essai d'analyse d'un conte des frères Grimm.Les trois cheveux d'or du diablePatrice Deramaix. |
En s'ouvrant par "il était une fois", le récit se définit comme conte : le conte, par nature, se situe hors de toute période historique définie, ce qui le distingue du mythe, qui, lui, situe le récit aux origine des temps, et du récit littéraire, qui prend soin de préciser le moment (fictif) où l'action se déroule et spécifie implicitement que l'action n'a pas réellement lieu au moment où on le relate.
Pourtant, le "Il était une fois" ne signifie pas que le récit ne soit pas vrai : en fait, si l'action relève de l'imaginaire, sa signification et sa portée psychologique l'actualise constamment. La vérité du conte ne réside pas dans le monde quotidien mais ressort de l'imaginaire, ou plutôt, le conte permet d'instituer l'imaginaire comme source de savoir. Dans ce sens, le conte se rapproche du mythe dont la récitation ritualisée (dans un lieu et un temps sacré) réintroduit ici et maintenant l'événement originaire et fondateur mais alors que le mythe met en branle l'énergie spirituelle d'une communauté en le reportant à l'Age d'Or, le conte s'ppuie sur l'universalité des expériences existentielles les plus profondes. "Il était une fois" veut dire, il en a toujours été et il en sera toujours ainsi, sur les plan émotionnel et affectif, sans que pour autant le récit doive être considéré comme véridique sur le plan factuel.
Frazer rattachait ces croyances aux diverses manifestations de la magie dite "sympathique" où une puissance surnaturelle était attribuée à des objets inanimés particulièrement significatifs quant à leurs propriétés. Mais la symbolique de cette superstition est significative: le placenta était supposé un des sièges de l'esprit gardien qui veille, sous la forme d'un animal totémique, sur l'enfant. Or cette coiffe d'origine utérine rattache étroitement l'enfant à ses origines : venant des eaux matricielles, elle est desséchée et retourne à la terre. L'esprit gardien ou la coiffe représente peut-être la Mère ancestrale, qui veille sur tout homme, la Terre dont nous sommes tous originaires. L'enfant coiffé vit donc en la présence bienveillante de cette force chtonienne. Il se trouve profondément enraciné dans le sol, tel un arbre, et peut donc espérer atteindre comme lui, la plénitude de la lumière. Il est à noter que les esprits gardiens qui veillent sur l'enfant, jouent un rôle analogue aux fées. Primitivement ces fées n'étaient autre que les trois Parthes qui président l'une à la naissance, l'autre à la vie et la dernière à la mort. L'enfant coiffé bénéficierait donc de la protection particulière de la première de ces Parthes. Mais les Parthes romaines, d'où dérivent nos fées, trouvent leur origine en Grèce sous le nom de Moïra. Or on peut remonter au delà de cette figure du destin pour évoquer les Kères, entités infernales qui présidaient au destin des héros agonisants en lui offrant un choix dont dépendait l'issue du voyage. La filiation chtonienne des fées paraît établie et l'on peut expliquer ainsi que le lieu de leur apparition sont souvent des crevasses, grottes, cheminées et tables des fées ... Dans notre conte, nous retrouverons les fées. A la naissance, la première se présente sous la forme de ce fragment mort de la mère. Nous les retrouverons dans les étapes ultérieures de la quête de notre enfant coiffé.
Mais si nous considérons que la coiffe est le siège de l'âme, nous pouvons penser que la chance de l'enfant trouve son origine dans une plénitude particulière de l'être, plénitude qu'il conviendrait de sauvegarder au cours des tribulations de la vie.
Or une telle prédestination peut tout aussi bien susciter la joie et l'espérance que la haine et ce conte nous apprend que cette dernière est présente dans ce monde, que notre vie elle-même peut présenter pour autrui une menace. L'enfer sartrien ("l'enfer c'est les autres") est la pleine conscience de cette tragédie : nous ne pouvons vivre et nous réaliser pleinement qu'en supplantant autrui et en l'autre réside la perspective de notre anéantissement. La rivalité, la jalousie et la haine font irrémédiablement partie du monde. Dès lors une responsabilité incombe au héros prédestiné : celle d'une vigilance de tous instants pour sauvegarder son destin. C'est en ce sens que la fée qui veille sur nous fait, en quelque sorte, partie de notre âme.
Détaillons ce processus :
Cet événement, tout enfant l'a vécu : que se passe-t-il en fait dans les 12 premiers mois de l'enfant? Le sevrage. C'est cette première étape de séparation que l'enfant supporte en assumant sa frustration du lait maternel. Certes la nécessité qui préside au sevrage est la maturation et l'autonomie de l'enfant. Il peut être aussi le résultat du tarissement du sein maternel, coïncidant avec la reprise d'une activité sexuelle régulière de la mère (et la perspective d'une nouvelle grossesse). Pour l'enfant, le roi est le père qui impose le sevrage en reprenant ses droits conjugaux auprès de la mère. La rivalité précoce entre le père et l'enfant trouve son origine dans cet événement vécu comme une intrusion paternelle dans l'univers fusionnel enfant-maman. Loin de la sécurité maternelle, la nature cesse d'être le lieu de la profusion pour devenir le lieu de tous les dangers : l'exploration du monde commence et l'enfant est emporté dans le monde par le fleuve de la vie. Le sevrage coïncide avec l'irruption, sous la forme de l'apprentissage de la propreté, de l'ordre moral dans l'univers enfantin : le rejet du pipi-caca est une négation du ça, un refoulement des pulsions instinctives qui poussent l'enfant, au stade anal, à jouer avec ses productions corporelles. Dès lors on comprendra que l'étape du sevrage sera vécu comme un déchirement et un interdit : castration "orale" et refoulement des pulsions anales.
