série théorie critique

STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE

Patrice Deramaix


2. DE QUELQUES CONCEPTS FONDEMENTAUX DU STRUCTURALISME GENETIQUE.


2.1. le sujet de la création littéraire.

Goldmann expose, dans "pour une sociologie du roman", pp.338 et dans le chapitre "problèmes de méthode" de ses "Recherches dialectiques", (Paris: Gallimard, 1980) les principes fondamentaux du structuralisme génétique appliqué à l'analyse littéraire. Il part de l'hypothèse que "tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière" et tend par cela même à créer un équilibre entre le sujet de l'action et le milieu. Mais cet équilibre est dynamique, c'est une destructuration constante, suivie d'une restructuration, de "totalités nouvelles aptes à créer des équilibres qui sauraient satisfaire aux nouvelles exigences des groupes sociaux qui les élaborent." Ce qui aboutit à la genèse de structures sociales dont certaines se retrouvent, dans un rapport d'homologie, dans la structure interne des grandes oeuvres culturelles.

L'existence d'une cohérence interne peut être décelée dans les phénomènes sociaux et culturels et plus particulièrement dans les oeuvres, littéraires ou autres, significatives. Un ensemble de relations nécessaires se dessine entre les éléments qui les constituent ainsi qu'entre le contenu et la forme. Cette cohérence interne manifeste un ensemble d'attitudes globales de l'homme face au monde et à la vie, de visions du monde qui résultent de la situation concrète des hommes dans les rapports sociaux qui varient au cours de l'Histoire. Il convient dès lors de replacer sans cesse les manifestations culturelles, artistiques, scientifiques et philosophiques, de ces représentations du monde dans leur contexte socio-historique. Il ne s'agit pas d'une détermination univoque - l'analyse dialectique se réduirait à un positivisme mécaniste - mais d'une interaction constante entre les structures sociales (concrètement: la manière dont les hommes s'organisent entre eux pour assurer la reproduction de leur vie matérielle et sociale) et le contenu des représentations du monde que les hommes - insérés et déterminés socialement produisent. Ainsi la cohérence structurale des oeuvres est une "virtualité dynamique" à l'intérieur des groupes sociaux, "une structure significative vers laquelle tendent la pensée, l'affectivité et le comportement des individus". (Goldmann, Recherches dialectiques p.108).

L'oeuvre est donc la résultante d'un rapport structurel entre l'auteur,le fond historique d'où il émerge et le public auquel il s'adresse. Plus que le simple produit d'une psychologie individuelle, elle doit être considérée comme la cristallisation cohérente d'une représentation du monde propre à un groupe social. Le propre de l'acte littéraire est de synthétiser, d'une manière concrète et sensible, (non conceptuelle dira Goldmann),cette représentation du monde. Il ne s'agit pas à proprement parler d'un "reflet" mécanique des structures économiques, la représentation restructure subjectivement le réel mais cette subjectivité est avant tout sociale.

Un des points importants qu'il faut garder à l'esprit lorsque Goldmann aborde la question de la création littéraire sous l'angle du groupe social, c'est que pour lui, le véritable sujet de la création culturelle n'est pas l'individu. En effet, la genèse du sujet historique doit être cherchée dans les rapports qui lient l'individu à la collectivité. Le sujet collectif qui permet l'oeuvre littéraire n'est pas une totalité transcendante, c'est l'ensemble des relations intersubjectives structurées qui le constituent et le fondent. Ainsi Goldmann rejette à la fois la dissolution romantique de l'individu dans une collectivité considérée comme seul sujet de l'histoire que l'individualisme propre, selon lui, au positivisme rationaliste.

Le matériau littéraire doit être considéré comme un élément dont la compréhension n'est effective qu'à travers son intégration dans un ensemble plus vaste, structurel, d'ordre social et psychologique. Ces structures ne sont pas invariables, leur état présent ne peut être compris que comme l'aboutissement d'une genèse au cours duquel le sujet "déjà structuré par son devenir antérieur"(1), tente de modifier les structures anciennes en réponse à des problèmes nouveaux. Si la psychogenèse individuelle peut être considérée comme une suite d'adaptations à des pulsions libidinales contradictoires avec les contingences matérielles de la vie (le principe de réalité), la structuration sociale répond à des besoins collectifs d'appropriation et de maîtrise des ressources naturelles. Elle est rendue possible par le développement des fonctions symboliques et plus particulièrement, du langage.

