuition plus qu'à sa connaissance des faits pour décider de son parcours. Cependant, l'expérience du monde, qui se construit sur la trame de ses souvenirs, réduit la part d'incertitude que contient toute prospective, mais ici encore, la sagesse est conscience de la limite.
La certitude n'est jamais totale et à vrai dire, même si l'on prétend à un savoir vrai du monde, la réalité reste pour nous truffée de pièges et d'illusions de sorte qu'au sage reviennent deux tâches : distinguer le réel de l'illusoire, définir les modalités d'une connaissance authentique d'une part et d'autre part, systématiser le savoir passé en une connaissance encyclopédique du monde.
Ce qui est dévolu cependant au sage ne doit pas être confondu avec une simple polymathie, connaissance non réfléchie et purement quantitative des faits. Le savoir encyclopédique fait le tour du monde, certes, mais en établissant les rapports étroits - et pas nécessairement évidents - qui lient les faits entre eux dans l'espace et le temps. L'examen de la relation spatiale vise un savoir descriptif et classificatoire qui différencie les étants comme tels, définissant leur nature, en leur assignant le ou les concepts adéquats. Le savoir de la relation temporelle se fonde sur un examen des causes et des conséquences visant à définir les lois qui régissent le cours du monde. La recherche d'un tel savoir implique l'élucidation des rapports qui nous unissent au monde, nécessite la fondation d'une logique qui définit les règles d'établissement des propositions vraies et d'une épistémologie qui élucide la production concrète du savoir.
La conscience du temps joueur ne réduit pas l'homme à l'immobilisme. Reste possible autant que désirable la naissance d'une vie nouvelle car la possibilité d'une rationalisation de l'histoire reste ouverte. Cette dernière est avant tout conscience du temps collectif : par le souvenir et la chronique. Mais elle est aussi conscience qu'un destin individuel s'inscrit dans une totalité dont la maîtrise ne devient possible que si l'on dépasse le fatalisme sous-jacent à la métaphore de l'enfant joueur pour dégager le sens des événements. L'écriture de l'Histoire est certes la quête de l'identité collective d'une cité, d'un peuple, d'une culture, d'une nation, mais elle est aussi une entreprise de rationalisation du destin : elle cherche à dégager les leçons qui permettent de tracer l'avenir. Qu'elle nous conduise à un déterminisme absolu ou relatif ou qu'elle nous permette de conquérir un espace de liberté auparavant inconnu, l'interprétation causale des événéments construit l'Histoire non plus comme simple chronique, mais comme une science dont l'objet n'est pas seulement de décrire avec une exactitude factuelle les événements passés mais aussi d'en relever les récurrences qui, expliquant le passé, nous permettent de contrôler le présent et d'anticiper l'avenir.
Ainsi la conscience du temps se manifeste chez Héraclite comme une tension dialectique entre la nécessité et la liberté. Nécessité dans la mesure où l'homme se voit assigné un destin: l'enfant joue et décide du mouvement des pions. Mais la chaine causale est brisée par le jet du dé, à un déterminisme linéaire succède l'aléatoire, une rupture du cours de la vie, la possibilité toujours ouverte d'une catastrophe ; que l'on prenne ce terme aussi bien dans le sens traditionnel, celui d'un événement subi, imprévisible, bouleversant le cours d'une vie, que dans le sens mathématique moderne, une rupture brutale et aléatoire d'une chaîne causale introduisant la nécessité d'une lecture probabiliste des événements.
Ce qui conduit à penser la discontinuité toujours possible du temps.