Mais - en raison de l'ambivalence de la personne royale (un pouvoir absolu capable d'anéantir l'enfant) - l'ordre moral imposé sera perçu comme "mauvais", l'enfant vivra une régression, une plongée dans les eaux qui constitue une période transitionnelle de fusion totale avec la Mère. Mal réalisé, le sevrage pourrait fort bien entraîner un blocage régressif, mais comme notre héros est "coiffé", il échappera à la noyade et sera recueilli par les meuniers.
La personnalité des parents adoptifs confirme notre hypothèse, car le sevrage signifie aussi le passage à une autre forme de nourriture. Il ne s'agit plus de puiser le liquide nourricier directement à la source (maternelle, donc aquatique ou chtonienne) mais de mâcher une nourriture travaillée par l'homme : le moulin est ce lieu privilégié où l'on produit, usant des forces de la nature, la farine nourricière. On comprendra aussi que dans ce monde, l'élément masculin prendra une place plus importante. Le meunier représente une humanité pleinement civilisée : entendons par là qu'elle a quitté l'état nomade primitif (stade de l'oralité d'une humanité errant et cueillant "passivement" les fruits de la terre) pour accéder à la possession rationalisée de la terre, au risque d'ailleurs d'une aliénation douloureuse, d'une séparation de la nature et d'un enfermement dans la possession.
Mais, loin d'être un propriétaire terrien, qui est le fait du seigneur ou du roi, le meunier se met au service de tous, accomplissant l'idéal d'une socialisation parfaite. Le travail suppose une saisie rationalisée du monde, où l'on s'imposera les limites adéquates à ses désirs en vue d'un profit futur : le principe de réalité régit donc à présent la demeure familiale.
C'est ce qui sera appris aussi à l'enfant, qui devra de plus en plus prendre ses repas selon un rythme socialement établi ; d'autre part, sa saisie du monde sera médiatisée par le langage, la conscience du temps, et le travail (la présence du garçon-meunier qui le recueille laisse supposer que l'enfant participera dès qu'il peut aux tâches domestiques et à la production ; en milieu rural, l'enfant qui naît est un "grand trésor" puisqu'il fournira sa force de travail). Cet apprentissage lui réussit puisqu'il grandit "en force et en bonnes qualités". Ainsi l'enfant accède peu à peu à l'âge adulte, non seulement consommant une nourriture travaillée par l'homme mais aussi acceptant de se plier aux contraintes nécessaires pour la possession de cette nourriture : le travail et la socialisation.
Notons que le repaire des voleurs est plus une communauté qu'un couple. On y trouve cependant le reflet déformé du modèle parental : un capitaine dirige sur la bande tandis qu'une femme vieillie, stérile et protectrice veille sur les voleurs et - dans le conte - sur l'enfant coiffé. Par révolte contre le principe de réalité, la communauté des voleurs a régressé à une stade antérieur de l'évolution sociale : la bande s'identifie à la horde primitive, vivant de chasse, de cueillette et de rapine. Il ne serait pas étonnant que le Capitaine ne soit pas le "père" des voleurs mais seulement un usurpateur parricide. Quoiqu'il en soit, son univers est régi par les pulsions instinctives non dominée à la suite d'une individuation incomplète et surtout d'une intégration sociale défectueuse. (note 7)
La vieille femme que l'enfant rencontre chez les voleurs le prévient du danger : "s'ils te trouvent ici c'en est fait de toi", les voleurs et leur capitaine sont donc, à priori, des personnages dangereux, par leur voracité (sociale) et par leur pouvoir de fascination. En effet, le capitaine risque de devenir "l'idole" du jeune adolescent qui perdrait dans l'aventure sa personnalité encore fragile. B. Grunberger décrit ainsi la fascination de l'idole :
"L'idole n'est pas le surmoi, elle est, au contraire, la démonstration de l'inexistence de cette instance qu'elle remplace avantageusement, "il peut tout", c'est-à-dire il a vaincu avantageusement le surmoi et donc l'Oedipe. Les transgressions qu'elle se permettra seront tout autant d'exploits mirifiques, elle est censée tout pouvoir et tout savoir ; c'est une véritable fête maniaque que de lui appartenir [... ] Les moindres paroles de l'idole (mage ou oracle) sont commentées, approfondies, car elles témoignent d'un phallus magique qu'on lui attribue. En fait ce phallus est plutôt deviné, promis (voilé comme une promise), dont la jouissance est toujours remise au lendemain et c'est bien cet ajournement perpétuel qui risque de troubler la relation entre l'idole et les siens, relation qui semble d'ailleurs d'emblée assez ambivalente. Car en fait, derrière la jactance, le mépris fielleux et les ricanements de contempteurs de l'Oedipe, on devine la conviction intime que le vrai phallus est celui du père, et c'est bien ce que cache l'équivoque, entretenue à dessein, qui entoure le phallus promis à l'idole et l'idole elle-même. Comme le Sphinx représente, dans un sens en effet, la mère sadique-anale dont les entrailles profondes semblent receler l'attribut paternel, la promesse tacite du Sphinx (ou de l'idole) laisse entrevoir non seulement l'acquisition de ce phallus mais son acquisition sur le mode magique par évitement, sautant ainsi par dessus la maturation." (note 8)Ce texte éclaire d'une nouvelle manière la ruse du capitaine : la substitution de la lettre royale est un de ces actes magiques, expression d'un pouvoir usurpé, violation d'un interdit, subversion du surmoi que la puissance factice du capitaine - à savoir son statut d'idole - permet. Du point de vue du héros, c'est l'acquisition de l'objet de la quête (le mariage) sans que la maturation soit accomplie. Certes, parce que le héros se trouve sous la protection de la Fée protectrice et que la substitution se déroule dans l'inconscient, l'acte ne prend pas valeur de révolte et n'entraine pas la marginalisation de l'adolescent. Cependant, il constituera un point de fixation qui exigera une mise à jour du problème. Il est cependant clair que le rôle des voleurs est ambigu : le passage à l'adolescence, avec sa période de latente et d'homosexualité (subversion du père) implicite, est nécessaire mais elle doit rester un passage. La sagesse commande de reprendre le chemin, avec lucidité cette fois, vers le palais royal.
