sur quelques fragments de Héraclite (8)

P. Deramaix


retour au sommaire
chapitre précédent
chapitre suivant

 
8. la guerre et le sens

du jeu de la guerre.

La guerre est une métaphore centrale de la pensée héraclitéenne : père et roi de toutes choses, la guerre, telle le feu, telle le logos, telle la foudre gouverne le monde. Sans pour autant ramener sa pensée à un quelconque bellicisme, Héraclite semble conférer à la guerre un rôle essentiel dans le déploiement de la pensée : par elle la contradiction entre pleinement dans une Histoire libérée de son enfermement circulaire. La guerre introduit dans le cours de la vie la possibilité d'une rupture catastrophique susceptible de transformer, en un instant décisif, une vie : par elle "tout se fait et se détruit", et "de quelques-uns elle a fait des dieux de quelques uns des hommes ; des uns des esclaves, des autres des hommes libres". Elle introduit, par une telle rupture, la possibilité d'un devenir de l'histoire : la société qui émerge de la crise ne peut être la même que le monde d'avant-guerre. Il semblerait que Héraclite a pleinement conscience de l'importance historique d'un conflit qui ne peut se résumer en l'une ou l'autre bataille, que l'on ne peut assimiler à une simple vendetta entre clans adverses.

Pour saisir la portée de la pensée héraclitéenne de la guerre, nous garderons à l'esprit qu'elle n'avait pas, avant le 6me S. avant notre ère, la complexité des guerres médiques que connut Héraclite. Dans la péninsule grecque, et plus particulièrement en Béotie, l'intrusion d'un ennemi sur les terres dépendantes d'une cité jalouse de ses ressources agricoles entraînait la mobilisation des cultivateurs. S'y affrontaient, sur un champ de bataille bien défini, deux armées de hoplites en rangs serrés et l'issue de la bataille toujours décisive en regard du conflit dépendait de la cohésion, autant que de la force physique, des armées. La pensée stratégique, oblitérée par un code rigide de l'honneur, considérait avec un certain mépris l'usage de l'arc et les ruses tactiques telles que l'embuscade étaient tellement peu prisées que les troupes habituées à l'épée courte ou à la lance d'estoc se voyaient rapidement désemparées face à un adversaire mobile, fuyant, agissant par harcèlements répétés, usant d'armes de jet à longue portée. Le modèle stratégique était donc une bataille rangée, brêve mais très violente, où l'armée victorieuse écrasait littéralement son adversaire en un assaut acharné. L'enjeu de ces conflits dont l'occasion était l'intrusion sur les terres cultivées, était le plus souvent l'intégrité des ressources agricoles et surtout le retablissement d'un honneur paysan bafoué.

A cette forme relativement primitive mais paradigmatique de la guerre ( note 1 ) , succèdent les grandes guerres médiques où aux raisons économiques s'ajoute la volonté de défendre un système politique neuf qui est la démocratie. Ces guerres idéologiques ne pouvaient être menées que si un certain nombre d'hommes pouvaient être libérés des tâches productives pour se consacrer à la guerre pendant de longs mois sinon de longues années. Sparte put garantir la logistique de sa force de frappe (constituée par une armée permanente de citoyens et d'un contingent recruté parmi les habitants des alentours) en exploitant méthodiquement les hilotes, artisans et paysans asservis. Le commerce maritime et l'esclavage garantissaient les ressources d'Athènes et donnaient aux hommes libres de tout âge le loisir de se consacrer à la défense de la cité et à la gestion politique. L'invasion perse et la révolte des cités ioniennes, soutenues par Athènes, allaient déclencher un conflit d'une envergure inégalée jusqu'alors. L'issue de ces guerres médiques (500-479) contemporaines du penseur d'Ephèse ne dépendait plus d'un bref affrontement mais d'une politique à long terme d'alliance entre Sparte et Athènes et d'une stratégie complexe impliquant la mise en oeuvre d'une force navale constituée par Thémistocle. Le chef militaire n'était plus seulement celui dont l'ardeur au combat faisait la renommée. L'esprit de décision, le courage et l'habileté des armes ne suffisaient plus, bien plus : l'audace, la témérité pouvaient constituer un obstacle. Il fallait des stratèges froids et calculateurs capables d'envisager, si besoin est, le sacrifice calculé d'une armée, ou un éventuel retournement d'alliance. A la simple logique d'une confrontation directe et immédiate avec l'adversaire, se subsistuait la complexité d'une géostratégie.