Immobile et mouvant, le monde héraclitéen se déploie en cercle où le temps se referme sur lui-même en une récursivité incessante : "le commencement et la fin se confondent". Le fragment 36 décrit un univers où l'âme, l'eau, la terre ne sont que les modes transitoires d'une réalité commune. Cette vision nous étonne qui concevons l'âme comme immortelle et spécifiquement humaine. Pour Héraclite, l'âme se meurt en devenant matière, abolissant ainsi ce dualisme esprit/matière sur lequel repose la plus grande part des philosophies post-socratiques. A l'origine de la pensée, nous participons pleinement de la totalité qui nous englobe dans le même mouvement que nous englobons le monde de notre regard et de notre savoir. De sorte que nous le voyons à la fois éternel et mortel, immobile et mouvant, animé d'un mouvement perpétuel et pourtant en devenir. Pour que ce mouvement puisse être, la cause première doit être la conséquence de la conséquence dernière, elle- même cause dernière. La boucle se referme ainsi en une gigantesque rétroaction positive.
Nous ne pouvons lire Héraclite sans penser à la physique contemporaine. Il est vrai que l'accumulation des similitudes, des analogies, voire de ces intuitions géniales qui semblent préfigurer chez Héraclite la physique postnewtonnienne ne permettent pas d'élucider la pensée héraclitéenne du temps dans la mesure où cette démarche - qui reviendrait à user à rebours d'un simple argument d'autorité - introduit par effraction l'épistémologie de la physique moderne dans la philosophie grecque. En fait les penseurs de la totalité au 19me S. et plus spécialement Hegel, sont des lecteurs de Héraclite. Et, quelle que soit la familiarité entre Hegel et la science de son temps, on peut penser que la découverte des lois de la thermodynamique et plus précisément la formation du concept d'entropie, l'invention de systèmes de régulation automatiques (note 2) , la description de l'économie capitaliste comme la détermination de lois macroéconomiques résultant d'actes individuels envisagés sous l'angle statistique, la définition marxienne de l'accumulation du capital comme une boucle rétroactive (note 3), ne sont pas étrangères à une réactualisation - aujourd'hui pleinement accomplie - de la pensée héraclitéenne.
Afin d'accéder à la pensée originaire, en contournant cette réactualisation récente de la pensée héraclitéenne, nous pourrions mettre en branle la philologie et la critique historique afin de procéder à une reconstitution archéologique du dire héraclitéen. Cette démarche pourrait-elle permettre de faire l'économie de la physique du XXme siècle? Sans doute, et cet évitement pourrait s'avérer nécessaire. On sait que la science interpose entre le regard humain et le monde ces instruments de mesure que l'on pourrait soupçonner d'induire eux-mêmes le phénomène décrit. Pour le physiologue antique, seules la nudité du corps, l'ingénuité du regard, et l'habileté de la main, médiatisent le rapport du logos au monde. Devient aujourd'hui nécessaire la pensée de la technique comme une interface entre le logos et la physis. Mais la prise en compte de la distance qui peut exister entre une saisie purement phénoménologique (note 4) du monde et l'investigation scientifique ne pourrait nous interdire de revenir à la physique héraclitéenne et de la considérer comme un regard étonné sur le monde.
Ce fragment (note 4) nous permettra de saisir le sens de ce regard étonné.
La foudre gouverne l'univers.
L'étonnement est l'éveil brutal de la conscience qui, sous le choc de l'éclat subit que la foudre provoque, se trouve face à une physis soudainement révélée en tant que telle.
Cette révélation fulgurante est celle d'une béance entre ce qu'il croyait voir et les choses telles qu'elles apparaissent en tant que être. On pourrait se demander dans quelle mesure la foudre, que l'on peut considérer comme un phénomène parmi d'autres, gouverne effectivement l'univers. Pour répondre à cette question nous devrons en premier lieu constater que la traduction de Diels ne rend pas compte d'une connotation présente dans le vocable grec "ta panta" qui désigne la totalité comme ensemble de choses : la pluralité de la physis se voit ainsi opposée à l'unicité de la foudre. Et ce que la foudre révèle est précisément cette tension constante entre l'unité sous- jacente au monde comme totalité et la pluralité des étants dont l'articulation se trouve brutalement dévoilée par l'éclair. Dans cette perspective, la foudre est plus qu'une simple manifestation et pour saisir le sens héraclitéen de ce mot nous devrons constater qu'entre l'unicité de la foudre et la pluralité du Tout est un mode de relation précis - rendu par le mot "gouverner" que nous retrouvons dans cet autre fragment :
la sagesse consiste en une seule chose, à connaître la pensée qui gouverne tout et partout.