L'intérêt de ce conte est de faire prendre conscience de l'ambiguité de tout ordre moral. L'idéal est la fille de la morale, mais la morale réduite à la culpabilisation est destructrice, empêche la réalisation de soi (d'épouser la fille du roi) : l'idéal de perfection reste dans ce cas inaccessible, d'où la nécessité, affirmée dans le conte, de la ruse, sur laquelle nous reviendrons. Imposé de l'extérieur (la société), la morale jugule les pulsions instinctives et permet ainsi la socialisation, mais ce faisant elle introduit dans l'univers de l'enfant la violence et la mort : l'angoisse naît, et avec elle, le désir de mort. Ce qui normalement favorise l'autonomie de l'enfant, peut fort bien, si la morale est pervertie par l'esprit de domination, déboucher sur une névrose compulsionnelle. Le surmoi se retourne contre lui-même, devient improductif et épuise l'énergie spirituelle.
Le Roi veut délivrer sa fille "d'un galant sur lequel il ne comptait guère", c'est dire que le roi entend entretenir une relation exclusive, possessive avec sa fille. Est-ce à dire que ce désir paternel doive être assimilé à un inceste? Ce n'est pas sûr : il reflète plutôt la propre angoisse du père-roi en tant qu'il représente l'intériorisation de l'ordre moral par l'enfant. Le conte met l'enfant face à une double réalité existentielle : celle du désir incestueux inconscient, la relation oedipienne, qui le met en situation de rivalité vis-à-vis de son père et, d'autre part, à la crainte d'un rejet paternel consécutive soit au désir de reprendre possession de la mère, soit à la crainte de voir l'enfant le supplanter lorsqu'il réalisera son idéal symbolisé par la fille du roi. Le père pourrait fort bien, (consciemment ou non ) maintenir l'enfant dans une certaine dépendance, en l'infantilisant par un autoritarisme destructeur, parce qu'il se sait lui même dépendant de ses propres pulsions instinctives : la relation possessive avec la fille en témoigne. Idéal pour l'enfant, statut auquel il faut se raccrocher pour le Roi, la "fille du roi" n'est cependant pas désignée comme une princesse. Sans doute pour éviter une possible identification comme sujet, la "fille du roi" reste passive, elle n'est pas à vrai dire une personne à part entière. En fait, elle est un substitut de l'épouse. De la reine, pour le roi, de l'épouse future pour l'enfant appelé à régner lorsque son temps sera venu. Avant la résolution du conflit oedipien, il n'y a de distinction nette entre le rôle maternel et le celui d'épouse. Epouser une femme, pour un enfant, reste pour lui une abstraction complète et, tant qu'il n'aura pas accepté l'impossibilité de l'inceste, sera identifiée à la mère protectrice. Passé le cap oedipien, l'enfant cherchera à réaliser son idéal (accéder au statut d'homme, d'épouser sa femme (idéale et réelle) et devenir roi, c'est-à-dire sujet parfaitement autonome capable de maîtriser librement à la fois son ça et son surmoi).
En tant qu'élément intériorisé du surmoi, et donc partie constitutive de l'enfant, ce père castrateur pourrait se révéler n'être que la face sombre de l'idéal lorsqu'il est dominé par l'angoisse du châtiment : l'interdit de jouissance traduit donc un enfermement de l'idéal dont la concrétisation est toujours reportée au lendemain, à la suite d'exigences toujours nouvelles et répétées.
