sur quelques fragments de Héraclite (9)

P. Deramaix


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9. Essai de fondation métaphysique.

La pensée héraclitéenne porte sur ce que nous pourrions appeler trois modalités de l'Etre. L'être comme donné : le monde "physique" qui nous englobe, et se manifeste comme totalité. Le Logos qui permet de rendre compte du monde et qui se manifeste comme universalité. Et le lieu d'émergence du logos qui n'est autre que l'homme, le Disant. La philosophie émergente se construit donc sur trois axes : une physique, une logique, et une anthropologie. Ces trois faces de la philosophie peuvent se réduire à une pensée de l'Etre une ontologie, qui se situe hors de toute détermination de l'Etre (comme Monde, comme Parole, comme Disant) et constitue, de ce fait, une méta-physique.

Si nous accueillons la parole héraclitéenne, nous devrons reconnaître que la question parménidienne de l'Etre fait place à la pensée du Logos. L'ontologie s'ouvre à l'anthropologie dans la mesure où le Logos ne se manifeste qu'à travers la pro-duction du discours, une pratique philosophique où l'homme, plongé dans la vie, exige de lui-même la vigilance distanciée nécessaire à la donation de sens. Quelle peut être la place de la métaphysique, ou plus exactement, de l'ontologie dans une philosophie de la nature où l'Etre se dissous dans le devenir et la relation dialectique ? N'avons-nous pas, chez Héraclite, la préfiguration du nihilisme sous-jacent au "traité du non-être", l'ontologie ne fait-elle pas place à un relativisme reconnaissant la vanité philosophique du savoir, en raison de la fugacité de la vie, de l'incertitude du réel et du caractère paradoxal des phénomènes ?

C'est dans le premier fragment que se dessine pourtant l'exigence fondamentale de la philosophie, qui se traduit par un réquisit radicalement différent de celui de Parménide. Dans le proème, Parménide assignait le chercheur au questionnement ontologique, lui recommandant de se défier du chemin de la doxa et de s'écarter du chemin du non-être... toute parole vraie ne peut que se référer à l'Etre. Or, constate Héraclite, le monde est devenir et unité paradoxale des contraires : vie et mort s'entrelacent comme l'Etre et le non-être ; immobile, nous vivons dans un monde fugace, mais ce monde est permanence tandis que notre vie ephémère passe. Dès lors, comment penser la certitude ? Pour un peu, on se contenterait de prendre en compte la diversité des expériences particulières et de renoncer à l'état d'éveil, sous le prétexte qu'un monde partagé est un leurre. La pensée héraclitéenne déboucherait ainsi sur le relativisme ce qui permettrait d'établir une filiation directe entre le penseur d'Ephèse et les Sophistes. Une telle filiation existe, mais elle porte moins sur le constat de la complexité du monde que sur le recentrage de l'exigence philosophique sur le Logos.

Ce que recherche Héraclite est la possibilité de fonder le savoir, en dépit de la mouvance et de la complexité des phénomènes, et en dépit de la position relative de l'homme dans le monde. Ce savoir - nécessaire à l'émergence d'un monde commun - prendra source dans le Logos dont nous devrons mesurer, ici, la diversité, quasi paradoxale, de ses figures dans ces fragments, que le temps a bien voulu, en se jouant de nous comme de Héraclite, épargner.

Le Logos, nous l'avons vu, est un étant replié sur lui-même, un concept autoréférenciel qui se désigne à la fois comme sens et comme substrat de la physis. En effet, si le logos s'assimile à l'Un, au divin et que ce dernier se manifeste de manière fulgurante comme principe ordonnateur et transformateur du monde, nous devrons chercher au coeur même de la physis cette parole elle-même. Le Logos se trouve inscrit dans le monde, de sorte qu'une première tâche est de comprendre le discours du monde, non point selon nos perceptions subjectives, mais en parlant le même langage que le monde, en partageant avec lui, le logos commun. Il en est du rapport à la matière comme du rapport à autrui : l'espace d'intersubjectivité qui s'établit avec la physis ne se situe plus dans la sphère du concept pur, ou de l'esprit, mais dans la pratique d'information et de transformation du monde, partageant avec la physis le feu comme principe d'ordonnancement, d'échange et de trans-formation. Notre relation au monde se déroule donc sous les auspices de Zeus et de Prométhée : la foudre met en évidence, sans concession aucune, l'être-du-monde dans sa complexité et sa mouvance. Nous avons vu, à propos du fragment sept, que le Logos permet de distinguer et d'expliquer, c'est à dire de catégoriser chaque étant en le définissant, en le dévoilant tel qu'en lui-même, mais aussi de mettre en évidence les interrelations, causales entre autres, entre chaque étant de manière à rétablir le sens des choses, de donner corps au discours du monde, de lui conférer une structure signifiante.