Nous nous trouvons face à une analogie entre la foudre et la pensée : toutes deux gouvernent. La pensée qui gouverne "tout et partout" (panta dia pantôn), ou, traduit littéralement, "tout à travers tout", considère les étants dans leur rapport à la totalité et leur rapports réciproques. La foudre elle, dévoile le contour des choses, leur conférant un éclairage que le regard non étonné ne distingue pas. Le regard étonné met en évidence, parce qu'il met en oeuvre le logos aux fins de désigner et d'expliquer le monde, les rapports qui unissent les êtres entre eux.
En cela la pensée, comme la foudre, gouverne le monde. Mais le pouvoir de la foudre se distingue de celle de la pensée en ce que la foudre nous est donné comme appartenant à l'univers. La foudre est ce qui dévoile, ce qui éclaire totalement en éliminant la moindre ombre. Sous l'impact de la foudre le monde apparaît tel qu'il est et nulle dérobade lui est possible et nous est permise. Héraclite décrit ces rapports : ils sont contradictoires, complexes et interactifs. C'est-à-dire que le mode d'être des étants est traversé d'une opposition irréductible entre l'immobilité de l'être et la mouvance des étants, entre l'unité et la pluralité, entre la vie et la mort, entre l'aérien et le pesant, entre le fluide et le solide, entre le juste et l'injuste.
Sur de telles oppositions, les physiologues antiques ont construit leurs systèmes cosmologiques avec la pleine conscience que la tâche essentielle consiste en un dépassement de la métaphysique parménidienne. Si l'Etre est un, immobile et immuable, comment le monde, qui est, peut-il nous apparaître comme pluriel, mouvant et changeant? Dans la réalité, les contraires ne sont jamais isolés : le juste n'est que par rapport à l'injuste, le vivant n'est tel que par rapport au mort, l'éveil s'oppose au sommeil mais la conscience non réfléchie n'est qu'un sommeil par rapport à la lucidité. De même en ce qui concerne la physis, nous constatons que les modes d'être de la matière s'entrelacent en une complexité évolutive : le fluide se meurt en solide, de la terre sourdt la source tandis que le feu se transforme en mer... Qu'est-ce qui peut unifier ces phénomènes épars, contradictoires, et changeants ?
La pensée et la sagesse consiste non pas - comme on pourrait le croire - à prendre le monde tel qu'il nous paraît - ni encore à concevoir un monde évanescent, extirpé de sa réalité physique au nom d'une ontologie abstraite - mais à penser le monde de telle manière qu'il se dévoile comme totalité complexe en devenir : les étants y sont distingués et désignés comme tels, ils sont aussi mis en relation avec la totalité, qui les englobe et constitue leur univers. Dans cette perspective la pensée est analogue à la foudre qui déchire les apparences et révèle, en un éclair, la vérité du monde.
Le fragment 32 - " l'un, la sagesse unique, refuse et accepte d'être appelé du nom de Zeus " - confirme cette interprétation, bien qu'il nous oblige à penser la coïncidence du refus et de l'acceptation. L'assimilation de la sagesse au dieu suprême de la mythologie grecque entraine deux conséquences dont l'une justifie, pour le philosophe, le refus. Sachant que la foudre est l'attribut de Zeus, on pourrait y reconnaître le symbole d'un savoir souverain capable de mettre en évidence la vérité du monde. Cette sagesse divine resterait donc étrangère à la pensée humaine réduite à l'attente d'une révélation. C'est cet aspect qui est refusé dans le fragment 32. D'un autre côté, nous pourrions humaniser la sagesse : le pouvoir, celui d'élucider les phénomènes, devient celui de la raison humaine assimilée ici à la foudre divine. La foudre exprime aussi la puissance, le feu destructeur, que seule la raison humaine, à vocation prométhéenne, peut dominer. Cette domination s'exerce au prix d'une domestication de la pensée astreinte à une discipline logique, qui constitue en quelque sorte une "technique" de réflexion au même temps qu'elle exerce sa puissance sur la physis par la médiation de la technique.