Image de l'inconscient, l'enfer est aussi le domaine des forces obscures qui dominent le monde : les pulsions instinctives, l'oralité primaire, le besoin vorace de possession : le diable se comportant plus comme un ogre "je sens, je sens, la chair humaine" que comme un être satanique convoitant les âmes. En fait le monde infernal est précisément celui où les valeurs qui prévalent dans le surmoi et le monde réel sont inversés : la chair domine l'esprit. Mais contrairement au démon chrétien, tout entièrement dévolu au Mal, le diable que nous rencontrons dans ce conte garde une ambivalence : il possède les cheveux d'or, signe de sa puissance, il peut communiquer un savoir et une richesse. Il peut être à sa manière un génie, une force certes démonique mais d'une certaine manière bénéfique. Si le diable (mâle) semble être animé d'une voracité primitive, son hôtesse est une créature bienveillante pour l'enfant. Elle pourrait écraser d'un pouce la fourmi qui se cache dans sa robe, mais elle n'en fait rien, elle ruse avec le diable pour lui dérober ses secrets et répondre aux besoins de l'enfant. Alors que dans le domaine du surmoi le principe mâle, autoritaire et destructeur, domine la féminité (la reine compatissante certes mais obéissante), ici la féminité - rusée - régit la demeure du diable avec une autorité digne d'une mégère. Dans le règne de l'inconscient, l'animalité, l'instinctif, le sensuel et la matérialité dominent sur la rationalité et l'idéalité. Pourtant il est en ce monde un savoir et un pouvoir accessible à celui qui sait, sans oblitérer d'une manière destructrice toute pulsion instinctive, ruser avec les nécessités de la vie : utiliser à son profit les besoins naturels, laisser sa part au daïmon - sachant quand il le faut l'écouter - c'est-à-dire laisser à la sensibilité et à l'intuition irrationnelle leurs droits. Réfugié dans les plis de l'hôtesse, l'enfant est changé en fourmi : animal industrieux, socialisé à l'extrême, la fourmi isolée devient le plus faible, totalement dépendant de la nature, du monde matériel et ne survit que grâce au mon vouloir de la Terre-mère et dans la mesure où il sait se taire, se terrer et écouter. Nature dévoratrice, nature protectrice.
Ainsi le couple diabolique constituera le pendant ténébreux du surmoi. L'ordre moral confère la puissance à la rationalité, au risque du tarissement de la chaleur humaine, le chaos laisse débridée les forces instinctives sans lesquelles nulle vie ne peut subsister. Car c'est précisément de la concrétisation des désirs et des besoins, que provient la vie : instinct de vie. Et leur neutralisation par un surmoi rigide engendre la mort et la stérilité. D'un autre côté, l'absence de tout interdit, empêche la socialisation, isole les unes par rapport aux autres les fourmis que sont les hommes, les laissant ainsi démunis face aux dangers de la nature. Déjà les Grecs savaient, avec Protagoras (note 9) , que les sociétés humaines et leurs lois dérivent du besoin de se défendre contre les animaux et de leur faire la guerre. Or pour une telle entreprise, il faut se concerter, élaborer une stratégie et s'imposer une discipline : d'où la nécessité du langage, de la politique et du droit, avec toute la violence sociale qu'elle comporte. La vie se nourrit de la mort. La vie humaine n'est humaine et ne progresse - en civilisation - que par la violence - le sacrifice - qu'elle s'impose.
Les trois étapes de l'enfance se retrouvent dans ces abandons et quêtes successives de l'enfant coiffé : le stade oral s'achève avec l'adoption par les meuniers, le stade sado-anal aboutit à l'errance dans la forêt. Le temps de latence représenté par le séjour chez les voleurs permet l'accomplissement du stade génital qui s'achève par la reconnaissance de l'autre sexe (le mariage). La figure du père telle qu'elle se dégage du conte reflète bien l'ambivalence oedipienne du père rival, castrateur et modèle tout à la fois. Des substituts, agresseurs secondaires neutralisés, du père apparaissent dans le récit : le capitaine des voleurs, idole des jeunes marginalisés dans leur latence, et le diable lui-même, reflet ténébreux du surmoi. (note 10) Nous retrouvons aussi une claire représentation des instances de la personnalité, telles qu'elles ont été décrites par les psychanalystes : le roi représente le surmoi, l'enfer le monde du ça, tandis que le moi se retrouve dans la personne de l'enfant et son univers parental : la demeure familiale, le moulin. Nous percevons aussi les diverses composantes du conflit oedipien : intériorisation de l'ordre moral (obéissance au roi, acceptation de la lettre), la castration (l'abandon dans la nature, les méfaits) , les régressions (la plongée dans le fleuve, au sein d'une boîte-utérus) et - dans la phase finale du conflit - sublimation et refoulement de l'interdit (substitution de la lettre pendant le sommeil de l'enfant). Mais l'attitude du roi lors du mariage montre que la réalisation concrète d'une vie sexuelle ne signifie pas nécessairement la complète résolution du conflit oedipien. Le conte nous en apprend les modalités à travers les épreuves initiatiques que traverse le héros.
L'épopée des Argonautes dérive d'un mythe plus ancien, celui de Pélias et Diodème, qui raconte l'histoire d'un prince abandonné sur une montagne accomplissant des tâches quasi insurmontables imposées par le roi dont il veut épouser l'héritière. Le Mabinogion, le cycle légendaire celtique, relate des épreuves analogues : Kilhwich, amoureux d'Olwen, reçoit l'ordre du père d'attteler une paire de taureaux et de débroussailler une colline et de l'ensemencer en une journée. Il devra aussi obtenir une corne d'abondance et un chaudron magique, un chaudron de régénération analogue à celui qu'utilisa Médée. Ces mythes font partie du vaste groupe thématique des "travaux de mariage" : épreuves qui précèdent le candidat à un mariage princier.
