série : intelligence artificielle et philosophie

nature et artifice

1. pour une critique de la nature

P. Deramaix
texte revu et corrigé le 13 juin 1997

l'artificiel en question

La mise en oeuvre de l'intelligence artificielle requiert des interventions que l'on peut répartir dans le champ épistémologique selon deux axes théorico-pratique et technico-linguistique. Ces interventions en effet peuvent viser des applications concrètes à court terme, l'aspect pratique sera dominant. D'autres interventions, au contraire, chercheront à élucider les conditions de faisabilité de l'intelligence artificielle, théorisant les notions, cherchant de nouvelles pistes de réflexion, construisant un discours théorique sur l'intelligence ou la conscience, passant la philosophie traditionnelle de l'esprit au crible des sciences cognitives ou cherchant à modéliser, par des expériences (réelles ou virtuelles), le fonctionnement d'une machine pensante. Toutes théoriques qu'elles soient, ces interventions se déroulent cependant dans ce même axe théorico-pratique en ce qu'elles visent, à terme, à rendre possible la concrétisation d'une intelligence artificielle. Dans la mesure où cette concrétisation se déploie dans le monde et consiste en une intervention rationalisée dans la physis, l'intelligence artificielle rend fonctionnel un dispositif destiné à manipuler un matériau linguistique. Cet axe technico-linguistique correspond à la relation, en informatique, entre le matériel et le logiciel. Ainsi l'intelligence artificielle relève donc de la technique : elle est un outil, ou use d'un outil, en vue d'accroître, en prolongeant les capacités cognitives de l'homme, la maîtrise de la physis.

Le concept d'intelligence artificielle repose cependant sur un certain nombre de présupposés dont le principal est qu'il y ait une "intelligence naturelle", ou un état de nature de l'intelligence, que les sciences cognitives cherchent à appréhender et que l'informatique cherche à "copier". Comme le nom l'indique, l'intelligence artificielle serait donc un artifice de l'intelligence "naturelle". La majeure partie des préoccupations reliées à l'intelligence artificielle découlent en fait des choix philosophiques, conscients ou non, explicites ou non, relatifs au concept de nature. Ces choix ne sont pas sans incidence sur les stratégies adoptées à l'égard de l'intelligence artificielle et qui, pour la plupart, tentent de réaliser l'intelligence artificielle selon un schéma que l'on pourrait synthétiser comme suit :

  1. une définition (ou ontologie) de l'intelligence en vue de décider si un système répond à cette définition
  2. la modélisation du cerveau en tirant profit de l'informatique ou de la cybernétique en vue de dégager ses fonctionnalités cognitives
  3. une étude du langage naturel et sa normalisation en un langage utilisable par une machine
  4. formalisation des opérations logiques et réduction des opérations cognitives en algorithmes
  5. la conception du matériel propice et l'expérimentation concrète de systèmes intelligents ou semi-intelligents

Cette approche revêt, on en conviendra, un aspect plus technique que philosophique et fait l'économie des questions métaphysiques et éthiques que l'intelligence artificielle ne manque pourtant pas de soulever. L'intelligence artificielle partage le sort de bon nombre de technologies novatrices : elle suscite des craintes, en particulier celle de voir l'homme se déposséder de ce qui lui est propre. L'imaginaire de la science-fiction est nourri de robots en révolte, d'ordinateurs mégalomaniaques, de quincaillerie réticente et de logiciels en délire... et si les technologies de l'information n'y annoncent pas le déclin de l'homme, elles remplacent les dieux et les fées d'antan. L'ordinateur n'est souvent qu'un avatar de la Pythie ou du deus ex machina des tragédies au dénouement laborieux : on consulte l'écran qui fournit l'indice ou le nom qui lancera le détective sur la bonne piste ; l'équipement informatique des astronefs de dessin animé joue volontiers les Merlin l'Enchanteur ; l'infographie des bandes publicitaires fait office de démonstration expérimentale... Les scénaristes semblent oublier, ou cherchent à faire oublier, que toute machine traitant l'information, avant d'être intelligemment active, a besoin d'être programmée et que sans cette laborieuse introduction des logiciels et des données, Hal2000 note 1 ou le superCray ne sont qu'inconsistantes ferblanteries. Il conviendrait de ramener l'intelligence artificielle à sa juste mesure : ontologiquement, l'intelligence artificielle, comme technique, ne diffère en rien de toute autre technologie, celle par exemple, du vol artificiel (l'aéronautique), de la nage artificielle (la marine), de la nidification artificielle (l'architecture) etc...

Ce qui précède est, pour chacun d'entre nous, un truisme, mais ce truisme désenchanteur n'altère qu'à grand peine le mythe de la machine dispensatrice de tous les bienfaits et de tous les maux. Ce mythe - qui repose sur une ancestrale culpabilité et la conscience d'une innocence perdue - hante jusqu'à la critique contemporaine de la technique et présuppose un concept de la nature - encore dominant actuellement - dérivé de Aristote et Platon et qui trouve sa source dans l'ontologie éléatique.