Nous nous trouvons ici en possession d'un pouvoir insoupçonné jusqu'à présent, celui de légiférer le devenir du monde et cette législation consiste d'abord en un ordonnancement de l'Univers. Certes ce dernier possède sa propre logique mais cette logique ne peut être mise sous le regard humain que sous l'égide de la raison technicienne. La Raison, classificatoire et déterministe, met en évidence les relations causales entre les choses qu'elle a soigneusement définies et désignées ; pour ce faire, elle met en oeuvre l'instrumentalité technicienne qui, parce qu'elle participe elle- même de la physis, oppose sa propre inertie au vouloir humain tout en lui permattant l'accès au monde. Les premiers instruments d'investigation furent des instruments de mesure : règle, compas, gnomon... grâce à eux, le philosophe arpente le sol qui le soutient, mesure les positions des astres, et constate la récurrence des phénomènes et par là, rend compte de la réalité d'un univers inaccessible. Ce qui constitue son domaine, l'homme le modifie. Il défriche les sols dont il fait champs et paturages, il creuse les montagnes pour en tirer l'or et l'argent, il domestique le cours des fleuves et dresse les pierres pour en faire les repères chtoniens du cosmos.
Entre la main de l'homo habilis et la nature, s'interpose l'outil, chose du monde arraisonnée, domptée et modifiée, en vue d'un objectif précis. La production de l'outil suppose acquis une certaine maîtrise du temps : c'est en vue de l'avenir que l'homme primitif percute le silex et en recueille avec soin les éclats. Il sait que ces fragments deviendront, sous sa main, grattoirs, haches, pointes de flèches. Il sait que la chasse sera plus fructueuse s'il use de ces armes.
Comment a-t-il accompli ce pas décisif qui oriente sa conscience vers ce qui n'est pas encore : nul ne le sait. Est-ce seulement la leçon tirée d'une accumulation de coïncidences? Par hasard l'homme premier se coupe la main sur un caillou tranchant, par hasard il le brise, par hasard il se rend compte que l'éclat qu'il recueille l'aidera à dépecer la proie, par hasard il conçoit l'arme de jet, accroît la puissance de son bras en se munissant d'un lanceur, découvre les tensions antagonistes entre l'arc et la corde, tensions qui se résolvent en puissance de jet. Le regard de l'homme est alors définitivement orienté vers l'avenir comme il se dirige implacablement sur sa proie. Sachant le rapport entre le présent et le futur il se montre capable de conceptualiser, dans le présent, ce qui n'est pas encore. La chasse prochaine, il la dessine, sur les parois des grottes à peine éclairées par la torche. Il sait que le dessin désigne l'animal convoité. Il sait que les silhouettes graciles ou maladroites désigne les membres de son clan. Dans les rotondités lourdes de la Vénus de pierre, il résume - parce qu'il les conceptualise - la féminité et la fécondité.
L'homo habilis est devenu sapiens. Mais comment s'est déroulé ce passage, nul le sait, même si le mythe tente d'en rendre compte et même si l'on peut escompter une homologie entre l'ontogenèse d'une conscience individuelle et la genèse de l'homme premier.
Le mythe réactualise le temps originaire où tout se décide. La cosmogonie tente de rendre compte de la pérennité cyclique des cieux, elle explique le monde par une genèse où les astres et les éléments furent dieux avant d'être étants. Le rituel saisonnier confirme l'ordre du monde. La Raison en désignant et distinguant les choses entreprend donc une mise en ordre qui s'oppose au chaos de l'univers. Elle cherche à donner sens à une totalité dénuée de tout logos en établissant un rapport causal, donc inscrit dans la durée, entre les événements. L'ordonnancement du monde prend ici la forme d'une investigation historique. Entendons par cela qu'il consiste à ouvrir la boucle du temps pour retourner à un point originaire d'où pourra être contemplée la totalité de la physis.