C'est ce développement de l'intersubjectivité, dont l'espace conceptuel devient en quelque sorte indépendante de toute individu isolé, qui est à l'origine de la constitution du sujet social. Ce dernier est producteur de représentations du monde qui deviennent, au cours des innombrables échanges interindividuels, communes à un groupe social particulier où les individus partagent des expériences existentielles semblables. A la place du je et il (relation sujet-objet), du je et tu (relation sujet-sujet) survient le nous, émergence d'un sujet collectif à la faveur d'une relation commune avec un réel partagé.

En ce qui concerne la création littéraire, Goldmann considère que l'essentiel de l'oeuvre réside dans cette représentation collective d'un groupe social : l'oeuvre veut dire, ne fut-ce que implicitement "nous pensons, nous ressentons, nous saisissons le monde de telle manière". Et cette vision du monde s'exprime de manière cohérente et aboutie comme "maximum de conscience possible d'un groupe social" dans les oeuvres littéraires (et philosophiques) significatives. Ce qui permet à Goldmann de mettre en évidence les homologies structurales, similitude de vision du monde, entre des oeuvres diverses et parfois apparemment opposées. C'est qu'elles sont représentatives des préoccupations d'un même groupe social. Reste cependant à définir la spécificité de telle oeuvre, de tel écrivain. Pour Goldmann, elle est accidentelle. La psychanalyse n'a aucune valeur explicative en ce qui concerne l'oeuvre. Du texte, nulle herméneutique ne permet de dévoiler un non-dit et en ce qui concerne les rapports de l'auteur à l'oeuvre, la psychologie permet seulement d'élucider la genèse de l'écrivain ; d'expliquer au biographe pourquoi tel individu ressent le besoin d'écrire, sans pour autant permettre une élucidation de l'oeuvre elle-même, en raison même de la complexité du psychisme humain qui reste, en dépit des herméneutiques d'inspiration freudienne, impénétrable par le biais de la critique littéraire.

Le rejet de la psychologie n'est pourtant pas absolu: Goldmann affirme que c'est en raison de l'insuffisance des connaissances psychologiques qu'il est nécessaire de situer la critique littéraire "sur les deux plans de l'analyse immanente de l'oeuvre et de l'insertion de celle-ci dans les structures historiques et sociologiques dont elle fait partie". (Recherches dialectiques, p.116) La biographie et la psychologie font partie d'une "structure intermédiaire" qu'on ne "saurait en aucun cas éliminer d'avance", mais "ne peut constituer pour l'instant qu'un instrument secondaire de recherche à employer avec beaucoup de méfiance et de maximum d'esprit critique".(op. cit.)

Il rejette toutefois toute tentative d'établir une typologie des visions du monde sur des bases psychologiques. On peut prendre un exemple d'un tel rejet dans l'interprétation du théâtre de Genêt. Pour Goldmann la thématique homosexuelle dans "Haute Surveillance" ne s'explique pas par l'homosexualité de Genet, elle résulte d'une nécessité interne à l'oeuvre qui doit mettre en scène des personnages en révolte. Elle joue, dans l'oeuvre littéraire, un rôle précis, déterminé en fonction des objectifs idéologiques de l'auteur, qui est d'empêcher toute identification entre les valeurs exprimées dans l'oeuvre et les valeurs dominantes de la société bourgeoise. L'homosexualité marginalise les acteurs sociaux représentés : les valeurs qui sont exprimées restent subverties et deviennent par là subversives.

Néanmoins, on peut se demander comment Goldmann conçoit la constitution de cet individu qu'est l'écrivain aux prises avec les contradictions sociales. La problématique si présente chez un Poulet, ou un P. de Man, de la genèse de l'être dans l'acte d'écriture lui est étrangère. Il s'écarte aussi de la méthode régressive-progressive chère à Sartre. Ce qui importe, pour Goldmann, c'est de déceler les homologies entre l'oeuvre et les structures relationnelles qui cristallisent les rapports sociaux. Elles ne peuvent être recherchées dans la biographie de l'auteur car les rapports entre l'ouvrage et l'auteur sont accidentels. Il est vrai que l'individu peut être considéré comme la totalisation d'un ensemble structuré de rapports sociaux, tout un moment historique s'y retrouve ainsi, la tâche du biographe sera moins de déceler ce qui est particulier dans la genèse de la personne que d'y révéler l'universel. C'est à dire ce qui est - en lui - le produit de l'histoire. Mais c'est une entreprise démesurée, qui fut tentée par J.P. Sartre (2), à laquelle Goldmann s'est refusé, préférant centrer son attention sur les rapports structurels internes au texte mis en rapport, non pas avec la constitution du sujet inséré dans l'Histoire, mais avec un contexte socioculturel défini par les oeuvres significatives à structures homologues et l'horizon historique d'où elles émergent.