De manière plus générale l'aventure de notre enfant coiffé peut se ramener à la quête initiatique du héros telle que le décrit J. Campbell : "un héros s'aventure hors du monde de la vie habituelle et pénètre dans un lieu de merveilles surnaturelles ; il y affronte des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive ; le héros revient de cette aventure mystérieuse doté de pouvoir de dispenser des bienfaits à l'homme, son prochain". Qu'on ne s'y trompe pas, l'affrontement est une épreuve douloureuse. Le triomphe se paie par la souffrance.
L'initiation héroïque comporte selon Campbell (note 11) les étapes suivantes : après le passage du seuil et la plongée dans le royaume obscur le héros doit traverser "le chemin des épreuves", rencontrer "la déesse", Magna mater, éventuellement affronter la femme tentatrice ou "la réalisation du désir d'Oedipe et l'angoisse qui l'accompagne", et après "la réunion au père", se voir consacré par l'apothéose (mort et résurrection) et recevoir le "don suprême".
Dans les rituels initiatiques de l'adolescence, le jeune pubère doit - après avoir subi la circoncision - s'isoler de la communauté et se retirer, seul, dans la forêt pour affronter les forces de la nature. Souvent il sera enfermé dans un lieu obscur : cabane, grotte... et rencontrera les esprits qui l'initieront aux secrets de la vie adulte.
L'enfant coiffé traversera une bonne partie de ces épreuves qui ne sont, en fait, autres que celles qui doivent être traversées dans toute maturation psychologique. Nous avons vu que l'analyse du conte décèle des séquences répétitives - éloignement, abandon, adoption : cycle classique de l'épreuve initiatique où le héros se meurt à lui-même pour renaître.
Marquée du sceau royal, elle est un symbole phallique. Mais pour le pré-adolescent, ce phallus reste potentiel, en raison de l'occultation de la fonction sexuelle du pénis. Peut-être doit-on ici relever que la lettre a une fonction communicative : elle relève de la parole. Or cette parole, production orale, est pour l'enfant, en particulier lorsqu'il commence à maîtriser la puissance des mots tout en passant au stade anal-sadique, peut être ressentie comme un pouvoir dangereux, magique où les mots suscitent parfois des réactions étranges. Certains mots susciteront une attraction particulière : les termes scatologiques, qui sont souvent réprimés. La répression du langage grossier - magique en ce qu'il suscite une réaction violente - prend valeur de castration. Par ailleurs, la découverte de l'identité sexuelle, accompagnée de la crainte de la castration, suscite une multitude de questions sans réponses. Cette situation illustre la puissance des mots dont l'ignorance ou l'incompréhension engendre un sentiment d'impuissance et de haine.
La nature phallique de la lettre, nature voilée et potentielle à ce stade de la quête, se révèle lorsqu'à l'ordre d'exécution sera substitué l'ordre de procéder au mariage : la lettre deviendra ce qui permet la réalisation de l'union sexuelle.
Mais la puissance sexuelle appartient encore exclusivement au père : comme ce dernier "à le coeur mauvais", elle est tournée vers la possession et la domination. L'action de la lettre est castratrice dans la mesure où elle mettrait le messager aux main d'une reine devenue destructrice, dévorante puisqu'elle enterrerait le jeune garçon. En fait, c'est le messager lui-même qui provoque par son zèle - c'est-à-dire par l'introjection de la puissance paternelle - l'autodestruction culpabilisante. Mélanie Klein explique que "L'enfant lui-même désire détruire l'objet libidinal en le mordant, en le dévorant et le découpant, d'où l'angoisse. En effet, l'éveil des tendances oedipiennes est suivi d'une introjection de l'objet, qui devient une instance qui punit. L'enfant craint une punition correspondant à l'offense : le surmoi devient une chose qui mord, qui dévore et qui coupe"(note 12). On peut comprendre l'acceptation de la mission comme l'introjection. Même s'il pressent une menace, il accomplira fidèlement la mission qui lui incombe, pensant faire plaisir et se dévouer, espérant ainsi échapper à la culpabilité. Mais comme la mission consiste précisément à se substituer au roi auprès de la reine, la culpabilité reste présente et menace de l'anéantir. Cet anéantissement consisterait en un abandon de la mission, un égarement au sein de la forêt, un oubli, un acte manqué qui manifesterait un désir narcissique.
Ainsi s'explique la "crise d'originalité juvénile", le regroupement des adolescents en bandes, et dans les cas névrotiques, la propension à la kleptomanie, pour donner un exemple. Nous en avons déjà vu les liens avec le narcissisme et le refus de l'engagement dans l'Oedipe, accompagné d'une contre-identification au leader de groupe. En s'intégrant dans la bande de voleurs, l'enfant perdrait son temps et son énergie psychique parce qu'il refuserait de se confronter au roi, au Père, et de prendre sa place. Quand bien même il le ferait, en raison des circonstances fortuites (comme la substitution de la lettre), qu'il n'accomplirait pas sa mission unificatrice, se contentant de transposer ses révoltes d'adolescent dans la gestion du royaume et devenant un tyran.