Le temps héraclitéen se transforme ici : de circulaire, il devient linéaire. Ainsi d'une conséquence, il devient possible de retourner aux causes premières. On se trouve ici en présence des prémisses de la physique classique qui se trouve être une pensée assimilant le devenir au mouvement. Elle cherche à savoir comment (plutôt que pourquoi) le monde est tel et tente ainsi à rendre compte de la réalité par une double démarche : une observation, essentiellement quantitative, des faits et leur représentation mathématique qui permet la modélisation des phénomènes et leur prévision. Mais cette démarche ne conduit pas à la cause première et ne revendique pas une téléologie, elle tente de décrire les phénomènes dans leur devenir et de cerner les conditions de leur existence. Un rêve anime ainsi la physique classique : celui de la prédictibilité absolue. Connaissant les positions, vitesses, masses et directions de corps quelconques, il serait possible d'induire leur état originaire. En outre, la connaissance totale de l'univers présent permettrait non seulement de rendre compte de l'origine du monde mais aussi d'extrapoler vers l'avenir. La totalité infinie serait ainsi à notre portée (note 6) , n'était-ce l'imperfection de nos instruments de mesure. Linéaire et homogène sont le Temps et l'Espace du physicien, chaque instant y vaut l'autre, chaque point est identique à un quelconque autre point. Pourtant nous constatons que notre connaissance est bien plus limitée, si le passé se dessine avec une certaine exactitude, le futur nous reste obscur : c'est que l'extrapolation devient impossible si nous considérons que le temps est moins linéaire qu'il ne paraît : des ruptures se produisent, des bifurcations apparaissent, des plans de clivage surgissent, nous interdisant la prospection au-delà du futur immédiat.
Pour Héraclite, le temps est cyclique : cette circularité temporelle, où le dernier événement coïncide avec le premier, rend impossible la recherche causale. Tout phénomène est à la fois cause première et conséquence dernière. Dans cette confusion, aucune distinction durable ne peut être effectuée, ce qui entraine une visibilité réduite à l'instant, le monde se fige car il est ce qu'il a toujours été et sera toujours. La seconde conséquence est - paradoxalement - la perte du sens, dans la mesure où, tout étant dans tout, tout étant cause et conséquence, nul événement, nul fait, ne peut se prévaloir d'une signification particulière, de sorte que le sens donné au monde est en fait arbitraire. L'histoire, appelé à se répéter en un éternel retour, ne peut en conséquence revendiquer aucun projet. Dès lors, toute entreprise humaine finalisée à long terme prend la marque de la vanité. Certes, le politique aura pu, à la faveur des circonstances, imposer un ordre relativement stable, mais s'ensuit rapidement un chaos lui- même générateur d'ordre. Le temps devient équivoque en raison de la circularité de son parcours ; pourtant on ne saurait trouver dans la réversibilité du regard revenant par induction aux causes premières la confirmation - dans la physique classique - d'une supposée réversibilité du temps.
Le temps classique - entendons par là, celui qui ,découlant de la pensée artistotélicienne, recherche la cause première dans l'origine absolue du monde - reste univoque. Le regard porté sur le monde emprunte sa vérité de l'irréversibilité des événements : l'acte humain engendre ses conséquences inéluctables et la lucidité humaine devient un savoir prédictif qui se fonde sur une herméneutique des événements passés. l'Histoire se constitue comme science pour autant qu'un projet sous-tend le devenir collectif des hommes. En effet, nul événement ne peut devenir "historique" s'il n'engendre pas des conséquences profondes qui marqueront pour les siècles à venir, la vie des hommes. Or la pensée de l'origine absolue du monde, celle d'une cause première, historicise le déploiement du monde qui prend sens en fonction de son aboutissement qui est la présence de l'homme au monde. Seul, l'homme - parce que le regard qu'il porte sur son passé et sur les traces des événements accomplis interprète et donne sens - est à même de produire l'Histoire.