La complexité des individus se réduit, lorsque nous passons de l'étude de l'individu à celui des groupes sociaux, à un certain nombre de composantes communes, les variations individuelles s'annulant, on se retrouve "devant une structure beaucoup plus simple et cohérente". Dans cette perspective , le créateur devient un intermédiaire entre le groupe social, qui devient, en dernière instance, le "véritable sujet de la création" et l'oeuvre. Le structuralisme génétique diffère totalement de la sociologique du contenu qui ne voit dans l'oeuvre qu'un simple reflet de la conscience collective.

"Sur ce point [sur les relations entre les contenus des oeuvres et ceux de la conscience collective] le structuralisme génétique a représenté un changement total d'orientation, son hypothèse fondamentale étant précisément que le caractère collectif de la création littéraire provient du fait que les structures de l'univers de l'oeuvre sont homologues aux structures mentales de certains groupes sociaux ou en relation intelligible avec elles, alors que sur le plan des contenus, c'est-à-dire de la création d'univers imaginaires régis par ces structures, l'écrivain a une liberté totale." ("Pour une sociologie du roman"/ Goldmann, p.345 )

Il en résulte que la tâche première du sociologue de la littérature sera, plutôt que de se livrer à une simple critique textuelle de l'oeuvre, de délimiter le groupe social susceptible de produire la représentation du monde qui en est la source. Goldmann est très clair sur ce point:

"la nature même des grandes oeuvres culturelles indique quelles doivent être leurs caractéristiques [des groupes sociaux]. Ces oeuvres représentent en effet ... l'expression de visions du monde, c'est-à-dire des tranches de réalité imaginaire ou conceptuelles, structurées de telle manière que, sans qu'il soit besoin de complèter essentiellement leur structure, on puisse les développer en univers globaux" (Goldmann, op cit. p.348 )

2.2. conscience maximale possible et choix du matériau littéraire.

C'est dire "que cette structuration ne saurait être rattachée qu'aux groupes dont la conscience tend vers une vision globale de l'homme". Seules les classes sociales semblent pouvoir élaborer une telle vision du monde, cependant, il n'est pas exclu que hors du capitalisme industriel, dans les sociétés non européennes, dans l'antiquité, d'autres groupes sociaux, qui ne revêtent pas le caractère de classe, puissent élaborer une conception du monde qui leur est propre. Cependant, Goldmann montre que les grandes oeuvres sont reliées à des groupes "orientés vers une restructuration globale de la société ou vers sa conservation", ce qui élimine tout essai de les relier à d'autres structures sociales. Goldmann rejette radicalement ainsi l'idée d'une littérature nationale ou régionale. L'identité nationale, même si elle est un instituant social, ne peut expliquer que "certains éléments périphériques de l'oeuvre" mais non sa structure centrale. Ce n'est pas la "francité", l'appartenance à la société française du 17me siècle, qui peut expliquer l'oeuvre de Pascal, Racine, Corneille ou de Descartes et Gassendi. Ces oeuvres expriment des visions du monde contradictoires, voire opposées, même si l'appartenance nationale explique néanmoins certains éléments formels.

Pour saisir cette notion, importante pour délimiter correctement le matériau littéraire et conceptuel qui fait l'objet de la critique littéraire, nous pourrions nous référer au concept de "conscience maximale possible", tel que Goldmann l'a défini (3). Pour cela nous devrons examiner comment il conçoit la notion de conscience, en général, individuelle puis sociale. Ensuite nous verrons la distinction entre conscience réelle et conscience possible.