Le modèle classique du champ de bataille est l'échiquier : un no man's land sépare deux camps dont la destruction du pouvoir adverse est l'objectif stratégique. La guerre échiquéenne est une guerre de mouvement - la frappe porte sur une longue distance - de sorte que le champ d'action des pièces dessine sur l'échiquier un réseau de colonnes, de lignes et d'obliques sous menace ennemie rendant possible un contrôle territorial. L'extermination de l'ennemi - par prise des pièces adverses - est la plupart du temps un moyen technique visant à réduire les défenses et à ouvrir le champ aux pièces attaquantes. Mais dans la phase de développement du jeu l'objectif stratégique essentiel reste le contrôle territorial. Dès le milieu de partie et dans la finale, la tactique prime sur les coups stratégiques et réduit la part de la psychologie et de l'intuition créatrice au profit d'un calcul technique. Les figures de mat sont répertoriées (tout comme les ouvertures) et constituent une matière théorique indispensable au débutant. Aucune diplomatie n'est possible dans ce jeu, l'univers échiquéen semblerait imaginé par Manichée si nous savions que le jeu d'échec dérive d'une variante plus ancienne pratiquée aux Indes où quatre joueurs s'affrontent pour la maîtrise des cases centrales de l'échiquier. Dans ce jeu, les alliances et les trahisons sont recommandées. On peut ici mesurer la distance entre la logique manichéenne des échecs européens et la complexité de leur ancêtre indien. Dans le jeu européen, l'information disponible sur l'échiquier est totale : deux rationalités pures s'affrontent dans un déploiement ouvert des forces. A vrai dire, les seules inconnues sont la compétence théorique et la capacité de concentration de l'adversaire. Aux échecs il est possible de décider rationnellement du meilleur coup possible. Il est vrai que le joueur humain, contrairement aux premiers logiciels de jeu d'échecs électronique, n'examine pas systématiquement toutes les possibilités théoriques ; il en écarte d'office celles qui ne répondent pas de façon pertinente au trait précédent. D'autre part, le jeu étant fortement théorisé, l'ouverture est codifiée et systématisée dans la mesure où le nombre relativement limité de positions permet une analyse théorique approfondie. Les milieux de partie sont les plus riches en potentialités créatrices : la part imprévisible du déploiement y est la plus importante ; mais c'est aussi le moment où se révèlent pleinement les conséquences des erreurs commises à l'ouverture. Dès lors la théorie, systématisant et ordonnant le jeu, se réduit à des principes généraux tandis que la tactique fait l'inventaire des figures classiques de coups : clouage, fourchette, échec à la découverte etc... Il n'empêche que en dépit de l'abondance de la littérature théorique et des analyses de parties, la partie d'échecs loin de concrétiser une rationalité mathématique rendant prévisible l'issue des confrontations, laisse ouvert l'espace dévolu à l'invention stratégique. Pourtant la part aléatoire du jeu se réduit quasiment à la méconnaissance de la compétence tactique de l'adversaire. De sorte que seuls des facteurs psychologiques, manque de concentration, fatigue, audace irréfléchie, expliquent in fine - à compétence théorique égale - les erreurs tactiques fatales. Aux échecs indiens, où le conflit se déroule à quatre, la duplicité des négociateurs décide de la victoire et le déploiement des pièces ne suffit pas à une information complète des protagonistes. Ici, chaque décision est un pari, non pas sur la connaissance tactique de l'adversaire (aux échecs, les traits répondent à une logique déterministe), mais sur la fidélité - purement conjoncturelle - de son allié. Comme nulle contrainte physique ou psychologique réelle ne peut s'exercer entre les joueurs, les seules mesures dissuasives d'une trahison seraient le retournement d'alliance et la supériorité sur le tablier. Ici encore, le traître doit spéculer d'une part sur la perspicacité de son partenaire et d'autre part sur sa supériorité tactique. L'absence d'une force dissuasive puissante - liant les vassaux aux suzerains - rend impossible tout équilibre durable, le but du jeu étant de régner seul sur l'échiquier. En passant du jeu à la réalité des conflits humains, nous constatons que des similitudes frappantes voisinent des différences fondamentales. Il est inutile de rappeler que le jeu est une simulation - symbolique - de la vie : l'alternance échiquéenne de l'obscur et de la lumière correspond au dualisme logique de l'esprit humain. Le manichéisme paraît de rigueur là où la logique répond au principe du tiers exclus. Mais si le jeu d'échec classique semble correspondre à la confrontation de deux armées opposées sur le champ de bataille, la simulation échiquéenne oblitère une dimension essentielle du combat réel : la part du hasard qui résulte de la possibilité sans cesse présente d'un coup fatal. Le déterminisme absolu du trait échiquéen - la prise de la pièce est toujours couronnée de succès immédiat - fait place, dans la vie, à l'imprécision des coups qui toujours peuvent être esquivés ou à l'infortune du guerrier, qui, même puissamment protégé et bien armé, peut succomber au coup de poignard porté en traître. Ainsi le combat réel introduit une part irréductible de hasard qui, à l'échelle microscopique, c'est-à-dire du combattant individuel, décide de la vie ou de la mort. C'est pourquoi le war game, qui est une simulation d'une bataille, introduit le hasard - sous forme d'un jet de dés décidant de l'issue du combat - dans la confrontation. Tout comme dans le jeu d'échecs, et comme dans les combats réels, l'infanterie s'y déploie, protégée par l'artillerie, défendue par la cavalerie ou les chars d'assaut. Les troupes d'élites, plus mobiles ou plus meurtrières, occuppent les postes clés et décident le plus souvent, par leur puissance et habileté, de l'issue du combat qui, d'ailleurs n'est vraiment mené à bien que si les unités fortes sont efficacement soutenues par la chair à canon. Pourtant, la lutte réelle pour la domination est d'une complexité que seuls des jeux de stratégies élaborés et pratiqués à l'aide d'ordinateurs parviennent à simuler avec quelque réalisme. L'empire est le terrain de confrontation entre des cités, des peuples, des clans, des tribus aux intérêts contradictoires. Ici, comme dans les échecs indiens, la diplomatie prime sur la force des armes et réduit la guerre au simple prolongement d'une politique élaborée en dehors du champ de bataille.