La linéarité du temps, qui découle de la pensée déterministe, enferme les hommes dans un destin inéluctable : parce que le projet est dessiné, l'acte humain ne peut se prévaloir d'une quelconque liberté. Ainsi l'eschatologie et la sotériologie judéo-chrétienne fait du dieu un acteur historique qui crée, domine, châtie et pactise avec les hommes en vue de l'accomplissement des Temps. La relation que nous entretenons avec lui n'est autre que celui d'un peuple à l'égard du tyran qui domine la cité : la prière, l'adulation, la crainte, la flatterie, la conjuration, la fuite, la trahison, la collaboration, la soumission, la culpabilisation, la revendication, la révolte, ou la paix conclue sur une base contractuelle, sont autant les modes d'être de l'esclave face à son maître que ceux du croyant à l'égard de son dieu. De sorte qu'est revendiquée, au nom du projet utopique d'une cité réconciliée, le sacrifice du fils de l'homme ; tout comme le tyran se montre prêt à sacrifier les générations présentes pour assurer une paix sans cesse désirée et sans cesse éloignée. La liberté humaine ne devient dès lors possible que par une révolte absolue, abolissant tout projet historique et en même temps tout rapport de domination pour revenir à la conscience lucide du présent immédiat, instaurant au nom d'un eudémonisme radical l'anarchie d'une humanité définitivement réconcilée avec elle- même.
Le temps se referme ainsi sur lui-même car cette conscience lucide porte l'attention sur ce qui est et non plus sur ce qui a été ou sera. Le temps se dissout en une succession d'instants dont la continuité reste bien sûr assurée par le souvenir. Pourtant, le souvenir écarte en tant qu'évocation la conscience du présent ; retournée à l'immédiat, elle tient en suspens la perception historique du monde: l'homme se sait être au monde mais en tant que liberté absolue dans la mesure où, étrangère à tout projet, l'acte redevient gratuit. Aucun déterminisme ne permet dès lors de prévoir ce qui adviendra, ou s'accomplira à l'instant suivant. Pourtant cette liberté, parce qu'elle n'est que possibilité d'un mouvement présentement indéterminé, s'exerce dans le vide. L'acte humain demande - pour se concrétiser - la conscience d'un accompli et d'un encore-à-accomplir : la trace du passé creuse le sillon de l'avenir, de sorte que si je veux poser un acte lucide, je suis contraint de prendre conscience de ce qui est, présentement, à ma portée - comme totalité de ce qui est accompli - et de concevoir mon acte comme l'accomplissement d'une intention. Le concept que je forge sous l'égide du libre-arbitre est un ordonnancement du futur immédiat qui, aux yeux de l'autre, se présentera - l'acte accompli - comme conséquence de mon agir, tandis que l'accompli qui s'offre à ma conscience comme présent sera perçu comme conséquence, ou à tout le moins, comme donné. Ainsi ma liberté, qui fut primitivement l'abolition revendiquée de tout devenir linéaire, réintroduit la linéarité dans la conscience collective : ce qui est se présente comme accompli, comme conséquence et donc s'inscrit dans une perspective historique comme concrétisation d'un projet, fût-il individuel. L'acte donne au monde le fait établi qui fondera, comme substrat, la totalité des agirs futurs. Cette contrainte matérielle, physique, factuelle du donné a comme conséquence première que tout acte se confronte à une résistance qui est celle de l'inertie de la physis. Dès lors que cette inertie dépasse les possibilités immédiates du corps, l'acteur médiatise entre le monde et lui-même l'outil qui lui conférera le pouvoir d'infléchir la résistance du monde.
