série théorie critique

STRUCTURALISME GENETIQUE ET LITTERATURE
LUCIEN GOLDMANN, CRITIQUE ET SOCIOLOGUE

Patrice Deramaix


3. LE DIEU CACHE

3.1. la méthode

Considérée comme l'oeuvre essentielle de L. Goldmann, c'est dans cette vaste étude du tragique racinien et pascalien que se déploie toute sa méthode critique. Quelle en est l'idée centrale ? Goldmann l'expose dès l'introduction : "les faits humains constituent toujours des structures significatives globales, à caractère à la fois pratique, théorique et affectif et que ces structures ne peuvent être [...] expliquées et comprises que dans une perspective pratique fondée sur l'acceptation d'un certain ensemble de valeurs". (1)

La vision tragique, que l'on trouve dans l'oeuvre de Racine, est une telle structure significative. Elle apparaît au 17me siècle dans un ensemble de manifestations philosophiques, artistiques et littéraires telles que les "Pensées" de Pascal, le théâtre racinien et le jansénisme.

L'essentiel du "Dieu caché" consistera à montrer l'homologie structurale entre l'oeuvre de Pascal et la tragédie racinienne et à montrer qu'elle correspond à la vision du monde propre au jansénisme. Ce courant religieux d'ailleurs n'est pas considéré pour lui-même, c'est en tant qu'expression de la conscience possible d'une couche sociale particulière, la noblesse de robe, que le jansénisme est analysé. On ne discutera pas ici la pertinence, sur le plan de la recherche historique, des hypothèses de Goldmann. Plus simplement on se contentera d'aborder la méthode et comment il conçoit les rapports dialectiques entre l'oeuvre racinienne et son contexte social.

Pour Goldmann, la conceptualisation de la pensée précède l'étude empirique des faits. On peut voir dans cette démarche la marque de l'hégélianisme : l'élaboration du concept permet de "découper le réel". Il ne s'agit pas de refuser toute valeur à l'érudition, mais l'accumulation d'une connaissance empirique ne permet pas, en soi, la conceptualisation de la pensée. Or, celle-ci doit dégager des faits empiriques les lois qui permettent d'en comprendre la genèse et de leur donner un sens.

Pour l'historien, les "Pensées", "Andromaque", "Britannicus", "Bérénice" et "Phèdre" sont des matériaux qu'il faut bien sûr restituer dans leur intégralité et leur authenticité par la critique textuelle. Mais ces matériaux restent lettre morte si on ne dégage par leurs liens structurels avec les données historiques. Pour Goldmann, la méthode dialectique est seule pertinente. Il est à noter que Pascal est un initiateur en la matière. Goldmann le cite : "...donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties" (2). Cette opposition pascalienne au rationalisme cartésien permet-elle d'assimiler sa pensée à une dialectique matérialiste? Bien sûr que non, mais on décèle cependant en ce fragment l'ébauche, encore imprécise par son ampleur, d'une vision que l'on appelerait aujourd'hui systémique. En analyse littéraire, la méthode dialectique consistera à considérer l'oeuvre dans sa connexion avec le réel.

Mais la méthode goldmannienne ne peut s'assimiler à une critique positiviste. Cette dernière s'attache à expliquer l'oeuvre par les événéments (psychologiques ou biographiques) qui émaillent la vie de son auteur. Elle établit un déterminisme linéaire entre ces événements ou le contexte socio-culturel et le contenu de l'oeuvre. Or Goldmann insiste continuellement sur deux points : l'oeuvre ne peut être expliquée uniquement par des données psychologiques, et d'autre part, elle est un fait social, dont la production est socialement déterminée. Goldmann rappelle que l'oeuvre est production d'un sujet collectif et que son importance littéraire ou philosophique réside dans la cohérence entre celle-ci et le maximum de conscience possible du groupe social dont l'oeuvre considérée est l'expression. Goldmann écrit ailleurs (3): "...dès que nous étudions un nombre suffisamment grand d'individus appartenant à un seul et même groupe social, l'action des différents autres groupes sociaux auxquels appartient chacun d'entre eux et les élements psychologiques dus à cette appartenance s'annulent mutuellement, et nous nous trouvons devant une structure beaucoup plus simple et plus cohérente.