Le rapport que la guerre entretient avec le jeu est plus complexe que le donnerait à penser les quelques fragments héraclitéens traitant du jeu et de la guerre. En premier lieu, Héraclite établit la relation entre le temps et le jeu. Le temps présenté comme un enfant joueur est en fait une métaphore de l'histoire. Le devenir collectif des hommes peut être perçu comme un drame cosmique qui échappe à la conscience autant qu'à la volonté des individus qui y prennent part. Il peut être perçu, nous l'avons vu, comme une situation existentielle où s'entrelacent nécessité et hasard : la maîtrise du destin passe par l'intégration des facteurs aléatoires dans la prise de décision. Le premier geste serait de chercher à deviner ce que nous réserve le sort : les signes que l'oracle perçoit dans les événements fortuits (imprévisibles) tels que le passage d'oiseaux, la conformation des viscères de l'animal sacrifié, la disposition des pierres jetées sur le sol ne sont peut-être qu'un pâle simulacre du logos cosmique, il n'empêche qu'ils donnent de précieuses indications à qui s'apprête à engager sa vie dans un combat. La guerre n'est pas, dans sa forme première, l'exercice d'une contrainte matérielle qui concrétiserait une politique : elle est un abandon du logos aux mains de Dikè, la Justice implacable, de sorte que la lutte prend la forme d'une ordalie : un combat quasi ritualisé entre deux adversaires - qui peuvent être des armées - sur un terrain "neutre" où se joue le destin des rivaux. Cette transformation d'un conflit en un rituel marque l'impuissance de la Raison là où le logos, mal maîtrisé sans doute, ne parvient pas à sortir de l'indécision. Dès lors les parties se voient contraintes de substituer à l'argumentation une confrontation physique où la raison oblitérée par l'urgence du combat et l'imminence de la mort se remet entre les mains du dieu. Ainsi le hasard du combat prend la figure d'une volonté transcendante, d'une justice divine et celui qui engage à la fois sa vie et son honneur parie désespérément sur elle. Nous sommes ici en deçà de l'Histoire - car le combat singulier situe son enjeu hors du fait social, économique ou politique - et, même si la guerre acquiert quelques décennies plus tard toute sa dimension politique, l'ordalie constitue la figure emblématique du combat singulier : le duel, qui apparaît jusqu'au 19me siècle, en constitue la trace récurrente. La guerre se présente donc comme un pari, jeu de hasard ou remise délibérée de son destin aux mains d'une justice nécessairement aveugle puisque indifférente à toute raison. Mais la guerre est aussi une mise en scène et simule l'antagonisme cosmique entre le bien et le mal. La déshumanisation de l'ennemi est certes un topos de la rhétorique guerrière mais ce que la confrontation guerrière manifeste et désigne symboliquement est plus que l'irréductibilité des adversaires et de l'antagonisme de leurs intérêts. La guerre - et c'est en ce sens que Héraclite y fait allusion - est aussi une métaphore des rapports complexes entre l'Etre et le Néant. D'abord l'engagement guerrier est une négation radicale de l'autre considéré comme menace absolue et voué nécessairement à l'anéantissement. D'autre part, la guerre introduit - pour chaque individu - le néant dans la vie quotidienne, en concrétisant la possibilité - imminente et aléatoire - de la mort. Enfin, malgré les souffrances et les destructions qu'elle entraine, la guerre - voulue - se présente comme la condition d'un avenir meilleur : en ce sens elle fait table rase d'un passé que l'on veut à tout prix révolu. L'anéantissement de ce qui fut le cadre quotidien d'une vie réglée représente pour le peuple engagé dans la guerre totale un renversement complet des valeurs : au respect de la vie succède la glorification du meurtre collectif ; à la différentiation sociale succède le brassage, sous les drapeaux, des classes ; la spéculation, le marché noir, les défaites et les victoire remodèlent l'économie de la nation en guerre ; enfin la guerre apparaît comme une épreuve purificatrice, une sorte "d'hygiène des peuples", susceptible de revivifier une culture menacée de décadence. Ces considérations, qui sont autant de topoï du bellicisme ordinaire, nous montre l'entreprise guerrière comme une forme particulièrement destructrice de ces carnavals où, pour un temps, l'ordre social est aboli. En cela la guerre se rapproche de la révolution, comme elle, elle est mise en scène cathartique d'une crise. Ce renversement de l'ordre du monde, que les hasards de la guerre permet, se retrouve symboliquement dans un certain nombre de jeux : depuis la simple loterie jusqu'aux jeux de l'oie où, au hasard des dés, le vainqueur d'hier peut se retrouver en derniere position.

Dans la guerre la confrontation est absolue : pour Héraclite, de telles contradictions sont productives. Ne nous méprenons pas cependant : on ne trouve pas trace d'une quelconque dialectique "hegelienne". Nulle synthèse ne surgit de la discorde. Seul l'irruption du hasard, introduisant une discontinuité dans le temps, faisant de la guerre une catastrophe pour les uns, une chance inespérée pour les autres, permet le changement dans ordre du monde. Mais pour Héraclite, ce changement ne constitue en rien un progrès ; on ne trouve trace de téléologie dans la pensée héraclitéenne du temps qui, à l'instar des révolutions astrales, reste fondamentalement cyclique, en dépit des brisures aléatoires.