Dans cette perspective on a pu décrire la substitution de la lettre par les voleurs comme un acte magique - c'est-à-dire un évitement de la maturation - conférant la puissance virile à l'enfant sans pour autant lui dévoiler l'altérité féminine. Or une telle subversion du Père existe dans l'univers adolescent : c'est l'homosexualité. Cette modification de l'orientation sexuelle peut être interprétée aussi bien comme une identification à la femme (homosexualité passive) que comme un désir narcissique - quoique virile - du semblable (homosexualité active) ; un tel désir pouvant s'accompagner de sadisme anal. Mais - entendons-nous - dans notre cas, l'enfant coiffé ne devient pas un gay luron : notre fée veille, c'est-à-dire que l'inversion reste inconsciente. Il s'agit plutôt d'un dévoilement du caractère sexuel du phallus, processus qui constitue la norme chez l'adolescent. Reste cependant à retrouver le chemin. Ce qui sera facile puisque l'enfant est muni d'un savoir nouveau : qu'il est homme et qu'il y a des personnes du sexe opposé susceptibles d'intérêt.
Notre enfant aura donc passé la deuxième épreuve initiatique. Mais si elle confère la puissance phallique, ce passage ne débouche pas sur la sagesse. La maturation n'est pas achevée et exigera un parcours beaucoup plus ardu que le simple constat d'une virilité. C'est pourquoi le roi imposera la quête des cheveux d'or.
Dans les deux cas, l'énigme est pratiquement la même, ou du moins une isotopie existe en ce qui concerne sa structure : la ville souffre de stérilité, de tarissement. La ville ? Ce peut-être le moi, du moins, le moi en tant qu'être socialisé. Et ce tarissement ? Dans un cas comme dans l'autre, c'est le tarissement d'un lieu sacré, d'une source de vie ( la fontaine de vin ), d'un arbre magique (l'arbre aux fruits d'or). Ce mal qui frappe ainsi la ville (symbole du moi socialisé du jeune homme) est effectivement un symptôme : quelque chose cloche qu'il faut découvrir. L'enfant coiffé compte sur sa descente aux enfers pour découvrir la réponse. Mais on peut d'ore et déjà - en interprétant les symboles liés aux énigmes - discerner où se trouve le problème. Dans le premier cas, une fontaine "qui donnait toujours du vin, s'est desséchée et ne fournit même plus d'eau". Si l'on parle d'eau, c'est que le problème est en rapport avec la fécondité : l'eau fertilise, inonde, purifie... mais la fontaine donnait du vin. Autrement dit un liquide précieux issu de l'union de l'eau et du feu, et qui provient de la vigne manifestant la puissance de la terre. Le vin peut être associé au sang - donc au sacrifice - mais aussi à la vie, à l'immortalité. Son ivresse procure la connaissance ou du moins initie aux secrets des dieux. Il est aussi le symbole de la jeunesse. Or ce liquide qui abreuve la ville (symbole de la femme) est tari.
La pomme est un autre symbole de la connaissance. L'arbre qui perd même ses feuilles était un arbre de la connaissance. Quiconque en consommait les fruits ne connaissait ni la faim, ni la soif, ni la maladie. L'arbre assurait donc le bien être matériel de la cité. Tout comme il procurait la connaissance. De quelle connaissance s'agissait-il? Peut-être une connaissance analogue à celle procurée par l'arbre de la science du bien et du mal, à moins qu'il ne s'agisse de l'arbre de la vie.
Chez les Grecs le nom du fleuve traversant les enfers indiquait le châtiment que les damnés devaient subir : Styx - horreur , Lethé - Oubli, Achéron - douleurs.... Sans doute le fleuve que l'enfant coiffé dut traverser n'était autre que Léthé. Le fleuve symbolise le cours de la vie, mais aussi l'écoulement des formes, les potentialités que nous offre le destin. Le fleuve peut aussi engloutir, inonder autant que irriguer et transporter : source de vie, il représente cependant un danger et inspirait la crainte. Ainsi traverser le fleuve est une épreuve purificatrice.
Dans notre conte, le fleuve sépare le monde des hommes de l'au-delà. On peut imaginer que, tel le Styx ou Le Léthé, le fleuve pénètre dans la bouche infernale. Quoiqu'il en soit, l'aide du passeur est nécessaire pour parvenir au terme de notre quête. En effet, on ne plonge pas impunément dans les entrailles de l'enfer : les profondeurs de l'inconscient nous sont normalement inaccessibles. C'est pourquoi nous requérons les services de Charon. Régression vers les eaux originelles, la mort nous porte sur les flots du néant et la barque, que le cercueil pourrait symboliser (tout comme le berceau de l'enfance) n'est que le véhicule d'un passage qui est en fait, une renaissance. A moins que le châtiment encouru soit l'oubli. Auquel cas l'âme serait condamner à errer sans fin sur les flots.
Cela nous dit pas nécessairement qui est le passeur dans la vie psychique de l'enfant. Il est cependant un point de contact entre le conscient et l'inconscient : c'est le sommeil, que l'on peut vivre comme une mort momentanée, en tout cas comme une perte de la conscience, un oubli, une régression dans le sein maternel. Le passeur - chaman, oracle, prêtre, ou psychothérapeute - nous mène, par les portes du sommeil, dans le monde de l'inconscient. Est-ce un hasard que le conte est dit avant le sommeil de l'enfant? Il n'est pas interdit de penser que le conte est précisément ce passeur dont l'enfant a besoin pour pénétrer l'inconscient. Suscitant les émotions liées aux conflits inconscient, le conte - et à travers lui, le narrateur (en l'occurrence la mère, ou tout aussi signifiant, la grand'mère) - favorise le travail du rêve. Remarquons que les étapes essentielles de la maturation de l'enfant-coiffé se déroulent pendant son sommeil (effectif ou symbolisé) : adoption par les meuniers, substitution de la lettre royale, capture des cheveux d'or...