Tout fait de conscience suppose l'existence d'un sujet connaissant, qui n'est en rien isolé du monde: le fait de conscience est toujours intentionnel: il suppose l'objet mis en rapport dialectique avec le sujet. Le sujet connaissant n'est pas une monade. Il est le produit d'un ensemble d'interactions définies socialement. Il est un produit social que l'on ne peut cependant assimiler à une simple totalisation des individus. Le sujet individuel établit avec le groupe des rapports complexes faits de détermination, d'influence, de causalités qui ne sont pas univoques : le sujet agit tout autant sur le fait social qu'il est le produit d'une histoire collective. Quoi qu'il en soit "lorsque l'objet de la connaissance est soit l'individu lui-même, soit n'importe quel fait historique et social (4), sujet et objet coincident en tout ou en partie et la conscience acquiert un caractère plus ou moins réflexif" (op. cit. p. 122) Même si l'objet appartient à la nature, la conscience ne saurait être un simple reflet, elle reste "structurellement liée au comportement et à l'expression d'une relation dynamique entre le sujet et l'objet".

Le premier problème qui se pose est celui de l'adéquation de la conscience à l'objet. Il importe de garder à l'esprit que le monde n'est pas le produit de la conscience, il nous est donné à priori de tout processus cognitif comme une réalité en soi, dont la conscience nous donne une image.

Si nous considérons la genèse de la conscience chez l'homme, on peut établir un lien entre la formation de cette conscience et le travail. Ce dernier est une appropriation finalisée de la nature, ce qui entraîne la nécessité de désigner les êtres et les choses, de les nommer et de traduire en parole les relations entre les choses. La langage apparaît, de plus en plus complexe et structuré, de plus en plus abstrait : un champ d'intersubjectivité surgit des consciences individuelles qui font place à une conscience collective.

Goldmann résume ses conclusions comme suit:

"1. Tout fait social implique des faits de conscience sans la compréhension desquels il ne saurait être étudié de manière opératoire.
2. Le principal trait structurel de ces faits de conscience est leur degré d'adéquation et son corollaire leur degré d'inadéquation à la réalité.
3. La connaissance compréhensive et explicative de ces faits de conscience [...] ne saurait être établie que par leur insertion dans des totalités sociales relatives plus vastes, insertion qui seule permettra de comprendre leur signification et leur nécessité." (5)
Cette question devient centrale en sociologie où précisément l'objet de l'étude est un champ spécifique de la conscience qu'il faut rapporter à la totalité du réel. La question se pose de l'adéquation du champ étudié à ce cadre global: ainsi le fait littéraire -tel oeuvre - ne peut être réellement comprise qu'en le rapportant dans le cadre plus global de la production culturelle, de la conscience sociale en général.

C'est ainsi que dans l'approche d'un courant de pensée : celle-ci ne doit pas être étudiée seulement en soi, mais en élucidant le véridique et l'illusoire de cette idéologie et en expliquant la causalité sociale de son émergence: pourquoi tel groupe social produit/adopte tel courant de pensée et cette explication doit être recherchée dans le mode socialisé d'appropriation et de distribution des ressources naturelles et des produits du travail humain.

On peut établir une distinction entre "conscience réelle" et "conscience possible". La distance entre les deux résulte du caractère structurant de la conscience du sujet. Le récepteur des informations restructure ces dernières en fonction de sa situation existentielle. Lorsque celle-ci est aliénée la réception de ces informations reste partielle. La conscience de classe à la portée du groupe social dominé reste partielle, imparfaite.

Le message ne "passe pas"
- soit par manque d'information préalable.
- soit en raison de la structure psychique de l'individu, des blocages mentaux qui découlent d'expériences et de sentiments refoulés: la psychanalyse est opérante pour élucider ce point.
- soit parce que la structure de la conscience réelle d'un groupe social particulier résiste au changement apporté par les informations. Ce sont des phénomènes de conservatisme idéologique ou social qui se situent encore à la périphérie du problème de la conscience possible: en effet la réception du message nouveau reste possible sans provoquer une destructuration du groupe social en tant que groupe social. - Les limites de la conscience possible se situent là où le groupe social, pour recevoir l'information et l'intégrer dans le champ de sa conscience, doit "disparaître ou se transformer", au point de perdre ses caractéristiques essentielles.