Si l'ordalie, la forme primitive du combat, constitue un déni de la raison, la pensée stratégique, faisant de la guerre l'instrument du politique réintroduit le logos dans la guerre. Nous avons pu souligner la similitude entre la maîtrise des armes et le savoir logique : la parole devient, dans la polémique, une arme et exerce ainsi une contrainte pour autant que la diversité des expériences existentielles et des opinions individuelles soit sous-tendue par un "logos commun" : la raison se fait - en structurant la vie dans tous ses aspects - contraignante et celui qui se refuse à se plier à ses lois - usant d'un logos qui lui est propre - subit rapidement l'épreuve de l'incommunication, s'excluant ainsi de la communauté. Le refus de la logique conduit à la perte du pouvoir, à moins que la folie qui se manifeste ainsi devienne une liberté critique et créatrice qui est le propre du bouffon ou du cynique. Mais où doit-on chercher l'origine de la raison stratégique? Cette proximité du logos et de la guerre n'est pas seulement le fruit des efforts de légitimation politique de l'entreprise guerrière : nous devons garder à l'esprit que les discours qualifiant la guerre de folie ne prennent pas en compte que l'entreprise guerrière n'est jamais totalement irréfléchie. Dans sa forme élaborée et cessant d'être ordalie, la guerre devient une praxis de domination, de contrainte, et d'exercice du pouvoir, elle est ar-raisonnement (mise à la raison) de l'Autre. Elle vise à assurer l'ordre établi, voire la prospérité de la patrie autant que la destruction de l'ennemi, la guerre est alors entreprise pour conquérir autant que défendre le sol natal, pour approvisionner les marchés d'esclaves autant que pour libérer les peuples, elle est moyen mis au service de fins parfois contradictoires, toujours multiples et souvent inconscientes. La raison explicite - politique - de la guerre recouvre à peine les causes implicites, inconscientes, que seule une théorie critique du fait guerrier met en évidence. La guerre apparaît donc comme un épiphénomène dont le substrat relève plus de l'économique ou de l'écologie sociale que du politique, plus de nos rapports intimes avec la physis qu'avec le logos. L'irrationalité de la guerre n'est donc pas une simple "folie meurtrière", elle est plus profonde : elle désigne sa fonction éco-sociologique indépendante du discours politique de sa légitimation. Pourtant, parce qu'elle est une praxis, la guerre requiert pour sa mise en oeuvre la raison discursive. En premier lieu parce qu'elle est une contrainte physique et exige, pour cette raison, une médiation technique : l'usage de l'arme. La présence de cette instrumentalité guerrière conditionne en fait les stratégies mises en oeuvre sans pour autant les déterminer totalement. Dans la Grèce antique, la confrontation des phalanges néglige, parfois à l'encontre de la rationalité tactique (note 2) , la souplesse que l'on peut attendre d'une armée efficace. Il faut chercher la raison de cette sclérose autant dans la tendance à résoudre le conflit de manière purement agonistique que dans la conformation particulière d'une panoplie lourde et encombrante (note 3) qui ne favorise guère la mobilité et la dispersion des combattants. Plus que le résultat d'une réflexion théorique, l'évolution de ce modèle stratégique primitif est la conséquence de la menace perse qui contraignit les Grecs à abandonner leurs rivalités traditionnelles entre les cités et à coordonner la défense terrestre avec une force navale.

Dans la forme géopolitique - complexe, impliquant le destin d'un peuple entier - de la guerre (que j'oppose à sa forme duelle) le polemos se retrouve en continuité avec le logos puisqu'elle tend à concrétiser dans les faits une décision politique. Mais entre ces deux pôles l'instrumentalité guerrière impose les contraintes propres à tout outil, elle exerce sa pratico-inertie qui conditionne pour une grande part la pensée, sinon les choix stratégiques.

Le rapprochement que nous effectuons entre la guerre et le jeu se justifie par la similitude des rapports que l'un et l'autre entretiennent avec le temps. Le jeu stratégique - comme similation de la campagne militaire - exprime ludiquement (c'est-à-dire dans un espace/temps dégagé de tout enjeu autre que purement conventionnel) la volonté de puissance de la Raison. Idéalement le hasard n'intervient pas, s'écartant de fait de la réalité concrète du combat. Le tric-trac simule plus fidèlement la vie comme un parcours émaillé d'embûches imprévisible. Comme dans la vie, sont imposées aux joueurs des contraintes aléatoires (le nombre de cases franchies donné par les dés) de sorte que le temps du joueur devient, par l'introduction d'événéments fortuits et aléatoires, irréversible : ces birfucations dans les lignes de vie individualisent chaque cheminement vers la mort. Ramenés à l'échelle de la collectivité, ces parcours constituent la trame historique où les accidents individuels peuvent introduire des ruptures catastrophiques, faisant de l'Histoire un chaos dont l'interprétation - tout en dessinant des lignes de forces - doit faire la part du hasard ou de l'imprévisible. La guerre, que Héraclite perçoit sans doute plus comme une ordalie que comme phénomène géopolitique complexe, introduit précisément le destin - sous la forme des aléas du combat - dans la vie collective. Le rapport entre la guerre et le jeu existe en raison de l'aléatoire qui imprègne les innombrables combats individuels au sein de deux armées confrontées. Mais cet aléas microscopique peut, dans une structure chaotique, influer profondément le destin d'un peuple. Pourtant ce destin, que l'oracle croyait maîtriser en lisant dans les phénomènes naturels les signes divins, peut être partiellement conjuré pour autant que l'on abandonne l'étroitesse du déterminisme historique : la pensée politique devient dès lors une stratégie dont l'achèvement actuel intègre de façon tout à fait consciente la théorie mathématique des jeux. Ainsi ce qui peut être la marque de la folie dans la catastrophe guerrière prend sens, dans la stricte mesure de notre capacité à donner sens au jeu.