D'infléchissements aux conquêtes successives, l'homme interpose entre lui et la physis le domaine de la technè : produit d'un savoir pratique orienté vers la domination de la physis. La techné s'érige elle-même en monde dont l'homme dé- naturalisé doit prendre conscience afin d'être à même de la maîtriser. Car la sphère technologique qui nous entoure, parce qu'elle est matérielle, physique et s'enracine dans la concrétude du monde, parce qu'elle répond à une rationalité propre, oppose à l'agir humain sa propre résistance et sa propre logique, celle que Sartre désignait sous le vocable de "pratico-inerte". Le monde lui-même fait obstacle au regard prospectif dans la mesure où ce qui se présente comme donné, et conséquence du vouloir humain se retourne, comme cause et contrainte, contre ce même vouloir : la récursivité de l'histoire s'accomplit ainsi sous la forme d'un encerclement. L'ar- raisonnement de la nature ar-raisonne en fait le Dasein, conditionnant le déploiement futur du Logos. La linéarité voulue du temps par l'homme historicisé s'abolit en une circularité qui n'est autre que l'enracinement de l'homme dans un monde clos. Ainsi l'homme se voit confronté à sa propre finitude : l'encerclement technicien du monde pourrait signifier l'achèvement de l'Histoire et l'extermination de l'homme rendue possible par la puissance absolue de la technè et par la dénaturalisation définitive d'une physis rendue inhabitable.
On pourrait soulever l'apparente contradiction entre la vision d'un temps linéaire où l'on peut remonter aux origines et un temps circulaire où chaque point peut-être originaire mais où, par contre, nul regard ne peut se porter au-delà du présent immédiat. Les conséquences pratiques - morales, politiques, épistémologiques - sont considérables. Pour les cerner nous devrions examiner les diverses modalités de la fermeture du cercle. Nous venons de voir que l'inertie de la matière ouvrée, et les déterminations secondes imposées par la technosphère, réintroduisent la circularité dans l'histoire que nous croyions linéaire et déterministe. En fait la clôture du temps cyclique et l'échappée historique se présentent à nous dans une relation dialectique où l'événement joue un rôle essentiel. Evoquant la foudre, nous avons mis en relief le caractère soudain de ce dévoilement du réel. La foudre est par essence un événément, imprévisible, chaotique, brutal surgissant comme rupture instantanée dans un espace continu et dans une temporalité uniforme. D'autres failles existent dans le devenir du monde : la pensée héraclitéenne peut les mettre en évidence.
La circularité du temps, la conception d'un devenir cyclique de l'univers, tend à immobiliser l'Etre dans la clôture de l'éternel retour. Mais la perspective héraclitéenne ouvre le cercle tout en se refusant au déterminisme linéaire : cette ouverture consiste en l'irruption du chaos dans la physis. La récursivité des déterminations causales, où la conséquence renforce la cause première confère tout d'abord une univocité du devenir : l'évolution devient explosive et irréversible. D'autre part, l'indéterminisme qui résulte du caractère aléatoire de l'univers, empêche toute prospective. La physique se voit contrainte d'abandonner le regard déterministe pour adopter un point de vue probabiliste qui reste seule à même de rationaliser nos actes. La prédictivité des phénomènes perd son caractère absolu : le jeu à information totale fait place à un pari sur l'indéterminé. La pensée est un combat incessant et désespéré contre les forces du chaos : elle tend à assigner au monde la rationalité d'un projet créateur dont l'interprétation - qu'elle soit divinatoire ou téléologique - nous permettrait de déjouer l'emprise du destin. Ecartant même l'idée d'un sens originaire, la raison - interprétant les événements historiques et les phénomènes sociaux (qui sont l'histoire au présent) - ôte à la vie son caractère d'absurdité, d'inéluctable, se refusant ainsi à l'aliénation d'une vie qui ne serait que destin, obscur parce que aléatoire, d'un mortel jeté sur les rives du temps. C'est pourquoi les sociétés se donnent un sens et une raison en élaborant la parole fondatrice de leur être : la Loi, que le mythe fonde, endigue le hasard, empêchant l'irrationnalité des pulsions individuelles de déboucher sur la violence collective. En l'absence de la Loi, qui codifie la vengeance en conférant à une instance autonome, neutre - le tribunal - la charge d'en assumer l'exécution, la violence ne peut être refoulée, car, le meurtre appellant rétribution sanglante, elle engloutit peu à peu tout le corps social dans la logique circulaire de la vendetta. Dans une telle société, les individus ne peuvent qu'accomplir, de manière sacrificielle, leur destin qui est de venger, une fois encore, le meurtre originaire. Le cercle clos de la vengeance constitue la trame de la tragédie antique autant que la conscience douloureuse de l'inéluctabilité du destin. Et là où nulle parole légistatrice n'est à même de canaliser cette pulsion de mort, la vie se voit réduite à une quotidienneté aux lendemains incertains : le destin, le hasard est maître du jeu. Qui sait si demain, après-demain, aujourd'hui demain ne seras-tu pas exécuté pour un crime commis par un ancêtre oublié ?