Le monde se structure comme ressources et outils mais cette structuration s'opère non seulement par la saisie prédatrice, purement compréhensive, mais aussi par la pratique d'échange - économique - avec la physis. Le travail accompagne l'émergence de la conscience : non seulement l'entreprise humaine oblige à une appréhension distale du monde comme autre-de-soi, mais aussi à une temporalisation de la conscience donéravant orientée vers l'objectif poursuivi dans le travail. Le geste se fait stratégique : il s'accomplit tenant compte à la fois des déterminations plausibles mais aussi des aléas toujours possibles.

On a peut-être trop peu relevé l'importance du hasard dans la pensée héraclitéenne : la métaphore du temps joueur reste, à mes yeux, l'étape décisive qui fonde l'autonomie humaine. L'affirmation semble paradoxale dans la mesure où le dieu joueur semble se jouer des hommes, les enfermant dans leur destin tragique, mais si nous portons notre attention sur la temporalité nous constatons que l'introduction du hasard est en fait une rupture de chaine, l'occasion pour l'homme de s'écarter de l'enchainement sans fin des cycles cosmiques. En effet, le hasard introduit l'imprévisible dans les cycles cosmiques, de sorte qu'à la circularité prévisible des événements se substitue une ou des failles obligeant l'homme à une pensée stratégique, mobilisatrice des consciences et des volontés. Certes, l'irruption du hasard dans la vie peut donner l'illusion d'une signification occulte, signe divin que l'on doit interpréter... on pourrait penser ici à une fermeture de la conscience redevenue opaque à la rationalité, mais c'est précisément de ce désir d'interprétation causale de l'inattendu, de l'événement imprévu, que surgit le besoin de donation de sens, et donc, le besoin de rationalisation du monde. Ces premières étapes ne s'accomplirent pas seulement en Grèce, mais plusieurs siècles auparavant en Mésopotamie, lieu d'émergence de l'écriture et du savoir structuré. De la récurrence des événements concomittants surgit l'idée d'un sens rationnel du monde, expression peut-être de la volonté divine, mais aussi indice que le monde est interprétable. Des coincidences hasardeuses, l'homme passe rapidement aux coincidences provoquées : le savoir du monde se fait expérimental, permettant l'émergence de la technique.

La fécondité du hasard réside dans le jeu : alliant nécessité et liberté, l'homme joueur saisit l'occasion de chaque instant, conscient des contraintes qui déterminent ses actes, il peut, soit profiter du hasard heureux, celui qui résulte d'une occasion propice, soit escompter de son geste - toujours quelque peu aléatoire - la fortune qui l'aidera à surmonter l'obstacle. Le jeu est en fait une combinatoire de déterminations et d'indétermination... le déterminé n'étant qu'imparfaitement maitrisable et connaissable, ce qui confère à toute action une zone d'incertitude quant aux résultats obtenus, et l'indéterminé, l'aléatoire, l'inopiné qui surgit ou peut surgir à chaque instant impose ses déterminations. La connaissance respective de l'un et l'autre fait du joueur un stratège devenu, grâce à la connaissance et à la maitrise des règles du jeu, (et l'on parle ici du "jeu du monde", des jeux de la physis, autant que des jeux sociaux) apte à agir de manière raisonnée sur son environnement. Tendu dans l'attente du résultat, mais conscient aussi des liens de causalités qui l'enracinent dans le passé, l'homme joueur, le stratège, acquiert une conscience historique qui ne réside pas seulement dans la conscience des limites, mais aussi dans la capacité de tirer les leçons des décisions passées, leçons qui reposent sur la compréhension causale des événements.

L'homme héraclitéen est un "Disant", un homme de discours, un producteur de sens, de ce logos, qui - miroir du Logos originaire - construit l'univers du Concept, passage obligé de la conscience vers la physis. Si la physis se donne à la conscience par la médiation des sensations, la conscience quant à elle, retourne au monde par le biais du discours, de la conceptualisation des choses, qui, désignées et explicitées, prennent sens à travers le Logos partagé dans la communauté humaine.

Le concept de méta-physique (dont la fertilité sémantique nous permet de nous abstraire de l'origine contingente du terme) nous indique qu'un dépassement de la physis s'opère dans le questionnement héraclitéen, comme de tout questionnement philosophique : s'il est banal de supposer que les présocratiques faisaient de la physis le centre de leur pensée, il n'est pas moins vrai que cette pensée de la physis ne pouvait se limiter à une recherche factuelle des causalités des phénomènes. C'est, au-delà du phénoménal et du sensible, au-delà même de expérience concrète, que se situe le questionnement : la recherche héraclitéenne est une recherche de sens, de lucidité, de cohérence du discours, cohérence avec l'ordre du monde, mais aussi cohérence interne du discours. Exiger que l'on parle et pense "selon le logos" n'est pas simplement un réquisit d'adéquation factuelle, mais aussi la volonté d'une entente avec le monde certes, mais aussi au sein de la communauté humaine. Le logos commun est, aussi, le langage et la logique, la norme qui nous permet de penser ensemble, en vue d'une action commune.