La figure primitive de la guerre, telle qu'elle se déroulait dans une société essentiellement agricole, allait profondément marquer toute la pensée stratégique : l'idée centrale qui émerge est celle d'une bataille décisive dont l'issue irrévocable résulte - au delà de toute l'habileté et le courage des combattants - de la volonté des dieux, seuls à connaître le cours du destin. En s'engageant dans la guerre, les hommes ne font pas que rendre incertain l'issue d'une tentative d'invasion, de conquête ou de pillage des ressources agricoles : la bataille rangée qui oppose les armées n'est pas une guerilla paysanne et encore moins une jacquerie.

En outre, le rôle du dispositif militaire ne se limite pas à une dissuasion : la guerre est une catharsis, la résolution brutale et violente d'une tension collective dont la source doit être cherchée dans l'irrésolu d'une logomachie. Faute de pouvoir le résoudre en paroles, les protagonistes portent le conflit en cours sur le champ de bataille : plus qu'à une raison vacillante qu'il ne domine qu'à grand peine, l'homme en guerre s'en remet au hasard de la confrontation agonistique : le destin fait oeuvre ici de justice, car quelles que soient l'habileté et le courage des soldats, seuls les dieux décident de l'issue du combat et leur décision - parce que divine - ne peut être prise qu'en toute justice. La guerre entre les cités grecques s'assimile plus au duel judiciaire qu'à une guerre de position, ou qu'à l'occupation violente d'un terrain pour en assurer la domination. Ce n'est qu'avec les grandes invasions médiques que la guerre prend une autre signification - la défense d'une civilisation - et entraîne l'élaboration d'une stratégie politique - pour aboutir à une alliance conjoncturelle entre des cités rivales - et avec elle, l'importance croissante de l'argumentation discursive. Les chefs de guerre ne peuvent plus se contenter du mouvement rigide de phalanges sur une plaine uniforme, elle doit coordonner l'action d'un nombre croissant d'hommes venant de diverses régions, ils doivent évaluer les diverses composantes du combat et maîtriser les tactiques propres aux diverses armes, usant avec pertinence de la cavalerie, de l'infanterie, de la marine, tirant parti des accidents de terrain, de l'existence d'un isthme ou d'un détroit, intégrant ainsi la géographie dans le savoir militaire. Les stratèges doivent aussi évaluer la fiabilité des armées, la valeur politique des traités d'alliance et tenir compte du moral des troupes, de leur éloignement prolongé de leur foyer... Ainsi les données deviennent de guerre en guerre plus nombreuses, plus insaisissables, plus complexes. La guerre s'entremêle avec la politique et la maîtrise des armes se confond, d'une nouvelle manière, avec la maîtrise du logos, car, la politique devenant guerrière, la parole elle-même devient arme. Ce qui n'était d'un jet de dés, remise aveugle du destin de la cité, ou du clan, entre les mains de Dikè, qui décide de la légitimité du pouvoir en assurant la victoire militaire, devient peu-à-peu une science qui tire son savoir d'une historiographie naissante et se montre capable de dégager des innombrables conflits passés les récurrences susceptibles de transformer en un savoir théorique l'expérience stratégique tirée des circonstances conjoncturelles du conflit. Dans le même mouvement, la parole s'autonomise en produisant une logique formelle : l'art de l'argumentation se distingue maintenant de la connaissance du vrai. Il ne suffit plus en effet de connaître le fait, ou d'être conscient de la légitimité de son vouloir, pour dominer la logomachie qui précède la décision : la raison maîtrisée devient logique et l'argumentation découvre ses règles et sa technique dans la rhétorique. La parole devient ainsi arme que l'on se doit de maîtriser tout comme le guerrier se doit, s'il veut survivre et vaincre, adjoindre l'habileté au courage. La logique devient science guerrière dans la mesure où les choix stratégiques ne sont plus seulement des décisions prises sur le terrain mais surtout des choix politiques assumés par les citoyens- stratèges.