Dans cette perspective, les relations entre l'oeuvre vraiment importante et le groupe social qui - par l'intermédiaire du créateur - se trouve être en dernière instance, le véritable sujet de la création sont du même ordre que les relations entre les éléments de l'oeuvre et son ensemble". Pour sélectionner les matériaux pertinents, le critère essentiel sera celui de la cohérence interne et externe du texte. Bien sûr l'analyse exhaustive est souhaitable, mais elle ne pourrait être le fruit que d'un travail d'équipe. Faute de pouvoir procéder à une telle recherche, il faut distinguer l'essentiel de l'accessoire et le critère esthétique peut être pertinent du moins pour les oeuvres littéraires. Goldmann relève aussi les parentés entre des grandes oeuvres littéraires et des courants philosophiques. De telles homologies relient par exemple, Descartes et Corneille, Pascal et Racine, Hegel et Goethe et ne peuvent s'expliquer que si on lie ces productions à un contexte plus large en postulant l'existence d'une réalité transindividuelle : la conscience collective.
Ce qui, sur le plan de la méthode, entraine la conséquence suivante : au lieu de se demander dans quelle mesure Pascal est janséniste en mettant en évidence les analogies entre la pensée pascalienne et celle des jansénistes tels que Arnauld ou Nicole, il conviendrait d'étudier le jansénisme en l'établissant comme phénomène social et se demander ce que serait un jansénisme entièrement conséquent. Ce qui suppose une étape de conceptualisation et de schématisation (au sens kantien du terme) qui permettra de comprendre les écrits des jansénistes dans leur signification objective et de constater "que Pascal, Racine, et à la limite Barcos, sont sur le plan idéologique et littéraire les seuls jansénistes conséquents".(4) La méthode consistera à partir de données empiriques (textes et faits sociaux) pour construire une "vision conceptuelle et médiate pour revenir ensuite à la signification du texte dont on était parti." Les acquis du matérialisme dialectique permettront "l'intégration de la pensée des individus à l'ensemble de la vie sociale". (5)

3.2. le tragique comme vision du monde.

Dans l'économie du "Dieu caché" , l'analyse de la vision tragique constitue l'étape de l'établissement du schème conceptuel, de ce découpage de la réalité préalable à l'analyse textuelle.

Il s'agit pour lui de définir la vision tragique et cette démarche comprend trois phases : La première est la mise en évidence du caractère tragique des rapports entre l'homme et Dieu tels que Pascal et le jansénisme le conçoivent. A cette tragédie de l'effacement du Dieu correspond - et c'est la seconde étape - une vision tragique de l'homme et du monde. Elle se caractérise par une quête effrénée de l'absolu qui conduit à un refus de tout compromis.

Or dans la mesure où les circonstances réelles la vie interdisent une telle intransigeance, l'homme tragique (au sens où nous l'entendons) est conduit à adopter des stratégies de conciliation, de compromis, d'évitement du conflit entre l'existence de l'absolu et les contingences du siècle. Le sens tragique sera en troisième lieu mis en connection avec les événements politiques et surtout l'évolution des structures sociales sous Louis XIV. Elles se traduisent par des fluctuations d'attitude qui se retrouveront dans les avatars politico- religieuses du courant janséniste (on peut se référer aux attitudes diversifiées de Barcos, Arnauld ou de Nicole ), dans les divergences entre les "Provinciales" et les "Pensées", dans les tragédies raciniennes que Goldmann partage en quatre groupes, outre les pièces de jeunesse