Se pose dès lors la question des "relations entre conscience possible et la conscience réelle d'un groupe". La conscience réelle, effective, d'un groupe est un ensemble de représentations du réel dont seule une partie est étroitement liée à la nature même du groupe : la disparition de ces représentations marquerait la disparition du groupe lui-même comme réalité sociale. Or un groupe social, s'il veut survivre en tant que tel, ne peut accéder à un niveau de conscience tel qu'il serait amené à remettre en question son identité. Pour prendre un exemple sociologique : quelle peut être l'influence de l'exode rural, de l'urbanisation et de l'intégration dans le prolétariat industriel , sur la conscience sociale des paysans urbanisés? Subsiste-t-elle? Dans quelle mesure la conscience d'être un ancien paysan, de sortir du milieu rural, avec toutes ses traditions, peut-elle être un obstacle à l'émergence , dans cette population spécifique, d'une conscience ouvrière? Nous avons là une conscience réelle et une conscience possible qui est le "maximum d'adéquation auquel pourrait parvenir le groupe sans pour cela changer de nature". La conscience réelle peut englober des aspirations au changement social, (quête d'un nouveau statut social) mais ces aspirations restent dans le cadre d'une conscience possible , dans le contexte sociologique concret - c'est à dire dans le cadre du vécu existentiel des individus qui constituent le groupe. Si les conditions concrets changent effectivement : la prolétarisation des paysans par exemple, la conscience possible peut être modifiée. Les aspirations changent.

Tout problème lié à la conscience réelle, tel celui de l'élaboration d'une stratégie politique , doit être relié à la conscience possible du groupe social sur lequel on entend agir. Ce qui rend nécessaire l'établissement d'une typologie des consciences possibles fondée sur leur contenu au moment historique où celui-ci atteint son maximum d'adéquation ainsi que des divers modes d'inadéquation : distorsions secondaires, fausse conscience, mauvaise foi.

Pour saisir l'importance de ce concept dans la méthode critique de Goldmann, il convient de garder à l'esprit que sa démarche vise à établir une sociologie de la création littéraire, ce qui veut dire que l'oeuvre n'est jamais abordée en soi mais en fonction de ses rapports avec la conscience possible des groupes sociaux qui produisent la culture. C'est la connaissance de ces groupes sociaux qui est visé dans l'oeuvre de Goldmann. La critique de la production culturelle reste pourtant centrale, en raison du caractère particulier de l'activité artistique (et philosophique) : elle est expression du maximum de la conscience possible.

Si les informations relatives à la connaissance-maîtrise de la nature ne rencontrent pas, ou peu, les limites de la conscience possible. La sociologie, si elle veut "dégager des structures sociales essentielles" doit "construire dans chaque cas le concept de maximum de conscience possible". Cette règle découle de l'hypothèse que les actes humains tendent vers une homéostasie sociale où les faits nous sont donnés sous la forme d'un amas de données partielles qu'il n'est pas toujours possible de structurer. L'objet étudié doit donc être redéfini, "redécoupé", c'est à dire que le chercher doit retracer de nouvelles limites qui redéfinissent le champ de son investigation. L'objet social est en fait une structuration à priori des phénomènes perçus. D'où l'importance, dans la recherche sociologique d'un questionnement préalable de la méthode utilisée et du champ de l'investigation.

Le fait social étudié doit être saisi en compréhension et en explication. La compréhension est la description des structures significatives internes et de leurs liens. Mais tout objet est en relation avec un réseau de structures plus vastes : l'explication est l'élucidation de ces rapports. Ainsi l'oeuvre littéraire peut être critiquée, comprise, dans sa structure interne (l'agencement des différences parties de la narration, la critique stylistique, purement formelle...) mais la critique ne peut être élucidante que dans la mesure où l'oeuvre est mise en relation avec le contexte de sa production. Elle est clé de compréhension du contexte social tout comme ce contexte est explication de l'oeuvre. C'est dans un tel mouvement dialectique que la critique littéraire doit être accomplie.

Pour Goldmann,"les oeuvres philosophiques, littéraires et artistiques s'avèrent avoir une valeur particulière pour la sociologie parce qu'elles s'approchent du maximum de conscience possible de ces groupes sociaux privilégiés dont la mentalité, la pensée, le comportement sont orientés vers une vision globale du monde". Ces oeuvres "correspondent à ce vers quoi tendent les groupes essentiels de la société, à ce maximum de prise de conscience qui leur est accessible, et inversément l'étude de ces oeuvres pour la même raison est un des moyens les plus efficaces...pour connaître la structure de conscience d'un groupe, la conscience d'un groupe et le maximum d'adéquation à la réalité auquel elle peut atteindre".(6)