Il nous semble important de repenser la dichotomie entre l'artificiel et le naturel en interrogeant en premier lieu le concept de nature. Il est admis par le sens commun que la nature est dans le monde physique ce qui ne relève pas de l'humain, de la culture. D'autre part l'homme se donne des lois dites naturelles et les moralistes exigent parfois au nom de la nature des comportements assurément éloignés des pulsions instinctives que l'éthologiste attendrait d'un primate supérieur. On pourrait croire qu'il est plus aisé de différencier l'ordre de la nature de l'antinature dès que l'on quitte le terrain des idées ou des discours pour pénétrer celui de la technique. Est artificiel tout objet fabriqué de main d'homme, mais est-il toujours aisé de différencier, concrètement, l'artefact de l'objet naturel. Certaines formations naturelles étonnent, et l'on attribue parfois à des "civilisations disparues" des rochers dont la forme, naturelle, évoque un visage, un corps. Certaines de ces énigmes se trouvent sur la Lune, sur Mars... Cette artificialité apparente étonne et ne fait illusion qu'en regard de la "nature". Illusion inverse, le trompe-l'oeil, l'hyper-réalisme, le vrai-faux naturel des reconstitutions muséales ou foraines, abolit la distinction art/naturel et ne manque pas de susciter un malaise tant auprès du spectateur naïf que de l'amateur d'art éclairé. De manière délibérée le signifiant s'efface devant le signifié, nous mettant face à un art vide de sens et l'on ne peut éprouver autre chose qu'une éventuelle admiration (mais comme on "admire" une performance sportive) devant la virtuosité technique du fabriquant. D'autre part si l'objet technique, l'artefact résulte de la transformation par l'homme de son environnement, qu'en est-il, vu de Sirius, de la toile d'araignée, de la termitière, du nid de la mésange rémiz, du terrier fermé d'un couvercle de la lycose, du barrage édifié par le castor ? On pourrait dire de la termitière qu'elle témoigne de la culture de la termite, du nid qu'il est un artefact d'oiseau... En fait c'est du point de vue humain, et en vue de préserver l'identité humaine, que nous désignons la nature. L'artificialité (et non plus seulement la technique) suppose une relation précise avec la nature où cette dernière joue un rôle de modèle, de guide, de référent, de maître. Or, face à l'intelligence artificielle, il conviendrait de penser le moment où l'élève advient à surpasser le maître, où l'intelligence humaine devient à son tour l'artificiel produit de l'intelligence artificielle tout comme la biotechnologie rend possible la production techniquement contrôlée du vivant et de l'homme. Encore faudrait-il envisager ce renversement sous des modalités plus sereines que la crainte ou l'espoir et pour ce faire, devrons-nous revenir sur le concept même de nature et questionner la naturalité de notre intelligence.

Trois étapes sont prévues dans ce parcours de la naturalité à l'artificialité de l'intelligence, au bout duquel on s'apercevra que l'intelligence - naturelle ou non - est et ne peut être qu'une. La première est une déconstruction de l'idée de nature. Suivra une pensée artificialiste de la nature, considérée comme produit historique et technique de l'homme. La synthèse et la conclusion porteront sur l'identité du logos et de la physis.

le mythe de la nature

Exister par nature : "parmi les êtres, les uns existent par nature, les autres en vertu d'autres causes". La définition aristotélicienne de la nature note 2 repose sur une opposition, entre deux classes d'êtres : les "naturels" et les "artificiels". Plantes, animaux, minéraux, éléments existent par nature en ce qu'ils ont par eux-mêmes "un principe de mouvement et de fixité". Face à cette classe d'objets naturels, se trouvent les produits de l'art, "dépourvus de toute tendance naturelle au changement". Pour Aristote, l'essence de la nature réside moins dans la matière, principe informel, que "le type et la forme telle qu'elle est dans le concept". A ce propos, Aristote rapproche l'objet naturel de l'artefact : l'un et l'autre se conforment à quelque chose d'autre, une intention, qu'elle soit immanente ou transcendante. L'objet d'art concrétise un projet selon les modalités techniques appropriées et répond à une intentionnalité. On ne pourra d'ailleurs parler d'objet si sa réalisation n'est pas effective : un projet de table n'est pas une table... Or l'effectivité d'une chose se manifeste pas sa forme, son caractère formé. La formation, naturelle ou artificielle, devient donc, pour Aristote, l'essence de la nature. Nous voyons ici se dessiner une autre distinction : car le formel s'oppose à l'informel ; le planifié, le voulu, le causé à l'aléatoire qui est sans cause connaissable.

La nature conduit l'indéterminé de la matière première à la chose effective dont la forme répond à une fonction, à un but, à une finalité. Ce finalisme évacue le hasard du monde de sorte que le naturalisme aristotélicien conduira à une recherche incessante des causes, jusqu'à remonter au-delà (ou en deçà) du monde pour en trouver le premier moteur. Mais si, par le biais de la forme effective, qui seule permet de définir la nature d'une chose et par là, de la distinguer ontiquement de son contexte, on élucide la cause finale d'un étant, la cause première, loin d'être une indétermination pure - comme le serait la physis des présocratiques - devient sinon l'agent de toutes les déterminations, la détermination absolue, à savoir l'Etre - principe de tout. Origine et cause première, l'Etre est l'arrière-monde de cette nature à qui l'on assigne la fonction de constituer le référenciel fondamental de toute activité humaine. C'est en regard de la nature que l'homme se montre artificieux : copier, surpasser, imiter, tromper, juguler la nature seraient donc les fonctions dévolues à la techniques par lequel l'homme se fait homme en se séparant de la nature, ou du moins en interposant entre ce qui vit et existe par lui-même, un monde intermédiaire qui ne trouve sa cause que dans l'homme.

Il s'avère que l'opposition classique entre nature et culture (ou entre naturel et artificiel) est sous-tendue d'une méfiance profonde à l'égard de l'humain. Si le Principe est antérieur et transcendant à l'humain, ce dernier ne peut produire qu'en dehors de l'Etre : la contingence, la facticité, et, en fin de compte, le hasardeux sont le fait d'une production technique qui, parce que les finalités de l'homme ne sont pas celles de la nature, aurait pu ne pas être. Entre l'artifice et le hasard se dessine une relation que l'intentionnalité apparente des entreprises humaines a pu occulter mais que l'analytique de l'existence humaine, sous le sceau de la contingence et de la finitude, peut mettre en évidence. Car si toute vie humaine aboutit à la dissolution de sa forme, à savoir sa mort, l'existence devient pure contingence : aujourd'hui est, demain ne sera peut-être pas. Aussi toute action peut être vouée à l'échec, et constitue en conséquence un pari, un jet de dé que l'habileté humaine cherchera à contrôler mais dont le résultat dépendra, tragiquement, du non-humain, du destin. Potier, je me mets au tour pour produire artistement mon vase, je ne sais jamais avec certitude si, dans la complexité infinie des causalités indécelables à mon échelle, un facteur méconnu ne détruira pas mon oeuvre, aussi l'artifice avec laquelle je tente de contrôler la glaise ne suffira peut-être pas à finaliser mon projet... Par ailleurs, la cause que je suis, contrairement à cette nature qui dicte ses "Lois éternelles", ne brille pas par sa constance : mon corps peut me faire défaut, ou la rencontre fortuite avec un autre humain peut me détourner de mon projet initial... artifice, le vase, aussi parfait soit-il, reste tributaire du hasard.