Goldmann écrit dans "Recherches dialectiques" (6) , à propos de ses travaux sur le tragique racinien que "La première tâche consistait à nous demander s'il était possible de dégager à partir du contenu tragique des Pensées et du théâtre racinien un schème structurel de pensée clairement défini et commun au deux". Dans cette optique, le concept de "tragique" a un sens précis que Lukàcs a élaboré dans "L'âme et les formes". En décrivant la vision tragique au 17me et 18me siècle, Goldmann la situe en opposition au rationalisme et à l'empirisme. En parlant de ces courants philosophiques et de visions du monde, Goldmann est bien conscient qu'il traite de schématisations conceptuelles de la réalité historique. La succession des écoles philosophiques, corrélative à l'évolution des structures sociales et à l'émergence de nouvelles couches sociales, suit une ligne ascendante, un ordre progressif dont l'établissement, dans la recherche historique, répond à un critère bien défini en ces termes:
"le critère principal nous semble constitué par le fait qu'une position philosophique est capable de comprendre en même temps la cohérence, les élements valables et aussi les limites et les insuffisances d'une autre position, et d'intégrer ce qu'elle y trouve de positif à sa propre substance".
En l'occurrence Pascal - et Kant - intègrent les éléments positifs du rationalisme et de l'empirisme tout en étant pleinement conscients des limites de ces deux positions.
Goldmann recherche alors une position qui intégrerait et comprendrait, tout en les dépassant, la vision du monde tragique. Il lui faut, pour cela, "aller aux travaux des grands penseurs dialectiques, Hegel, Marx et Lukàcs."

Dans le cas de Pascal nous nous trouvons face à l'exigence d'absolu d'un homme réclamant des valeurs authentiques et univoques qui se heurte à un monde contradictoire qui impose à l'homme un choix impossible : soit vivre pleinement dans un monde d'où Dieu s'est éloigné et où la quête de l'absolu reste vaine soit se détacher complètement du monde, quitte à refuser tout compromis et dès lors à refuser de vivre. Car toute vie concrète suppose le compromis, la soumission à des contingences et des déterminations qui éloignent délibérément l'être humain de l'absolu, l'écrasant sous le poids d'une existence ontologiquement aliénée. Mais cet homme tragique reste grand dans la mesure de la conscience de cette aliénation et refuse "le compromis qui lui permettrait de vivre". Ainsi, pour Pascal, le silence de Dieu - c'est à dire l'éloignement réciproque de Dieu et de l'homme, ce que nous pourrions appeler l'effacement de l'être, une rupture primordiale exprimée dans le mythe de la chute originelle - l'amène à ne pouvoir postuler l'existence divine que sous la forme d'un pari, une incertitude fondamentale certes mais aussi un engagement total.

Ce schème de la pensée pascalienne correspond, selon Goldmann, à quatre au moins des tragédies de Racine : Andromaque, dont l'héroïne est placée entre les exigences contradictoires de sauver Astyanax tout en restant fidèle à Hector; Britannicus où Junie cherche à préserver la pureté de son amour tout en se compromettant avec Néron, afin de sauver Britannicus; Bérénice et Phèdre qui évoquent d'une part le choix impossible entre l'amour et le pouvoir et d'autre part une Phèdre déchirée entre l'exigence de pureté et son "amour ténébreux pour Hippolyte".

Pour mieux comprendre la position de Pascal, il importe de situer sa pensée dans le contexte philosophique de l'émergence du rationalisme qui s'affirmait contre la philosophie et la physique aristotélicienne et thomiste qui dominait l'enseignement dans la plupart des collèges à la mort de Pascal, et d'autre part contre une conception moniste et panthéiste de la nature. Ce mouvement des idées était corrélatif à l'émergence de la bourgeoisie, devenue économiquement dominante tandis que la noblesse perdait ses dernières fonctions utiles pour se transformer en noblesse de cour. Qu'apportent le rationalisme et le mécanisme (en science) à la bourgeoisie naissante? "Tout d'abord la supression de deux concepts étroitement liés, ceux de communauté et d'univers clos, qu'il remplacera par deux autres : l'individu raisonnable et l'espace infini." Substitution qui représente une double conquête : "l'affirmation de la liberté individuelle et de la justice sur le plan social et la création de la physique mécaniste sur le plan de la pensée".(7) Une telle évolution débouche naturellement sur la primauté de la raison sur la foi, sur un athéisme potentiel que l'on pourra déceler dans les recherches philosophiques post- cartésiennes. Ainsi si le Dieu cartésien n'agit dans le monde que pour maintenir un existence une création devenue autonome, se contentant, selon le mot de Pascal, de "donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement", Malebranche conçoit l'ordre et la raison comme antérieure à la création , assimilant la raison à la volonté divine de sorte que la grâce "s'intègre au système rationnel des causes occasionnelles" (8).