Dans le cercle de la vengeance socialisée, nulle progrès n'est possible, car cette dernière exige la mise en oeuvre d'une parole anticipatrice qui délie le cours du temps pour se frayer un chemin vers l'avenir. En fait, l'incertitude du lendemain reste l'ultime garant de la stabilité sociale : la fatalité imprègne les esprits, décourage toute initiative, interdit toute projet. Nul ne sait de quoi demain sera fait, un jour tu es vainqueur, un autre jour tu périras : la figure de la roue marque ainsi le cours d'un temps devenu cyclique que la loterie babylonienne - décrite admirablement par J.-L. Borgès (note 7) - modélise à merveille. Dans ce royaume, chaque individu peut voir son destin modifié à tout instant à la suite d'une loterie institutionalisée en vue d'assurer la stabilité sociale. La pensée définitivement figée se réduit à une spéculation stérile sur les modalités du Jeu. A la linéarité d'un avenir prévisible, succède la perspective toujours présente d'une bifurcation décisive : la roue tourne et l'événement aléatoire décide seul du sort : prison, richesses, mutilation, pouvoir absolu mais précaire.... Tout projet se voit ainsi vidé de sa substance qui est la possibilité rationnelle de prévoir l'acte à venir. Dans une vie régie par le hasard, ou le destin, la pensée déterministe doit faire place, si elle se refuse à se dessécher en fatalisme, à une pensée probabiliste capable de traduire mathématiquement l'événement aléatoire. D'une telle pensée, nulle certitude ne peut émerger, bien qu'il reste possible d'élaborer une stratégie comportementale susceptible d'optimiser les chances. En fait seule une telle stratégie répond aux exigences de la vie réelle que modélisent, outre la loterie, deux autres figures du hasard dont l'irruption dans le cercle d'une l'Histoire figée en libère le sens. Ces figures sont la guerre et la catastrophe.
2. dont le modèle paradigmatique est le régulateur de Watt.
3. qui fait l'objet de la 7me section du Livre I du "Capital".
4. qui cherche à penser la physis à partir du phénomène de telle manière que seul le logos est à même de médiatiser notre rapport au monde.
5. La méditation de ce fragment ouvre le Séminaire d'hiver 1966-1967 tenu à Fribourg-en-Brisgau par M. Heidegger et E. Fink. cfr. Héraclite : séminaire du semestre d'hiver 1966-1967/ M. Heidegger, E. Fink. - Paris : Gallimard, 1973. p.11 et sq.
6. Laplace écrivait en 1776 dans son "Essai philosophique sur les probabilités" : "L'état présent du système de la Nature est évidemment une suite de ce qu'il était au moment précédent, et si nous concevons une intelligence qui, pour un instant donné, embrasse tous les rapports des êtres de cet univers, elle pourra déterminer pour un temps quelconque pris dans le passé ou dans l'avenir la position respective, les mouvements et, généralement, les affections de tous ces êtres." Evoquant l'astronomie physique, il continue : "la simplicité de la loi qui fait mouvoir les corps célestes, les rapports de leur masses et de leurs distances permettent à l'Analyse de suivre, jusqu'à un certain point, leurs mouvements, etpour déterminer l'état du système de ces grands corps dans les siècles passés ou futurs, il suffit au géomètre que l'observation lui donne leur position et leur vitesse pour un instant quelconque..."
7. Dans sa nouvelle : "la loterie à Babylone", in Fiction, édition Gallimard, coll. Folio.