Ainsi seule la nature aboutit à sa fin : le règne de la nature, c'est celui de la nécessité, le règne de la technique, celui du contingent. Sans qu'on décèle dans son argumentation cette distinction capitale, Aristote a pu dire "la nature est fin". Aussi l'idéal technicien se ramène à l'imitation de la nature, c'est à dire d'intérioriser, par l'artifice, cette finalité que les sciences naturelles (qualifiées parfois de "pures") distingueront dans la physis. On crée l'avion en vue de reproduire la finalité de l'aile d'oiseau : l'objet d'art reproduit l'organe. Entre la technique et l'organique se tisse une relation que la bionique actuelle tente de parfaire mais que artistes et artisans entretiennent sans y penser. L'art imite, en trompe l'oeil, la nature et, si l'idéalisme platonicien nous convainc de chercher la nature en dehors de la concrétude du monde, l'art s'inspire de cette nature de l'être qu'est - selon la tradition platonicienne - l'idée. Toute la phraséologie de "l'inspiration" repose sur cet idéalisme : l'artiste ne construit pas, il pêche ; il va chercher, en le tréfond de son âme, auprès des Muses, ou dans la "nature" paysagère ou morte, la source de son art au lieu de manipuler, de la façon la plus artificielle, les outils sémantiques qui sont à sa disposition.

Il y a, dans cette démarche, la conviction sous-jacente que cet au-delà de l'artifice est nécessairement plus parfait que ce que nous pourrions produire : on prend modèle au lieu de créer.
La suspicion qui entache l'artifice trouve son origine dans la méfiance à l'égard de cette voie incertaine entre l'être et le néant que constitue la "doxa", l'opinion subjective.

Entre le donné de la nature et l'homme, la technique édifie un monde intermédiaire qui pourrait fort bien faire office de voie de la doxa. Cette voie, que Parménide nous conseille d'éviter tout autant que d'évoquer le non-être, est le terrain privilégié du langage, ce terrain où par convention plutôt que par nature, les mots sont assignés aux choses et, où, en conséquence, la vérité ne surgit pas d'une adéquation du discours à l'être mais d'un assentiment commun à une logique commune. Dès lors la technique pourrait faire écran et nous éloigner de la connaissance philosophique. Le virtuel (à savoir le langagier, le conventionnel, l'artificiel, l'accidentel, le contigent et l'existentiel) fait office de réel, tandis que la chose en soi, l'être de l'étant, l'essence ou l'idée se voit rélégué dans le néant d'une indétermination pure. Le savoir, et j'évoque ici tout aussi bien le savoir philosophique que la science du monde, deviendrait affaire de technique, c'est-à-dire, de maitrise rationnelle du destin (de la contingence de nos existences) et du monde (des étants considérés dans leur matérialité). Dans le champ philosophique, l'outil de cette technique est le langage, dont la maîtrise à elle seule confère à chacun la possibilité d'accéder, sinon à la vérité pure, du moins à la vérité pragmatique consécutive à un assentiment consensuel, d'ordre conventionnel, aux normes épistémologiques produites socialement.

On reconnaît sans peine, dans l'alternative esquissée ici, les linéaments principiels de la sophistique - nous y reviendrons - à laquelle les platoniciens reprocheront d'être une technique du verbe au lieu d'être une science philosophique. Le rejet de la sophistique se conjugue avec la méfiance à l'égard de la technique, instrument - pour reprendre l'expression de Heidegger - d'arraisonnement de la physis, soupçonnée (aussi bien par la pensée réactionnaire et antimoderniste note 3 que par la critique révolutionnaire note 4 de la domination bourgeoise) non seulement de faire illusion mais aussi de contribuer à l'asservissement des hommes.

Ainsi de la conception philosophique de la nature découle une position éthique quant à la conduite de l'homme au sein de la nature et tout particulièrement sur la valeur et la finalité de la technique. Aristote ne récuse pas la technique mais il lui confère un idéal qui est d'achever ce que la nature n'a pu mener à bien : "l'art ou bien exécute ce que la nature est impuissance à effectuer, ou bien il l'imite" : dans les deux cas, la nature - relativisée il est vrai - reste au centre de l'entreprise humaine aussi la valeur de l'entreprise humaine sera jaugée en fonction de la nature. Il existe une connivence entre le travail et la genèse "par nature", tous deux relèvent d'une intentionnalité. Une tension intrinsèque anime l'objet naturel en croissance vers une forme idéale, accomplie ; de même l'entreprise humaine accomplit un but qui se concrétise dans la forme de l'objet d'art. Cependant, même si l'action humaine, parce qu'elle répond à une nécessité conventionnelle (un besoin "artificiel"), reste contingente, l'idéal technique, que Aristote reconnaît irréalisable, reste de "faire en sorte que l'outil ou la machine reproduisent la spontanéité du vivant et, plus profondément, la circularité des mouvements célestes, images elle-mêmes de l'immobilité du divin" note 5.

Aristote fonde ainsi la culture technique occidentale, elle lui dessine les limites et le but à atteindre, il établit avec la nature un contrat paradoxal où la nature contient en elle-même un principe - d'essence divine (celui du mouvement circulaire, local et éternel, moteur du cosmos et principe de toute chose) - qui constitue un modèle pour la technique tout en admettant que l'entreprise humaine, l'art, relève du conventionnel, du social, de l'artificiel, donc du contingent. C'est à ce titre que la technique - pour utile et nécessaire à la vie humaine qu'elle soit - reste subordonnée à la Nature idéalisée. Ces choix éthiques ont leur conséquences politiques et sociales : c'est par nature que certains hommes sont maîtres ou esclaves, il y a une économie naturelle (qui repose sur la production agraire et artisanale) - bonne par essence - et une économie artificielle dite "chrématistique" (fondée sur le commerce et la spéculation) sujet à critique, et la politique consistera à rechercher une forme d'organisation sociale conforme, non pas à la volonté ou aux désirs concrets des hommes, mais à une supposée nature humaine.