Spinoza va plus loin encore puisqu'il tire les dernières conséquences en "supprimant la création du monde et son maintien volontaire à l'existence". Sur le plan éthique, l'individualisme surgit qui déduit les règles morales à partir de la raison et la sensibilité individuelles.

C'est contre ce rationalisme émergent que se dresse le jansénisme dont l'essentiel de la pensée réside à la fois dans une compréhension profonde des acquis du rationalisme et le "refus radical d'accepter ce monde comme seule chance et seule perspective de l'homme". La raison ne peut en effet "suffire à l'homme". Retour à la religion, à la morale, à Dieu qui pourtant s'efface du monde. La vision tragique est, selon Goldmann, "radicalement anhistorique" puisque toute vision de l'avenir lui manque.

3.3. L'absence de Dieu.

Ainsi l'homme tragique se trouve dans un monde à la fois rationnel mais inconnaissable dans sa complétude à cause de l'imperfection humaine et d'autre part, ce qui seul peut conférer un sens à la vie : c'est à dire la perfection divine, échappe à la vie, demeure éloigné, obscur, caché. La présence divine semble être refusée à l'homme définitivement pécheur. L'idée du Dieu caché est fondamentale dans la vision tragique. C'est elle qui commande toute la structure mentale des auteurs tels que Pascal et Racine, tout comme elle est au centre des spéculations théologiques des jansénistes.
Cet effacement de Dieu est évoqué par Pascal en ces termes, dans le fragment 559 :
"S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation éternelle serait équivoque, et pourrait aussi bien se rapporter à l'absence de toute divinité, qu'à l'indignité où seraient les hommes de le connaître ; mais de ce qu'il paraît quelquefois, et non pas toujours, cela ôte l'équivoque".
Ainsi Dieu sera caché à la plupart des hommes sauf dans les cas où il dispense sa grâce. Cette manière d'interpréter l'effacement divin paraît fausse à Goldmann. La pensée pascalienne est une pensée paradoxale "il ne dit jamais oui ou non, mais toujours oui et non".

Le Dieu caché est "pour Pascal un Dieu présent et absent"..."toujours présent et toujours absent". En fait pour Pascal, Si Dieu "paraît une fois, Il est toujours" mais l'idée même de cette apparition unique entraîne celle de l'absence permanente d'un Dieu qui, le chrétien en est sûr, est puisqu'Il s'est incarné. Goldmann relit ainsi le fragment 559: "Dieu est toujours et ne paraît jamais, bien qu'il soit certain qu'il puisse paraître à chaque instant de la vie sans qu'il le fasse jamais effectivement". Pour Pascal et pour l'homme tragique, cette absence du Dieu est une présence permanente "plus importante et plus réelle que toutes les présences empiriques et sensibles", c'est "la seule présence essentielle".

Ainsi l'homme tragique se trouve au coeur d'une contradiction fondamentale : ce qui est essentiel se situe en dehors de la vie. Ce qui lui impose un choix insoluble : soit renoncer à la vie, en renonçant au monde, en refusant de jouer le jeu des apparences, pour atteindre l'absolu, soit renoncer à l'absolu en cherchant à concrétiser dans la vie, à travers le compromis, l'idéal chrétien. La question que pose Lukacs à propos de la tragédie, dans son essai de 1910 ("l'âme et les formes") reprend la même tension dialectique : "n'y a-t-il pas incompatibilité entre la vie et la présence divine?". Si le Dieu des rationalistes laisse toute liberté à l'homme de se laisser guider par la seule raison, le Dieu de la tragédie est un dieu jaloux "qui exige et qui juge". Il n'apporte certes à l'homme aucun secours, aucune garantie mais interdit en même temps le moindre compromis, exigeant de l'homme une vérité et une justice absolue.

Face au monde, l'homme tragique se sentira étranger: le monde est devenu obscur et confus et la présence de Dieu tellement incertaine que la réconciliation de l'homme avec l'absolu ne pourra résulter que d'un pari.

Cet acte posé dans l'incertitude est certes totalement libre mais il engage totalement. Le monde est ainsi néantisé, réduit aux simples apparences des phénomènes ,et "la présence permanente du regard divin entraine une dévaluation radicale" de "tout ce qui, dans le monde, n'étant pas claire et univoque, n'atteint pas le niveau de ce que jeune Lukacs appelle le miracle".