Ainsi, pour la première fois peut-être dans l'Histoire, la guerre acquiert une valeur positive, elle contribue à l'affirmation d'une puissance politique tandis qu'elle était, dans la pensée archaïco-régressive de type hésodien, l'une des manifestations de la déchéance humaine. Le monde - celui de l'Age d'Or - vivait en une paix définitivement perdue à la mesure de l'éloignement du divin et l'archétype de la guerre restait la confrontation cosmique entre les dieux et les Titans : acte désespéré de révolte contre le pouvoir divin qui se conclut par l'enfermement de l'homme dans le cercle clos d'une histoire sans cesse répétée. Mais dès que l'on considère qu'une justice nouvelle peut émerger de la discorde, que la guerre peut libérer, et de "quelques uns, faire des dieux", la guerre devient plus que la simple confirmation par les armes d'une justice divine : elle accouche véritablement d'une histoire nouvelle en transformant le monde, en faisant des vaincus des esclaves voués à l'oubli et des vainqueurs des dieux qui, voyant dans l'issue heureuse de leur entreprise plus que la confirmation de leur courage et de leur vertu, se savent héritiers d'une civilisation appelée à régir le monde. La victoire trouve en effet sa source dans la maîtrise du logos dont font preuve les stratèges et les politiques. La guerre témoigne ainsi, dans sa complexité de sa mise en oeuvre, de la puissance du logos, elle est elle-même logos car le déploiement des troupes étincelantes d'armes fait signe d'une puissance politique, et la stratégie guerrière répond, en y correspondant, à la logique qui est stratégie du verbe. Ainsi la guerre devient dans ce qu'elle a de plus sanglant, de plus matériel, de plus pragmatique, devient une métamorphose du logos. Ce qui ne peut-être décidé par le logos devient l'affaire des guerriers et ce que les armes ne peuvent décider est rendu aux rhéteurs.

Le guerre antique, telle que les phalanges spartiates la menaient, pourrait être le paradigme de la guerre européenne jusqu'à Napoléon. Seule la guerre aérienne associée à l'usage des armes de destruction massive transforma profondément la pensée stratégique au point que le discours reprenne la primauté qu'elle n'eut jamais dû abandonner. La stratégie clausewitzienne est l'ultime tentative d'une rationalisation totale de l'acte guerrier : elle coïncide de manière significative avec la domination industrielle du monde, avec l'apogée de la pensée politique classique qui prend l'Etat comme figure de la totalité. Mais une pensée de la guerre qui la situe en continuité par rapport au politique fait abstraction de son caractère catastrophique. En effet la guerre classique, qui vise à la simple domination territoriale et à l'anéantissement "échiquéen" des forces adverses, n'a pour ainsi dire que peu d'impact profond sur l'Histoire. L'événement crucial dans l'âge classique n'est pour ainsi dire pas la guerre; elle ne fait que maintenir, sous réserve d'une répartition différente de l'espace géographique, l'ordre établi du monde.

La révolution au contraire est la résolution agonistique d'une contradiction interne de la société subvertie. Elle éclate parfois à l'occasion d'une guerre que les révolutionnaires utilisent pour conquérir le pouvoir ou débouche sur un conflit armé mais ne peut être assimilée à la guerre. La preuve en est qu'il est - rares il est vrai - des révolutions non guerrières, sinon non-violentes. La révolution ne se résume pourtant pas à une simple prise de pouvoir par une couche sociale jusqu'alors dominée. Alors que la guerre conduit le plus souvent à une simple redistribution des cartes géopolitiques, la révolution prend la figure d'une rupture qualitative qui introduit une faille dans l'Histoire. Que se passe-t-il lors d'une révolution? D'abord un constat que rien ne peut continuer comme avant : les processus de reproduction des clivages sociaux existants, qui peuvent être aussi bien économiques et matériels, que culturels et politiques, s'enrayent ou s'emballent, soit parce qu'elles se contredisent et accroissent les tensions existantes au lieu de les atténuer, soit parce qu'elles aboutissent à une situation intenable, catastrophique qui met en cause l'existence même de la société entière (note 4) . Le monde contemporain, marqué par l'hégémonie du capitalisme industriel, semble cumuler les germes de ces deux figures de la catastrophe historique : la guerre et le cataclysme.

la clôture du monde.

Si, depuis Marx, nous pouvons analyser le dynamisme du capitalisme comme la résultante de l'interaction concurrentielle et d'une accumulation accrue sans cesse du capital, aboutissant ainsi à une surabondance relative des marchandises que le marché ne peut plus résorber, nous ne pouvons que conclure à la clôture d'un monde conquis et homogénéisé par la civilisation industrielle. Ce constat a permis à Marx d'introduire une nouvelle explication de la guerre en la considérant comme un facteur de résorption de la surproduction capitaliste. La guerre se présente en effet comme une sorte de régulateur économique autant que comme la tentative désespérée d'atteindre de nouvelles frontières. Une telle explication relève bien évidemment d'une philosophie du soupçon qui tendrait à entrevoir le non-dit des légitimations politiques ou historicistes de la guerre. Sa cause réelle est inconsciente, ou du moins elle demeure inexprimée dans les légitimations, politiques, économiques, militaires de l'entrée en guerre, et il faut mettre en oeuvre l'appareil conceptuel, autant qu'institutionnel (l'université, les instituts de recherche...) de la sociologie critique pour les mettre au jour. Elle relève d'une socio-biologie marquée par un certain malthusianisme économique et la guerre pourrait s'assimiler à un potlach à l'échelle industrielle. Mais si la guerre classique est une résorption violente d'un surplus social (et, s'il faut en croire G. Bouthoul (note 5) , démographique) la révolution devient dans la pensée marxienne une véritable rupture épistémologique. Elle résulte de cette tension irrésolue que les vocables de "contradiction interne du capitalisme" ne traduisent qu'à grand peine. Elle est l'ouverture du cercle clos de la reproduction sociale. La récursivité que les hasards de la guerre impérialiste n'abolissent qu'à la faveur des défaites des grandes puissances et de la mise en évidence de la clôture d'un monde fini se voit ainsi brisée en ces moments privilégiés ou l'Histoire se fait cataclysme, où la destruction se fait créatrice de structures nouvelles susceptibles de redynamiser - sur des bases nouvelles - une croissance sclérosée. En fait la guerre fait partie intrinsèque du fonctionnement normal de la société capitaliste et plus encore que dans la Grèce classique, le pouvoir des mots y relève de la stratégie guerrière.