du pseudo-nihilisme de Gorgias à la puissance du logos

Rejet de l'ontologie parménidienne, relativisme épistémologique et moral, technique oratoire et logique empirico-utilitaire, la sophistique a fait l'objet de tous les soupçons au point de se voir exclue du champ de la philosophie pour être taxée de discours creux, étalage d'opinion subjective ou manipulation cynique de la pensée... Il est pourtant de bonnes raisons de se pencher sur ce courant en raison même de l'importance qui y est attachée au langage dont l'autonomie repose sur le caractère conventionnel et socialement déterminé du rapport entre le mot et la chose. La récusation de l'ontologie parménidienne n'est pas sans conséquence sur l'appréhension de la technique qui occupe une position centrale dans la sophistique, moins en tant que mode d'appropriation de la nature par l'entremise d'outils que sous la forme d'une compétence linguistique mise au service du pouvoir politique. Le chemin qui mène du logos à la technè est illustré par la discussion autour de la vertu politique (arètè), ces qualités humaines qui constituent la compétence du dirigeant. On sait que, pour le sophiste, elle s'enseigne comme savoir pratique note 6 et possède en conséquence une dimension technique. Il s'agit pour le politique de savoir gérer, de savoir commander, de savoir prévoir et non vivre selon une prétendue nature princière. Ce qui s'affirme sur le plan politique peut s'affirmer sur le plan philosophique : le savoir-penser ne requiert plus l'obéissance silencieuse, contemplative, à l'ordre de l'être, mais relève, lui aussi, d'une technique particulière : en manipulant les mots, dont on sait qu'ils ne sont pas les choses, mais les re-présente conventionnellement, on manipule la pensée elle-même inexistante sans discours. Dès lors la maîtrise de la pensée s'identifie avec la maîtrise du verbe. L'intelligence, ou la sagesse, se construit donc sur le langage, non pas sur un logos originaire que le philosophe se chargerait de faire ressurgir à la conscience à la faveur d'une reminiscence, mais sur cette parole concrètement partagée par les hommes, à savoir "le common sense" grâce auquel les hommes se construisent leur représentation du monde, au risque, il est vrai, de l'erreur et de l'illusion.

La technicisation du savoir philosophique ne repose pas seulement sur la conception conventionnaliste du langage : le rapport entre la parole et le monde se dessine sur le fond d'une ontologie du non-être. Cette dernière elle-même est l'aboutissement d'une tension constante entre le requisit parménidien - affirmant l'unicité et l'immobilité de l'être - et le constat héraclitéen - où l'être s'exprime entièrement dans la mouvance du monde sensible. On ne peut nier la fonction parodique du texte de Gorgias : Parménide y est pris à contre-pied et le traité sur le "non-être" entend mettre à mal l'ontologie parménidienne... mais le nihilisme qu'il professe doit être pris plus au sérieux que la radicalité subversive du texte pourrait le laisser penser, car, déniant tout fondement "naturel" de la physis, Gorgias nous amène à penser la relation entre le discours et la chose en, en définitive, transformant l'ontologie en "logologie".

L'argumentation du sophiste cherchera à relever les contradictions inhérentes aux prédicats de l'être : temporalité, finitude, étendue, dénombrabilité, montrant que fini ou infini, unique ou multiple, engendré ou inengendré, l'être pourrait tout aussi bien ne pas être.

Selon la version donnée par Sextus Empiricus note 7 trois propositions fondamentales forment l'ossature du traité:

  1. rien n'existe
  2. même s'il existe quelque chose, l'homme ne peut l'appréhender,
  3. même si on peut l'appréhender, on ne peut le formuler ni l'expliquer aux autres
L'argumentation consiste à examiner les alternatives : être ou non-être, ou bien, être et non-être et la démonstration repose sur une ambiguité linguistique : le mot (ou concept) Etre est pris à la fois comme prédicat, qualité de ce qui est, et comme sujet. Or comme sujet, le non-être ne pourrait être, mais si l'être n'est pas, l'affirmation "le non-être est" - qui équivaut à "l'être n'est pas" - est absurde tout en étant la seule possible. D'autre part, l'existence de l'être (l'affirmation "l'être est") est lui-même aporétique : si l'être est éternel il n'est pas engendré, n'a pas de commencement donc il est illimité ( Gorgias entretient à la suite de Melissus et Zénon l'équivoque entre le temps et l'espace) Si, par contre, l'être est illimité, il est partout, c'est-à-dire en aucun lieu en particulier, ou ce qui équivaut à dire qu'il est nulle part parce que s'il était en un lieu, ce lieu l'engloberait. Il en est de même pour le temps, dire qu'il est engendré signifie qu'il y a eu un avant donc qu'avant, et donc qu'en temps l'englobe. Or l'hypothèse implique qu'avant l'émergence de l'être, il n'y a pas d'être, donc que le non-être est : on revient aux contradictions précédentes. mais si ce temps antérieur à la genèse de l'être est occupé, l'être n'est pas engendré. Or, s'il est inengendré ou illimité, il est nulle part et ce qui est nulle part n'est pas, ou ce qui n'est d'aucun temps n'est pas non plus, donc l'être n'est pas. Le (non-)être de Gorgias s'enferme dans une boucle autoréférencielle ce que Gorgias récuse : on ne peut faire soi-même l'objet d'un métadiscours, ou s'englober dans sa propre ontologie...

Le versant ontologique du traité n'est naturellement pas sans laisser le débat ouvert. En fin de compte, Gorgias dénie à l'être le droit d'existence, sans pour autant pouvoir fonder un nihilisme radical... ce qui s'ensuit de son argumentation est plutôt l'indémontrabilité de l'être, laissant le philosophe face à l'impossibilité de désigner le non-être tout autant que l'être. Mais la poursuite du traité, qui semble fonctionner comme un assoupliment de la thèse nihiliste, autorise une acceptation, au moins pragmatique, de la thèse ontique sous la forme d'une ébauche - très virtuelle il est vrai - de phénoménologie dans laquelle la pensée a partie liée avec les sensations plutôt qu'avec le monde (ensemble des étants). Il se peut que l'être soit, mais "même si quelque chose est, il est inconnaissable et inconcevable pour l'homme". Ce qui nous ramène aux thèses suivantes : le fondement ontologique du savoir est à la fois impossible et vain... on en concluerait à un relativisme radical, déniant toute vérité, ou toute validité à la quête de vérité. De fait, l'ontologie sophistique récuse la prétention du philosophe à saisir définitivement un "ce qui est" sous le mode d'assertions supposées adéquates à un "étant" ou "être" qui serait au-delà des apparences ou des mots.