Le constat de l'inauthenticité du monde devrait entrainer logiquement le retrait total de l'homme tragique par rapport au siècle. Mais il se fait que en dépit de ce regard divin jeté sur le monde, Dieu reste éloigné, caché, absent de sorte que le monde est le seul lieu de réalisation de l'être humain. Le monde devient dès lors la seule réalité en face duquel l'homme peut opposer son exigence de valeur absolue.

Entre la lutte intramondaine pour réaliser les valeurs ou l'abandon du monde, l'homme tragique ne peut se décider : il refuse l'une et l'autre solution qu'il trouve entachée de faiblesse et de compromis. Fuir le monde et se réfugier dans "la cité de Dieu" est concrètement impossible et concrétiser l'ordre divin dans le monde reste vain. L'homme tragique se voit donc contraint de vivre dans le siècle "sans y prendre part et de goût". Attitude cohérente et paradoxale de l'homme tragique et permet à Pascal d'exiger le refus de tout compromis et au même moment d'exprimer une pensée où les opposés coexistent dans une même proposition. C'est ce qui explique l'intérêt particulier d'un marxiste comme Goldmann pour la pensée tragique. Comme le tragique pascalien, le révolutionnaire a soif d'absolu, c'est à dire d'une perfection concrétisée dans une humanité délivrée de tout ce qui la divise contre elle-même. Cette espérance exige pour être concrétisée une conscience aiguë de la totalité : tout doit être mis en relation avec tout.

D'un autre côté, aucune utopie n'est concrètement réalisable, on sait les préventions qu'avaient Marx et ses partisans contre les "socialistes utopistes", mieux que quiconque, les marxistes se rendaient compte que les tentatives de libérer ici et maintenant l'humanité étaient illusoires tant que les conditions matérielles - à savoir un développement adéquat de la technologie industrielle - n'étaient pas réalisées. Et encore fallait-il passer par l'étape, douloureuse mais nécessaire, de la purification révolutionnaire, de cette terreur antibourgeoise (au modèle calqué sur la Terreur jacobine) qu'est la dictature prolétarienne.

Mais en dépit de ces entreprises où la rationalité stratégique et tacticienne prévalent sur les principes, la praxis révolutionnaire repose sur un pari : que l'homme est perfectible, qu'il est matériellement possible de concrétiser, dans un futur toujours plus éloigné, le rêve d'une réconciliation de l'homme avec lui même et avec le monde, d'une - pour reprendre l'expression de Marx naturalisation de l'homme et d'une humanisation de la nature.

Mais il y a évidemment une différence essentielle entre la pensée pascalienne et la pensée dialectique, c'est que cette dernière considère la totalité comme immanente au monde : la réconciliation des hommes est l'aboutissement d'une histoire concrète, dès lors si la pensée dialectique pourra englober la pensée tragique elle le dépassera en ramenant dans le champ historique ce qui pour l'idéaliste relevait de la pure transcendance. Pour l'homme tragique, l'absolu reste confiné hors du monde, Dieu étant transcendant, il reste et restera invisible, laissant l'homme à sa solitude. Solitude que même l'incarnation de Dieu dans le Christ ne peut rompre puis que ce médiateur entre le monde et Dieu fut rejeté par les hommes. La méditation pascalienne de la Passion "le Mystère de Jésus" met en parallèle l'abandon du Christ par les disciples et sur l'Agonie où le Christ se sent abandonné de Dieu... (9) Le passage du Christ sur la terre aboutit à une désespérance que même la résurrection ne parvient pas à effacer puisqu'elle est essentiellement, pour les témoins, un constat d'absence : un tombeau vide.

