essai d'analyse d'un conte des frères Grimm.

Les trois cheveux d'or du diable

Patrice Deramaix.

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vers le texte de "les trois cheveux d'or du diable"


3. L'analyse structurale

Les personnages, leurs fonctions et leurs rapports.

Si nous nous attachons à la manière dont les personnages agissent dans le récit, sans nous préoccuper de leur description, nous nous apercevons qu'ils se réduisent à un certain nombre de fonctions selon le rapport qu'ils entretiennent avec le héros. Roi, Meuniers, Vieille Femme, voleurs et leur Capitaine, Diable et Hôtesse du diable se répartissent en deux groupes selon qu'ils sont présentés comme nocifs ou bénéfiques au héros. Dans ce récit, le héros se trouve confronté à des Agresseurs et des Protecteurs. Le Roi se trouve être l'Agresseur principal, Les meuniers sont des Protecteurs. Dans ses pérégrinations le Héros rencontre les voleurs présentés comme un danger par la Vieille Femme, qui jouera le rôle de protectrice. L'hôtesse du diable, décrite aussi comme une vieille femme, protègera de même l'enfant. Ces deux femmes seront donc un seul et même personnage de Femme (Fée) protectrice (Fp). Les voleurs et son capitaine seront un Agresseur secondaire, vite neutralisé et rendu compatissant par la vieille femme.

Deuxième agresseur secondaire, mais plus dangereux par sa voracité, le diable ne pourra être neutralisé que par la ruse de l'Hôtesse, seconde Fp. Les sentinelles et le passeur seront des médiateurs chargés d'opérer les rites de passage.

Nous aurons donc mis à part le Héros (H), des Agresseurs (A) confrontés à des Protecteurs (Fp) qui sont, mis à part les meuniers (qui sont des parents adoptifs), féminins.
Les Agresseurs sont, eux, masculins.

Les modalités d'actions se résument, eux aussi, à quelques types récurrents : Actions maléfiques, tentatives de meurtre, ordre d'exécution, imposition d'une épreuve supposée insurmontable, qui seront désignées comme Méfaits (M).

Des actions de protection, parfois complexes, (adoption, neutralisation des agresseurs secondaires, dissimulation) bénéfiques au héros seront désignées dans notre schéma par B.

Les Pièges (P) sont toujours des actions de substitution visant soit à présenter un méfait sous l'apparence d'une action bénéfique (promesse d'or), soit à substituer à l'instrument du méfait son contraire de manière à neutraliser le piège, soit à - par le mensonge - à substituer le contenu d'une information par une autre.

Le héros, dans sa pérégrination, s'éloigne (E ) de la situation initiale (S) ou, à la fin de sa quête, retourne d'où il vient (E ).

Les communications entre les personnages prennent la forme de :

Cette réduction du récit en une séquence de fonctions oblitère naturellement la portée symbolique des éléments narratifs : il n'est naturellement pas indifférent que l'agresseur soit Roi ou Diable, que le Protecteur transforme le héros en fourmi, et que l'éloignement du héros le conduise dans la forêt, ou aux abords de deux villes.

Mais une telle analyse structurale n'est pas considérée ici comme l'aboutissement de la recherche : l'interprétation portera certes sur la séquence des événéments et sur leur fonction mais aussi - dans un deuxième temps - sur le contenu de ces unités narratives considérées dans leur sens symbolique.

Cette analyse non plus structurale mais interprétative s'appuiera sur une herméneutique des symboles. Elle ne pourra pourtant être menée à bien que dans la mesure où la structure interne du récit est clairement dégagée du texte.

c) La structure et les étapes du récit.

Le récit s'articule autour d'un événement central qui est le mariage : la concrétisation du destin de l'enfant coiffé est précédé d'une période d'éloignement et de dégradation du héros jusqu'au moment où celui-ci rencontre le refuge des voleurs au coeur de la forêt.

La jeunesse du héros se résume à une séquence répétée deux fois :
S(1) : S - A - QRP | o(r)a | M - E
L'Agresseur (le Roi) intervient dans une situation initiale (la présence au sein d'une famille), interroge les parents sur l'identité de l'enfant, obtient la réponse, tend un piège consistant à donner un ordre (ou à demander un service) assorti d'une promesse fallacieuse, accomplit un méfait (abandon dans la rivière, ordre d'exécution) et provoque l'éloignement du héros de la cellule familiale.

Par deux fois le héros se retrouve soumis aux aléas de la nature : rivière et forêt. Par deux fois il sera recueilli: par les meuniers et par les voleurs. C'est une transition éloignement (égarement) - action bénéfique (adoption).

T(1) et T(2) : E - B
L'épisode des voleurs peut être décrit comme suit :
S(2) : S - Fp - QRB | ap | A' –› A- '
Une protectrice (Fp) questionne l'enfant et obtient une réponse vraie. Elle entreprend une action bénéfique : avertissement (a), protection (p) et présentation compatissante du héros.