La raison essentielle mais simple réside dans la similitude profonde entre l'entreprise industrielle et la conquête militaire : cette dernière tend à l'appropriation des ressources économiques et au rapt d'une main d'oeuvre servile, la seconde tend à l'assujetion des consommateurs, à la conquête et la maîtrise de marchés devenus rarissimes. Entreprise de séduction et de subjugation, la publicité vise l'adhésion du consommateur tout comme la rhétorique, apprise du sophiste, visait à assurer la clientèle politique ou à dominer son rival à la tribune; l'adversaire devient ici la concurrence tandis que la relation commerciale, toute contractuelle qu'elle puisse être, devient une épreuve de force à la mesure de l'antagonisme des intérêts. Le jeu agonistique des échecs fait place ici à une guerre de position dont le modèle ludique est le jeu coréen-japonais de go : le mouvement échiquéen des pièces fait place à un encerclement progressif du territoire par des pions fixes qui, liés entre eux comme une chaîne, enferment les pions adverses et les éliminent du jeu.

Tout comme dans la phase finale du jeu de go : l'hégémonie de la domination capitaliste aboutit à la fermeture des marchés qui entraînerait la fin de la croissance si la récursivité dialectique de la dissuasion n'imposait la course technologique en avant. La course aux armements devient ici le modèle d'une économie mondiale devenue explosive. En effet, parce que l'innovation entre dans le champ du possible pour la concurrence, elle devient - fût-elle de pure forme -l'impératif premier de toute entreprise qui veut résister efficacement à la concurrence. Mais l'encerclement que nous subissons se double d'une autre contrainte : l'enracinement dans la physis. Le monde que nous exploitons, tout comme la technosphère, contient sa propre inertie : les ressources naturelles se font rares et la production de biens utiles s'accompagne d'une déjection pléthorique qui rend imminente la clôture définitive d'un monde devenu littéralement invivable. Rejeté hors de l'Eden souillé par l'agir utilitariste de l'homme, nous nous voyons réduits à l'exil sans que nous puissions combattre, ou même infléchir quelque peu notre destin. Il semblerait que la foudre du logos dressée contre la nature se retourne contre nous-mêmes : la technè impose sa loi, sa logique propre, faisant de nous l'instrument de son propre devenir. Mis en demeure d'entreprendre, nous ne pouvons nous soustraire à cette obligation dont la source doit être recherchée dans la perspective toujours présente d'une domination. L'homme conquiert et maîtrise le feu parce qu'il sait le pouvoir que détiendrait l'Autre s'il s'arrogeait seul la maîtrise technicienne de la physis. Le défi ainsi lancé est celui d'une guerre ininterrompue autant contre les forces de la nature que contre ceux qui pourrait s'en approprier : le monde ainsi quadrillé, encerclé, maîtrisé autant que spolié, se venge par cette contrainte matérielle que constitue l'Autre dont le dynamisme oblitère notre futur. Ce concurrent nous met face à la perspective d'une défaite qui nous réduirait, sinon à l'esclavage, à une dépendance économique ou/et politique aussi peu enviable. Nous avons vu que la guerre peut être l'exutoire des trop pleins de la société marchande, elle pourrait être l'unique voie qui nous permettrait de sortir de notre prison si la puissance même de l'instrumentalité guerrière ne rendait plausible l'agonie de l'homme. La destruction créatrice a des limites qui sont données par l'inertie même de la matière et que notre enracinement, c'est-à-dire notre dépendance de la physis, met en évidence. De catastrophe historique qu'il était, la guerre - qu'elle soit politico-militaire ou économique - devient cataclysme écologique en ce qu'elle introduit dans l'histoire humaine cette figure de la circularité brisée : la catastrophe. C'est dire que si elle pouvait être le lieu de tous les possibles, elle n'est plus que la forme d'une ironique solution finale qui éliminerait du monde la cause principale de sa destruction. L'homme perdrait tout ce qu'il a engagé dans le conflit, en premier lieu son existence et avec elle, toute possibilité de donner sens au monde. L'ordre ainsi rétabli nous serait inconnu, et perdrait même sa qualité d'ordre dans la mesure où nul regard ne serait à même de désigner et d'expliquer le monde.