De toute évidence, nous sommes en présence de la Sorcière - face ténébreuse de la fée - que Jung assimile à l'Anima. Elle accumulerait alors sur elle, en tant que version féminine du bouc émissaire, les désirs et les craintes incompatibles avec les exigences du (sur)moi, constituant ainsi la part refoulée de notre psyché. Comme elle est ici protectrice et use de magie, on peut légitimement penser que l'hôtesse du diable est la troisième des fées qui président au cours de la vie. Elle transforme l'enfant en fourmi. La fourmi est à la fois l'animal le plus faible et le plus puissant : isolé il se réduit pour ainsi dire à un quasi néant, il est condamné à mourir à brêve échéance, en communauté, c'est un animal redoutable, capable d'ébranler les montagnes. L'hôtesse exige du jeune garçon une totale faiblesse, et d'accepter - tant par sa transformation que par sa dissimulation - l'absorption complète dans le ça et sa soumission.
Si le diable chrétien préside aux châtiments éternels, c'est qu'il personnifie l'ange déchu, la part de notre esprit en révolte qui, par sa rébellion même et son refus des contraintes morales se condamne à l'assujetissement aux pulsions obscures. Mais le daïmon, à caractère luciférien, symbolise aussi une illumination intérieure, une intuition de sagesse semblable à celle qui conduisait Socrate. Une telle intuition autorise à violer les règles de la raison au nom de la connaissance intérieure, du destin et - paradoxalement - du divin. Ainsi le démon se trouve en lien étroit avec l'ange protecteur.
C'est pourquoi le monde infernal est à la fois le lieu du châtiment et le lieu de l'épreuve initiatique, de la délivrance. On peut aussi rapprocher notre "diable" du Sphinx, dans la mesure où il est détenteur de la solution des énigmes. Dans la mythologie, le sexe du Sphinx était ambigu, il possédait certains attributs femelles, mais parce qu'il possédait un corps de lion et des ailes d'aigle, sa masculinité ne pouvait être mise en doute : sans doute représentait-il la Mère dans sa composante sado-anale dont les entrailles possèdent l'attribut phallique paternel. La solution de l'énigme, qui plonge le Sphinx dans l'abîme, est en fait l'appropriation de ce pouvoir phallique (note 13).
Dans notre conte, l'ambivalence du Sphinx, détenteur du savoir et de la puissance et force destructrice, se traduit par la coexistence de l'hôtesse et du diable.
Personnage masculin, dévorateur et aggressif, le diable est ici la figure infernale du père : c'est moins le surmoi castrateur par les sentiments de culpabilité qu'il entraîne que les pulsions dévoratrices et dominatrices du roi soucieux de s'approprier pour lui seul la princesse et cherchant à détruire l'enfant. C'est le ça en tant qu'il est destructeur. Mais cette puissance ténébreuse récèle en elle les potentialités de la libération : la solution des énigmes et les trois cheveux d'or.
L'enfant aurait pu tenter - en vain en l'occurrence - de vaincre de démon comme un vulgaire monstre : en le combattant de front. Il n'en fut rien ici. Il dut s'en remettre aux bons soins de l'hôtesse qui usa de ruse pour dépouiller le diable de sa puissance. La ruse est quasi omniprésente dans le conte : le roi ment et formule des promesses fallacieuses, le capitaine des voleurs procède - avec les meilleures intentions - à une substitution à l'insu de l'enfant, l'hôtesse du diable présente les énigmes comme un rêve et notre héros lui-même envoie par ruse le roi aux marges de l'enfer. Est-ce dire que le conte préconise l'amoralisme machiavélique (note 15) ?
Je pense plutôt qu'il exprime une réalité psychologique profonde : sans les ruses de l'inconscient qui, par la sublimation, la symbolisation (le rêve), l'introjection, neutralise le caractère destructeur des pulsions instinctives et la puissance castratrice du surmoi, le conflit entre le ça et le surmoi serait telle que nulle construction positive du moi serait possible. Le moi n'accède pas à la maturité sans une intégration harmonieuse - procédant au besoin à la manière de l'aïki-do-ka - de l'instinct et de la morale, de la raison et de l'intuition, de la masculinité et de la féminité, de l'activité et de la passivité.
Si la ruse du roi est destructrice, celle exercée par les voleurs a une conséquence positive, elle n'en reste pas moins une ruse qui exige une résolution sous peine d'empêcher à terme la maturation de l'enfant. La descente aux enfers répond à cette exigence de lucidité qui met à jour les raisons profondes du mal dont le royaume (le moi) est atteint. Ces raisons sont révélées par la solution des énigmes.