Le capitaine des voleurs, présenté par la vieille femme comme un agresseur prend pitié : A devient A- , neutralisation de l'agresseur. En enfer, l'enfant vivra la même séquence : L'hôtesse du diable, femme protectrice, questionne l'enfant, obtient la réponse, agit bénéfiquement (B) en l'avertissant (a) et en le dissimulant, transformé (t) en fourmi, dans les plis de sa robe pour le protéger (p). Par ruse et autorité, les velléités anthropophages du diable sont neutralisées.

La séquence est alors :
S(2)' : Fp - QRB | atp | A"–› A-"
La suite des événements, dans le repaire des voleurs, mérite attention, car elle constitue le point de renversement du récit.

Pendant le sommeil de l'enfant, le capitaine des voleurs, agresseur secondaire devenu inoffensif, questionne la vieille femme sur l'identité du garçon, obtient la réponse et tend un piège, non pas à l'enfant mais au roi, en substituant à l'ordre d'exécution une lettre fictive enjoignant la Reine de procéder au mariage. La substitution constitue ici la clé du récit en ce sens qu'elle subvertit l'ordre royal. La séquence est - à cette substitution près - identique aux précédentes : 1
S(3) : A' QRP |subst.o- –› o+ | M- - E
Autrement dit : l'Agresseur secondaire questionne et obtient la réponse (A' QR), piège par substitution et renverse le méfait royal. Indiquant le chemin adéquat, il éloigne l'enfant du refuge. La substitution à pour effet, non de neutraliser l'agressivité du roi mais de renverser l'effet du piège en contredisant l'ordre d'exécution. C'est ainsi au palais nous aurons la séquence suivante à l'arrivée du roi, juste après le mariage :
S(4) : A - QRP- M | oaé | –› E
L'agresseur questionne et obtient la réponse lui apprenant le renversement du piège (P- : le roi est piégé) et tente un méfait supplémentaire : ordre (o), accepté (a), consistant en une épreuve insurmontable (é). Eloignement, supposé définitif, de l'enfant.

Passé le fleuve, l'enfant parvient aux bouches de l'enfer : il rencontre l'hôtesse du diable en une séquence tout à fait similaire à celle du refuge des voleurs. Seule les modalités de l'action bénéfique sont plus complexes. Mais contrairement à l'épisode des voleurs, où le Capitaine qui prend la décision de subtiliser l'ordre d'exécution, c'est la vieille femme (hôtesse du diable) qui prend et garde l'initiative. Elle piège le diable en lui subtilisant l'objet de la quête (les cheveux) et extorquant les solutions des énigmes. Le procédé n'est rendu possible que grâce au sommeil du diable et en substituant à l'énigme le récit fictif d'un rêve. Comme l'énigme est triple, la séquence est répétée trois fois.

nous avons :
s'(2) : Fp QRB| atp | A" –› A-"
suivi de :
S(3) : FpP | O - Subst (én.-rê) QR | D - E

C'est-à-dire la séquence de neutralisation de l'agresseur suivi d'un piège consistant à obtenir l'objet de la quête, à poser l'énigme en le présentant comme rêve et en obtenir la solution (QR) et à donner (D) à l'enfant les cheveux d'or. Comme sa fonction est globalement la même (neutralisation du méfait du roi), on peut l'assimiler à la seconde partie de l'épisode des voleurs et à l'action de la vieille femme. Reste à examiner le retour final au palais. Notre héros aura avant de pénétrer en enfer rencontré deux sentinelles et le passeur, de retour, il traverse à nouveau les mêmes lieux en donnant les solutions aux énigmes et recevant les récompenses adéquates. Ces séquences transitionnelles sont désignées T2 et -T2. Au palais, le héros revient victorieux, de l'enfant qu'il était il est devenu un homme parvenu : le roi change de nature, perdant son agressivité ; c'est au tour du héros de le piéger en le convainquant d'aller lui-même aux bords de l'enfer puiser l'or (substitution sable-or).

La séquence reflète de manière inversée les séquences premières :

EH ,A –› A- QRP (H-A) | oa | M(H-A) EA
où l'agresseur neutralisé (A-P) se fait piéger par le héros.

Comparons avec la séquence initiale :

A QRP(A-H) | oa | M(R-H) EH
où l'agresseur piège l'enfant qui n'est pas encore un héros (AP) et la séquence du mariage :

A QRP- M | oaé | –› E
où l'agresseur se fait piéger (AP-)

Nous pouvons considérer que la scène finale renverse doublement la séquence initiale.

Si nous considérons l'ensemble des séquences, le récit peut s'articuler comme suit :

S(1)AP
T1
S2 -- S3
-T1
S(1)AP-
T2
S'2 -- S'3
-T2
S(1)A-P
(enfance/agression)
(égarement)
(voleurs)
(dés-égarement)
(mariage)
(énigmes)
(enfer)
(solution)
(adulte/réparation)

On constatera la symétrie entre l'épisode des voleurs et la rencontre avec le diable, symétrie dont l'axe est le mariage permis par la substitution de la lettre. En considérant maintenant les deux interventions de Fp, nous constatons qu'elles représentent aussi des épisodes clés séparant des étapes bien distinctes et symétriques : S2-S3 sépare la période de l'enfance de l'âge adulte en ce sens qu'elle permet le mariage mais S'2-S'3, équivalent infernal de l'épisode des voleurs, traduit aussi un passage qualitatif dans la vie de l'enfant coiffé : marié, il possède certes un statut social d'adulte, mais ce mariage n'étant pas reconnu, l'enfant doit faire la preuve de sa royauté. Descendant aux enfers comme usurpateur, il reviendra roi capable de vaincre son prédécesseur.