Quelle pourrait être, de manière synthétique, la métaphysique héraclitéenne ?

En partant de l'expérience du monde, de la diversité des choses, nous pouvons concevoir la totalité du monde, la PHYSIS dont l'être-en-soi (indépendemment de ma présence) est ETRE.

Affirmer la primauté de l'Etre est prendre, dès le départ, l'option parménidienne, celle d'une ontologie première, qui butera sur l'obstacle de la diversité des étants et de leur devenir, si l'on cherche à assigner, à l'Etre, les qualités dévolues au Logos : unicité, universalité, transcendance... Or ce que constate Héraclite, c'est que l'Etre n'est pas, comme immuable, mais que se manifeste, mouvant et agissant, une infinité d'étants en devenir... C'est donc au-delà de la matérialité des choses que Héraclite cherchera le principe universel et il le trouve, insaisissable, dans le feu... mais il faut comprendre le feu plus comme lieu de passage, étape transitoire, que comme fondement. Le feu est l'or du monde, le médiateur des êtres en devenir. Renonçant, dès le départ, à chercher le socle ontologique des étants, Héraclite se tourne vers le Sens, le logos, qui lui parait être le fondement réel de l'universalité. Le logos commun, celui que nous partageons tous lorsque nous veillons, n'est pas à proprement parler le monde, mais le discours commun, qui nous permet de partager efficacement le même monde et de concevoir, par delà la subjectivité de nos expériences, un monde commun, une physis conçu comme être. Mais l'Etre de la physis n'est autre, en fin de compte, que le Discours vrai du monde.

Comment s'articulent le logos et la physis dans le discours héraclitéen ? On ne trouve pas la médiation des sens, que l'on pourrait déceler par exemple chez les atomistes (le simulacre comme interface entre la physis en soi et le sujet observant), c'est à partir du logos, et du logos seul, que Héraclite entame son cheminement philosophique qui commence par le constat, amer, d'une incapacité humaine, d'une inexpérience et de l'enfermement dans les "pensées propres". L'expérience fondatrice de la philosophie reste donc celle d'une carence, qui se manifeste par la subjectivité et la multiplicité des discours dans lesquels les hommes vivent "enfermés", enclos comme dans leurs rêves. La métaphysique apparaît donc comme une tâche, un devoir, un travail exigeant quelque effort et expérience... le premier fragment sonne comme une plainte chargée, déjà, de ressentiment qui exprime toutefois plus que l'inquiétude du sage, ou du maître, face à des disciples peu doués : il y a une réelle difficulté dans la recherche du logos commun, et cette difficulté réside, précisément, dans la condition humaine, génératrice de la diversité des discours et des expériences. C'est à partir de l'expérience humaine de la diversité que surgit la conscience d'une unité nécessaire afin même que la communauté humaine puisse se réaliser. Le logos apparait donc comme le vecteur et la condition d'une entente, double, entre la conscience et le monde - cette homologie du discours du monde et du discours de l'homme, et entre les consciences humaines, à travers l'établissement d'un discours commun.

Contrairement à la métaphysique parménidienne, qui s'oriente vers la question de l'être, fondant ainsi l'ontologie, la pensée héraclitéenne s'avère être une "logologie", une production concrète d'un Discours, qui se voulant parfaite, se dégage des déterminations particulières relatives tant à la position subjective du "disant" qu'à la particularité propre de ce qui est désigné comme étant". Cherchant la primauté du Logos commun, Héraclite établit dès le premier fragment ce qui sera la parole philosophique : une désignation et une explication qui sera partagée par la communauté humaine. Nous sommes loin de l'ontologie parménidienne, chez qui la parole est assignée par l'Etre, comme un donné qui s'impose.

Chez Héraclite, le logos commun est une pro-duction humaine, une mise en évidence, en avant, de la physis dans un discours "homo-logue" à l'Etat des choses. Il n'y a donc pas identité de l'Etre et de la pensée, mais adéquation d'un discours signifiant par rapport à l'expérience humaine du monde. Ce discours "commun", signifie donc la diversité mouvante des étants, le monde apparaît comme un devenir contradictoire par essence, ainsi que la pensée partagée de ce monde, qui ne sera finalement connu que par la médiation de la parole, du discours consensuel. Car le seul monde qui émerge à la conscience collective ne peut être, en raison de sa mouvante et de sa diversité, que celui éprouvé par tous les hommes et le lieu d'élaboration de cette pensée du monde s'avère le Discours. Le monde est lu comme un texte, et il n'est connu, à vrai dire que par la médiation du Discours, Texte du monde, produit de la pensée et de l'histoire humaine.