La possibilité de penser des non-étants (les chars courant sur la mer) note 8 suppose une autonomisation de la pensée, comme acte, par rapport à l'hypothétique et impensable étant. Les actes de pensée ne relèvent donc pas de la même nature ontique de ce qui est pensé, mais si nous dénions, avec le sophiste, au pensé le droit à être (" les pensées n'ont pas l'être pour objet... l'être n'est donc pas objet de pensée " note 9 ), on peut se demander ce qu'il advient de la pensée elle-même. Si le pensé est vide, la pensée peut-elle prétendre à l'effectivité ? La solution peut être approchée si nous considérons le pensé non comme un étant à part entière mais comme une modalité particulière d'une fonction, comparée en § 81 à la vision ou à l'audition. Bien que le pensé n'a pas de statut ontique propre, il n'empêche qu'il y a une fonction cognitive, sans quoi, nous ne pourrions, même en tant que sophiste, être conscients et capable d'argumenter. Il convient dès lors de prolonger l'argumentation en évoquant le rapport entre le penser, le dire et l'être. La relation entre le discours et l'être est le même qu'entre la pensée et l'être : "le discours, il n'est ni les substances ni les êtres : ce ne sont donc pas les êtres que nous révélons à ceux qui nous entourent ; nous leur révélons qu'un discours qui est autre que les substances". Ce qui est dit n'est n'autre qu'un dire... la parole devient ainsi autonome et autoréférencielle, de sorte que l'ontologie se ramène à une logologie, un discours sur le discours et la parole est incapable de devoiler l'être.

Pourtant toute parole n'est pas sans fondement : à l'origine du discours, la sensation qui, affectant le corps, produit le discours. Le chemin qui va d'un affect du corps à la parole peut paraître tortueux, il passe par la pensée, et avant la pensée, par la perception... le contact sensitif avec le monde (il importe peu que ce monde soit ou non) suscite des percepti que le discours désigne. Ainsi en parlant d'une "chaise", nous évoquons, non pas la chaise elle-même, mais l'ensemble des affects du corps au contact avec une chaise, et ce y compris, les traces mémnoniques de toutes les chaises connues et vécues. Pour Gorgias, il n'y a pas de monde en soi, d'être, seuls se combinent en nous des sensations visuelles, auditives, tactiles, etc... et parmi elles deux classes particulières d'affects du corps : les pensées et les dires.

Le déplacement de la question ontologique vers le langage et, par le biais des sensations, vers la subjectivité du corps n'est pas sans importance dans notre réflexion sur l'artificialité de l'intelligence. Vidé de sa substance, l'être devient un ensemble pluriel et mouvant d'étants - ou pourrait dire d'états, des choses ou du corps - inconnaissables et inintelligibles en soi... seuls ont accès à notre conscience les affects du corps, les sensations et les discours qui en découlent. Le monde extérieur ne se dévoile à notre conscience comme pensée et dire, autrement dit comme une machine discursive artificielle, une création humaine.

L'artificialité du monde devient ici patent de sorte qu'il devient illusoire et inopérant de penser les technologies cognitives dans le cadre d'une opposition entre nature et artifice.

de l'homme dénaturé à la dénaturation de la physis

La sophistique est une entreprise radicale de dénaturation de l'homme. Etablissant le règne du logos et du nomos, elle ouvre la porte à la maîtrise rationnelle du savoir et à l'autonomie de l'individu. L'homme se détermine seul en élaborant, conjointement et dans un espace d'intersubjectivité ouverte, les discours qui fondent sa pensée et son action. Politiquement, le sophiste s'écarte du naturalisme aristotélicien autant que de l'idéalisme platonicien qui prétendront enfermer l'animal politique dans un réseau serré d'instituants métasociaux : Nature, Idées, Destin, Dieux... Laissant au seul logos le pouvoir d'instituer les normes sociales, le sophiste, qui portera toute son attention à la rhétorique et à la logique argumentative ( au risque d'un relativisme moral et d'attitudes politico-philosophique plus pragmatiques que soucieuses d'intégrité intellectuelle ) accompagne et consolide l'avènement de la démocratie où l'autorité résulte d'un choix consensuel et se repose sur l'apprentissage de la pensée, c'est-à-dire du verbe.

De manière récurrente, la sophistique ( Protagoras, Critias, mais aussi Moschion, Eschyle et Euripide note 10 ) évoque le passage de l'état de nature à l'état de culture en prenant le contrepied de l'anthropologie régressive de Hésiode : l'histoire n'est plus vécue comme une dégénérescence mais comme un progrès où l'acquisition du langage et l'établissement de normes sociales jouent un rôle central. Vecteur de ce progrès, la maîtrise technique de la nature, ou si l'on préfère, l'extension de l'intelligence humaine par l'artifice. Eschyle dans "Prométhée enchaîné" donne la parole au héros :

"... ils (les hommes primitifs) faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu'au moment où je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tout de celle du nombre, la première de toutes, que j'inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts... " note 11
Diodore explique l'origine des langues par la nécessité pour les hommes primitifs de se regrouper en vue de la protection contre les bêtes féroces tandis que le savoir technique, qui procède de l'expérience, découle du besoin :
"partout le besoin, conclut-il, a été le maître de l'homme : il lui enseigne l'usage de sa capacité, de ses mains, de la raison et de l'intelligence, que l'homme possède de préférence à tout animal".
Loin d'être les résidus d'une tradition ancestrale ou la réminiscence d'un savoir oublié, la connaissance est construite sur la base des besoins matériels - économiques - des hommes et en tout premier lieu, la nécessité de survivre dans un environnement hostile. Les normes sociales, et même les doctrines politiques et religieuses, sont mises au service de ces besoins : il s'agit de réguler la violence naturelle des hommes, d'instituer socialement des lois pour que les hommes, ensemble, puissent s'entraider et se protéger mutuellement au sein de la cité. Nous avons ici, au Ve siècle avant notre ère, l'ébauche d'une théorie matérialiste de l'histoire et du progrès dont le moteur s'avère à la fois technique et économique.