3.4. De quelques questions de méthode.

Il est d'usage en sciences humaines de discuter de la méthode préalablement à toute étude empirique , il est effet connu que la grille d'analyse utilisée influence considérablement la lecture des faits et biaise les résultats obtenus. L'introduction du "Dieu caché" a servi essentiellement à présenter les référents théoriques, affirmant la nécessité de procéder à un découpage conceptuel de cette réalité littéraire qu'est le tragique. le chapitre V se propose de "justifier au nom de l'étude positive " les deux chapitres suivants qui se proposent surtout d'indiquer les voies de recherche qu'il sera nécessaire de parcourir si l'on veut élucider les rapports entre l'oeuvre de Pascal et la structure de la société qui lui est contemporaine. L'hypothèse générale qui est posée est que "les faits humains ont toujours le caractère de structure significative dont seule une étude génétique peut apporter à la fois la compréhension et l'explication ...qui sont inséparables pour toute étude positive des faits". (10)

Goldmann met en relief l'analogie entre l'attitude marxiste et la foi pascalienne. L'une comme l'autre est un pari : pari sur l'homme, sur son devenir historique (orientée vers un progrès) dans le premier cas, pari sur Dieu et la Providence dans la foi pascalienne. L'intérêt de Goldmann pour Pascal trouve sa source dans cette analogie : la pensée de Pascal releverait de la dialectique et finalement la foi pascalienne (qui n'est en fait qu'un pari: Dieu est pour Pascal inaccessible) conditionne toute sa démarche intellectuelle. L'appréhension du monde ne se réduit pas à une observation "objective" des faits, elle tend à leur donner un sens à travers une pratique : pour Pascal seule une pratique liturgique peut fonder une foi religieuse que la raison est impuissante à démontrer (Goldmann cite à ce propos le fragment 233 des "Pensées") tandis que c'est une praxis sociale, qui repose sur une confiance en l'avenir de l'homme, qui fera de l'individu un révolutionnaire.

Cette discussion des rapports entre la connaissance objective des faits et la pratique (qui est fondée sur un "pari") permet à Goldmann de traiter de la méthode. L'investigateur s'intègre dans le champ même de la recherche et intègre l'objet de l'investigation "dans la totalité spatio-temporelle dont elle fait partie". Dans une analyse (11) de l'épistémologie pascalienne, Goldmann relève que

"l'homme n'étant non pas spectateur mais acteur à l'intérieur de l'ensemble humain et social [...] le problème de savoir quelle perspective théorique sur la réalité sociale atteint le plus grand degré d'objectivité, n'est pas seulement un problème de compréhension plus vaste et plus rigoureuse mais aussi et parfois en premier lieu (bien que les deux choses soient étroitement liées et inséparables) un problème de rapport de forces, d'efficacité et d'action d'un groupe social partiel pour transformer la réalité historique de manière à rendre vraie ses doctrines; car pour la pensée dialectique les affirmations concernant l'homme et la réalité sociale ne sont pas mais deviennent vraies ou fausses, et cela par la rencontre de l'action sociale des hommes avec certaines conditions objectives, naturelles et historiques." (12)

Une telle mise au point lui est nécessaire pour exposer et pour comprendre l'importance et la signification des textes pascaliens, elle nous est aussi nécessaire pour comprendre la méthode d'analyse de Goldmann. La tâche première de l'investigateur devient donc la recherche de la "totalité significative", du découpage préalable de la réalité, en fonction des présupposés théoriques établis au départ. C'est ici que réintervient la notion de "pari", d'attitude globale face au monde qui ne peut se réduire à une succession d'observations "objectives" mais qui constitue une donation de sens, une structuration hypothétique du réel, une représentation du monde qui détermine une pratique précise.

Goldmann relève d'ailleurs que la représentation idéologique du monde suit dans les faits la pratique, elle ne fait que légitimer, confirmer, expliquer et rendre compte d'un concret sociologique. Ce que confirme d'ailleurs les travaux de psychologie génétique (Goldmann se réfère constamment à Piaget) et des recherches plus récentes de psychologie expérimentale (13) montrant que les individus tendent à adapter leur discours aux actes plutôt que l'inverse (on parle alors d'une rationalisation à postiori d'une comportement concret). Dans la pratique, la démarche de Goldmann prend la forme suivante qui est le plan du "Dieu caché".

1. Exposition du problème et référents théoriques.
2. Etablissement du schème conceptuel (découpage du réel).
3. Discussion de la méthode et justification théorique de la démarche.
4. Analyse historique : mise en relation du texte étudié avec le contexte sociologique : le texte comme représentation du monde d'un groupe social.
5. Mise en évidence des homologies structurales :
* entre le texte littéraire et la conception du monde homologue (ici : tragédie racinienne, tragique pascalien et jansénisme)
* entre la conception du monde et un groupe social. (ici jansénisme et noblesse de robe)
6. analyse des textes : étude concrète du matériau littéraire. mise en évidence des "micro-structures" et des "homologies structurales" entre les parties analysées et l'ensemble de l'oeuvre.