Ce qui nous amène à définir les oeuvres significatives. En effet la production littéraire, au sens le plus large du terme, est énorme. Pourtant seule une minorité d'oeuvres émergent, résistent à l'usure du temps et méritent l'attention du critique littéraire. Goldmann paraît, en centrant son attention sur les "oeuvres valables", les "grandes oeuvres" , rester perméable à la fonction normative de la critique littéraire. Il n'en est rien dans la mesure où il ne s'agit pas de définir les "oeuvres valables" en fonction de critères esthétiques (du bon goût) dont la production relève , autant que l'oeuvre , du fait social. La validité de l'oeuvre réside dans sa cohérence interne, qui est atteinte lorsque l'auteur, par la spécificité de son génie, parvient à exprimer l'aboutissement logique d'une représentation du monde partielle. Il s'agit non pas d'exprimer la conscience réelle d'un groupe social, on tomberait dans la littérature "militante", mais sa conscience maximale possible en construisant un univers autonome dont la réalité réside dans la logique interne et qui fait de l'oeuvre une représentation des aspirations de ce groupe et sa conception du monde.

La sociologie de la littérature devra délimiter un double objet : d'une part les groupes sociaux susceptibles de fournir une représentation cohérente et globale du monde et d'autre part les oeuvres significatives. Cette délimitation se fondera sur une conceptualisation préalable (définition du tragique, de l'aliénation, de la réification...) et une mise en situation sociologique (délimitation des groupes sociaux) qui permettront d'élaborer les hypothèses de travail. Ici se pose un problème particulier : la signification et l'importance d'un auteur ne peut être dégagée qu'à partir des récurrences structurelles qui se retrouvent d'une oeuvre à l'autre. Il peut arriver que ces structures significatives ne se retrouvent pas dans la totalité des oeuvres. Goldmann cite l'exemple des deux oeuvres essentielles de Pascal : les Provinciales et les Pensées qui expriment des perspectives radicalement différentes. La vraisemblance de l'hypothèse de départ - celle de l'unité de l'oeuvre diminue ainsi considérablement. L'étude de la succession des oeuvres permet d'effectuer "des groupements provisoires d'écrits à partir desquels il s'agira de rechercher dans la vie intellectuelle, politique, sociale et économique, des groupements sociaux structurés, dans lesquels on pourra intégrer, en tant qu'éléments partiels, les oeuvres étudiées en établissant entre elles et l'ensemble des relations intelligibles et, dans les cas les plus favorables, des homologies". (Goldmann, Pour une sociologie du roman, p 352).

Le structuralisme génétique insère ainsi des groupes de données empiriques (nous partons toujours de telles données, il ne s'agit pas, en critique littéraire, de fonder l'étude sur la subjectivité du critique mais sur le texte, en cela Goldmann rejoint clairement la critique textuelle ) dans des structures plus vastes, mais de même nature. La mise en lumière d'une structure significative est un processus de compréhension, mais son insertion dans une structure plus vaste est, par rapport à elle, un processus d'explication.

Ainsi Goldmann donne l'exemple de la structure tragique des Pensées de Pascal dont il démontre l'homologie avec le tragique racinien. Etablir l'homologie entre Pascal et Racine relève ainsi de la compréhension. Mais ces deux auteurs ne peuvent s'expliquer que si on intègre leur oeuvre dans le cadre plus global de la production idéologique propre au jansénisme. Le jansénisme d'ailleurs, ne s'explique qu'en référence à la vision du monde de la noblesse de robe. A la compréhension, unissant dans un même champ structural deux oeuvres et deux penseurs, succède la phase explicative, insertion du tragique dans le cadre plus large du discours idéologique de la noblesse de robe. Ce groupe social s'insère lui-même dans la société française du 17me siècle traversée de contradictions qui lui sont propres. Ce sera la problématique de l'oeuvre principale de Goldmann, "le Dieu caché" que nous analyserons par la suite.


notes


(1) : cfr GOLDMANN L., Marxisme et Sciences humaines, Paris, Gallimard,1970. pp.94 et sq.

(2) in "L'idiot de famille", Gallimard, collect. Tel.

(3) : in La création culturelle dans la société moderne / Lucien Goldmann. Paris : Denoël : Gonthier, 1971. - pp.22-23. et, Marxisme et Sciences humaines / L. Goldmann. - pp 121 et sq.

(4) : C'est en tant que fait social que nous saisissons la littérature.

(5) : Marxisme et science humaine, p. 124.

(6) : Structure mentales et création culturelle, Paris:UGE.1974, p.167 sq. et La création culturelle..., pp...


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