Ce désenchantement du logos accompagne une nouvelle physique qui constitue une déconstruction de la conception mythique de la nature et de la doctrine éléatique de l'être. Retrouver les principes fondateurs de l'univers sensible fut la préoccupation fondamentale des penseurs de la physis. Empédocle fut un des premiers qui récusa le concept d'un "être de l'étant" pour voir en ce dernier que la résultante d'un mixte de quatre éléments qui "sont seuls à avoir l'être, et dans leur course, par échanges mutuels, ils deviennent ceci ou cela, demeurant continûment semblables" note 12. Loin d'être fixe et immuable, l'univers est le théâtre d'événements complexes, de mouvements d'attraction et de répulsion, où ces quatres éléments, par nature immuables, se combinent pour former tout corps : "par échanges mutuels ils deviennent ceci ou cela, tant est grand le changement subit par l'effet du mélange" note 13.

L'Univers d'Héraclite est animé, lui aussi, d'un mouvement tourbillonnaire et cyclique, mais ce qui préside à ces mouvements où les éléments eux-mêmes se transforment, subliment, précipites, s'évaporent ou se condensent, est le feu. Sous l'action du feu, l'eau devient air, l'air sublime en matière terreuse, la terre calcine et devient liquide... note 14 comme l'or permet l'échange des marchandises, le feu permet l'échange des matières note 15. Il n'y a point de sens dans ce thermodynamisme, l'univers est un tourbillon, un chaos où toutes choses sont en guerre note 16, s'opposent, se détruisent et se transforment en un flux incessant et sans but : l'indéterminé guide la vie, le temps apparaît comme un enfant joueur, qui lance ses dés et détermine ses actions au hasard note 17... aussi si nul dieu ne donne sens au monde, l'homme se voit contraint de chercher lui-même ce sens, de chercher le Logos commun grâce auquel les individus échappent au rêve ou à l'illusion de leur subjectivité pour édifier leur savoir.

Par ailleurs, l'atomisme démocritéen tente de résoudre le problème de l'unicité de l'être face à la multiplicité de ses manifestations. Le matière (hylè) est certes un principe unique de l'univers mais il se présente sous la forme de grains insécables, les atomes, séparés par du vide. Du mouvement aléatoire de ces atomes, de leurs caractéristiques physiques, de leurs rencontres et de leurs interactions proviennent le mouvement, la transformation, la diversité des êtres, diversité qui se manifeste par les sensations multiples que nous occasionnent les corps. Or Sextus Empiricus affirme que

"Démocrite abolit les phénomènes qui concernent les sens et pense qu'aucune sensation n'apparaît conformément à la vérité mais seulement conformément à l'opinion. Ce qu'il y a de vrai dans les substances consistant dans la réalité des atomes et du vide : convention que le doux, dit-il, convention que l'amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur; et en réalité, les atomes et le vide" note 18.

En termes plus modernes, la perception des objets physiques est d'ordre phénoménologique, elle résulte d'interactions entre la matière et le corps, et il est impossible de dissocier la part "objective" de l'affect corporel que seul, le langage, qui relève de la convention, peut rendre compte. Ainsi la physique devient un discours phénoménologique, un compte rendu des sensations, ou du vécu du monde qui certes s'appuye sur un postulat métaphysique (l'atomisme démocritéen avait ce statut), celui d'une dualité complémentaire entre le plein et le vide, l'être et le néant, et l'identification de l'être à une infinité d'atomes. Il importe de relever qu'aucune "loi naturelle" ne préside aux relations entre les atomes : le hasard, ou l'occasion, préside à ces interactions dont seuls les effets sont intelligibles comme sensations. Ainsi il est vain d'expliquer le phénomène observé par la "nature" intrinsèque (ou l'être) de l'objet d'observation : l'univers sensible est une construction phénoménale purement contingente, produit du hasard de rencontres dont certaines sont plus stables (conviennent) que d'autres.

Ainsi monde et discours du monde se confondent : l'un et l'autre deviennent des assemblages qui ne trouvent leur raison d'être et leur sens que dans la pure contingence de leur structure aléatoire. Tout discours peut être vrai, pour autant qu'il soit cohérent avec lui-même ; de même toute construction physique résiste au temps si les atomes qui le constituent réalisent un équilibre entre le mouvement et l'inertie. Logos et physis s'artificialisent tout deux, de sorte qu'il devient possible de penser le rapport entre le naturel et l'artificiel non plus sur le monde de l'opposition mais sur le monde de l'identité ou de l'interchangeabilité.

La critique de l'idée de nature remonte ainsi à l'aube de la philosophie et coïncide avec l'émergence des premières théories matérialistes. Ces dernières tentent d'évacuer dans l'explication du monde toute causalité qui ne serait pas indispensable à l'intelligibilité concrète de la physis. Plutôt que de rechercher un principe absolu de l'univers, le matérialisme primitif déplace la source du savoir, et le fondement de la vérité, vers les sensations et le langage. Si nous poursuivons la logique de Démocrite, quitte à dépasser ses propos, nous ne percevons pas des étants (ce qui supposerait déjà admis l'idée d'un au-delà du perçu existant par soi-même), mais uniquement des sensations, des affects de notre corps au contact des atomes. "Nous ne connaissons rien de certain, affirme-t-il, mais seulement ce qui change selon la disposition de notre corps, et selon ce qui pénètre en lui ou ce qui lui résiste"... la connaissance objective devient impossible aussi Démocrite se tourne vers la raison qu'il considère comme "un instrument plus subtil" que les sens. Mais la raison de Démocrite ne doit pas être considérée comme un absolu, on devrait sans doute la comprendre comme la logique du discours, la volonté de tenir des propos cohérents, articulés, dont les propositions s'enchaînent selon des lois formelles. Or ces lois logiques ne relèvent pas du phénomène, mais du discours, ou du méta-discours, donc de la parole. Ainsi une théorie matérialiste, en ce sens qu'il vide le monde de ses instituants métaphysiques, est amenée à recourir à la logique pure pour construire et fonder un savoir. La physis elle-même, en tant qu'objet sensible, ne peut plus être une source valide de connaissance, seule la parole, le discours (et le discours sur le discours) devrait retenir l'attention du philosophe. Mais si l'on fait abstraction du concret parce qu'on ne peut l'atteindre "objectivement" par les sens, il ne reste plus qu'à reconnaître que le monde phénoménal est un monde construit, par les sens, plus qu'il n'est reçu et donc qu'il n'y a pas de monde en soi, de monde "naturel". Ce que nous percevons autour de nous devient ainsi le produit d'une connaissance, d'un savoir humain, savoir concrétisé dans le logos : ainsi on pourrait dire que les choses sont ce que disent les mots qui les désignent. Par exemple, la distinction des couleurs, la vision perspective, la perception de nombreux phénomènes naturels (comme les variétés de neiges chez les Inuits) sont des variables culturelles qui s'expriment dans le langage. La perception se construit sur le langage plus que le langage se construit sur la perception.