Ces études concrètes portent sur Pascal, dans ses différents aspects, biographique, littéraire, épistémologique et scientifique, éthique et religieux. les tragédies de Racine divisées en 4 groupes distincts : les tragédies du refus, les oeuvres "intramondaines", un retour au tragique avec Phèdre, et les drames sacrés.

Les études consacrées à Pascal resituent les textes non seulement dans le contexte de l'ensemble de l'oeuvre, et dans le contexte socio- culturelle mais elles les situent dans l'économie générale du développement de la pensée dialectique. L'éthique pascalienne est mis en rapport non seulement avec les morales épicuriennes, stoïcienne ou cynique mais aussi avec l'impératif catégorique kantien. L'analyse met en évidence le caractère intemporel d'une morale qui dénie toute validité aux lois humaines (déviées par les contingences temporelles, pragmatiques) en regard de l'exigence de l'absolu : la morale pascalienne résulte d'un double constat : que seule est digne d'intérêt l'ordre divin, qui se situe hors du monde et que pour cette raison, l'acte humain doit être évalué et choisi en dehors de toute préoccupation temporelle quant à ses conséquences. Cette attitude rejoint celle de Kant pour qui il convient d'agir comme si l'acte à accomplir est unique.

Pascal : "Afin que la passion ne nuise point, faisons comme s'il n'y avait que huit jours de vie".
Pour Pascal que la vie dure huit jours ou cent ans n'a que peut d'importance lorsqu'on se rend compte de la vanité du siècle face à la totalité supranaturelle, face à Dieu. Mais Dieu étant éloigné du monde, il n'est d'autre solution concrète pour les hommes que de réinsérer le problème moral dans le siècle. Il faut donc étudier la perception du temps humain par Pascal et les tragiques pour comprendre leur position morale.

L'intemporalité de la vie spirituelle est mis en regard du temps vécu qui n'est que passage : l'exigence de l'authenticité aboutit à une négation du temps réel, du temps vécu, comme cadre de l'action. En effet une pensée dialectique ou une morale purement rationnelle consisterait à insérer les actions humaines dans les chaînes causales, à les intégrer dans le temps historique ou biographique, de manière à évaluer la portée de l'acte individuel par ses conséquences. Or la morale tragique tend à détacher l'acte individuel de toute portée historique pour le mettre en regard du seul absolu.

C'est sans doute la raison profonde de l'exigence de l'unité de lieu et de temps dans le théâtre classique : l'acte tragique n'est jamais mis évalué en fonction de ses conséquences temporelles, il est certainement un déchirement, une négation du monde réel, qui exprime la contradiction entre les contingences historiques, pragmatiques et séculières et les exigences divines et suprahistoriques, mais le geste tragique est assumé en raison non pas d'une morale séculière (recherche de la satisfaction de soi ou de la reconnaissance morale, volonté concrète d'améliorer le sort des hommes) mais en raison d'un destin extra-historique: l'ordre divin que le geste tragique (le sacrifice de soi) tend à réinstaurer dans le monde relève d'une réalité qui est - et c'est en cela que le théâtre racinien et la pensée pascalienne sont tragiques - irrémédiablement hors du monde. Ainsi il n'est nul besoin, sur le plan esthétique, de situer l'action des pièces tragiques dans un contexte social ou historique précis. L'usage des mythes antiques ou bibliques contribuent à une telle abstraction du réel historique : l'évocation du passé mythique ne fait rien d'autre que de rendre éternellement présente la tragédie qui relève moins d'un dilemme contingent (celui d'un personnage historique particulier) que de la condition humaine. En sociologue, Goldmann, mettra en évidence le caractère "daté" des règles classiques : le tragique classique, avec toutes ses composantes religieuses, éthiques, esthétique, est mis en corrélation avec la vision du monde d'une couche sociale précise : la noblesse de robe. L'intemporalité du théâtre classique ne répondrait-elle qu'aux préoccupations d'une classe sociale historiquement déterminée?