C'est dans cette perspective que nous est assignée la tâche de penser la finitude de l'homme. Plus qu'une simple spéculation métaphysique, qui se situerait hors du concret, plus qu'une réflexion morale sur l'achêvement de la vie individuelle, l'agonie de l'homme nous met face à l'anéantissement collectif que les grands massacres du 20me siècle ne font qu'annoncer. L'extermination est bien une nouvelle catégorie métaphysique autant qu'une perspective concrète, qui surgit ici. L'agonie ne nous contraint pas au désespoir, elle est le combat essentiel d'une humanité encerclée de toutes parts et définitivement coupée de ses racines : la physis lui devient étrangère et le monde, dominé par la rationalité technicienne, lui redevient aussi hostile qu'en ces temps originaires où l'homme nu affrontait les fauves. Il est certain que les guerres jusqu'à présent menées ont assuré la domination de l'homme sur le monde, mais à mesure que l'homme étend son investigation et son règne, le monde se prend à résister et nous encercle de sa logique propre, qui n'est autre que la récursivité dialectique de l'agir humain. De nourricière qu'elle était, la nature se fait marâtre ; lasse de supporter son état de servante, elle se révolte, imposant sa loi, ou plutôt, retournant contre l'humanité les armes brandies pour la dominer.

La clôture du monde nous met face à notre propre finitude. L'horizon de l'Histoire se referme, oblitérant tout avenir, interdisant toute prospective qui se situerait dans la continuité du présent. Nous ne pouvons penser l'avenir de l'homme qu'en établissant une rupture radicale avec le présent : une telle faille temporelle ne peut prendre dans un monde soumis à l'hégémonie de la rationalité marchande que l'allure d'une catastrophe. Que signifie pour nous cette perspective ? Elle suscite spontanément la crainte d'une extermination collective : l'horreur de la Shoah, la menace toujours présente d'un holocauste nucléaire,l'empoisonnement des éléments, le surgissement, à l'horizon de notre temps, de la famine et des grandes épidémies tracent des images apocalyptiques dans notre imagination. Pourtant la catastrophe ne peut se réduire à nos yeux aux cataclysmes que l'emprise humaine sur la physis pourrait susciter. L'événement catastrophique répond à une situation de crise : or, l'on sait que la krisis est ce moment privilégié où la décision doit être prise et de cette décision, de nature thérapeutique, dépendra le sort du malade. La déclosion du cercle nous ouvre à une liberté nouvelle autant qu'à une responsabilité écrasante : ce qui était jusqu'à présent dévolu au destin et aux dieux nous est maintenant remis entre nos mains. Or un tel pouvoir, qui pourrait fort bien compromettre tout avenir, fait de nous l'égal des dieux dans la mesure où l'existence même de l'homme en est l'enjeu. La métaphore du temps joueur prend une signification nouvelle dès lors que nous gardons à l'esprit que - avec le destin du monde - c'est le temps lui- même qui se trouve entre nos mains. Projeter l'avenir pourrait n'être autre chose que de maîtriser le présent en espérant contrôler le destin de nos actes. Cela pourrait être possible si la physis n'opposait pas sa résistance opiniâtre se jouant de nos vouloirs. Ainsi le combat s'engage entre un monde mouvant, contradictoire et indécis et une volonté humaine encline à planifier l'avenir, à quadriller l'espace et à soumettre le temps à ses prétentions. Or l'issue d'un tel combat est toujours incertain, en raison même de la nature chaotique de l'univers : tel geste, tel acte, telle intention peut fort bien engendrer des conséquences incalculables. Même en cette fin des temps où le monde n'apparaît plus que comme le cristal figé de notre règne, le temps se joue de nous - qui prétendons planifier l'avenir - tel l'enfant joueur de Héraclite.


essai de fondation métaphysique

notes

1. voir Victor Davis Hanson, "le modèle occidental de la guerre : la bataille d'infanterie dans la Grèce classique". - Paris : les Belles Lettres, 1990. -

2. Hanson (op cit, p. 182 et sq.) évoque plusieurs batailles, celle du Pirée en 4O3 av.J.C., de Délion en 424 av.J.C., où la phalange abandonne délibérément une position favorable, en amont d'un terrain en pente, pour charger - conformément à la coutume - l'ennemi. Attendre de pied ferme un ennemi exténué par une course ascendante paraissait aux hoplites aussi peu glorieux que de faire usage d'armes de trait.

3. La panoplie complète - lance d'estoc de près de 2 m. de long, la cuirasse de bronze, les jambières, le casque corinthien qui empêche toute visibilité latérale, le bouclier rond en bois recouvert de lames de bronze, et l'épée pèsent plus de 30 kg.

4. Ainsi la Révolution française voit le jour parce que le mode féodal de transmission des terres agricoles et du pouvoir politico-juridique entre en contradiction avec les besoins d'une économie industrielle naissante (encore embryonnaires) et l'émergence d'une conscience sociale nouvelle propre à la bourgeoisie marchande. Dans la Grèce antique, les révoltes qui menèrent à l'établissement de la tyrannie en Grèce antique, pouvoir très centralisé mais favorable aux artisans et aux paysans pauvres découlent de la tension entre une société clanique et monarchique - qui repose sur une structure agraire décentralisée - et une urbanisation croissante qui tout en centralisant le pouvoir politique, homogènéise les productions agricoles en favorisant les gros producteurs - capables d'exploiter une main-d'oeuvre servile - au détriment des petits agriculteurs et des artisans.

5. in "le phénomène guerre", Paris : Payot.


© P. Deramaix, 1990
les chemins de la pensée - retour au sommaire - palimpsestes - home page