La structure générale de ce récit est de toute évidence celle d'un mythe héroοque mettant en scène la rivalité entre le roi et son futur successeur. Ce thème est extrêmement fréquent dans la mythologie et trouve son origine peut-être dans un mode ancestral d'acquisition du pouvoir royal.

James Frazer évoque - au début de son "Rameau d'or" - le Roi des Bois de Nemi : dans l'enceinte du sanctuaire de Diane à Némi, dans la campagne romaine, se dresse un arbre sacré. Seul un esclave fugitif avait le droit de briser un de ses rameaux. La possession de ce trophée lui permettait d'attaquer le prêtre de Diane en combat singulier et s'il le tuait, de prendre à sa place le titre de Rex nemorensis, roi du Bois, roi destiné à périr des mains de son successeur... note 2 Le rituel trouve peut-être une origine lointaine dans le mode de succession en vigueur dans la civilisation minoéenne où l'étranger pouvait succéder au roi d'une cité en le tuant et épousant sa veuve. note 3

La rivalité entre le roi et l'enfant prédestiné se rencontre en outre dans de nombreuses légendes : chez les hébreux on recontre un récit similaire de la naissance d'Abraham : Nemrod, alors roi, connu la prédiction de la naissance d'Abraham qui "se dresserait contre lui et imposerait un démenti éclatant à sa religion". Le roi impie se fait ériger un palais labyrinthique où il enferme les femmes enceintes du royaume, afin de faire massacrer les enfants mâles. La mère d'Abraham, avertie, fuit dans le désert et accouche dans une grotte où l'enfant, abandonné sous la protection de l'ange Gabriel note 4 . Une telle légende trouve sa réminiscence évangélique dans le Massacre des Innocents ! Le héros grec Persée connaît un sort similaire à Oedipe : petit-fils d'Acrisios, il est enfermé avec sa mère dans un coffre et jeté à la mer parce qu'un oracle avait prédit qu'il tuerait son grand-père et conquerrait le trône note 5

Mais au-delà de l'aspect "héroοque" de la quête de l'enfant coiffé, la structure du récit révèle une construction symétrique sur deux axes confrontant le héros à quatre modèles de parenté et le faisant évoluer dans deux univers existentiels bien différents.

On peut schématiser cette construction comme suit :

  1. un premier modèle où l'élément masculin et féminin jouent un rôle équilibrés et protecteurs. C'est le couple parental primitif et les parents adoptifs, considérés comme ayant une fonction unique de protection.
  2. un second modèle où l'élément masculin est agresseur et domine l'élément féminin : c'est le couple royal. On discutera plus loin des rapports entre le roi et la princesse.
  3. Le troisième modèle est la communauté des voleurs : l'élément féminin et masculin protègent l'enfant, il est donc le reflet en miroir du couple parental primitif. Une différence essentielle réside pourtant entre les deux couples, différence que nous mettrons en évidence dans l'interprétation psychanalytique : le couple parental P1 obéit au roi, travaille et s'intègre dans la communauté rurale, il est facteur d'ordre et de stabilité. La communauté des voleurs se situe en dehors de l'ordre social : elle subvertit l'ordre royal et vit en marge, dans les profondeurs de la forêt, en prédateur.
  4. Le quatrième modèle est l'inverse du couple royal : le diable et son hôtesse. Comme le roi, le diable est agresseur mais sa puissance est neutralisée/dominée par l'hôtesse. L'élément féminin domine l'agresseur masculin et aide le héros.
schématiquement on a :
2.f MA
|
1.Fp Mp --- H --- 3.Fp'M'a
|
4.Fp ma
Si nous considérons la structure narrative du récit, le cheminement du héros, nous constatons que le conte se déroule en quatre lieux : la demeure parentale (1) , que l'enfant quitte ; le palais (2) ; le monde extérieur, où il erre (3), se perd et chemine ; et l'enfer (4) domaines respectifs des quatres modèles parentaux.

L'enfant chemine du monde réel vers un univers idéal, extérieur et puissant, dans lequel il ne peut résider que s'il accepte de quitter le monde réel pour pénétrer par delà le fleuve sous la terre. Trois mondes sont donc présents dans le conte : le monde terrestre, (lui même clivé en deux : maison familiale et moulin contre forêt et repaire des voleurs) le monde idéal et l'enfer, monde obscur.

Tel est l'univers de ce conte dont nous venons de mettre les éléments en place. Il nous reste maintenant à l'explorer et en interpréter les éléments.

suite
vers :
  1. retour au sommaire : page d'accueil
  2. le texte du conte "les trois cheveux d'or du diable"
  3. l'interprétation psychanalytique

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