Reprenant dans son ouvrage "l'anti-nature" note 19 la distinction platonico-aristotélicienne entre l'artifice, la nature et le hasard, Clément Rosset montre que le concept de nature se fonde sur un référenciel anthropologique, à savoir la production humaine. S'opposant à la fois au règne de l'artifice et à celui du hasard, la nature englobe le concept aussi vague, que - pour Rosset - vide de sens d'une nécessité intrinsèque aux choses que l'on ne pourra préciser qu'en faisant intervenir le terme de "force"... qui loin d'être la simple inertie de la matière (dont l'effectivité relève du pur aléatoire), confère à l'objet naturel, la possibilité et l'effectivité de son développement. C'est cet au-delà du sensible que Rosset tente de déconstruire en assimilant l'artificialité de la production humaine à l'aléatoire de la matière. Si la matière est comme produit du hasard, les objets - même "naturels" - deviennent tout aussi contingents que les produits d'une décision humaine qui aurait fort bien pu ne pas être prise. La nature devient donc insaisissable et ne se révèle qu'en regard de ce qui n'est pas elle : à savoir la détermination inertielle d'une matière qui s'affirme comme présence sans cause ni but et l'arbitraire des actes humains qui procède d'une décision conjoncturelle. Ainsi, cette indétermination première, "naturelle" censée élucider la raison d'être de l'étant, sert de fondement et de point d'appui aux instances mêmes qu'elle est censée transcender : surnature, artifice, culture, histoire, esprit, art s'appuyent sur une nature qui n'est définie qu'en opposition à l'humain. De ce cercle, ne ressort aucune détermination qui nous permette de clarifier le concept de nature dont le rôle s'avère plus idéologique que philosophique. Le mirage naturaliste s'évanouissant reste l'artifice, qui revient au galop lorsqu'on veut - dans l'espoir de retrouver cette nature insaisissable - l'oblitérer sous le fardeau des culpabilités et des nostalgies. Mauvaise conscience de l'humanité, l'idée de nature est lui-même produit de culture, illusion, artefact, voire artifice sciemment construit pour masquer sous l'apparence d'une nécessité la contingence des violences sociales, elle appartient "non au domaine des idées, mais au domaine du désir" qui "permet à l'insatisfaction de s'exprimer", sur le fond d'un "référenciel de nécessité". Ce qui déplaît, ne devrait pas être ; ce qui signifie que ce qui devrait être, doit être est la référence obligée des insatisfactions humaines, référence qui n'est autre que cette "nature" fictive. Refus du hasard - le malheur ne vient jamais sans cause - et insatisfaction structurent la conscience naturaliste en quête - lorsque la nature se dérobe à ses regards - d'un modèle originaire du monde : la nature devient mythe, ou le mythe, à savoir le désir d'une répétition anhistorique des origines, est pris comme nature de l'homme qui, de rationnel, devient religieux et "ne devient réel que dans la mesure où il cesse d'être lui-même et se contente d'imiter et de répéter les gestes d'un autre". note 20

Ainsi l'autonomie humaine passe par la démythification entreprise par le matérialisme antique (Démocrite, Lucrèce) et par la sophistique d'une nature appelée simplement à devenir jeu de contingences. A la fiction d'une nature humaine se substitue dans la conscience libérée l'idée d'une construction artificielle de l'humanité, émergente sur le terreau du langage et de la norme sociale, vivant délibérément dans la cité, c'est-à-dire hors de toute nature, dans l'artificialité pure.

La démarche antinaturaliste ne consistera pas à rechercher la nature dans la culture, disant de la technique : elle est naturelle, comme peuvent être naturels la termitière ou le nid d'oiseau mais bien à artificialiser ce qui, jusqu'à présent, semblait relever du non-humain. La distinction entre artifice et nature est abolie, non pas que l'objet naturel (le végétal, l'animal, le phénomène naturel) fît l'objet d'une intentionnalité, mais en ce que tout, à l'instar de l'artefact, aurait pu ne pas être. Produit du hasard, le monde s'avère pure contingence, à moins que c'est précisément notre présence au monde qui ne soit que pure contingence, mais, en regard de la théorie matérialiste de la sensation, la pure contingence pourrait tout aussi bien être cet agrégat de sensations particulières, subjectives et culturellement déterminées, que - par convention - nous appelons "monde".

Cependant, la dissolution de l'idée de nature, et l'artificialisation du monde qui s'ensuit, pourrait, si l'on n'y prend garde, aboutir à une nouvelle indétermination : si rien n'est naturel, si rien ne s'oppose - fut-ce conceptuellement - à l'artifice qu'est-ce qui définit l'antinature ? Le caractère contingent et aléatoire ? La réponse de Rosset, qui recherche dans la tradition philosophique le parcours erratique, parfois lucide et souvent ambigu, de l'artificialisme, pourrait porter plus de problèmes qu'elle n'en résoud. Définissant l'artifice comme "toute production dont la réalisation transcende (transgresse) les effets d'une nature", la définition courante du terme, qui réserve l'artificialité aux productions humaines, repose sur l'hypothèse selon laquelle seul l'homme peut transcender le règne de la nécessité, mais l'abolition du règne de la nature et l'artificialisation de la physis qui s'ensuit abolit toute distinction entre le "naturel et l'artificiel" et, on peut se demander ce qui distingue un monde où la nature recouvrerait tout d'un monde résolument artificiel. Certes Rosset semble se placer dans ce chapitre du point de vue de l'artiste ou du poète en proie à "l'extase matérielle", état d'innocence recouvrée où tout lui apparaît comme pure contingence. Mais dès que l'on s'écarte de la contemplation pour aborder la concrétude de la vie pratique, la distinction nature/culture semble s'imposer de nouveau.

