essai d'analyse d'un conte des frères Grimm.Les trois cheveux d'or du diablePatrice Deramaix. |
L'oeuvre de Sophocle s'appuyait évidemment sur un thème mythique déjà connu mais il est des versions non tragiques - c'est-à-dire ne se terminant pas sur l'auto-châtiment - d'Oedipe. D'autre part, d'autres mythes proches de notre conte, comme celui de Jason, ont un caractère plus héroïque que tragique : la fin se termine par l'apothéose du héros. La fonction du mythe est donc autre que la catharsis apportée par la tragédie. Ce genre littéraire est d'ailleurs historiquement déterminée : la tragédie reflète l'angoisse d'une société en pleine transformation. Ce qui était le cas de la société athénienne au VIme-Vme siècle avant notre ère en butte à la situation difficile de l'oligarchie confrontée aux guerres du Péloponnèse, aux invasions médiques et à la genèse de la démocratie menacée par les tyrannies populistes.
Le mythe peut être considéré comme le récit métaphorique des origines. Dire le mythe, et les circonstances rituelles de l'expression du mythe sont totalement différentes de la narration du conte, est un acte sacré qui restitue la cosmogenèse et la fondation de la cité. Le mythe unifie la communauté entière autour d'un patrimoine commun qui est réactivé dans le rite, les fêtes et les cérémonies religieuses (privées ou publiques) dont la fonction essentielle est de contrôler d'une manière cathartique la violence sociale. (note 18) Le conte se déploie au contraire dans la stricte sphère privée. Il est certain que le contenu narratif des contes merveilleux s'enracine dans le patrimoine mythique mais les conditions de la narration du conte en modifie radicalement la portée. Le conte fait référence, plus qu'au devenir collectif, au devenir psychologique de l'individu.
Certes les grands mythes font aussi référence à la condition existentielle de l'homme, mais on a pu les interpréter différemment, affirmant qu'ils sont la transposition légendaire d'événements historiques à caractère collectif , tels, dans le cas du mythe d'Oedipe, le passage, à la suite d'une invasion, du matriarcat au patriarcat. Ils se réfèrent de toute manière à l'attitude de l'homme face au cosmos, aux dieux et à la cité. Le conte merveilleux se réfère lui à l'attitude face aux événements cruciaux de la vie individuelle : naissance, sevrage, conflit oedipien (au sens freudien du terme), sexuation, mariage, vieillesse et mort ; intégrant dans son contenu une symbolique utilisée dans le mythe.
Il est cependant difficile parfois de départager l'un et l'autre, en raison de leurs racines communes qui remontent peut-être au mésolithique (note 19) . Les mêmes références à des rituels ancestraux, tels l'anthropophagie, les sacrifices humains, le régicide de succession, l'exposition des enfants se retrouvent dans la mythologie et le patrimoine folklorique populaire. Sans doute les récits dérivent l'un de l'autre, certains récits mythiques étant des transpositions poétiques et plus littéraires de contes populaires. Des contes merveilleux pourraient être inversément des formes altérées de récits sacrés. L'analyse que nous pouvons faire des contes enfantins peut être biaisée par le fait que ces récits sont des recueils littéraires d'un patrimoine oral. Les frères Grimm étaient soucieux d'exactitude, mais leur méthode n'étaient pas identiques à ceux des ethnologues actuels. Le Romantisme n'était en outre pas étranger à leur intérêt pour le patrimoine populaire. L'oeuvre de Perrault est encore plus biaisée par le fait qu'il destinait ses écrits à la noblesse, certains aspects des contes en furent édulcorés, d'autres comme la connotation "galante" furent mis en relief. Mais la coloration littéraire des recueils que nous utilisons est suffisamment légère pour qu'elle ne constitue pas un obstacle à la fonction psychologique des contes.
Une approche du conte au sein de la bibliothèque publique empruntera d'autres voies : l'animateur(trice) de l'heure du conte n'est ni une grand'mère, ni un thérapeute. Pourtant il pourra contribuer a développer l'imaginaire de l'enfant, à le mettre en contact avec un patrimoine culturel peut-être trop négligé ou trop dévalorisé par sa vulgarisation désenchantée. Mais il n'est pas que le conte merveilleux qui puisse apporter un trésor spirituel : en tant qu'il est oeuvre d'art, le récit littéraire exprime certainement la problématique profonde de son auteur. Le roman est certes plus individualisé, moins "archétypal", et se réfère à une réalité quotidienne plus prosaïque, mais il peut, outre éveiller un sentiment esthétique, mettre l'enfant en face d'une problématique morale ou psychologique authentique. Notons que les chefs-d'oeuvres littéraires possèdent souvent une structure "mythique". La chose est actuellement mise en évidence par l'analyse thématique et structurale. Ainsi la lecture est en elle-même une démarche qui n'est pas sans lien avec la formation du moi. On peut ici réfléchir, au-delà du vécu oral du conte traditionnel, les implications de la diffusion du livre.
Le livre est en quelque sorte le gardien de la parole et plus particulièrement de la parole du père. Il représente le savoir, mais aussi la loi, et l'apprentissage de la lecture se déroule souvent dans un contexte où l'enfant est contraint à une discipline rigoureuse (l'école). En même temps, la lecture peut être perçue comme un jeu et une découverte : celle d'un univers jusqu'à présent clos. Lire un livre peut être perçu comme la transgression d'un interdit - combien de parents ne considèrent pas la lecture - de loisir - comme une "perte de temps" - et dès lors s'isoler dans la lecture peut être ressenti confusément comme une régression dans un univers fantasmatique et narcissique (dans la mesure où la lecture est un acte solitaire) marquée par la jouissance de s'imprégner de la parole léguée par le "père" (celui qui a le savoir et le pouvoir d'écrire). Le caractère oral de la lecture est signifiée par l'expression "dévorer un livre". La bibliophagie serait-elle donc une métaphore du meurtre du père?
C'est une hypothèse qui ne doit pas être écartée si l'on considère toute la charge émotionnelle attachée au livre : livre imposé comme gardien de la loi, livre interdit, censuré, brûlé, adoré, collectionné... Autant de dimensions que le bibliothécaire-animateur devra prendre en compte s'il veut encourager la lecture autonome chez l'enfant. En cela, l'heure du conte, liée à la présentation d'un livre - recueil, livre d'images, oeuvre littéraire - et à une activité créatrice, comme l'illustration, par l'enfant, des contes ou la composition ludique d'histoires, peut incontestablement aider à associer positivement le livre à une jouissance profonde, au plaisir de s'ouvrir, à travers la transmission du texte littéraire, au rêve, à l'espérance, à l'amour.