L'arbre aux pommes d'or perd jusqu'à ses feuilles en raison des souris qui rongent ses racines. On peut dire que la deuxième énigme est lieé aux archétypes telluriques : la souris vit dans la terre ou au ras du sol, elle ronge les racines qui pénètrent dans la terre ; l'arbre lui-même joint la terre au ciel ; les pommes (symbole sexuel aussi) sont fruits de la terre. D'autre part la voracité rongeuse des souris ruine considérablement l'économie rurale : elle mine le travail collectif des hommes. On peut penser que la présence des souris à la racine de l'arbre fait allusion à la rapacité d'une humanité soucieuse de profits non médiatisés par la raison, la patience et le respect des cycles naturels. Une telle rapacité conduit à la ruine économique, à l'altération des rapports humains et à la transformation de la cité juste et ordonnée en une horde de voleurs. Poussant un peu plus loin l'interprétation on pourrait voir dans la souris une figure altérée du phallus en tant qu'elle pénètre la terre en la trouant. (note 16)
Cette connotation phallique - et anale - est confirmée - si nous assimilons la souris à cet autre rongeur/prédateur qu'est le rat - par l'analyse que Freud fait de "l'homme aux rats" et est donc lié à la notion de richesse (cfr l'analyse de la manie thésaurisatrice par Grunberger). Elles représenteraient la puissance virile orientée vers la domination et l'exploitation destructrice de la terre-mère: une rationalité fiévreuse et pervertie par la cupidité.
Le problème du passeur d'eau est plus complexe. Il ne trouvera sa solution qu'en examinant le châtiment du roi. Le passeur du Styx Charon est présenté comme un avare qui réclamait à l'âme son obole sans quoi elle serait condamner à errer perpétuellement sur les rives du fleuve. Le problème du passeur est celui de sa condamnation : il ignore comment s'en dégager. Pourtant la solution si simple consisterait à céder la rame au premier client venu. La rame est l'instrument de direction de la barque, il pourrait symboliser la puissance de la volonté, la raison qui guide le cours de la vie : mais Charon est damné, il passe sans cesse d'une rive à l'autre sans pouvoir se libérer de sa tâche. On peut ici remarquer que les châtiments infernaux - dans la mythologie grecque - possèdent un caractère répétitif : les tonneaux des Danaïdes, le rocher de Sisyphe, l'errance sans fin des ombres... l'imagerie chrétienne de l'enfer conserve d'une certaine manière ce caractère dans la mesure où l'état du damné est perpétuel et ne connaît aucune évolution.
Si le roi connaît le châtiment de Charon, c'est en raison de son avarice, qui le pousse à défier le destin (le cours naturel de la vie) pour puiser lui-même les richesses de l'inconscient. Mais cette conscience compulsive et névrotique s'enferme dans un cercle vicieux : voulant prendre en main l'instrument de sa propre dépendance - la puissance phallique pervertie en sadisme - il crée lui-même les conditions de son échec sans pouvoir en maîtriser les causes. On peut naturellement penser qu'à sa manière, le roi réalise dans son châtiment le rituel de la succession : il succède, dans sa chute, au roi précédent lui-même déchu. Le surmoi névrotique et compulsif se trouve ainsi condamné à errer en marge du ça, s'épuisant à en contrôler les pulsions sans que son entreprise puisse être bénéfique pour le moi.
La parole nous ouvre au monde, certes, elle est la médiation entre l'enfant et son Autre, qui est dans le premier temps, la Mère, puis le Père. La parole dit la vérité et la loi. Mais en apprenant à parler, l'enfant apprend aussi à énoncer la vérité et se rendra compte rapidement qu'il peut énoncer sa vérité et jouer avec le langage, usant de provocation au besoin. Si la parole enfantine est réprimée - parce qu'elle n'est pas écoutée, ou parce qu'elle est culpabilisée (comme mensonge, grossièreté, puérilité) - l'enfant risque d'être profondément blessé et remis en question au point de le condamner au silence. D'un autre côté, il est nécessaire que l'enfant puisse, précisément par cette expérimentation libre, comprendre que le pouvoir des mots est limité et qu'entre l'ordre des choses et l'ordre des mots subsiste une faille dont il faut garder conscience. Un des enseignements du conte est précisément de laisser à la lumière cette distance entre la parole et la réalité : le conte se montre comme vérité imaginale, la ruse se montre ici ouvertement comme tel, le mensonge est, et est parfois nécessaire, pour rétablir la justice tout comme l'équilibre du moi repose sur des transactions entre les instances de la personnalité. Symbolisation onirique, sublimation, introjection sont autant de "ruses", "mensonges" qui substituent un contenu pour un autre. D'un autre côté, l'exigence de la lucidité - qui rend nécessaire la descente aux enfers - constitue un barrage efficace à la mythomanie et, plus largement, à la mauvaise foi (note 17) névrotique.
Nous avons noté l'aspect anal-sadique de l'énigme, il en est de même du mensonge, qui est la violence de la parole, autant que l'injure ou la scatologie. Elle correspond à un refus de socialisation, caractéristique d'une régression au stade anal (l'enfant destructeur et possessif). De là l'importance d'une résolution réussie de l'Oedipe, dès la phase sado-anale. Refoulée trop brutalement, l'érotisme anal devient un désir d'autodestruction liée à l'angoisse de castration et à la culpabilité. Ré-investie vers l'extérieur, avec la sexuation, elle débouche vers la violence et la domination, se transformant en sadisme. Pourtant, et c'est une des leçon de sagesse du conte, la volonté de puissance est, quoiqu'elle s'enracine dans la pulsion sado-anale, nécessaire à la vie. Elle doit cependant être réorientée vers l'acceptation positive de l'autre et la créativité. C'est ce que nous apprennent les solutions des énigmes qui ouvrent la porte des cités, de la socialisation productrice.