La technè, étend - selon le sens commun - la vie humaine au-delà de ses limites, sous-entendu que ces limites - imposées - elles répondent à une nécessité "naturelle". Délivrer l'homme du règne de la nécessité, tel serait la fonction de l'artificiel qui ici encore ne prend sens qu'en opposition à un non-artificiel. La pensée de la technique, extension du corps, nous ramène ainsi à la vieille dualité naturaliste. La question qui se pose, en restant dans la perspective de la déconstruction de la nature, sera de savoir si cette ligne de clivage entre la nature et l'artificiel réside, comme le sens commun le suppose, entre l'humain et le non humain (pourquoi parler d'une technique "inhumaine"?), ou même, comme Rosset l'affirme, entre le contingent et le nécessaire mais bien entre l'intentionnel et le non intentionnel. Dès lors si l'on reste dans une perspective "artificialiste", qui affirme le règne sans partage de l'aléatoire et du contingent, on devra penser l'intentionnalité au sein de l'arbitraire. Est de nouveau artificiel ce qui relève pas du hasard mais d'une nécessité nouvelle, construite, artificielle qui, bien entendu, pourrait être, est, contingente parce que tel artisan, tel ingénieur aurait pu ne pas fabriquer, ne pas planifier, ne pas construire mais où à l'intérieur de ce chaos réside une cohérence entre le désir et le résultat. Or cette cohérence - marque du savoir- faire - s'acquiert à travers une systématisation cognitive des sensations et des vécus. Autrement dit, de la somme apparemment contingente et aléatoire des expériences, l'homme apprend, tire des leçons, établit des relations logiques, causales, entre des événements perçus, auparavant dans leur nudité première comme pure contingence, dorénavant comme "naturels" parce qu'ils découlent d'une nécessité causale. Ce constat rend possible la maîtrise technicienne de la physis : on sème, on récolte, on fond le minéral, on recueille le métal, on cuit la terre, on obtient la céramique... et chacune de ces expériences, lorsqu'on les reproduit, permet d'obtenir le même résultat. La nature réapparaît ainsi dans la visée humaine, non pas comme donné, ou résultante d'une nécessité immanente à la physis, mais comme catégorie construite par l'homme, comme production idéologique et/ou scientifique. Elle découle du savoir et du travail et par là, fait partie intégrante de l'histoire humaine.

(fin de la première partie)


vers la seconde partie : 2. la production de la nature

notes

1 L'ordinateur de "l'odyssée 2001" de S. Kubrick, d'après A.C. Clarke.
2 Aristote, Physique II, trad. Hamelin, éd. Vrin, 1972, chap. I.
3 illustrée, dans ses formes extrêmes, par René Guénon et les adeptes d'une prétendue "tradition initiatique".
4 dont, par exemple, M. Horkheimer et T.W. Adorno, Dialectique de la raison, éd. Gallimard
5 Aubenque, P. Le problème de l'être chez Aristote, Paris, PUF (quadrige), p. 499
6 Platon, Ménon, 87, 88, in Oeuvres, T. I, Gallimard (la Pléiade), p. 538 et sq. - la réfutation platonico-socratique portera sur l'existence de maîtres de vertu plutôt que sur la nature de la vertu elle-même et utilisera - curieusement - le "sens commun" de Anytos qui - constatant la vénalité des sophistes - recherchera parmi n'importe quel Athénien "comme il faut" le maître requis si ce n'était le fait qu'il n'a pu communiquer sa vertu à ses concitoyens. Pour Platon, l'existence d'homme vertueux incapables de transmettre leur qualité prouve que la vertu est moins un savoir qu'un don... Sans doute pourra-t-on récuser la thèse platonicienne en affirmant que ce que le sens pédagogique n'est pas inné et s'enseigne lui-même, mais ce serait là que déplacer le problème : la pédagogie s'enseigne-t-elle ou est-elle un don ? Il est vrai aussi que le "Ménon" porte - en mettant en lumière la maïeutique de Socrate - plus sur l'épistémologie (quelle est la source du savoir ?) que sur la morale (qu'est-ce que la vertu ?). Ainsi donc tout savoir, dont la vertu, pourrait s'enseigner par la mise en oeuvre d'une technique pédagogique (celle de l'accoucheur) qui consisterait à mettre l'élève face à une situation existentielle lui permettant de prendre conscience - dans les faits - de ses qualités.
7 Gorgias, Fragments, du non être ou de la nature, in, Les écoles présocratiques, éd. établie par Jean-Paul Dumont, Gallimard (Folio), p. 701 et sq.
8 on s'apercevra que le "nihilisme" plus simulé que réel du sophiste ne l'empêche pas de porter crédit à sa pensée et à son discours : si l'étant n'est pas, au moins le discours, ou la pensée, se montre effective même si on ne peut, à présent tout au moins, les inclure dans la catégorie des étants.
9 o.c., p. 704
10 cfr W.C.K. Guthrie, Les sophistes, éd. Payot, p. 69
11 cité par W.C.K. Guthrie, o.c., p. 87, trad. P. Mazon.
12 Les présocratiques, op. cit., p. 188
13 ibid., p. 189
14 Héraclite, frag. XXXI, in Les Présocratiques, p. 73
15 Héraclite, frag. XC, o.c., p. 86
16 Héraclite, frag. LIII, p. 78 et frag. LXXX, p. 84
17 Héraclite, frag. LII, p. 78
18 cfr les Présocratiques, op. cit., p. 499
19 Clément Rosset, L'anti-nature, éd. PUF,1990, (quadrige).
20 M. Eliade , in Le mythe de l'éternel retour, éd. Gallimard, cité par Rosset, o.c., p. 29

© P. Deramaix, 1996
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