On s'aperçoit dans cette discussion comment la critique sociologique - qui met sans cesse le texte littéraire en rapport avec son contexte historique - est en fait un métadiscours littéraire tandis qu'une critique d'identification qui prendrait pour facteur d'élucidation l'intériorisation du mode de pensée producteur du matériau analysé ne conduit à réactualiser un discours passé en le prolongeant et éventuellement en l'enrichissant d'un nouveau discours littéraire. Repercevoir le tragique comme tel en l'intériorisant conduirait-elle à autre chose qu'à produire une oeuvre elle-même imprégnée de sens tragique? Le critique au lieu d'être critique se contenterait d'être producteur d'un discours littéraire ou idéologique dont la pertinence et la valeur esthétique peut être indéniable mais qui ne contribuerait que peu à enrichir la connaissance de la production littéraire.

La sociologie de la littérature en "datant" l'oeuvre, c'est à dire en la resituant comme expression d'une vision du monde caractéristique d'un groupe social, se situe au-delà de l'oeuvre en l'expliquant (la critique d'identification peut permettre une compréhension - de la vision du monde de l'auteur - mais certes pas une explication du texte). Une étape essentielle, préliminaire à toute élucidation sociologique du texte, est sa compréhension. Goldmann assume cette étape par le biais de l'étude structurale. L'originalité de la méthode goldmannienne réside dans le fait qu'il met en relation d'homologie des microstructures (de fragments) avec des structures plus larges (englobant l'ensemble de l'oeuvre), elles-mêmes mises en relation avec les structures fondamentales de la conscience maximale possible d'une couche sociale précise.

L'analyse de Goldmann, même s'il elle approche le texte pas à pas, comme dans l'analyse des 26 premières répliques des "Bonnes" de J. Genet, n'est cependant pas formaliste: elle ne s'attache que peu aux procédés littéraires, préférant examiner la structuration sous-jacente du sens du texte. De même Goldmann ne semble pas recourir aux procédés quantitatifs ou statistiques. Le structuralisme de Goldmann n'est pas celui d'un sémioticien s'attachant à distinguer soigneusement connotation de la dénotation. En fait Goldmann se situe dans le prolongement de la dialectique hegelienne : le travail de l'oeuvre est mise en relation des éléments constitutifs de la pensée de l'auteur qui s'exprime par l'oeuvre et dont la structure se reflète dans la structure textuelle.

Goldmann n'a jamais hésité à faire explicitement référence au matérialisme dialectique. Malgré cette référence, il s'écarte pourtant résolument d'une conception mécaniste de la célèbre "théorie du reflet" et n'a pour cela pas fait l'unanimité des critiques marxistes. Loin d'être un simple miroir des faits économiques ou des tensions sociales, l'oeuvre littéraire contribue à structurer et à forger la conscience collective. En cela les écrivains conservent un rôle dynamique dans l'évolution des idées ; ce qu'un certain marxisme a refusé catégoriquement, conférant aux facteurs sociaux "objectifs" (développement des forces productives et rapports de production) la place de facteur déterminant "en dernière instance" dans la production de la "superstructure idéologique". Il convient donc de situer l'oeuvre de Goldmann dans le contexte plus large de la critique marxiste dont il nous faut à présent retracer les éléments constitutifs.


notes


(1) Le Dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine / Lucien Goldmann. - Paris : Gallimard, 1983. -
( Tel ; 11 ). - p.7 . - 1ère édition en 1959. , collect. Bibliothèque des Idées, même éditeur.

(2) Fragment 72 des Pensées. ibid., p.15.

(3) Pour une sociologie du roman, Gallimard , p 342.

(4) Dieu Caché, p.28.

(5) ibid., p. 29.

(6) Recherches dialectiques, Gallimard, p.155.

(7) Dieu Caché, p.37.

(8) ibid., p.40.

(9) ibid , p.88-89.

(10) ibid, p.97. Goldmann reprend pratiquement le postulat formulé dans sa préface.

(11) chapitre XII du "Dieu caché"

(12) ibid, p.267.

(13) voir par exemple la théorie de l'état de dissonance avancée par Festinger, Carlsmith cité par J.L. Beauvois et R.V. Joule dans leur article "la psychologie de la soumission, in "la Recherche", septembre 1988).


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