La logologie héraclitéenne autonomise ainsi la parole par rapport à l'Etre. Ce qui est requis, du philosophe, est moins le questionnement de l'Etre que le questionnement du Logos, qui, en fin de compte, peut s'assimiler à la pensée, au savoir, au concept.... mais sommes-nous pour autant face à un nihilisme émergent ? Héraclite s'écarterait-il du chemin assigné par Parménide pour s'égarer vers celui du non-être ? On pourrait le penser dans la mesure où Héraclite ne peut penser une chose sans penser son contraire ; l'antagonisme entre être et néant se résoud dans la matérialité d'un monde en devenir, associant étroitement la négativité et la positivité... De fait, le constat du devenir, la conscience de la temporalité et des ruptures aléatoires dans la chaine des causalités, empêche à vrai dire la formation d'une ontologie héraclitéenne... l'Etre n'est plus pensable comme unicité et immuabilité, de sorte que la pensée héraclitéenne pourrait se contenter d'un constat d'impuissance : que peut-on saisir d'un monde toujours mouvant ? C'est vers la parole que se tourne le penseur d'Ephèse dans une double exigence : désigner le monde d'un logos commun, élaborer un discours homo-logue du monde, c'est-à-dire dont la structure est semblable autant à celle du monde, qu'à celle de la pensée : entre le discours du monde et le monde se tisse, aux yeux du philosophe, un lien d'homologie qui permet à tout un chacun de parcourir le chemin qui va de l'un vers l'autre. Partager le même discours est la condition du partage effectif du monde, du travail transformateur et producteur de sens. Mais c'est aussi par ce "travail", d'information, de donation de sens, et de transformation effective que les hommes peuvent s'entendre sur le monde, lui donner un sens commun et déceler, par delà la diversité des phénomènes, le Sens du monde.

L'ontologie de la parole nous donne ici la clef qui nous permettra d'accéder à la conscience de l'identité spéculaire de la Pensée et de l'Etre. Revenons à cette notion de parole, de logos qui se fracture déjà comme parole enracinée et agissante dans la physis et sens du monde, concept pur qui s'identifie à la pensée.

La parole non reliée à une notion particulière se révèle plus complexe qu'il ne paraît au Grec, le LOGOS étant à la fois SENS et CONCEPT. Comme SENS le Logos est parole, c'est à dire qu'une détermination le traverse qui en réduit l'universalité pour le rattacher à une relation particulière à la Physis. Le SENS indique une intentionalité de la conscience du Disant. La Parole, comme Sens, n'est jamais en soi, mais est toujours dite à propos d'autre chose que ce qui est dit. Seul le Logos peut se prévaloir de l'autoréférence pure, bien que la fracture au sein du signifié se manifeste encore entre le morphème - la matérialité du discours - et ce que ce signifié exprime : parole, pensée, concept. Le CONCEPT indépendamment de toute détermination et donc de tout sens particulier s'identifie à l'ETRE, puisque la relation établie entre la Totalité du monde (l'ETANT indéterminé) et la PAROLE indéterminée devient ici une relation spéculaire.

Mais dans la mesure où le CONCEPT ne peut être qu'en présence de la PAROLE et par là, qu'en présence du Disant, ou pour mieux dire, du DASEIN, nous aboutissons - dans une indétermination pure, faisant abstraction de tout Dasein particulier - à identifier le CONCEPT à la PENSEE ABSOLUE... Le Dasein indéterminé est une PAROLE dégagée de toute existence empirique, dans le Temps et l'Espace, une telle parole est LOGOS mais aussi CONCEPT.

LOGOS et CONCEPT se rejoignent et s'identifient tout deux à la PENSEE pure, à ce que Hegel appelait ESPRIT ABSOLU. Nous revenons ici à la mise en scène primordiale de la philosophie : celle qui est montrée dans le fragment premier et qui se résoudt en un face-à-face identitaire entre l'Etre et le Logos.

L'identification de l'Etre à l'Esprit absolu, et l'Esprit absolu au Logos, est la conclusion du questionnement philosophique entrepris par Héraclite. Cette conclusion semble définitive, sans que nous soyons pour autant condamnés à ressasser sans trêve l'encyclopédie du savoir hegelien : la philosophie reste ouverte en raison du devenir du monde, transformation dans laquelle l'homme, en tant qu'ouvrier de la terre, joue un rôle décisif.


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© P. Deramaix, 1990
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